1. Introduction
1.1. Procédure
1. À la suite d’une proposition
de résolution intitulée «Les juges doivent rester indépendants en
Pologne et en République de Moldova», la commission des questions
juridiques et des droits de l’homme m’a nommé rapporteur le 4 mars
2019. Lors de sa réunion le 1er octobre
2019, la commission a examiné cette question sur la base de ma note
introductive, qui a ensuite été déclassifiée
, et elle m’a autorisé à organiser
une audition avec trois experts et à conduire une visite d’information
en Pologne. Le 10 décembre 2019, la commission a tenu une audition
avec:
- Massimo Frigo, Conseiller
juridique principal, Commission internationale de juristes, Genève
(par vidéoconférence),
- Mme Andrea Huber, Cheffe adjointe,
Unité État de droit, Bureau des institutions démocratiques et des droits
de l'homme de l'Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe (OSCE), Varsovie, et
- Richard Barrett, membre de la Commission européenne pour
la démocratie par le droit (Commission de Venise) pour l’Irlande.
2. Quant à la visite en Pologne, elle a été fixée aux 17-18 février
2020, et les autorités avaient programmé des réunions de haut niveau,
notamment avec des membres de la chambre basse du parlement (
Sejm, Diète) et du Sénat, un vice-ministre
de la Justice, des membres du Conseil national de la magistrature,
la première Présidente et des juges de la Cour suprême et le Président
de la Cour suprême administrative. Cependant, pour des raisons de
santé, j’ai dû annuler mon déplacement à Varsovie à la dernière
de minute. Je remercie les autorités polonaises de leur invitation
ainsi que les ONG et les associations des juges qui m’ont transmis des
informations. Etant donné que la pandémie de Covid-19 m’a empêché
de me rendre en Pologne à une autre date et d’organiser une visite
d’information en République de Moldova, j’ai décidé d’organiser
un échange de vues qui s’est tenu lors de la réunion de la commission
du 9 novembre 2020 (par visioconférence) avec la participation de:
- M. Jędrzej Kondek, membre du
Conseil national de la magistrature, Pologne,
- M. Dariusz Mazur, juge au Tribunal régional de Cracovie,
3ème section pénale, porte-parole de l'Association des juges «Themis»,
Pologne,
- Mme Anna Dalkowska, Vice-ministre
de la justice de Pologne, et
- M. Radu Foltea, secrétaire d'État au ministère de la Justice,
République de Moldova.
De plus, le 1er décembre 2020, j’ai participé à une vidéoconférence
organisée par le président de la délégation polonaise, M. Arkadiusz Mularczyk
(Pologne, CE/AD), avec la participation des représentants du Conseil national
de la magistrature et du Tribunal constitutionnel, du vice-ministre
de la Justice, d’une conseillère du Président de la République,
de l’agent disciplinaire pour les juridictions ordinaires et de
la Première Présidente et des juges de la Cour suprême.
1.2. Enjeux
3. Selon les signataires de la
proposition de résolution précitée, «l’indépendance du pouvoir judiciaire
est gravement compromise par les gouvernements actuels en République
de Moldova et en Pologne» et «le démantèlement de l’indépendance
du pouvoir judiciaire et la manipulation de ses décisions à des
fins politiques représentent une forme d’usurpation du pouvoir par
le législatif et l’exécutif». Ainsi, l’Assemblée parlementaire devrait
étudier cette question et «faire des recommandations, en vue d’exhorter
les gouvernements de ces deux États membres à rétablir l’indépendance
du système judiciaire et l’ordre constitutionnel à leurs obligations
européennes et internationales».
4. Rappelons que l’Assemblée a examiné la question de l’indépendance
du pouvoir judiciaire dans les États membres du Conseil de l’Europe
à plusieurs reprises, notamment dans sa
Résolution 1594 (2007) sur la notion de ‘Rule of Law’
ou dans sa
Résolution 2187 (2017) sur la liste des critères de l’État de droit de la Commission
de Venise
. En outre, elle a adopté une série
de résolutions et de recommandations sur le renforcement de l’État
de droit et de l’indépendance des juges et des procureurs, en particulier
la
Résolution 1685 (2009) «Allégations d'abus du système de justice pénale, motivés
par des considérations politiques, dans les États membres du Conseil
de l'Europe», la
Résolution
2040 (2015) «Menaces contre la prééminence du droit dans les États
membres du Conseil de l’Europe: affirmer l’autorité de l’Assemblée
parlementaire», la
Résolution
1703 (2010) et la
Recommandation
1896 (2010) «Corruption judiciaire», la
Résolution 1943 (2013) et la
Recommandation
2019 (2013) «La corruption: une menace à la prééminence du droit»,
la
Résolution 2098 (2016) et la
Recommandation
2087 (2016) «La corruption judiciaire: nécessité de mettre en œuvre d’urgence
les propositions de l’Assemblée» ainsi que la
Résolution 2293 (2019) «L'assassinat de Daphne Caruana Galizia et l'État de
droit à Malte et ailleurs: veiller à ce que toute la lumière soit
faite»
5. Dans sa
Résolution
2188 (2017) sur les «Nouvelles menaces contre la primauté du droit
dans les États membres du Conseil de l’Europe – exemples sélectionnés»,
l’Assemblée s’est déjà montrée préoccupée par certains développements
«qui mettaient en péril le respect de l’État de droit, et, en particulier,
l’indépendance de la justice et le principe de la séparation des
pouvoirs» en République de Moldova et en Pologne
. Ayant émis des recommandations
spécifiques aux cinq États faisant l’objet de sa résolution, l’Assemblée
a appelé tous les États membres du Conseil de l’Europe à «promouvoir
une culture politique et juridique propice à la mise en œuvre de
l’État de droit, conformément aux principes sous-jacents à la totalité
des normes du Conseil de l’Europe».
6. La Commission pour le respect des obligations et engagements
des États membres du Conseil de l'Europe (Commission de suivi) de
l’Assemblée examine également ces questions. La République de Moldova fait
l’objet d’une procédure de suivi de l’Assemblée (voir la
Résolution 1955 (2013) du 2 octobre 2013). Le 10 septembre 2019, la commission
de suivi a adopté son dernier rapport sur le fonctionnement des
institutions démocratiques dans ce pays
, et le 3 octobre 2019, l’Assemblée
a adopté la
Résolution
2308 (2019) sur ce sujet.
7. Quant à la Pologne, les corapporteurs de la commission de
suivi sur «le fonctionnement des institutions démocratiques en Pologne»,
Mme Azadeh Rojhan Gustafsson (Suède,
SOC) et M. Pieter Omtzigt (Pays-Bas, PPE/DC), ont récemment produit
un rapport, qui porte notamment sur les dernières réformes judiciaires
. Le 28 janvier 2020, l’Assemblée
a adopté la
Résolution
2316 (2020), dans laquelle elle s’est montrée très critique vis-à-vis
des réformes du pouvoir judiciaire en Pologne et, considérant que
les effets de ces réformes exercent un impact négatif sur le fonctionnement
des institutions démocratiques, elle a décidé d’ouvrir une procédure de
suivi à l’égard de la Pologne jusqu’à ce que celle-ci remédie de
manière satisfaisante aux préoccupations exprimées par l’Assemblée.
Ainsi, il n’est pas dans mon intention de faire double emploi avec
les travaux de la commission de suivi. Toutefois, je me sens dans
l’obligation de souligner un certain nombre de problèmes concernant
le fonctionnement et l’indépendance de la justice dans ces deux
pays.
2. Les normes pertinentes du Conseil de
l’Europe
2.1. La
notion d’État de droit
8. Les normes pertinentes en matière
d’indépendance des magistrats ont déjà été résumées dans le rapport
de M. Bernd Fabritius (Allemagne, PPE/CD) sur les «Nouvelles menaces
contre la primauté du droit dans les États membres du Conseil de
l’Europe – exemples sélectionnés»
.
Il convient cependant de rappeler les textes les plus pertinents
dans ce domaine.
9. Selon l’article 3 du Statut du Conseil de l’Europe, tout État
membre du Conseil de l’Europe doit reconnaître trois principes qui
sont étroitement liés les uns aux autres: les principes de prééminence
du droit, des droits de l’homme et de la démocratie. «L’État de
droit» – encore désigné, en français, par les expressions «primauté
du droit» ou «prééminence du droit» (
rule
of law en anglais et
Rechtsstaat en
allemand)
– est ou, à tout le moins,
devrait être un pilier de tout ordre juridique national et de toute
organisation internationale
, bien
qu’aucun texte juridiquement contraignant ne le définisse. Cependant,
des indicateurs permettant d’évaluer le respect de l’État de droit
dans un pays donné ont été établis par la Commission de Venise dans son
document adopté en mars 2016 et intitulé «Liste des critères de
l’État de droit»
. Selon la Commission de
Venise, il existe un consensus sur les caractères essentiels (aussi
bien formels que substantiels) des notions
Rule
of Law,
Rechtsstaat et
État de droit . Ce
sont: 1) la légalité; 2) la sécurité juridique; 3) l’interdiction
de l’arbitraire; 4) l’accès à la justice devant des juridictions
indépendantes et impartiales, avec contrôle juridictionnel des actes
administratifs; 5) le respect des droits de l’homme et 6) la non-discrimination et
l’égalité devant la loi. La Commission de Venise précise toutefois
que même si ces «ingrédients» sont constants, leur application peut
varier d’un pays à l’autre, en fonction du contexte local
. De
son côté, l’Union européenne cherche toujours à établir un mécanisme
efficace et régulier visant à «discipliner» les États dans lesquels
le principe de l’État de droit risque d’être bafoué
. Le 30 septembre 2020, la Commission européenne
a publié son
Rapport
2020 sur l’État de droit, qui contient une synthèse de la situation de l’État
de droit dans l’Union européenne et 27 chapitres consacrés aux principales
évolutions dans ses États membres.
2.2. Le
droit d’accès à un tribunal et l’indépendance de la justice
10. Selon la Cour européenne des
droits de l’homme («la Cour»), la «prééminence du droit» est une
«notion inhérente à l’ensemble des articles» de la Convention européenne
des droits de l’homme («la Convention»)
et la Cour
s’est souvent référée à cette notion dans sa jurisprudence
. En outre, le droit d’accès à
un tribunal indépendant et impartial est explicitement garanti par
l’article 6.1 de la Convention. Ce droit est également consacré
par l’article 47 de la Charte européenne des droits fondamentaux
de l’Union européenne (la Charte) («droit à un recours effectif
et à accéder à un tribunal impartial»).
11. La Cour a développé une jurisprudence abondante au sujet de
l’article 6.1 de la Convention
. Afin de déterminer si un
organe peut passer pour indépendant – notamment à l’égard de l’exécutif
et des parties, la Cour examine le mode de désignation et la durée
du mandat des membres, l’existence de garanties contre des pressions
extérieures et s’il y a ou non apparence d’indépendance
.
12. Récemment, elle a rendu plusieurs arrêts, dans lesquels elle
a conclu à des violations de l’article 6.1 de la Convention en raison
de révocations de juges; leur mise en œuvre est toujours supervisée
par le Comité des Ministres (voir notamment
Oleksandr
Volkov c. Ukraine , Kulykov et autres c. Ukraine ,
Báka c. Hongrie ou
Mitrinovski c. «L’ex-République yougoslave
de Macédoine» ). En outre, en mars 2019, dans l’affaire
Guðmundur Andr Ástráðsson c. Islande,
la Cour a conclu que le non-respect du droit interne dans la nomination
de quatre juges à la nouvelle cour d’appel islandaise a entraîné
une violation de l’article 6.1 de la Convention. La Cour a souligné,
entre autres, que la pression exercée dans cette procédure par la
ministre de la Justice conjuguée avec le fait que le parlement n’ait
pas voté séparément sur chacune des candidatures proposées a conduit
à ce que l’équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif n’a
pas été respecté dans ce processus
.
