1. Introduction
1. En mars 2021, les présidents
des cinq groupes politiques de l’Assemblée parlementaire ont déposé
une demande de débat d’urgence sur «Le fonctionnement des institutions
démocratiques en Turquie». La commission de suivi a officiellement
appuyé cette demande le 15 avril 2021. L’Assemblée a décidé le 19 avril 2021
de consacrer un débat d’urgence sur le sujet à cette question qu’elle
a renvoyée à la commission pour le respect des obligations et engagements
des États membres du Conseil de l’Europe (commission de suivi) pour
rapport. En notre qualité de corapporteurs sur la Turquie et conformément
à la pratique établie, la commission a confirmé notre qualité de
rapporteurs pour ce rapport dans le cadre de la procédure d’urgence lors
de sa réunion du 19 avril 2021.
2. Cette demande de débat selon la procédure d’urgence est la
troisième en trois ans, ce qui montre que l’Assemblée demeure préoccupée
par les questions relatives à la démocratie, à l’État de droit et
aux droits de l’homme en Turquie. En janvier 2019, l’Assemblée a
adopté la
Résolution
2260 (2019) «Aggravation de la situation des membres de l’opposition
politique en Turquie: que faire pour protéger leurs droits fondamentaux dans
un État membre du Conseil de l’Europe?» Elle a discuté, il y a six
mois, de la «Nouvelle répression de l’opposition politique et de
la dissidence civile en Turquie: il est urgent de sauvegarder les
normes du Conseil de l’Europe» et a adopté la
Résolution 2347 (2020) le 23 octobre 2021. De plus, La Commission permanente a
également organisé, le 19 mars 2021, un débat d’actualité sur «les
développements récents en Turquie en matière de démocratie parlementaire»
qui a mis en évidence les inquiétudes de nombre de ses membres en ce
qui concerne le fonctionnement des institutions démocratiques.
3. Depuis l’adoption de la dernière résolution sur la Turquie,
la commission de suivi a suivi de très près l’évolution dans ce
pays. Elle a organisé une audition sur la situation des maires démis
de leurs fonctions et remplacés à laquelle ont participé des membres
de la majorité et de l’opposition, des experts gouvernementaux et
non gouvernementaux ainsi que des membres de la Commission pour
la démocratie par le droit (Commission de Venise) et du Congrès
des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe en novembre
2020 et sur «Le suivi de la
Résolution
2347 (2020): développements récents concernant les droits de l’opposition»
le 15 avril 2021, avec la participation de Philippe Dam, directeur
du Plaidoyer, Division Europe et Asie centrale, Human Rights Watch,
Osman Can, professeur à l’université de Marmara, faculté de droit, Département
du droit constitutionnel, et Mustafa Tayyip Çiçek, directeur général
adjoint des Relations internationales et des Affaires européennes,
ministère de la Justice. Le Président de l’Assemblée a effectué une
visite officielle de trois jours du 30 mars au 1er avril
2021 au cours de laquelle il a souligné la nécessité de progrès
.
4. Nous avons décidé d’axer le présent rapport sur les principaux
faits nouveaux présentant un intérêt au regard du fonctionnement
des institutions démocratiques, de l’État de droit et de la protection
des droits humains en Turquie, en particulier la question de l’immunité
parlementaire, les tentatives de dissolution du Parti démocratique
des peuples (HDP), les pressions continues exercées sur les voix
dissidentes et le retrait de la Convention du Conseil de l'Europe
sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et
la violence domestique (STCE no 210,
la Convention d'Istanbul). Le présent rapport, soumis dans le cadre de
la procédure d’urgence, n’entend pas analyser de manière approfondie
toutes les questions relatives aux droits humains, à la démocratie
et à l’État de droit, qui devraient faire l’objet d’un rapport de
suivi complet.