L’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre de la Cour le
9 septembre 2019. Le 5 février 2020, la Grande Chambre a tenu une
audience dans cette affaire et le 1er décembre
2020, elle a rendu son arrêt constatant une violation de l’article
6.1 de la Convention.
13. La Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres du
Conseil de l’Europe «Juges: indépendance, efficacité et responsabilités»
rappelle que l’indépendance des juges est un «élément inhérent à
l’État de droit et indispensable à l’impartialité des juges et au
fonctionnement du système judiciaire», qu’elle «garantit à toute
personne le droit à un procès équitable» et «qu’elle n’est donc
pas un privilège des juges mais une garantie du respect des droits
de l’homme et des libertés fondamentales qui permet à toute personne d’avoir
confiance dans le système judiciaire». La Recommandation s’adresse
à toutes les personnes exerçant des fonctions judiciaires, y compris
dans le domaine du droit constitutionnel, et contient des dispositions détaillées
concernant l’indépendance externe et interne des juges, leur efficacité,
ressources, statut, devoirs et responsabilités et éthique ainsi
que des dispositions sur les conseils de la justice. La Recommandation réaffirme
notamment que «l’indépendance du juge et celle de la justice devraient
être consacrées dans la Constitution ou au niveau juridique le plus
élevé possible dans les États membres, et faire l’objet de dispositions
plus spécifiques au niveau législatif» (paragraphe 7 de l’Annexe),
et que «lorsque les juges estiment que leur indépendance est menacée,
ils devraient pouvoir se tourner vers le conseil de la justice ou vers
une autre autorité indépendante, ou disposer de voies effectives
de recours» (paragraphe 8 de l’Annexe). La Recommandation mentionne
également le rôle des «conseils de la justice» qui «visent à garantir l’indépendance
de la justice et celle de chaque juge et ainsi promouvoir le fonctionnement
efficace du système judiciaire» (paragraphe 26 de l’Annexe). Elle
stipule qu’«au moins la moitié des membres de ces conseils devraient
être des juges choisis par leurs pairs issus de tous les niveaux
du pouvoir judiciaire et dans le plein respect du pluralisme au
sein du système judiciaire» (paragraphe 27 de l’Annexe).
14. Il convient également de noter que la Commission de Venise
a rendu plusieurs avis sur les projets de lois relatifs à la magistrature
qui lui étaient soumis par des États membres
et a publié des
études thématiques sur les critères garantissant l’indépendance
de la justice (voir, en particulier, le «Rapport sur l’indépendance du
système judiciaire – Partie I: l’indépendance des juges»
et le rapport «Nominations judiciaires»
).
15. La question de l’indépendance de la justice a aussi été soulignée
dans le rapport du précédent Secrétaire Général du Conseil de l’Europe,
M. Thorbjørn Jagland, paru à l’occasion de la session ministérielle d’Helsinki
du 16-17 mai 2019 – Relever les défis à venir- Renforcer le Conseil
de l’Europe. Sans pourtant mentionner de pays spécifiques, ce rapport
note que, malgré les évolutions positives dans certains pays, «les tentatives
d’ingérence dans le travail et la composition des organes judiciaires
nationaux, dont les cours constitutionnelles, se sont multipliées»
et qu’«il apparaît que certains acteurs politiques ne considèrent
plus la séparation des pouvoirs comme un principe inviolable». Récemment,
l’importance d’une justice indépendante pour le respect de l’État
de droit a été évoquée lors d’une vidéoconférence des ministres
de la Justice intitulée «
Indépendance
de la justice et État de droit » organisée le 9 novembre 2020 dans le cadre de la présidence grecque
du Conseil de l’Europe.
3. Le
pouvoir judiciaire en République de Moldova
3.1. Introduction
16. La proposition de résolution
mentionnée relève que «des tribunaux indûment influencés par Vlad Plahotniuc
ont invalidé l'élection démocratique du maire de Chisinau après
la victoire du candidat de l'opposition Andrei Nastase. Cela a suscité
des protestations et des critiques, sapant la confiance de l’Union européenne
dans la volonté du pays de s’intégrer et créant un dangereux précédent.»
Ce texte fait également référence à l’affaire de la juge Domnica
Manole (actuellement présidente de la Cour constitutionnelle), qui
avait rendu des jugements qui dérangeaient les autorités; cette
affaire constituerait «un exemple frappant de poursuite politique
contre un juge».
17. Dans sa
Résolution
2188 (2017), l’Assemblée a constaté que la corruption, «qui est
un problème majeur pour l’État de droit» reste un phénomène très
répandu dans ce pays et elle a appelé les autorités de la République
de Moldova:
- «à poursuivre la
réforme du Conseil supérieur de la magistrature, de la justice et
du ministère public conformément aux recommandations des organes
du Conseil de l’Europe»;
- «à renforcer considérablement leurs efforts pour lutter
contre la corruption et, en particulier, à garantir la pleine indépendance
des principales institutions compétentes en la matière», et
- «à s’abstenir de prendre des mesures qui pourraient nuire
à la séparation des pouvoirs.»
18. Le rapport de M. Fabritius, sur lequel était basée cette résolution,
soulignait que la corruption, dont celle de l’appareil judiciaire,
restait largement répandue et que la perception de ce phénomène
était élevée. Le rapporteur était préoccupé par «la politisation
excessive des institutions de l’État ainsi que les liens étroits
entre la politique et le milieu des affaires» et a évoqué la notion
de «captation de l’État», apparemment due à la concentration des
pouvoirs dans les mains d’un homme d’affaires, Vladimir Plahotniuc
.
19. Selon l’indice de la perception de la corruption (Corruption
Perception Index) de Transparency International, en 2019, la République
de Moldova été classée 120ème sur 180
pays (alors qu’elle était 117ème en 2018).
Rappelons aussi que plusieurs hauts fonctionnaires moldaves ont
été impliqués dans l’affaire de la «lessiveuse internationale»,
qui a fait l’objet d’un rapport de notre commission
.
Quatorze juges et deux procureurs ont été accusés de complicité
de blanchiment de capitaux et d’avoir délibérément rendu des décisions
illégales. Dans sa Résolution 2279 (2019) basée sur ledit rapport,
l’Assemblée a appelé les autorités moldaves à poursuivre leur enquête
sur ce sujet, à punir tous les auteurs d’infractions en rapport
avec ces faits et à «mettre en place des dispositions qui empêchent
les personnes inculpées ou condamnées pour de graves infractions,
y compris pour corruption et blanchiment de capitaux, de prendre
ou d’exercer des fonctions publiques».
20. Le dernier rapport de la commission de suivi sur le fonctionnement
des institutions démocratiques en République de Moldova
examine,
dans une certaine mesure, la situation du pouvoir judiciaire. Dans
sa
Résolution 2308 (2019), l’Assemblée a rappelé que la corruption reste un phénomène
très répandu en République de Moldova. Elle a appelé les autorités
à mettre en œuvre les recommandations du Groupe d’États contre la
corruption (GRECO) et à veiller à ce que les réformes du système
judiciaire et du ministère public soient mises en œuvre de manière
pleinement conforme aux normes du Conseil de l’Europe.
3.2. Événements
politiques
21. Bien que la situation politique
en République de Moldova ait fait l’objet d’une analyse détaillée
dans ledit rapport de la commission de suivi, il convient, néanmoins,
de rappeler quelques événements principaux.
22. Les dernières élections législatives en République de Moldova
ont eu lieu le 24 février 2019 et ont abouti à un parlement sans
majorité. Par la suite, le pays a fait face à une crise politique
et constitutionnelle sans précédent après que la Cour constitutionnelle
eut décidé de dissoudre le parlement le 7 juin 2019, ayant estimé que
le délai pour former une majorité parlementaire avait expiré. Alors
que le 8 juin 2019, le Parti socialiste et le bloc électoral ACUM
concluaient un «accord politique temporaire sur la désoligarchisation
de la Moldova», permettant la formation d'une majorité parlementaire,
l'élection d'une présidente du parlement et la désignation d'un
gouvernement, le même jour, la Cour constitutionnelle déclarait
ces décisions inconstitutionnelles. De plus, le 9 juin 2019, elle
décidait de suspendre temporairement le Président de la République,
qui avait refusé de donner suite à la demande de la Cour constitutionnelle
de dissoudre le parlement et de convoquer des élections parlementaires
anticipées. Ceci a entraîné un état de confusion politique et juridique,
avec un pouvoir dédoublé. Le 8 juin 2019, le Secrétaire Général
du Conseil de l’Europe demandait l’avis de la Commission de Venise
.
23. Le 21 juin 2019, la Commission de Venise rendait son avis,
dans lequel elle estimait que la Cour constitutionnelle n’avait
pas rempli les conditions requises (légales et constitutionnelles)
pour ordonner la dissolution du parlement
.
Entre temps, le gouvernement en place démissionnait et M. Plahotniuc
(qui était alors député et président du Parti démocrate) quittait
le pays. Par la suite, la Cour constitutionnelle a décidé d’annuler
ses décisions controversées. Cette crise a jeté une ombre sur la
Cour constitutionnelle, qui a depuis longtemps été considérée comme
une institution fortement politisée
. Fin juin, tous ses juges (six), y compris son
président, démissionnait. Des appels à candidatures ont été lancés
et, par conséquent, de nouveaux juges ont été nommés (deux par le
parlement, deux par le gouvernement et deux par le Conseil supérieur
de la magistrature), non sans controverse
.
24. La nouvelle coalition parlementaire s’est mise d’accord sur
un programme d’action visant « à la désoligarchisation et la restauration
d’une République de Moldova conforme à la Constitution », dont une
des priorités serait de « libérer l’État de la captivité et renforcer
l’indépendance des institutions, en particulier dans le domaine
de la justice »
. En août 2019, les autorités ont
annoncé une nouvelle réforme de la justice, qui modifierait substantiellement
l'élection du procureur général, la composition de la Cour suprême
de justice, le Conseil supérieur de la magistrature et le Conseil
supérieur des procureurs ainsi que le système pour l'évaluation
des juges et des procureurs
.
Cependant, ces réformes n’ont pas pu être menées, car le gouvernement
de Mme Sandu est tombé le 12 novembre
2019 suite à une motion de censure déposée par le Parti socialiste
et votée par le parlement. Les tensions entre ce parti et ACUM résultaient
d’un désaccord sur la nomination du nouveau Procureur général. Ayant
eu des doutes sur la qualité et l’impartialité des candidats qui
lui ont été présentés suite à une procédure lancée par la ministre
de la Justice, la Première ministre a proposé un projet de loi qui
lui permettrait de choisir les meilleurs candidats avant de les
présenter au Conseil supérieur des procureurs pour une nomination
définitive. Ce projet n’ayant pas eu le soutien des socialistes, un
nouveau gouvernement a été nommé le 14 novembre 2019, avec M. Ion
Chicu comme Premier ministre. Celui-ci a annoncé que la réforme
de la justice serait une des priorités pour le nouveau gouvernement.
Le 3 janvier 2020, le gouvernement a transmis au Conseil de l’Europe
des documents sur la stratégie pour la réforme de la justice («Stratégie
pour l’indépendance et l’intégrité de la justice en 2020-2023»),
qui comprenait notamment une proposition concernant le changement
du système pour l’évaluation des juges. De plus un groupe de travail
de haut niveau sur la réforme de la justice, sous les auspices de
la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe, a été créé.
25. Suite à des consultations entre les experts du Conseil de
l’Europe et les représentants des autorités moldaves, la Secrétaire
Générale du Conseil de l’Europe a fait, le 21 janvier 2020, une
déclaration concernant la réforme judiciaire en République de Moldova
.
Elle a souligné la nécessité d’élaborer un concept stratégique clair
pour les changements souhaités; ce concept devrait recevoir le soutien
actif de toutes les parties prenantes, refléter les obligations
du pays en tant qu’État membre du Conseil de l’Europe et reposer sur
une évaluation approfondie des besoins justifiant et expliquant
les initiatives législatives et politiques. La Secrétaire Générale
a rappelé que la perception de la corruption demeure malheureusement
élevée, y compris concernant la justice, et a appelé les autorités
à renforcer le cadre anticorruption et mettre en œuvre les recommandations
du GRECO sur la prévention de la corruption chez les juges et les
procureurs, notamment pour éviter la nomination et la promotion
à des fonctions judiciaires de candidats présentant des risques
sur le plan de l’intégrité. Elle a également appelé à mettre en
œuvre les recommandations formulées dans les avis de la Commission
de Venise s’agissant du rôle et du mandat du Conseil supérieur de
la magistrature et des mesures destinées à renouveler l’appareil
judiciaire ou à en garantir l’intégrité. Avant d’envisager une quelconque
évaluation à grande échelle, il conviendrait d’utiliser pleinement
les procédures qui existent déjà pour assurer l’intégrité de la
justice, notamment les procédures pénales et/ou disciplinaires dans
des affaires de comportement répréhensible spécifique portant sur
de la corruption, et de mettre effectivement en place un mécanisme
de déclaration de patrimoine. Ainsi, un exercice général de réévaluation
des juges et des procureurs devrait être envisagé avec précaution
afin d’éviter une perturbation du fonctionnement de la justice et
des violations de l’article 6 de la Convention.
26. Le 15 novembre 2020, Maia Sandu remportait le second tour
de l’élection présidentielle, en battant le président en fonction
Igor Dodon. Elle prendra ses nouvelles fonctions en décembre 2020.
Le 28 novembre 2020, le gouvernement approuvait la «Stratégie pour
l’indépendance et l’intégrité de la justice en 2021-2024» et un
plan d’action pour la mettre en œuvre. Les deux documents ont été
approuvés par le parlement le 26 novembre 2020.
3.3. Questions
liées à l’indépendance de la justice
27. Selon la Commission Internationale
des Juristes (International Commission of Jurists – CIJ), qui, en mars
2019, a publié un rapport suite à sa visite en République de Moldova
en novembre 2018, la justice moldave n’est pas encore entièrement
indépendante, malgré les réformes qui ont été entreprises. Cela
est dû surtout à l’absence de volonté politique et à l’attitude
des juges eux-mêmes
. L’histoire
du pays, qui a été sous le joug de l’Union soviétique, où le pouvoir
judiciaire était subordonné au pouvoir exécutif, a toujours un impact majeur
sur le système et la culture judiciaires qui sont, néanmoins, en
train de changer.
28. Entre 2011 et 2017 une réforme ambitieuse – la Stratégie de
réforme du secteur judiciaire (Justice Sector Reform Strategy) –
lancée sur la base de l’accord d’association entre l’Union européenne
et la République de Moldova de 2014, a été mise en œuvre. Elle visait
à «renforcer l’indépendance, la responsabilité, l’impartialité,
l’efficacité et la transparence du pouvoir judiciaire» et plusieurs
progrès ont été réalisés notamment quant à l’augmentation des salaires
des juges et du personnel des tribunaux, l’enregistrement des audiences,
l’attribution aléatoire des affaires, etc. Pourtant, la mise en
œuvre de cette réforme n’a pas été aussi efficace dans tous les
domaines, notamment faute d’engagement des autorités moldaves. Le
nombre faible d’acquittements en demeure la preuve
. De plus,
la confiance du public envers le pouvoir judiciaire reste toujours
très basse: en 2018, 81% de la population ne faisait pas confiance
au pouvoir judiciaire et 75% considérait qu’il est corrompu (en
2018)
. La
CIJ a examiné maints aspects liés à l’indépendance du pouvoir judiciaire
et a donné plusieurs recommandations sur divers sujets (notamment
sur la composition du Conseil supérieur de la magistrature, les
procédures de nomination des juges et les mesures disciplinaires
contre eux)
.
29. La Commission de Venise s’est prononcée à plusieurs reprises
sur les propositions des réformes judiciaires en République de Moldova.
En octobre 2019, elle a examiné un projet de loi sur la réforme
de la Cour suprême de justice et du Bureau du Procureur,
qui visait à réduire le nombre
des juges de la Cour suprême de justice (de 33 à 17), la transformer
en une cour de cassation et instaurer un mécanisme extra-judiciaire
d’évaluation des juges de la Cour suprême de justice, des présidents
des tribunaux et des procureurs. Le rôle du Conseil supérieur de
la magistrature aurait été réduit. Dans son avis intérimaire, préparé conjointement
avec la Direction Générale Droits de l’Homme et État de droit (DGI)
du Conseil de l’Europe, la Commission de Venise a reconnu les efforts
des autorités moldaves à réformer la justice, mais a souligné que le
mécanisme proposé pourrait constituer un précédent dangereux, qui
pourrait être utilisé par tout nouveau gouvernement et réduire l’indépendance
de la justice. Ainsi, elle a proposé des modifications à ce projet
de loi
. En outre, suite à la demande du Président
de la Cour Constitutionnelle, elle a élaboré deux mémoires
amicus curiae: sur la responsabilité
pénale des juges des juridictions constitutionnelles
et sur certaines dispositions
de la loi sur le ministère public
.
30. Le 22 janvier 2020, la Commission de Venise rendait un avis
urgent sur le projet de loi amendant la loi no 947/1996
sur le Conseil supérieur de la magistrature, conjointement avec
des experts de la Direction des droits de l’homme de la DGI
,
à la demande du ministre de la Justice. Cependant, le projet de
loi a été adopté avant l’adoption de l’avis de la Commission de
Venise. Selon cette nouvelle loi, le nombre des membres du Conseil
supérieur de la magistrature a été augmenté de 12 à 15, en rajoutant
trois nouveaux membres (un juge et deux membres non-professionnels).
Il se compose désormais de sept juges (et sept remplaçants) élus
par l’assemblée des juges, cinq membres non-professionnels nommés
par le parlement parmi des professeurs de droit et trois membres
nommés d’office (voir article 122(2) de la Constitution). Dans son
avis, la Commission de Venise a salué ces changements, en soulignant
qu’ils visent à assurer une meilleure représentation des tribunaux
d’instances inférieures. Quant à l’élection des membres non-professionnels,
elle a souligné qu’une élection par le parlement à la majorité simple
des députés pourrait être remplacée par une majorité qualifiée. Le
5 février 2020, le ministre de la Justice saisissait la Commission
de Venise d’une demande d’avis sur un projet d’amendements à la
Constitution de la République de Moldova. La Commission de Venise, conjointement
avec la DGI, a rendu son avis le 19 juin 2020
. Elle a salué les amendements proposés
à l’article 122 de la Constitution, en soulignant qu’ils visaient
à améliorer l’indépendance, la responsabilité et la transparence
de la justice. La Commission de Venise était notamment satisfaite
par le fait que le nombre des membres du Conseil supérieur de la
magistrature (12) serait fixé dans la Constitution et que les trois
membres nommés d’office seraient exclus; ainsi, la moitié des douze
membres seraient des juges élus par leurs pairs de tous les degrés
de juridiction, ce qui serait conforme aux normes internationales.
De plus, les membres non-professionnels seraient élus par une majorité
qualifiée de 3/5 des membres du parlement. Cependant, selon la Commission
de Venise, il serait utile que la Constitution se réfère à une loi
organique prévoyant un mécanisme de déblocage si le parlement ne
parvenait pas à obtenir la majorité requise. De plus, il conviendrait de
préciser que les membres du Conseil supérieur de la magistrature
peuvent être révoqués seulement dans des circonstances exceptionnelles
comme en cas de graves sanctions disciplinaires, de condamnation
pénale définitive ou d’une impossibilité objective d’assumer ses
fonctions (alors que l’amendement prévoit que les membres du Conseil
supérieur de la magistrature ne peuvent pas être révoqués). La Commission
de Venise avait également suggéré de reporter la prise des fonctions
de quatre nouveaux membres non-professionnels du Conseil supérieur
de la magistrature élus en mars 2020 par une majorité des parlementaires
des partis au pouvoir (dont deux ont été élus pour pourvoir des
postes vacants et les deux autres – suite à la création de nouveaux
postes) jusqu’à l’adoption des amendements constitutionnels
.
31. Par la suite, le gouvernement a soumis ce projet d’amendements
à la Cour constitutionnelle, qui l’a rejeté le 22 septembre 2020
considérant que le projet n’était pas conforme aux exigences constitutionnelles. Après
consultation avec le groupe de travail de haut niveau du Conseil
de l’Europe, le 30 septembre 2020, le gouvernement a adopté un projet
d’amendements modifié et l’a ensuite soumis à la Cour constitutionnelle.
32. Les réformes de la justice moldave ont également été examinées
par le GRECO dans ses deux derniers rapports de conformité rendus
publics les 24 juillet 2019 (adopté le 7 décembre 2018)
et 13 octobre 2020 (adopté le 25 septembre
2020)
. Dans ce dernier rapport, le GRECO
concluait de nouveau que seulement quatre des dix-huit recommandations
contenues dans le Rapport d’Évaluation du Quatrième Cycle de 2016 ont
été mises en œuvre. Concernant les recommandations restantes, dix
ont été partiellement mises en œuvre et quatre ne l’ont pas été.
Ainsi, le faible niveau actuel de conformité avec les recommandations
est «globalement insuffisant».
33. En ce qui concerne les juges, les recommandations pertinentes
du GRECO ont été partiellement mises en œuvre (recommandations iv,
vii, viii, ix, x et xiii). Le GRECO est particulièrement satisfait
de l'abandon dudit projet de loi prévoyant une vérification générale
des juges et critiqué notamment par la Commission de Venise (voir
ci-dessus). Une telle évaluation à grande échelle ne peut être qu’une
mesure exceptionnelle et elle ne serait ni compatible ni proportionnelle
avec l'obligation de vérifier l'intégrité des juges avant leur nomination, sans
poser de grands risques pour l'indépendance du pouvoir judiciaire.
Même si des mesures ont été prises par le Conseil supérieur de la
magistrature afin de revoir le cadre réglementaire des concours
pour les candidats au poste de juge ainsi que pour le transfert
et la promotion des juges, les tests d’intégrité des candidats ne
sont pas encore suffisamment réglementés (recommandation vii). En
outre, le GRECO a pris note du fait que les amendements à la Constitution
sur la suppression de la période d’essai pour les juges (qui est actuellement
de cinq ans) n’ont pas été adoptés suite à l’avis de la Cour constitutionnelle
du 22 septembre 2020. En ce qui concerne le cadre juridique et opérationnel
de la responsabilité disciplinaire des juges (recommandation xiii),
il note que le système révisé en 2018 portant sur cette responsabilité
et sur l’inspection disciplinaire est désormais opérationnel et
que les décisions en matière disciplinaire sont apparemment publiques.
Cependant, il ne peut pas conclure que les décisions de la commission
de discipline sont justifiées de manière adéquate.
34. Le GRECO a critiqué à plusieurs reprises le fait que le ministre
de la Justice et le Procureur général soient toujours membres d’office
du Conseil supérieur de la magistrature
. Notant que le projet comportant des
amendements constitutionnels à cette fin n’a pas été adopté, il
regrette la composition actuelle du Conseil supérieur de la magistrature
résultant de l’adoption précipitée des amendements à la loi sur
le Conseil supérieur de la magistrature de décembre 2019. Cependant,
il a salué le nouveau cadre réglementaire sur l’élection des membres
du Conseil supérieur de la magistrature, regrettant tout de même
que des critères pour évaluer l’intégrité et l’évaluation des candidats
n’aient pas été prévus
.
35. Concernant les procureurs, la plupart des recommandations
ont été partiellement mises en œuvre (xiv, xv et xvii). Malgré une
modification législative prévoyant une augmentation du nombre des
membres du Conseil supérieur des procureurs, le ministre de la Justice
et le Président du Conseil supérieur de la magistrature restent
membres d’office de cet organe, contrairement à la recommandation
du GRECO. Il reste également à élaborer, adopter et communiquer
à tous les procureurs des orientations écrites sur le Code d’éthique
des procureurs et à mettre en place un système de conseil confidentiel.