5. Dans ce rapport, nous avons pris le parti de nous concentrer
sur certains développements nationaux et leur conformité aux normes
du Conseil de l'Europe, en accordant une attention particulière
au parlement. Nous constatons avec inquiétude que le système présidentiel
mis en place en 2017 a affaibli le rôle du parlement. En outre,
les parlementaires de l'opposition ont subi des pressions; leur
immunité parlementaire pourrait être levée en raison de leurs opinions
(critiques); les restrictions à la liberté d'expression et aux médias
ont un impact sur l'exercice de leurs mandats. De plus le parlement
a été court-circuité sur des questions qui ont un impact majeur
sur la société et qui devraient être débattues dans un parlement
– comme la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence
domestique, comme l'a souligné la décision présidentielle de se retirer
de la convention d'Istanbul. L'Assemblée a toujours souligné qu'«une
opposition politique au sein et en dehors du parlement est une composante
essentielle du bon fonctionnement d'une démocratie»
.
Dans les circonstances actuelles, l'opposition a du mal à «évaluer,
contrôler et critiquer le travail du gouvernement en place, assurer
la transparence de la décision publique et l'efficacité de la gestion
des affaires publiques, garantissant ainsi la défense de l'intérêt
général et empêchant les abus et les dysfonctionnements»
.
2. Question
de l’immunité parlementaire
6. Dans sa
Résolution 2347 (2020) d’octobre 2020 (faisant suite à un débat selon la procédure
d’urgence), l’Assemblée a condamné fermement la répression récente
de l’opposition politique et de la dissidence civile en Turquie,
qui porte atteinte aux droits fondamentaux des représentants politiques
locaux et des (anciennes et anciens) parlementaires de l’opposition,
des avocats, des journalistes et des militantes de la société civile. Elle
a souligné en particulier que la levée de l’immunité parlementaire
de parlementaires sur la base d’accusations liées au terrorisme
ainsi que le limogeage et le remplacement de dizaines de maires
d’opposition après les élections de mars 2019 étaient irrespectueuses
de la volonté des électrices et des électeurs et mettent encore
davantage en péril le fonctionnement des institutions démocratiques.
L’Assemblée demande donc à la Turquie de mettre fin aux lois et
aux pratiques qui contreviennent aux normes démocratiques, de réviser
sa législation et son cadre constitutionnel afin d’assurer la séparation
des pouvoirs, de rétablir la liberté d’expression et la liberté
des médias, de restreindre l’interprétation de sa législation antiterroriste,
d’exécuter les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme.
Elle appelle aussi la Turquie à garantir des conditions permettant
à sa société civile et politique dynamique, réellement attachée
à la démocratie, d’agir et de s’exprimer librement et en toute sécurité.
7. Cette Assemblée a, maintes fois, souligné la nécessité de
mieux protéger l’immunité parlementaire en Turquie pour permettre
aux parlementaires d’exercer leur mandat politique et d’exprimer
leurs opinions dans les limites de la liberté d’expression telle
que l’entend la Cour européenne des droits de l’homme.
8. Nous sommes préoccupés par le fait que près d'un tiers des
parlementaires font actuellement l'objet de résumés de procédures
visant à lever leur immunité parlementaire. Ces demandes visent
de manière disproportionnée l'opposition: au 1er mars 2021, 90 %
des 192 parlementaires faisant l'objet d'un résumé de procédure
sous l'examen de la Commission parlementaire mixte sur la Constitution
et la Justice étaient issus de partis d'opposition (Parti républicain
du peuple (CHP), Parti démocratique des peuples (HDP) et Bon parti (IYI)).
Sur un total de 1 267 résumés de procédure, 955 (75 %) concernent
59 députés du HDP (environ 10 % du parlement), 245 (environ 20 %)
97 députés du CHP, et 13 seulement des députés du Parti de la justice
et du développement (AKP), 8 des députés du Parti d'action nationaliste
(MHP) et 15 des députés de l’İYİ
. De plus, 47 parlementaires
du HDP (sur 59) élus en 2018 sont à présent menacés d’être bannis
de la vie politique dans le cadre d’une procédure lancée pour la
dissolution du HDP (voir ci-dessous).
9. La demande de levée de l’immunité de parlementaires, en majorité
écrasante de l’opposition, par la présidence turque est devenue
un exercice de routine: de nouvelles demandes de levée de l’immunité
de huit parlementaires du principal parti d’opposition, le CHP,
parmi lesquels son président Kemal Kılıçdaroğlu, et de deux députés
du HDP, ont été déposées le 15 avril 2021. Les résumés de procédures
visant les députés du CHP se rapportent à la publication d’une brochure
du parti intitulé «Le bras politique de la FETÖ
en 21 questions». Elles s’ajoutent à
celles engagées contre 11 parlementaires du HDP et du Parti démocratique des
régions (DBP) des semaines auparavant et à d’autres concernant 25
membres de l’opposition, dont 22 membres du HDP, y compris les membres
de l’Assemblée Hişyar Öszoy et Feleknas Uca, qui sont poursuivis pour
des infractions liées au terrorisme, et trois députés du CHP. Trois
députés du HDP ont été déchus de leur mandat en raison de condamnations
liées au terrorisme. De plus, la réclusion à perpétuité aggravée
a été requise contre neuf députés du HDP, dont sa coprésidente,
Pervin Buldan, pour leur participation supposée à l’organisation
des «manifestations de Kobané» sanglantes en octobre 2014
. À ce jour, plus de 200 députés (soit
un tiers) risquent de perdre leur immunité.
10. Au nombre des points positifs, on peut citer le retour au
parlement du député de l’opposition Enis Berberoğlu (du CHP) après
une longue bataille politique: M. Berberoğlu a été condamné dans
un premier temps à 5 ans et 10 mois de prison en octobre 2017 pour
avoir divulgué des informations classées secret d’État à la suite
d’un article sur «les camions du MİT» dans le journal Cumhuriyet.
M. Berberoğlu a été réélu député en juin 2018 alors qu’il était
en détention provisoire. Une décision de la Cour suprême de cassation
a confirmé son immunité parlementaire et suspendu l’exécution de
sa peine pendant son mandat parlementaire. En juin 2020 cependant,
il a été privé, contre toute attente, de son immunité parlementaire,
et placé en détention. Puis il a été assigné à résidence en septembre
2020 en raison du règlement pénitentiaire dû à la covid-19. Après
que la Cour constitutionnelle turque eut conclu à deux reprises
à la violation de ses droits d’être élu et d’exercer des activités
politiques, un nouveau procès a pour finir été organisé devant une juridiction
de degré inférieur d’Istanbul, qui a permis son retour au parlement
. Nous avons toutefois
été informés de l’envoi de nouveaux résumés de procédures au parlement
le mois dernier, cherchant de nouveau à ce que l’immunité de M. Berberoğlu
soit levée.
11. La suppression de l’immunité du député du HDP, Ömer Faruk
Gergerlioğlu, et la déchéance de son mandat est un autre exemple
frappant
. M. Gergerlioğlu est
issu d’un milieu conservateur et il militait en faveur des droits
humains au sein de l’organisation Mazlum-Der. Médecin, il a été
écarté de la profession médicale par un décret pris dans le cadre
de l’état d’urgence le 7 janvier 2017 et n’a pu exercer ni dans
des établissements de santé publics ni dans des établissements privés.
Élu député en 2018, il est resté un ardent défenseur des droits
humains. Il a été reconnu coupable en 2016 d’avoir «fait de la propagande
pour une organisation terroriste» et condamné à deux ans et demi
de prison après avoir retweeté un article (rapportant que la direction
du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) avait appelé l’État
turc à faire un pas vers la paix) qui a été publié par l’agence
de presse T24. Cette agence n’a pas été poursuivie pour cette publication
,
ce qui rend la condamnation de M. Gergerlioğlu douteuse, voire spécieuse.
La Cour suprême de cassation a confirmé sa condamnation et sa peine
de deux ans et demi de prison en février 2021. M. Gergerlioğlu a introduit
un recours individuel devant la Cour constitutionnelle
(qui
n’a pas d’effet suspensif) pour contester les motifs de sa condamnation.
Le parlement a toutefois procédé à la lecture de sa condamnation
le 17 mars 2021, entraînant la perte automatique de son siège
. M. Gergerlioğlu a lancé
une «veille de la justice» au parlement pour protester contre la
déchéance de son mandat, a été expulsé, arrêté le 21 mars 2021 à
la suite d’une enquête ouverte suite à son «refus de quitter le
parlement», puis relâché et enfin placé en détention le 3 avril
2021 alors qu’il était hospitalisé.