Enfin, le GRECO constate qu’aucun progrès n'a été réalisé dans la
révision du cadre de la responsabilité disciplinaire des procureurs
et que sa recommandation concernant cette question n’a pas été mise
en œuvre (xviii)
.
4. Les
changements dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire en Pologne
4.1. Introduction
36. Selon les auteurs de la proposition
de résolution, «en Pologne, les tribunaux restent le dernier recours pour
de nombreux militants des droits civils poursuivis» et «les juges
‘désobéissants’, tels que Igor Tuleya, Wojciech Łączewski, Dominik
Czeszkiewicz et Waldemar Żurek, sont passibles de sanctions disciplinaires
de la part des présidents de tribunaux nouvellement nommés». En
outre, «le gouvernement oblige les juges de la Cour suprême à prendre
leur retraite et les substituent par de nouveaux juges, obéissants
au pouvoir. La loi récemment adoptée compromet l'indépendance de
cette autorité face aux prochaines élections. Cela donne la possibilité
au gouvernement non seulement d’agir de manière arbitraire, mais
même de fausser les résultats des élections».
37. Dans sa
Résolution
2188 (2017), l’Assemblée s’est déjà inquiétée des «tendances à limiter l’indépendance
de la justice par les tentatives faites pour politiser les conseils
de la magistrature et les tribunaux» et des tentatives de révoquer
massivement des juges et des procureurs. Elle a appelé les autorités polonaises:
- «à s’abstenir de procéder à
toute réforme qui pourrait constituer un risque pour l’État de droit
et, en particulier, pour l’indépendance de la justice;
- à veiller à ce que la réforme de la justice actuellement
en cours soit conforme aux normes du Conseil de l’Europe relatives
à l’État de droit, à la démocratie et aux droits de l’homme, et
- à coopérer pleinement avec la Commission de Venise et
à mettre en œuvre les recommandations de cette dernière, en particulier
celles qui concernent la composition et le fonctionnement de la
Cour constitutionnelle».
38. Dans son rapport de septembre 2017, M. Fabritius s’était montré
préoccupé par les réformes controversées de la justice polonaise
qui risquent de compromettre l’État de droit et ont été lancées
par le parti Droit et Justice (
Prawo
i Sprawiedliwość), qui avait obtenu une majorité absolue
au parlement (au
Sejm et au Sénat)
suite aux élections législatives d’octobre 2015
.
Rappelons que ces réformes concernent le Tribunal constitutionnel,
la Cour suprême, les tribunaux ordinaires ainsi que le Conseil national
de la magistrature. Dans sa
Résolution
2188 (2017), l’Assemblée demandait à la Commission de Venise de
se prononcer sur la compatibilité avec les normes du Conseil de
l’Europe de la loi du 12 juillet sur l’organisation des juridictions
du droit commun ainsi que des deux projets de loi modifiant les
lois sur le Conseil national de la magistrature et la Cour suprême.
La Commission de Venise, en décembre 2017, concluait que «la loi
et les projets de loi, en particulier lorsqu’ils sont combinés et
envisagés dans le contexte de la loi de 2016 sur le ministère public, permettent
aux pouvoirs législatif et exécutif de largement s’immiscer dans
l’administration de la justice, ce qui représente une grave menace
pour l’indépendance de cette dernière en tant qu’élément essentiel
de l’État de droit»
. Rappelons qu’en 2016 le
Sejm a adopté une loi sur le ministère
public
, qui a fusionné la
fonction de ministre de la Justice et la fonction de procureur général
et a accru les pouvoirs de ce dernier vis-à-vis du ministère public.
Cette loi a également été critiquée par la Commission de Venise,
qui a conclu que «cette fusion ne répond pas aux normes internationales
en matière de nomination et de qualification du procureur général»
et qu’elle «crée un potentiel d’abus et de manipulation politique
du ministère public, ce qui est inacceptable dans un État de droit»
.
39. D’autres organes du Conseil de l’Europe, dont la Commissaire
aux droits de l’homme
, le GRECO
et le
Conseil consultatif des juges européens (CCJE)
, ainsi que le rapporteur spécial
de l’ONU
ont émis des critiques très fermes
à l’égard de ces réformes. De plus, vu que la Pologne est membre
de l’Union européenne, la Commission européenne a conclu, le 20
décembre 2017, à «l’existence d'un risque clair de violation grave de
l'état de droit en Pologne»
et a demandé au Conseil de l’Union
européenne de faire le même constat, sur la base sur l’Article 7,
paragraphe 1, du Traité de l’Union Européenne (TUE). La Commission
européenne a également initié quatre procédures en manquement, dont
deux ont déjà abouti à la Cour de justice de l’Union européenne
(CJUE). Ci-dessous, je tâcherai de présenter brièvement les principaux
problèmes que suscitent les dernières réformes de la justice polonaise,
en tenant compte des travaux déjà effectués par les rapporteurs de
la commission de suivi.
4.2. Le
Tribunal constitutionnel
40. Les problèmes concernant le
respect du principe de l’État de droit en Pologne ont commencé avec
«la crise constitutionnelle» de 2015
. En novembre 2015, après les élections
législatives, le parti Droit et Justice a contesté l’élection de
cinq juges (sur 15) du Tribunal constitutionnel par le précédent
Sejm («juges d’octobre»), élection
qui avait été basée sur une nouvelle loi sur le Tribunal constitutionnel
du 25 juin 2015 adoptée par l’ancienne majorité parlementaire dirigée
par le parti Plateforme civique (
Platforma
Obywatelska – PO). Entre novembre et décembre 2015, le
Sejm a modifié la législation sur
le Tribunal constitutionnel deux fois
. En mars et en
octobre 2016, la Commission de Venise a rendu des avis sur les modifications consécutives
de ces lois votées par le
Sejm , mais ses recommandations n’ont pas
été intégralement suivies par le Tribunal constitutionnel. Les enjeux
sont très importants. En effet, la Commission de Venise a constaté que
la loi relative au Tribunal constitutionnel du 22 décembre 2015
aurait compromis «non seulement l’état de droit, mais aussi le fonctionnement
du système démocratique» et que «l’effet [des améliorations introduites
par la loi relative au Tribunal constitutionnel du 22 juillet 2016]
est très limité, car de nombreuses autres dispositions de la loi
adoptée retarderont et entraveront considérablement l’activité du
Tribunal et rendront son travail inefficace, tout en compromettant
son indépendance en exerçant un contrôle législatif et exécutif excessif
sur son fonctionnement»
. En faisant
aussi référence à d’autres développements, la Commission de Venise
a conclu que le parlement et le gouvernement «font entrave au Tribunal
constitutionnel, qui ne peut pas jouer son rôle constitutionnel
de gardien de la démocratie, de l’état de droit et des droits de
l’homme».
41. L’élection de cinq «juges d’octobre» a été invalidée par le
Sejm et ils ont été remplacés par
des juges élus par le nouveau
Sejm («juges
de décembre»). Malgré une décision du Tribunal constitutionnel qui
a jugé invalide l’élection de seulement deux «juges d’octobre»
,
les trois autres «juges d’octobre» n’ont pas été autorisés à exercer
leurs fonctions, notamment à cause du refus du Président de la République
de les assermenter, et les trois «juges de décembre» élus à leur
place ont été autorisés à statuer en décembre 2016 par la Présidente
du Tribunal constitutionnel nouvellement élue, Mme Julia
Przyłębska (dont l’élection avait été boycottée par sept juges).
Entre temps, en novembre et en décembre 2016, le
Sejm a adopté une nouvelle législation
concernant le Tribunal constitutionnel
(qui
n’a pas été évaluée par la Commission de Venise). Actuellement,
au sein du Tribunal constitutionnel siègent un juge élu par le
Sejm précédent et quatorze
juges élus
par le
Sejm des 8ème (2015
– 2019) et 9ème législatures (suite aux
élections d’octobre 2019), dont trois «juges de décembre» et deux
juges qui ont été élus suite au décès de deux autres «juges de décembre»
. Cette
situation suscite des doutes quant à la validité des décisions du
Tribunal constitutionnel, et, par conséquent, la sécurité juridique.
Une affaire sur ce sujet vient d’être communiquée au Gouvernement polonais
par la Cour européenne des droits de l’homme sous l’angle de l’article
6.1 de la Convention. Dans cette communication, la Cour a posé la
question suivante au gouvernement: «le comité de la Cour constitutionnelle,
qui comprenait le juge M.M. et traitait le recours constitutionnel
de la société requérante, était-il un ‘tribunal établi par la loi’
au sens de l'article 6§1 de la Convention, eu égard aux arguments
de la société requérante concernant la validité de l'élection du
juge M.M?»
, le juge en
question étant un des «juges de décembre», qui siège sur le poste
d’«un juge d’octobre», dont l’élection n’a pas été jugée inconstitutionnelle par
le Tribunal constitutionnel. La nomination au Tribunal constitutionnel
des deux nouveaux juges – Mme Krystyna
Pawłowicz et M. Stanisław Piotrowicz, qui sont tous les deux des
anciens parlementaires très impliqués dans la rédaction des lois
controversées sur la réforme de la justice – en décembre 2019 a
été largement critiquée.
42. Il convient de noter que la Constitution polonaise qui date
de 1997
(article
194 paragraphe 1) stipule que les juges du Tribunal constitutionnel
sont élus par le
Sejm à la
majorité simple, ce qui peut entraîner un risque de politisation
de leur élection. Ce problème a déjà été relevé par la Commission
de Venise, qui a recommandé de modifier la Constitution
.
43. Selon les co-rapporteurs de la commission de suivi, la «crise
constitutionnelle» n’est pas encore réglée; le Tribunal constitutionnel
«semble être fermement contrôlé par les autorités au pouvoir», ce
qui le rend impuissant «en tant qu’arbitre impartial et indépendant
de la constitutionnalité et de l’État de droit en Pologne» et ses
décisions sont exécutées de manière sélective et arbitraire. En
outre, selon le droit constitutionnel polonais, les juges des tribunaux
de droit commun peuvent statuer sur la constitutionnalité des actes
législatifs dans des affaires individuelles, ce qui permet dans
une certaine mesure de vérifier en permanence la constitutionnalité
des lois et renforce l’importance de la Cour suprême. Cela crée
néanmoins des tensions entre les juges et le pouvoir exécutif, qui
s’y oppose de plus en plus
.
Dans sa Résolution 2316 (2020), l’Assemblée s’est montrée préoccupée
par la «crise constitutionnelle» et par «l’impact potentiel de la composition
manifestement illégale» du Tribunal constitutionnel sur les obligations
de la Pologne au regard de la Convention, même si la Cour ne s’est
pas encore prononcée sur cette question.
4.3. Conseil national de la magistrature
44. Le 8 décembre 2017, le
Sejm adoptait une loi portant modification
de la loi relative au Conseil national de la magistrature, qui est
entrée en vigueur le 17 janvier 2018
. Cette loi prévoit
notamment que les 15 juges siégeant au nombre des 25 membres du
Conseil national de la magistrature (qui est notamment chargé de
la nomination des juges) ne seraient plus élus par des juges mais
par le
Sejm et que les membres
nouvellement élus remplaceraient immédiatement ceux qui avaient
été élus en vertu de l’ancienne législation. Elle a été critiquée
au niveau national et international, car elle a été jugée contraire
à la Constitution, dont l’article 187.1 prévoit que les 15 membres
soient choisis parmi les juges du Conseil suprême, des tribunaux
ordinaires, des tribunaux administratifs et des tribunaux militaires,
mais ne précise pas comment ces membres-juges sont élus
.
Le 6 mars 2018, la Diète a élu 15 juges comme nouveaux membres du
Conseil national de la magistrature.
45. Dans son avis sur le projet de loi, la Commission de Venise
concluait que l’élection des «membres-juges» du Conseil national
de la magistrature par le parlement, combinée au remplacement immédiat
des membres actuellement en fonction, entraînerait «une vaste politisation
de cet organe». Elle recommandait de faire élire les membres juges
par leurs pairs comme la version précédente de la loi le prévoyait.