12. La Constitution prévoit que les condamnations définitives
entraînent automatiquement la perte de mandat. La Cour constitutionnelle
n’est pas une instance d’appel de la Cour suprême de Cassation et
les recours individuels devant la Cour constitutionnelle n’ont pas
d’effet suspensif. Ces derniers temps, nous avons observé que dans
plusieurs décisions, la Cour constitutionnelle a constaté une violation
des droits garantis par la Convention européenne des droits de l'homme
(ETS no 5). Elles ont abouti à la réouverture
de procès des parlementaires, et finalement à leur retour au parlement.
Les décisions de la Cour constitutionnelle ont donc joué un rôle
déterminant dans le rétablissement de l’immunité des parlementaires.
M. Berberoğlu en a bénéficié en 2020 et en 2021 (voir ci-dessus),
tout comme le parlementaire Sırrı Süreyya Önder en 2019. En outre,
comme dans l’affaire de M. Berberoğlu, l’exécution de peines antérieures
est (ou peut être) suspendue jusqu’à la fin du mandat des parlementaires
condamnés afin de respecter leur immunité parlementaire. Ce n’est
pas le cas pour M. Gergerlioğlu.
13. Il est également marquant que de nombreux parlementaires de
l’opposition ont vu leur immunité parlementaire levée parce que
leurs déclarations ou leurs publications entrent dans le champ d’application
de la législation antiterroriste ou des dispositions du Code pénal
(et notamment son article 299 «insultes au Président»),que
l’Assemblée et la Commission de Venise ont qualifiées de problématiques.
Rappelons que la Commission de Venise estime que «la liberté d’expression
des députés fait partie intégrante de la démocratie. (…) Seuls les
propos appelant à la violence ou témoignant un soutien direct aux
auteurs d’actes violents peuvent entraîner des poursuites pénales.
(…) La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
montre qu’en Turquie, la question de la sauvegarde de la liberté
d’expression, notamment dans les affaires considérées comme relevant
de la propagande terroriste, pose problème. (…) la raison de ce
problème tient en partie au fait que plusieurs dispositions du Code
pénal ont un champ d’application trop large, mettant en péril la
liberté d’expression en général, et en particulier celle des membres
de l’Assemblée nationale. De l’avis de la Commission de Venise,
le système d’immunité parlementaire turc ne devrait pas être affaibli
mais renforcé, notamment afin de garantir la liberté d’expression
des membres du Parlement».
Nous
ne pouvons que renouveler ces recommandations de la Commission de
Venise.
3. Tentative
de dissolution du Parti démocratique des peuples (HDP)
14. Comme l’indiquent des résolutions
antérieures de l’Assemblée, les pressions exercées sur les politiciens
de l’opposition se sont intensifiées ces dernières années. L’Assemblée
a souligné que cette répression affecte de manière disproportionnée
le HDP et ses membres des niveaux local et national et qu’elle pourrait
compromettre le fonctionnement de ce parti. La Cour européenne des
droits de l’homme a conclu, en 2020, que l’arrestation et la détention
de l’ancien co-dirigeant du HDP, M. Demirtaş, en 2016 visait à terme
à étouffer le pluralisme et à limiter le libre jeu du débat politique.
15. Ces dernières semaines, les membres et les parlementaires
du HDP ont subi une nouvelle répression suite à la terrible exécution
de 12 citoyens turcs et d’un citoyen irakien retrouvés morts (exécutés)
après l’échec d’une opération de sauvetage lancée par l’armée turque
à Gara, dans le nord de l’Irak, le 10 février 2021. Les otages avaient
été enlevés par le PKK en 2015 et en 2016. Les circonstances de
cette opération militaire ont suscité des questions; les demandes
de l’opposition parlementaire visant à former une commission d’enquête ont
été rejetées. Mais deux jours plus tard, plus de 700 membres du
HDP ont été arrêtés: plus de 130 d’entre eux sont emprisonnés depuis
la mi-février.
16. Le 17 mars 2021, à la demande du MHP, le Procureur général
de la Cour suprême de Cassation, Bekir Şahin
,
a envoyé à la Cour constitutionnelle un acte d’accusation demandant
la dissolution du parti au motif que les membres du HDP chercheraient
«à détruire et à éliminer l’intégrité indivisible de l’État et de
sa nation» en agissant comme le prolongement du PKK et des «groupements
terroristes qui s’y rattachent» au sein du parlement. Le procureur
affirmait également que les députés «agissent au mépris des règles
du droit démocratique et universel», et demandait une interdiction
d’activité politique à l’encontre de 687 membres du HDP, y compris
des anciens co-présidents Figen Yüksekdağ et Selahattin Demirtaş
(en prison), les membres de l’Assemblée Hiszyar Oszoy, Feleknes
Uca et Tayip Temil, l’ancien membre de l’Assemblée Filiz Kerestecioğlu
et le membre honoraire de l’Assemblée Ertuğrul Kürkçü. Au total,
47 parlementaires élus au titre du HDP en 2018 sont inclus dans
cette liste.
17. S’il est démontré que le HDP est au «centre» des activités
jugées contraires à la Constitution, les sanctions pourraient inclure
la dissolution du parti et la radiation des membres du HDP (qui
auraient interdiction de devenir fondateurs, membres, cadres ou
inspecteurs d’un autre parti politique pendant cinq ans). Le parti pourrait
aussi être frappé de sanctions financières (sans toutefois être
dissous), en supprimant notamment l’aide financière du Trésor. Ces
décisions nécessitent une majorité qualifiée des deux tiers des
(15) membres de la Cour constitutionnelle.
18. Le 31 mars 2021, la Cour constitutionnelle a renvoyé l’acte
d’accusation à la Cour de Cassation en invoquant des «carences et
omissions procédurales». Dans sa décision motivée (publiée le 15
avril 2021), la Cour constitutionnelle a indiqué que le procureur
général de la Cour de Cassation n’avait pas démontré de lien entre
le HDP et les faits énoncés dans l’acte d’accusation, en ajoutant
la justification suivante: l’énoncé des agissements des personnes
concernées dans l’acte d’accusation [n’était] pas suffisant (…)
et le fait que le parti serait «devenu le centre» de tels agissements
[n’était] pas démontré
.
19. La question des dissolutions de partis est récurrente en Turquie.
Depuis 1961, 25 partis politiques ont été dissous. Depuis la première
entrée d’un parti pro-kurde au parlement (1991), cinq de ces partis
ont été dissous.
Le Président
Erdoğan et le Parti AK ont plusieurs fois affirmé leur opposition
à la dissolution de partis politiques. La Cour européenne des droits
de l'homme a souligné le rôle primordial des partis dans un régime
démocratique pour la jouissance des droits et libertés inscrits
à l’Article 11 (liberté de réunion et d’association) ainsi qu’à
l’Article 10 (liberté d'expression) de la Convention européenne
des droits de l'homme. En matière de partis politiques, elle considère
que les États contractants ont une marge d'appréciation limitée. Dans
tous les cas sauf un (l’interdiction du parti Refah), la Cour a
constaté une violation de l’article 11 de la Convention (liberté
de réunion et d’association) dans les affaires de dissolution de
partis politiques turcs, c’est-à-dire le Parti travailliste du peuple
(HEP), le Parti de la liberté et de la démocratie (OZDEP), le Parti
démocrate populaire (HADEP) et le parti Société démocratique (DTP)
.
20. Le parti AK a été visé par une procédure de dissolution en
2008
.
L’Assemblée avait examiné la question avant que la Cour constitutionnelle
ne rende sa décision; dans sa
Résolution
1622 (2008) «Fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie:
développements récents», l’Assemblée avait souligné le fait que,
«indépendamment de son aboutissement, l’action judiciaire engagée
contre le parti au pouvoir, le Premier ministre et le Président
de la République nuit sérieusement à la stabilité politique du pays,
ainsi qu’au fonctionnement démocratique des
institutions de l’État» (italique ajouté). A l’issue
de la procédure, le parti AK n’a pas été dissous (10 des 11 juges
avaient jugé que le parti AK avait exploité le sentiment religieux pour
promouvoir ses intérêts politiques et qu’il était devenu le centre
d’activités contraires aux principes d’une république démocratique
et laïque, mais seulement une majorité de 6 juges (au lieu des 7
nécessaires pour la majorité qualifiée) avaient voté la dissolution
du parti, qui a malgré tout été condamné à des sanctions financières
(la Cour constitutionnelle lui a retiré la moitié des aides publiques
pendant un an)
.