La Commission de Venise a également critiqué la révocation anticipée
de tous les membres-juges du Conseil national de la magistrature
suite à l’élection de nouveaux membres
.
46. Selon la loi relative au Conseil national de la magistrature
telle que modifiée, la candidature d’un membre-juge peut être proposée
par un groupe de 2 000 citoyens ou par 25 autres juges (article
11 a) paragraphe 2); la loi n’indique pas le nombre de membres-juges
qui devraient être soutenus par leurs pairs. En pratique, cette
élection a suscité plusieurs controverses au vu du secret entourant
le soutien apporté aux membres-juges qui ont finalement été élus
par le
Sejm pour siéger au
Conseil national de la magistrature. Suite notamment à un jugement
de la Cour suprême administrative du 28 juin 2019, la chancellerie
du
Sejm a été obligée de rendre
publiques les listes de juges (mais pas celles des citoyens) qu’ont soutenu
des candidats au Conseil national de la magistrature en vertu des
dispositions sur l’accès à l’information publique. Cette liste n’a
été publiée sur le site internet du
Sejm que
le 14 février 2020. Selon les associations des juges IUSTITIA et
THEMIS, il en résulte que la majorité des juges élus au Conseil
national de la magistrature ont été soutenus par des juges qui travaillent
au ministère de la Justice, ou ont été récemment promus ou transférés
à des postes plus prestigieux
. Selon ces associations, l’un des
membres du Conseil national de la magistrature n’aurait même pas
obtenu le nombre requis de signatures et certains de ses membres
auraient orchestré une campagne médiatique contre les juges auprès
du ministère de la Justice (voir ci-après). Le nouveau Conseil national
de la magistrature serait loyal envers le parti au pouvoir en promouvant
des juges loyaux envers ce parti au lieu des juges les mieux évalués.
47. Selon les autorités, la réforme du Conseil national de la
magistrature augmente la légitimité démocratique de ses membres-juges
et assure une meilleure transparence de ses travaux. Par rapport
aux différents pays européens qui ont adopté des modèles plus au
moins politicisés quant à la composition des conseils de la justice,
le nouveau Conseil national de la magistrature assure une bonne
représentation des membres du pouvoir judiciaire dans le processus
de nomination de nouveaux juges. Les 15 membres qui ont été élus
par le Sejm sont des juges
professionnels; ainsi, il n’y aurait aucune raison pour remettre
en cause leur indépendance.
48. Le 17 septembre 2018, le
Réseau européen des Conseil
de la Justice (RECJ), réunissant les conseils de la justice des États membres
de l’Union européenne, suspendait le Conseil national de la magistrature
de ses droits de membre, considérant que ce dernier ne remplissait
pas le critère de l’indépendance du pouvoir législatif et exécutif.
En avril 2020, il a proposé de l’exclure de ce réseau.
49. En juillet 2019, la Cour européenne des droits de l’homme
a communiqué au Gouvernement polonais l’affaire
Grzęda c. Pologne, qui concerne
l’expiration prématurée du mandat d’un juge ancien membre du Conseil
national de la magistrature suite à l’entrée en vigueur de la nouvelle
loi, en invoquant les articles 6.1 et 13 (droit à un recours effectif)
de la Convention
. En mai 2020, elle a également communiqué
une autre requête concernant l’expiration prématurée du mandat du
juge Waldemar Żurek, porte-parole de l’ancien Conseil national de
la magistrature sous l’angle des articles 6.1, 10 et 13 de la Convention
ainsi que quatre requêtes
concernant le système de nomination des juges (couvrant non seulement
le régime applicable après la réforme de 2017 mais également les
lois qui étaient appliquées précédemment)
.
50. Dans sa
Résolution
2316 (2020), l’Assemblée a exprimé sa préoccupation quant à la composition actuelle
du Conseil national de la magistrature, considérant que ce dernier
«ne peut plus être considéré comme un organe judiciaire autonome
et indépendant», et elle a invité les autorités à rétablir le système précédent
d’élection directe des membres-juges par leurs pairs.
4.4. La Cour suprême
51. Le 8 décembre 2017, le
Sejm adoptait une nouvelle loi sur
la Cour suprême, qui est entrée en vigueur en avril et en juin 2018
. Elle a notamment baissé l’âge
de la retraite des juges de la Cour suprême, de 70 à 65 ans, ce
qui aurait entraîné un départ automatique de 27 juges (sur 74, soit
plus d’un tiers), dont celui de la Première Présidente de la Cour
suprême. La loi prévoyait que les juges pouvaient rester en fonction,
s’ils avaient fait une déclaration à cette fin auprès du Président
de la République et sous condition que ce dernier l’ait acceptée.
En outre, elle a aussi instauré deux nouvelles chambres: une Chambre
des affaires disciplinaires et une Chambre du contrôle extraordinaire
et des affaires publiques (dont les membres allaient être élus par le
Conseil national de la magistrature et les juges non-professionnels
par le Sénat). Celles-ci ont été placées de facto au-dessus des
autres chambres de la Cour suprême. La chambre des affaires disciplinaires,
qui a été dotée d’une certaine autonomie par rapport aux autres
chambres, connaît des affaires disciplinaires liées aux juges et
la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques
– les litiges électoraux et les recours extraordinaires, qui ont
été introduits en vertu de la loi du 8 décembre 2017. Elles ont
suscité des controverses à la lumière du principe de la sécurité
juridique
. Ces modifications
ont suscité plusieurs préoccupations aux niveaux national et international,
dont celles de la Commission de Venise, qui a conclu que «la mise
à la retraite anticipée de nombreux juges de la Cour suprême […]
est contraire aux droits individuels des juges et menace l’indépendance
de la justice dans son ensemble» et que «le Président de la République
en tant que politicien élu ne devrait pas être en mesure, dans l’exercice
de son pouvoir discrétionnaire, de prolonger les fonctions d’un
juge de la Cour suprême au-delà de l’âge de la retraite». La Commission
de Venise a également conclu que la création des nouvelles chambres
était «regrettable», considérant que en instaurant un système de contrôle
extraordinaire des décisions tant futures qu’anciennes, le système
de chambre extraordinaire proposé «est même pire que le système
soviétique»
. Malgré
les nombreuses inquiétudes et critiques exprimées, en septembre
2018, le Président de la République a nommé 10 nouveaux juges à
la chambre disciplinaire et, en février 2019, les présidents des
deux nouvelles chambres
. En
octobre 2018 et en février 2019, il a nommé les juges de la Chambre
du contrôle extraordinaire et des affaires publiques (respectivement
19 et 1).
52. Le 3 juin 2018, le mandat des juges qui devaient prendre leur
retraite anticipée a expiré. Trois d’entre eux ont refusé de partir.
Partant, la Cour suprême a initié un renvoi préjudiciel auprès de
la CJUE. Le 24 septembre 2018, la Commission européenne a également
décidé de saisir la CJUE, considérant que la nouvelle législation
sur le départ à la retraite des juges de la Cour suprême violait
le principe de l’inamovibilité et de l’indépendance des juges, et
par conséquent le droit de l’Union européenne. Elle a également
demandé à la CJUE d’adopter des mesures provisoires
(affaire
C-619/18), notamment de suspendre l’application des dispositions
nationales concernant l’abaissement de l’âge de départ à la retraite.
Par ordonnance du 17 décembre 2018, la CJUE a intégralement fait
droit à la demande de mesures provisoires jusqu’au prononcé de l’arrêt
dans cette affaire, ceci en dépit d’une nouvelle modification législative
du 21 novembre 2018
. Suivant les conclusions de l’avocat
général M. Tanchev du 11 avril 2019, la CJUE a rendu son arrêt le
24 juin 2019. Elle concluait que l’application des dispositions
relatives à l’abaissement de l’âge de retraite des juges de la Cour
suprême n'était pas justifiée par un objectif légitime et portait
atteinte au principe de l'inamovibilité des juges, ce principe étant
essentiel pour leur indépendance, et de ce fait était contraire
au droit de l’Union Européenne
. Dans sa
Résolution 2316 (2020), l’Assemblée s’est déclarée satisfaite que ces juges
aient été rétablis dans leurs fonctions à la suite de l’arrêt de
la CJUE.
53. En outre, suite à trois demandes de décision préjudicielle
adressées par la chambre du travail et des assurances sociales de
la Cour suprême, la CJUE a également examiné la question de savoir
si la nouvelle chambre disciplinaire (qui est compétente pour les
affaires relatives à la mise en retraite d’un juge de la Cour suprême)
offre suffisamment de garanties d’indépendance au sens du droit
de l’Union européenne au vu du fait que ses membres aient été sélectionnés
par le nouveau Conseil national de la magistrature. A cet égard, l’avocat
général Tanchev avait exprimé des doutes
. Le 19 novembre 2019, la
CJUE rendait son arrêt, dans lequel elle a examiné les critères
d’indépendance et d’impartialité d’un tribunal, notamment en faisant référence
à l’article 6 de la Convention
. Elle a rappelé que, dans un État
de droit, l’indépendance des juridictions doit être garantie à l’égard
des pouvoirs législatif et exécutif et a souligné que «les garanties d’indépendance
et d’impartialité postulent l’existence de règles, notamment en
ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, (…)
qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des
justiciables, quant à l’imperméabilité de ladite instance à l’égard
d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts
qui s’affrontent» et que ces règles «doivent, en particulier, permettre
d’exclure non seulement toute influence directe, sous forme d’instructions,
mais également les formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter
les décisions des juges concernés».
54. Dans le dispositif de l’arrêt, la CJEU a conclu que l’article 47
de la Charte et l’article 9, paragraphe 1, de la Directive 2000/78/CE
,
doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que des
litiges concernant l’application du droit de l’Union européenne
puissent relever de la compétence exclusive d’une instance ne constituant
pas un tribunal indépendant et impartial, au sens de l’article 47
de la Charte. Selon la CJUE, «tel est le cas lorsque les conditions
objectives dans lesquelles a été créée l’instance concernée et les caractéristiques
de celle-ci ainsi que la manière dont ses membres ont été nommés
sont de nature à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit des
justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments
extérieurs, en particulier, d’influences directes ou indirectes
des pouvoirs législatif et exécutif, et à sa neutralité par rapport
aux intérêts qui s’affrontent et, ainsi, sont susceptibles de conduire
à une absence d’apparence d’indépendance ou d’impartialité de ladite
instance qui soit propre à porter atteinte à la confiance que la
justice doit inspirer aux dits justiciables dans une société démocratique»
.
Si de tels doutes apparaissent, le principe de primauté du droit
de l’Union européenne doit être interprété «en ce sens qu’il impose
à la juridiction de renvoi de laisser inappliquée la disposition
du droit national réservant la compétence pour connaître des litiges
au principal à ladite instance, de manière à ce que ceux-ci puissent
être examinés par une juridiction répondant aux exigences d’indépendance
et d’impartialité susmentionnées et qui serait compétente dans le
domaine concerné si ladite disposition n’y faisait pas obstacle».
Ainsi, la CJUE a laissé à la Cour suprême le soin de déterminer,
«en tenant compte de tous les éléments pertinents dont elle dispose», si
la chambre disciplinaire répondait aux critères d’indépendance et
d’impartialité.
55. En réponse à cet arrêt de la CJUE et suite à une des trois
demandes de décision préjudicielle susmentionnées, la chambre du
travail et des assurances sociales de la Cour suprême (composée
de trois juges) rendait, le 5 décembre 2019, un arrêt, dans lequel
elle annulait une résolution du Conseil national de la magistrature
sur le refus de la prolongation du mandat d’un juge de la Cour suprême
administrative au-delà de l’âge de 65 ans et rejetait la demande
de la chambre des affaires disciplinaires de lui transmettre le
dossier en question. Elle a considéré que l’interprétation de la
CJUE lie toute juridiction et toute autorité en Pologne. Toutes
les juridiction, dont la Cour suprême, sont obligées d’examiner
d’office si les exigences découlant de l’arrêt de la CJUE sont respectées
dans les affaires qu’elles examinent. Ainsi, le Conseil national
de la magistrature n’est pas un organe impartial et indépendant
des autorités législative et exécutive, et la chambre disciplinaire
de la Cour suprême ne satisfait pas aux exigences d’indépendance
et d’impartialité énoncées dans l’arrêt de la CJUE. Elle ne peut,
par conséquent, être considérée comme un tribunal au regard du droit de
l’Union européenne et du droit polonais
.