21. La tentative de dissolution du HDP semble être l’aboutissement
d’un processus de pressions constantes à l’encontre de ce parti.
La procédure est toujours en cours. Quelle que soit son issue, il
s’agit d’une évolution inquiétante qui soulève la question des motivations
politiques sous-jacentes à l’approche des prochaines élections présidentielles
et législatives prévues en 2023
. Nous insistons
sur le fait que tous les partis politiques jouissent des libertés
et des droits énoncés à l’article 11 (liberté de réunion et d’association)
et à l’article 10 (liberté d'expression) de la Convention européenne
des droits de l'homme. Les dissolutions de partis politiques sont
des mesures draconiennes qui ne devraient être envisagées qu’en
dernier ressort. Nous sommes confiants que la Cour constitutionnelle
se laissera guider par les règles strictes qui encadrent la dissolution
de partis politiques en Turquie, la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l'homme – qui insiste sur la stricte interprétation
des exceptions énoncées à l’Article 11, avec une marge d'appréciation limitée
pour les États contractants – et par les Lignes directrices de 1999
sur l’interdiction et la dissolution des partis politiques et les
mesures analogues de la Commission de Venise.
4. Le
retrait de la Convention d’Istanbul: enjeux nationaux et internationaux
22. Le 20 mars 2020, le Président
de la République a signé, à minuit, une décision retirant la Turquie
de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la
lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique
(
STCE
n° 210), également connue sous le nom de «Convention d’Istanbul».
Cette convention a été ouverte à la signature lors de la présidence
turque du Comité des Ministres à Istanbul il y a dix ans. Cette
décision présidentielle a suscité de très nombreuses réactions en
Turquie, en Europe et au-delà, ainsi qu’une déclaration de la Secrétaire
Générale du Conseil de l’Europe, Marija Pejčinović Burić, qui a déploré
une «terrible nouvelle» et déclaré que «cette décision est un revers
considérable. Elle est d’autant plus déplorable qu’elle compromet
la protection des femmes en Turquie, en Europe et dans le monde»
. Dans leur déclaration commune, le
Président de l’Assemblée, Rik Daems, et le Président du Comité des
Ministres, le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas,
ont rappelé que la Turquie avait été le premier État membre «à ratifier
en 2012 la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et
la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence
domestique, ouverte à la signature à Istanbul pendant la Présidence
turque de l’Organisation, il y a dix ans. Et elle l’a fait au moyen
d’un vote unanime de la Grande Assemblée nationale. Aussi regrettons-nous
vivement la décision du Président de la Turquie de se retirer de
cette Convention qui bénéficie d’un large soutien dans le pays»
.
23. La décision de retrait a été prise sans aucun débat parlementaire.Tout
cela est d’autant plus regrettable que la Grande Assemblée nationale
avait joué un rôle moteur et pionnier dans la promotion de la ratification de
la Convention. La ratification avait également joué en faveur de
l’adoption par le parlement turc, en 2012, de la loi n° 6284 sur
la protection de la famille et la prévention de la violence à l’égard
des femmes (qui, nous le voyons aujourd’hui, est remise en question
par des proches du Nouveau Parti de la prospérité
).
24. Il convient également de noter que la Convention d’Istanbul
était la première convention du Conseil de l’Europe à prévoir, à
l’article 70, la participation des parlements nationaux au suivi
de sa mise en œuvre. L’Assemblée et son réseau parlementaire pour
le droit des femmes de vivre sans violence
ont adopté de nombreux rapports soulignant
le rôle crucial des parlementaires et des parlements pour faire
face à un problème sociétal auquel sont confrontés tous les États
membres du Conseil de l’Europe – la violence fondée sur le genre
–, pour lutter contre la violence domestique et la violence à l’égard
des femmes, et pour exercer un contrôle sur les politiques publiques
nécessaires à l’éradication de ce fléau.