56. En outre, le 23 janvier 2020, suite à une question juridique
de la première Présidente de la Cour suprême de l’époque, la Cour
suprême composée de ses trois chambres – civile, pénale, du travail
et des assurances sociales
– adoptait une résolution concernant
la question de savoir si la participation d’un juge nommé par le
Président de la République à la demande du Conseil national de la
magistrature formée en vertu des dispositions de la loi du 8 décembre
2017, dans la composition d’un tribunal (ordinaire, militaire ou
la Cour suprême elle-même) violait l’article 45.1 de la Constitution
polonaise
,
l’article 6.1 de la Convention, l’article 47 de la Charte et l’article
19.1 du TUE
,
et pouvait entraîner la nullité d’une procédure pénale ou civile
(voir articles 439.1 points 1 et 2 du Code de procédure pénale
et
379 point 4 du Code de procédure civile
). La Cour suprême a
répondu par l’affirmative à cette question et s’est prononcée sur
trois cas de figure:
56.1. la participation
dans la composition d’un tribunal d’une personne nommée au poste
de juge de la Cour suprême à la demande du Conseil national de la
magistrature tel que formé sur la base de la loi de décembre 2017
(dont des juges de la chambre disciplinaire, dans tous les cas)
entraîne la nullité de la procédure pénale ou civile;
56.2. la nullité survient également en cas de participation
d’une personne nommée au poste de juge d’une juridiction ordinaire
ou militaire à la demande du Conseil national de la magistrature
tel que formé sur la base de la loi de décembre 2017, si les vices
dans le processus de nomination peuvent entraîner, dans des circonstances
concrètes, une violation de l’article 45 paragraphe 1 de la Constitution polonaise,
l’article 6 paragraphe 1 de la Convention et l’article 47 de la
Charte;
56.3. cette interprétation ne s’applique pas aux décisions judiciaires
déjà rendues ou celles qui seront rendues dans des procédures pénales
déjà en cours.
57. La veille de l’adoption de cette résolution, la Présidente
du Sejm a déposé une requête
devant le Tribunal constitutionnel concernant un conflit potentiel
de compétences entre la Cour suprême, le parlement et le Président
de la République, en soutenant que la Cour suprême a outrepassé
ses compétences (affaire Kpt 1/20). De plus, le 24 janvier 2020,
le Premier ministre a également saisi le Tribunal constitutionnel,
en demandant de statuer sur la légalité de la résolution de la Cour
suprême du 23 janvier 2020 et en alléguant que l’interprétation
de la loi incluse dans cette résolution était contraire à la Constitution
(affaires U2/20 et K5/20); des requêtes allant dans le même sens
ont également été introduites par le Conseil national de la magistrature
et le Président de la République (affaires K3/20 et K2/20). Suite
à la requête du Premier ministre, le 20 avril 2020, le Tribunal
constitutionnel a rendu un arrêt (U2/20) dans lequel il a conclu
que la résolution du 23 janvier était contraire à la Constitution
polonaise, aux articles 2 et 4 alinéa 3 du TUE (respectivement sur les
valeurs de l’Union européenne et la «coopération loyale» entre cette
dernière et ses États membres) et à l’article 6.1 de la Convention
européenne des droits de l’homme. De plus, suite à la requête de
la Présidente du Sejm, il
a rendu une décision, le 21 avril 2020, soulignant que le Président
de la République est le seul organe compétent pour nommer, sur la
base d’une recommandation du Conseil national de la magistrature, des
juges et soulignant que la Cour suprême n’avait aucun rôle dans
ce domaine et qu’elle n’était pas compétente pour interpréter les
dispositions de la loi de manière qui changerait l’organisation
de la justice (Kpt 1/20).
58. Selon les autorités, la résolution de la Cour suprême du 23
janvier 2019 a été adoptée sans la participation des juges nommés
par le nouveau Conseil national de la magistrature et uniquement
par des juges critiquant la réforme de la justice. Malgré l’arrêt
de la CJUE du 19 novembre 2019, la Cour suprême n’a pas de compétence
pour invalider des dispositions nationales qui seraient contraires
au droit de l’Union européenne et les constitutions nationales prévalent
sur ce droit.
59. Dans sa
Résolution
2316 (2020), l’Assemblée s’est montrée «profondément préoccupée»
par la réaction du Gouvernement polonais face à la résolution de
la Cour suprême du 23 janvier 2020 et elle a invité les autorités
à se conformer pleinement à cette résolution et à l’arrêt de la
CJUE du 19 novembre 2019 et «à remédier sans plus tarder à ces lacunes
fondamentales du système juridique polonais».
60. En dépit de ces événements, la chambre disciplinaire poursuit
ses activités. Le 14 janvier 2020, la Commission européenne demandait
à la CJUE d’ordonner au Gouvernement polonais de suspendre son fonctionnement
(dans l’affaire C-791/19, voir ci-dessous), à titre de mesure provisoire. Suite
à cette saisine, le 8 avril 2020, la CJUE a accepté la demande de
mesures provisoires dans cette affaire. Ainsi, elle a demandé à
la Pologne de suspendre l’application des dispositions nationales
sur les compétences de la chambre disciplinaire en tant que première
instance et l’instance d’appel dans les affaires disciplinaires
relatives à des juges et de s’abstenir de transmettre les affaires
pendantes devant la chambre disciplinaire à «une formation de jugement
qui ne satisfait pas aux exigences d’indépendance définies, notamment
dans l’arrêt du 19 novembre 2019» (C-585/18, C-624/18 et C-625/18).
Cette ordonnance s'appliquera jusqu'à ce que la CJUE ait rendu son
arrêt définitif dans la procédure en manquement. Par la suite, la
chambre disciplinaire a saisi le Tribunal constitutionnel afin qu’il
examine la constitutionnalité des dispositions pertinentes du TUE
sur les mesures provisoires
. La chambre disciplinaire a cessé d’examiner
les affaires concernant les procédures disciplinaires; cependant,
elle examine des demandes de levée d’immunité des juges (garantie
par l’article 181 de la Constitution). De plus, dans une décision
du 23 septembre 2020, elle a indiqué que l’arrêt de la CJUE du 19
novembre 2019 n’est pas contraignant dans le système juridique polonais
(affaire II DO 52/20)
.
61. En juin 2020, la Cour européenne des droits de l’homme a communiqué
au Gouvernement polonais trois requêtes concernant des allégations
de manque d’impartialité et d’indépendance des deux nouvelles chambres
de la Cour suprême (sous l’angle de l’article 6.1 de la Convention)
.
4.5. Les tribunaux ordinaires
62. Le 12 juillet 2017, le
Sejm adoptait une loi modifiant
la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun, qui
a également suscité beaucoup de critiques aux niveaux national et
international. Elle est entrée en vigueur le 12 août 2017
et
contient des dispositions relatives à la retraite des juges, aux
sanctions disciplinaires à leur encontre, et à l’introduction d’une
procédure d’attribution aléatoire des affaires. Elle a aussi instauré
l’institution d’un procureur disciplinaire pour les tribunaux ordinaires,
nommé par le ministre de la Justice, et a autorisé ce dernier, dans
les six mois après l’entrée en vigueur de la loi, à démettre de
leurs fonctions des présidents et vice-présidents de tribunaux sans
consulter le Conseil national de la magistrature
.
Ainsi, entre le 12 août 2017 et le 12 février 2018, le ministre
de la Justice a démis de leurs fonctions 149 présidents et vice-présidents
de tribunaux ordinaires. Selon un rapport de la Fondation de Helsinki,
les raisons de ces révocations n’étaient pas connues et n’étaient
pas basées sur des critères de mérite. La majorité des révocations
ont été communiqués par télécopie
. Les
autorités amoindrissent le rôle de ces révocations, en soulignant
que les présidents et les vice-présidents des tribunaux n’ont que
des fonctions administratives liées au management. En septembre
2019, la Cour européenne des droits de l’homme a communiqué au Gouvernement
polonais deux requêtes concernant la révocation des vice-présidents
des tribunaux
.
A l’issue de la période transitoire de six mois, le ministre de
la Justice doit motiver la révocation par des motifs fondés, mentionnés
dans la loi (article 27.1) et il doit demander l’avis du collège du
tribunal dont le président ou vice-président est concerné par la
révocation. En cas de refus du collège de donner son accord, il
doit solliciter l’avis du Conseil national de la magistrature qui
peut s’opposer au renvoi par l’adoption d’une décision à la majorité
des deux tiers de ses membres
.
63. La nouvelle loi prévoyant un âge de retraite différent pour
les juges femmes (60 ans) et les juges hommes (65 ans), la Commission
européenne a entamé le 29 juillet 2017 une procédure d’infraction
à l’encontre de la Pologne
.
Elle a soulevé que les nouvelles règles permettent au ministre de
la Justice d'exercer une influence sur des juges au moyen, notamment,
des critères flous qui régissent la prolongation de leur mandat,
ce qui porte atteinte au principe de l'inamovibilité des juges.
Tout en abaissant l'âge de départ à la retraite, cette loi autorise,
en effet, le ministre de la Justice à prolonger de 10 ans le mandat
des femmes juges et de cinq ans celui de leurs homologues masculins.
En décembre 2017, la Commission européenne saisissait la CJUE et
cette dernière a tenu une audience le 8 avril 2019 (affaire C-192/18).
En juin 2019, l’avocat général Tanchev a présenté ses conclusions
et a estimé que les griefs de la Commission européenne étaient fondés
.
64. Le 5 novembre 2019, la CJEU rendait son arrêt dans cette affaire.
Elle a jugé que l’instauration par la Pologne d’un âge de départ
à la retraite différent pour les femmes et les hommes appartenant
à la magistrature, et d’autre part, l’abaissement de l’âge du départ
à la retraite des juges des juridictions de droit commun, tout en
conférant au ministre de la Justice le pouvoir de prolonger la période
d’activité de ces juges, constituent un manquement au droit de l’Union
européenne. Selon la Cour, l’effet conjugué de l’abaissement de
l’âge du départ à la retraite et du pouvoir discrétionnaire conféré
au ministre de la Justice d’autoriser la poursuite de l’exercice
des fonctions des juges viole l’article 19 paragraphe 1 du TUE
. Cependant suite à un amendement de la loi,
les compétences du ministre de la Justice dans ce domaine ont été
transférées au Conseil national de la magistrature.
65. Selon plusieurs sources, de nombreux juges et procureurs ont
fait l’objet de différentes formes de harcèlement ces dernières
années. Des juges ont été transférés vers des postes qui peuvent
être considérés de facto comme une rétrogradation. Des procédures
disciplinaires ou pré-disciplinaires («procédures explicatives»)
ont été initiées contre des juges qui ont parlé en public de l’indépendance
de la justice, critiqué les réformes en cours, participé à des activités
de sensibilisation du public aux questions liées à l’État de droit (organisation
de «cafés juridiques» pour les citoyens), et/ou adressé des questions
préjudicielles à la CJUE
. Comme
indiqué par le juge Mazur lors de l’échange de vues du 9 novembre
2020, 22 juges qui ont fait des demandes de renvois préjudiciels
devant la CJUE, ont mis en cause la nomination des membres du Conseil national
de la magistrature ou l’indépendance des juges nommés à la recommandation
de ce dernier, font l’objet de procédures disciplinaires. Notamment
le juge Paweł Juszczyszyn, qui a demandé la publication des listes
de soutien pour les candidats au Conseil national de la magistrature,
a subi une réduction de 40% de son salaire et a été suspendu dans
l’exercice de ses fonctions par la chambre disciplinaire de la Cour
suprême.
66. Plusieurs juges ont même été menacés. Par exemple, le juge
Waldemar Żurek reçoit des messages de haine depuis 2016
et a fait l’objet d’au
moins cinq procédures disciplinaires ou explicatives. Concernant deux
juges mentionnés dans le projet de résolution, les autorités soulignent
que le juge Wojciech Łączewski a renoncé à son poste de juge et
qu’aucune procédure disciplinaire n’est pendante contre le juge
Dominik Czeszkiewicz.
67. En août 2019, les médias révélait que le vice-ministre de
la Justice, M. Łukasz Piebiak, aurait été au cœur d’une vaste campagne
de haine et de discrédit orchestrée en coulisses contre des juges
opposés aux réformes de la justice et menée notamment sur Twitter
et par le biais de centaines de courriels ou de lettres anonymes.
A la suite de ces révélations, M. Piebiak a été contraint à la démission
le 20 août 2019
, mais jusqu’ici il n’a pas été tenu
responsable de ses actions. Une enquête pénale concernant l’organisation
de cette campagne de diffamation est pendante auprès du procureur
de district de Lublin.
68. Le 3 avril 2019, la Commission européenne lançait une troisième
procédure d’infraction contre la Pologne concernant le nouveau régime
disciplinaire pour les juges, considérant que ce régime n’offre
plus les garanties nécessaires pour les protéger du contrôle politique.
Elle souligne que, selon la loi polonaise, il est possible que les
juges fassent l’objet d’enquêtes ou de poursuites et soient finalement
sanctionnés à cause des décisions qu’ils rendent. Le nouveau régime
ne garantit pas non plus l’indépendance ni l’impartialité de la Chambre
disciplinaire de la Cour suprême, qui se compose uniquement de juges
sélectionnés par le Conseil national de la magistrature dont les
membres sont nommés par le
Sejm.
De plus, la Pologne n’a pas réussi à remplir ses obligations résultant
de l’article 267 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne
(TFUE) ‒ qui consacre le droit d’adresser des renvois préjudiciels
à la CJUE ‒ parce que les juges peuvent être soumis à des sanctions
disciplinaires s’ils exercent ce droit. Cela a un effet dissuasif
quant à l’usage dudit mécanisme qui constitue un pilier de l’ordre
juridique de l’Union européenne
. Le 10 octobre 2019,
la Commission européenne décidait de saisir la CJUE pour statuer
sur ces questions
(affaire C-791/19).
69. Dans sa
Résolution
2316(2020), l’Assemblée s’est montrée «gravement préoccupée» par
les pouvoirs conférés au ministre de la Justice, notamment en ce
qui concerne la nomination et la révocation des présidents de juridictions,
les procédures disciplinaires à l’encontre des juges et l’organisation
interne des tribunaux, notamment au vu de sa qualité de procureur
général, et elle a appelé les autorités à réduire ces pouvoirs.
En outre, elle a déploré l’abus de procédures disciplinaires à l’encontre
des juges. Selon l’Assemblée, «le nombre très élevé d’enquêtes entamées
contre des juges et procureurs pour des motifs subjectifs, qui ne
sont finalement ni closes formellement ni suivies de l’ouverture
d’une procédure formelle, prive les juges et les procureurs de leur
droit à la défense et ont un effet paralysant sur le système judiciaire.»
L’Assemblée a condamné le fait que certaines de ces enquêtes ont
été ouvertes au seul motif que les juges avaient critiqué les réformes
de la justice ou à cause des décisions rendues par ces juges. Elle
a également déploré les campagnes de dénigrement contre des magistrats
et a invité les autorités à constituer une commission d’enquête
publique indépendante à ce sujet au plus tard le 31 mars 2020.
70. En septembre 2019, la Cour européenne des droits de l’homme
communiquait au Gouvernement polonais la requête du juge Igor Tuleya
concernant les sept procédures disciplinaires dirigées contre lui
en 2018, sous l’angle des articles 8, 10 et 13 de la Convention
.
4.6. La loi «muselière» du 20 décembre
2019
71. En réponse à l’arrêt de la
CJUE du 19 novembre 2019 et celui de la Cour suprême du 5 décembre,
le 12 décembre 2019, des députés de «Droit et Justice» soumettait
une proposition de loi prévoyant une série d’amendements à la loi
sur les tribunaux de droit commun, à la loi sur la Cour suprême
ainsi qu’à d’autres lois. Cette proposition de loi a été soumise
au parlement dans le cadre d’une procédure accélérée et adoptée
en seconde lecture, le 20 décembre 2019. Etant donné qu’il s’agissait
d’une initiative parlementaire, aucune consultation publique n’était
nécessaire et n’a eu lieu. L’opposition (dont plusieurs représentants
n’ont cependant pas participé au vote du 20 décembre) et une grande
partie de la communauté judiciaire ont dénoncé cette nouvelle proposition
de loi, la qualifiant de «loi muselière» ou «loi répressive», qui
a été, par la suite, transmise au Sénat. Par lettre du 30 décembre
2019, le Président du Sénat (un représentant de l’opposition, qui
détient la majorité des voix dans la chambre haute), a demandé à
la Commission de Venise d’émettre un avis sur cette loi. Les 9-10
janvier 2020, une délégation de la Commission de Venise s’est rendue à
Varsovie, où elle a rencontré des représentants des autorités, à
l’exception de ceux du ministre de la Justice et de la majorité
gouvernementale au
Sejm. L’avis
conjoint urgent de la Commission de Venise et de la Direction Générale
Droits de l’Homme et État de droit DG1 du Conseil de l’Europe a
été rendu le 16 janvier 2020
. S’appuyant sur cet avis, le Sénat polonais
a rejeté la proposition de loi dans son intégralité le 17 janvier 2020,
mais le
Sejm l’a passée à
la majorité absolue le 23 janvier 2020 et le Président de la République
l’a promulguée le 4 février.
72. La loi est entrée en vigueur le 14 février 2020. Elle contient
des dispositions:
- excluant
les «questions politiques» des débats au sein des collèges et des
assemblées de juges; notamment, il est interdit d’adopter des résolutions
«qui remettent en cause les principes de fonctionnement des autorités
de la République de Pologne et de ses organes constitutionnels»
(nouvel article 9d de la loi sur l’organisation des tribunaux ordinaires);
- obligeant les juges à déclarer publiquement leur appartenance
à des associations (nouvel article 88a) de la loi sur l’organisation
des tribunaux ordinaires);
- interdisant toute remise en question de la légitimité
des juridictions, des organes constitutionnels d’État et des organes
de contrôle et de la protection de la loi dans le cadre des activités
des tribunaux et de leurs organes; il est interdit aux tribunaux
ordinaires et aux organes d’État de déterminer ou d’évaluer la conformité
avec la loi de la nomination d’un juge ou des compétences judiciaires
résultant de cette nomination (nouvel article 42a de la loi sur
l’organisation des tribunaux ordinaires);
- élargissant le catalogue des infractions disciplinaires
des juges, en ajoutant des infractions définies de manière vague,
comme «actions ou omissions qui peuvent empêcher le fonctionnement
de la justice ou le rendre difficile de manière considérable», «actions
mettant en cause l’existence d’une relation de subordination d’un
juge, l’efficacité de sa nomination ou la légitimité d’un organe
constitutionnel de la République de Pologne» ou «activité publique
incompatible avec les principes d’indépendance des juges» ainsi
que le catalogue des sanctions disciplinaires (nouveaux articles
107 et 109 de la loi sur l’organisation des tribunaux ordinaires);
- élargissant les compétences des agents disciplinaires
et introduisant une pénalité allant jusqu’à 3 000 PLN (environ 700
EUR) en cas de non-comparution d’un témoin (nouveaux articles 112
et 114 de la loi sur l’organisation des tribunaux ordinaires);
- limitant les compétences des assemblées des juges au profit
des collèges des tribunaux (voir notamment les nouveaux articles
28 et 30 de la loi sur l’organisation des tribunaux ordinaires);
- modifiant la procédure d’élection du premier président
de la Cour suprême en abaissant considérablement le quorum au troisième
tour de scrutin à 32 juges (sur 100 actuellement); dans l’hypothèse
où ce seuil n’est pas atteint, le Président de la République peut
nommer un premier président de la Cour suprême ad interim (nouveaux articles 13
et 13a de la loi sur la Cour suprême);
- accordent encore plus de compétences aux deux nouvelles
chambres de la Cour suprême; la chambre du contrôle extraordinaire
et des affaires publiques est désormais autorisée à examiner les
cas où l’on remet en cause le statut juridique du juge (nouvel article
26 de la loi sur la Cour suprême).
73. Dans son avis, que l’Assemblée a salué et appuyé dans sa
Résolution 2316 (2020), la Commission de Venise a fortement critiqué ces nouvelles
dispositions qui, selon elle, «pourraient compromettre davantage l’indépendance
de la justice».
74. En ce qui concerne les restrictions apportées aux activités
politiques des juges, la Commission de Venise a souligné que les
juges ont effectivement un devoir de «réserve et de discrétion»
dans les cas où «l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire
sont susceptibles d’être mises en cause». Cependant cela ne signifie
pas pour autant que les juges et les instances judiciaires ont l’interdiction
totale d’exprimer des opinions ou de critiquer les réformes de la
justice qui les concernent (voir l’arrêt Baka
c. Hongrie). Les nouvelles dispositions, qui ont précisément
pour objectif une telle interdiction, sont donc contraires aux exigences
de l’article 10 (droit à la liberté d’expression) de la Convention.
Bien que l’interdiction pour les juges de s’engager activement au
sein de partis politiques et d’y occuper des postes de responsabilité
soit également en vigueur dans d’autres États membres, et que les
déclarations de patrimoine et d’éventuels conflits d’intérêts soient courantes,
l’obligation de déclarer toute adhésion à des associations, notamment
professionnelles, pose problème, en particulier dans le contexte
des pouvoirs et du contrôle excessifs exercés sur le système judiciaire
par le ministre de la Justice qui pourrait utiliser ces informations
à des fins ultérieures.
75. La Commission de Venise a également critiqué l’interdiction
de remettre en cause la légalité de la nomination d’un juge, l’attribution
de nouvelles compétences à la chambre du contrôle extraordinaire
et des affaires publiques, les nouvelles infractions et sanctions
disciplinaires ainsi que les changements dans la structure et les
compétences des organes d’auto-gestion de la magistrature. Quant
aux nouvelles règles relatives au choix du premier président de
la Cour suprême, elle a jugé qu’elles visaient à donner plus de
poids aux juges minoritaires. Pour conclure, la Commission de Venise
a notamment souligné que la nouvelle législation restreindrait la
liberté d’association et d’expression des juges, les empêcherait
d’examiner l’indépendance et l’impartialité des tribunaux selon
les normes européennes et que la participation des juges dans l’auto-gestion
de la justice serait réduite. La réforme de 2017 a entraîné une
«schisme juridique», les «anciennes» institutions judiciaires ayant
refusé de reconnaître la légitimité des «nouvelles». Ce problème
doit être résolu, mais pas par le biais des amendements proposés.
Ainsi, la Commission de Venise a recommandé de ne pas les adopter.
76. Selon les autorités, la loi du 20 décembre 2019 vise à mettre
en œuvre l’arrêt de la CJUE du 19 novembre 2019, qui, selon elles,
confirme le droit du Président de la République de nommer des juges. Cette
loi vise à apporter des précisions au catalogue des infractions
disciplinaires des juges. Ainsi, il n’est pas justifié de dire que
le contenu des décisions de justice peut être qualifié de faute
disciplinaire; les juges sont poursuivis sur le plan disciplinaire
seulement s’ils sont à l’origine d’une violation évidente et flagrante
de la loi. Les autorités soulignent également que les procédures
disciplinaires contre les juges sont menées par des juges. Concernant
l’obligation de déclarer son appartenance à une association, les
autorités s’y réfèrent dans le contexte de l’appartenance à des
associations de juges. Ainsi, une telle obligation serait tout à
fait justifiée vu que les juges doivent rester neutres et doivent
s’abstenir de faire en public des déclarations qui remettraient en
cause leur impartialité.