25. En outre, nous regrettons profondément que le retrait ait
été justifié en s’appuyant sur des discours trompeurs selon lesquels
la convention aurait été «récupérée par la communauté LGBT» pour
«normaliser l’homosexualité», considérée comme «incompatible avec
les valeurs sociales et familiales de la Turquie»
. De
tels messages sont clairement contraires à l’objectif même de la
convention, qui est de protéger les femmes contre la violence, y
compris la violence domestique. Nous avons également entendu que
le retrait de la convention permettrait de garantir une meilleure
protection des femmes grâce à l’adoption éventuelle d’une législation
nationale. Même si la législation nationale turque peut être suffisante
pour lutter contre la violence à l'égard des femmes, le fait de
se retirer de la Convention d'Istanbul implique que la Turquie ne
peut plus bénéficier de ses dispositions relatives à la coopération
internationale en matière pénale et solliciter la coopération des
autres États parties pour traduire en justice les auteurs de crimes
à l'encontre des femmes. En outre, le fait d’être Partie à la convention
permet de bénéficier de l’évaluation par un organisme de suivi indépendant,
le Groupe d'experts sur la lutte contre la violence à l'égard des
femmes et la violence domestique (GREVIO).
26. Les modalités du retrait ont également soulevé des questions
parmi les militants de la société civile et les partis d’opposition.
Une coalition d’ONG a appelé le Conseil de l’Europe à rejeter la
notification envoyée par les autorités turques
; cela n’est toutefois pas possible,
car toute Partie peut dénoncer la convention en adressant une «notification»
au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe (article 80 de la Convention).
La dénonciation a été notifiée le 22 mars 2021. Elle prendra effet
le 1er juillet 2021.
27. Des objections ont également été soulevées quant au fait que
la Convention d’Istanbul avait été ratifiée par le Parlement en
2012 (il y avait alors un système parlementaire) et qu’elle devrait
donc, mutatis mutandis, être
dénoncée par le Parlement. Il apparaît qu’il existe différents points
de vue juridiques à ce sujet, et nous laissons aux spécialistes
ces considérations juridiques. Nous tenons toutefois à souligner
que, d’un point de vue politique, il aurait été important de consulter
le parlement et les organisations de la société civile actives dans
ce domaine avant de prendre une décision dont des millions de femmes
et de filles en Turquie devront subir les conséquences. Le champ
d’application de la convention, qui bénéficiait d’un vaste soutien
de la société, couvre un large éventail de droits humains. En outre,
nous observons que la décision présidentielle de retrait ne se fonde
pas sur un consensus au sein de la société: en effet, tous les principaux
partis d’opposition, y compris le CHP, le HDP et l’IYI, les organisations
de femmes et de nombreux citoyens ont exprimé leur attachement à
la Convention d’Istanbul et ont décidé de saisir le Conseil d’État
en vue d’annuler la décision présidentielle du 20 mars 2021. D’autre
part, il est effrayant de voir que des femmes qui manifestaient
en faveur de la Convention d’Istanbul ont subi des violences policières
et ont même été arrêtées.
28. Dans cet esprit, et sans préjuger de la décision du Conseil
d’État, nous attendons de la Grande Assemblée nationale turque qu’elle
mène des débats sérieux au parlement: il est urgent de tenir une discussion
sur la Convention d'Istanbul qui soit basée sur des faits – et non
sur des idées fausses et des mythes fondés sur des motivations politiques.
Le parlement devrait également travailler en étroite collaboration avec
les organisations de la société civile œuvrant dans ce domaine,
maintenir son engagement dans la lutte contre la violence à l’égard
des femmes et la violence domestique et veiller à ce que toutes
les mesures soient prises pour protéger les victimes, poursuivre
les auteurs, prévenir la violence à l’égard des femmes et promouvoir
l’égalité entre les femmes et les hommes, comme l’exigent les obligations
positives incombant aux États membres en vertu de la Convention
européenne des droits de l’homme. Un pas positif a été fait avec
la création d'une commission parlementaire ad hoc sur «la recherche
des causes de la violence à l'égard des femmes afin de déterminer
les politiques nécessaires» le 9 mars 2021, suite à un vote unanime
de la plénière. Cette commission comprend 19 parlementaires de tous
les partis politiques et travaillera pendant 3 mois (avec une prolongation
possible d'un mois). Notons que cette décision fait suite cependant
à de nombreuses tentatives infructueuses des partis d'opposition
pour mettre en place une telle commission parlementaire ad hoc au
vu de la hausse des féminicides et des violences faites aux femmes.