77. Le 29 avril 2020, la Commission européenne entamait une quatrième
procédure en manquement contre la Pologne concernant la réforme
de la justice
,
en estimant que la loi du 20 décembre 2019 porte atteinte à l'indépendance
des juges polonais et est incompatible avec la primauté du droit
de l'Union européenne. La Commission européenne a soulevé notamment
les questions suivantes: 1) l’élargissement de la notion de faute
disciplinaire, augmentant ainsi le nombre de cas dans lesquels le
contenu des décisions de justice peut être qualifié de faute disciplinaire;
2) l’attribution à la nouvelle chambre du contrôle extraordinaire
et des affaires publiques de la Cour suprême de la compétence exclusive
de statuer sur des questions relatives à l'indépendance de la justice,
ce qui empêcherait les tribunaux polonais de remplir leur obligation
d'appliquer le droit de l'Union européenne ou d'adresser des demandes
préjudicielles à la CJUE; 3) le fait que la loi empêcherait les
juridictions polonaises d'apprécier, dans le cadre des affaires
pendantes devant elles, le droit de statuer sur des affaires par
d'autres juges; et 4) des dispositions exigeant des juges qu'ils
communiquent des informations spécifiques sur leurs activités non
professionnelles.
4.7. Dernières évolutions
78. La loi du 20 décembre 2019
a modifié la procédure de nomination du premier président de la
Cour suprême
. Le mandat de l’ancienne présidente
de la Cour suprême, Mme Małgorzata Gersdorf,
ayant expiré fin avril, le président de la République a nommé, le
1er mai 2020, un premier président
ad interim parmi les juges qui,
conformément à la résolution des trois chambres de la Cour suprême
du 23 janvier 2020, n’avaient plus le droit de statuer (M. Kamil
Zaradkiewicz). Suite à sa démission, il a été remplacé par un autre
juge nommé par le nouveau Conseil national de la magistrature (M. Aleksander
Stępkowski). La procédure électorale a fait l’objet de controverses,
notamment parce que les membres de la chambre disciplinaire y ont participé
. Le 26 mai 2020, le Président
de la République nommait Mme Magorzata
Manowska (juge de la chambre civile, également nommée par le nouveau
Conseil nationale de la magistrature) première présidente de la
Cour suprême; elle figurait parmi les cinq candidats proposés par
l’Assemblée générale de la CS, mais n’avait pas obtenu la majorité
des voix (25, alors que le candidat des «anciens» juges, M. Włodzimierz
Wróbel, en avait eu 50). La Constitution polonaise indique que le
Président de la République nomme le premier président de la Cour
suprême «parmi les candidats proposés par l’Assemblée générale de
la Cour suprême», sans donner plus de précisions à cet égard (article
18.3).
79. Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 20 décembre 2019,
de nouvelles procédures disciplinaires ont été intentées contre
des groupes de juges, notamment contre 14 membres du bureau permanent
du Forum de coopération des juges, pour non-divulgation de leur
appartenance à cette association et 10 membres du bureau de l’association
des juges IUSTITIA, qui avaient remis en cause la légalité de la
chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de
la Cour suprême. L’agent disciplinaire a également tenté d’instituer des
procédures disciplinaires contre 1 278 juges ayant signé une lettre
à l’OSCE concernant la tenue de l’élection présidentielle initialement
prévue pour mai 2020. Le juge Waldemar Żurek, membre de l’ancien Conseil
national de la magistrature, connu pour avoir critiqué sa réforme,
est visée par une procédure disciplinaire intentée sur la base de
la loi du 20 décembre 2019 pour avoir remis en question la validité
de la nomination d’un juge de la Cour suprême (M. Kamil Zaradkiewicz).
80. Le 12 octobre 2020, la chambre disciplinaire de la Cour suprême
a levé l’immunité de la juge Beata Morawiec, présidente de l’association
des juges THEMIS, accusée de connivence avec un accusé et d’avoir reçu
un téléphone portable de sa part. Le 18 novembre 2020, elle a décidé
de lever l’immunité du juge Igor Tuleya (membre actif de l’association
des juges IUSTITIA), suite à sa décision d’autoriser les médias
à entrer dans la salle d’audience pendant l’annonce d’une décision
dans une affaire sensible portant sur un vote au Sejm en 2017, révélant ainsi aux
médias des informations confidentielles d’une enquête menée auprès
du procureur. Les deux juges ont été suspendus dans leurs activités
judiciaires. Une demande de levée d’immunité est en cours d’examen
contre la juge Irena Majcher (qui aurait omis de ré-enregistrer
une société commerciale).
81. Suite aux réformes de la justice en Pologne, et notamment
la loi du 20 décembre 2019, certaines juridictions pénales d’autres
États membres de l’Union européenne ont remis en question, dans
le cadre de la coopération judiciaire au sein de l’Union européenne
et du mandat d’arrêt européen (MAE), les garanties judiciaires offertes
par le système polonais. Par exemple, le 17 février 2020, le tribunal
régional supérieur de Karlsruhe (Allemagne) a suspendu l’exécution
d’un MAE visant un ressortissant polonais au motif qu’il existait des
doutes quant au respect de son droit à un procès équitable
.
De plus, le 31 juillet 2020, le tribunal d’Amsterdam (Pays‑Bas)
a déféré à la CJUE, dans le contexte de l’exécution de deux mandats
d’arrêt européen visant deux ressortissants polonais, une question
préjudicielle. L’affaire est pendante. Cependant, le 12 novembre
2020, l’avocat général Campos Sánchez-Bordona a conclu que l’aggravation
des défaillances systémiques ou généralisées affectant l’indépendance
de la justice en Pologne ne justifie pas l’inexécution automatique
de tous les MAE provenant de cet État
. En rappelant
l’arrêt de la CJUE
Minister for Justice
and Equality , qui
concernait la mise en œuvre d’un MAE par une juridiction irlandaise,
il a souligné qu’une telle inapplication n’est possible que si le
Conseil européen constate une violation grave et persistante par
l’État membre de l’Union européenne des principes énoncés à l’article
2 TUE. Selon l’avocat général, les défaillances systémiques ou généralisées
affectant l’indépendance des juridictions polonaises ne privent
pas ces dernières de leur caractère juridictionnel. Face à l’aggravation
de ces défaillances et en l’absence de constatation formelle par
le Conseil européen, le tribunal d’Amsterdam doit donc faire preuve
d’une vigilance renforcée dans l’examen des circonstances du MAE
dont l’exécution lui est demandée mais sans être dispensé de l’obligation
de procéder à cet examen en particulier.
5. Conclusions
82. Comme l’a souligné la Commissaire
aux droits de l’homme dans son carnet des droits de l’homme de septembre
2019, «l’indépendance de la justice sous-tend l’État de droit et
elle est indispensable au fonctionnement de la démocratie et au
respect des droits de l'homme». Cependant, «nous observons de plus en
plus souvent des tentatives inquiétantes par le pouvoir exécutif
et le pouvoir législatif d’user de leur influence dans le but de
donner des consignes aux magistrats et d’affaiblir l’indépendance
judiciaire». Ce constat a été aussi fait par le Secrétaire Général
du Conseil de l’Europe, qui a conclu que «certains acteurs politiques
ne considèrent plus la séparation des pouvoirs comme un principe
inviolable». Les cas présentés ci-dessus – de la situation du pouvoir
judiciaire en République de Moldova, qui s’attaque difficilement
à des réformes profondes depuis deux décennies, et de la Pologne,
qui a lancé dernièrement des «réformes» très controversées et mettant
en péril le respect de l’État de droit, en commençant par le principe
fondamental de la séparation des pouvoirs, confirment ces graves
inquiétudes et nécessitent une attention particulière de l’Assemblée.
83. En ce qui concerne la situation en République de Moldova,
qui fait l’objet d’une procédure de suivi de l’Assemblée depuis
plusieurs années, plusieurs tentatives de réformer la justice n’ont
pas abouti, notamment à cause d’une résistance interne. La corruption,
y compris dans les cercles du pouvoir judiciaire, demeure un phénomène
très répandu dans ce pays. La coalition parlementaire ayant donné
priorité à la «désoligarchisation» n’a pas tenu longtemps et n’a
pas pu entamer de vraies réformes du système judiciaire. Il semble
que le nouveau gouvernement ait montré une certaine volonté de lancer
des réformes en pleine coopération avec le Conseil de l’Europe.
Tout en saluant ces efforts, j’appelle les autorités à prendre des mesures
visant des résultats concrets, notamment dans le domaine de la lutte
contre la corruption du pouvoir judiciaire et les divers conflits
d’intérêts concernant ses membres.
84. La situation de la justice polonaise est très grave. Les «réformes»
de 2017 ont généré un «schisme juridique», qui peut entraver les
droits des justiciables à un procès équitable devant un tribunal,
tel que garanti par l’article 6 de la Convention. Cela est clairement
illustré par les doutes soulevés par plusieurs tribunaux nationaux,
dans le cadre de l’examen des affaires dont ils étaient saisis,
quant à la légitimité des juges nommés après la réforme controversée
du CNM.
85. Les interventions de l’Union Européenne, et notamment de la
CJUE, ont rectifié certains aspects «maladroits» de la «réforme»,
comme ceux liés à l’âge de la retraite. Cependant, l’arrêt rendu
le 19 novembre 2019 par la CJUE a attisé les tensions entre la Cour
suprême, le Conseil national de la magistrature, le pouvoir législatif
et le pouvoir exécutif, notamment avec l’adoption de la loi du 20
décembre 2019. La nouvelle loi soulève des questions quant à sa
conformité avec la Convention, et notamment l’article 6, et le droit
de l’Union européenne. Cette situation peut entraîner un chaos juridique
au détriment des justiciables. Les décisions de certains tribunaux
ne sont pas reconnues par d’autres juridictions. En outre, l’entrée
en vigueur de la nouvelle loi aura un effet dissuasif sur les juges
qui peuvent avoir des doutes quant à la question de savoir si les
conditions pouvant entraîner une nullité d’une procédure pénale
ou civile ont été remplies ou non. Suite aux nouvelles restrictions
et à l’introduction de nouvelles sanctions disciplinaires, il est fort
probable que les juges éviteront de soulever ces questions, même
si une des parties à la procédure le demande. Ainsi, des doutes
persisteront quant à la validité des nouvelles décisions judiciaires,
ce qui peut avoir des répercussions négatives sur la vie des gens,
notamment dans le domaine économique et en droit pénal. Ce dualisme
juridique aura certes de mauvaises répercussions sur les relations
juridiques entre les personnes physiques et morales en Pologne et
dans d’autres pays, notamment de l’Union européenne. De surcroît,
les nouvelles dispositions imposant des restrictions à la liberté
d’expression des juges sont problématiques à la lumière de l’article
10 de la Convention et celles qui les obligent à déclarer leur appartenance
à toute association – à la lumière des articles 8 (droit au respect
de la vie privée) et 11 (droit à la liberté d’association) de la
Convention.
86. Le contexte de ces changements dans le fonctionnement du système
judiciaire est très politisé. Malheureusement, il semble qu’un dialogue
entre les deux blocs – celui des partisans du gouvernement et de l’opposition
– est de plus en plus difficile à imaginer. Dans son avis de janvier
2020, la Commission de Venise a formulé des recommandations visant
à résoudre cette crise. Elle propose notamment de revenir aux anciennes
règles régissant l’élection des membres-juges du Conseil national
de la magistrature, revoir la composition de nouvelles chambres
de la Cour suprême et réduire leurs compétences, et rétablir les compétences
du pouvoir judiciaire en matière de nomination, révocation ou promotion
des juges
. Je ne peux que réitérer ces propositions
et appeler les autorités polonaises à les mettre en œuvre sans tarder
ainsi qu’à instaurer un dialogue durable entre toutes les parties
de ce conflit, qui est non seulement de nature juridique, mais aussi
politique.