Depuis juin 2018, les partis d'opposition ont déposé des dizaines
de motions (le CHP à lui seul 23 d'entre elles) qui n'ont pas été
mises à l'ordre du jour en Assemblée générale ou qui ont été rejetées
par la majorité au pouvoir.
29. Nous reconnaissons que la ratification et la dénonciation
de traités internationaux relèvent de la souveraineté nationale.
Cependant, nous sommes d’avis que le retrait d’une convention fondée
sur les droits humains et qui avait été ratifiée à l’unanimité par
le parlement, le même parti étant au pouvoir au moment de la ratification
et au moment de la dénonciation, ne peut que surprendre et constituer
un pas en arrière pour le pays. Nous craignons également qu’au niveau
européen, la décision affaiblisse la coopération multilatérale promue
par les 47 États membres du Conseil de l’Europe en 2011.
30. Nous avons également observé que la décision unilatérale du
président de se retirer d’un traité international sans aucune consultation
du parlement ou de la société a suscité des débats hypothétiques
quant à la possibilité (juridique) pour le président de décider
unilatéralement du retrait de tout autre traité international, y
compris la Convention européenne des droits de l’homme ou d’autres
conventions
. Cette «possibilité»
pourrait nuire à la stabilité et la prévisibilité juridique du pays.
Cela nous amène à penser que nous devrions engager une réflexion
sur les normes qui devraient régir la ratification et le retrait
de traités internationaux dans une société démocratique, au-delà
des conditions juridiques et constitutionnelles de base. A cet égard,
l’expertise de la Commission de Venise serait utile pour nous fournir
une étude comparative, et si possible des lignes directrices, sur
les modalités de ratification et de dénonciation des conventions
du Conseil de l’Europe.
5. Autres
développements récents relatifs aux droits humains et à l’État de
droit
5.1. Non-exécution
des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme dans les
affaires Demirtaş et Kavala
31. Il n’a pas été enregistré de
progrès dans l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme concernant l’ancien coprésident du HDP, Selahattin Demirtaş,
et le philanthrope Osman Kavala; dans ces deux affaires, la Cour
de Strasbourg a constaté qu’il y avait eu violation de l’article
18 de la Convention. Le Comité des Ministres, qui surveille l’exécution
des arrêts de la Cour, s’est réuni du 9 au 11 mars 2021.
32. Le Comité des Ministres a, une nouvelle fois, instamment invité
les autorités turques à libérer immédiatement Selahattin Demirtaş
,
rappelant que son arrestation et sa détention provisoire (depuis
2016), en particulier au cours de deux campagnes critiques, avaient
poursuivi un but inavoué, à savoir étouffer le pluralisme et limiter
le libre jeu du débat politique (violation de l’article 18 combiné
avec l’article 5); il a décidé de reprendre l’examen des mesures
individuelles lors de sa prochaine réunion, en juin 2021, si le
requérant n’était pas libéré avant cette date.
33. Le Comité des Ministres a également examiné l’exécution de
l’arrêt de la Cour dans l’affaire
Kavala
c. Turquie ,
à la suite de la résolution intérimaire adoptée en décembre 2020.
Il a rappelé les conclusions de la Cour selon lesquelles l’arrestation
et la détention provisoire du requérant avaient eu lieu en l’absence d’éléments
de preuve permettant de penser qu’il existait des raisons plausibles
de le soupçonner d’avoir commis une infraction (violation de l’article
5.1 de la Convention) et également qu’elles poursuivaient un but inavoué,
à savoir le réduire au silence et dissuader d’autres défenseurs
des droits de l’homme (violation de l’article 18 combiné avec l’article
5.1). Le Comité des Ministres a réitéré sa profonde préoccupation
et appelé à libérer Osman Kavala, dans l’attente de la décision
motivée de la Cour constitutionnelle (qui avait estimé que la détention
de M. Kavala était légale); en outre, il a décidé d’envoyer une
lettre au ministre des Affaires étrangères et d’examiner cette affaire
à chacune de ses réunions ordinaires et de ses réunions Droits de l’homme.
34. D’autre part, le Comité des Ministres est parvenu à la conclusion
que «les constats de la Cour dans cette affaire, en particulier
au titre de l’article 18 de la Convention, et les événements ultérieurs
qui donnent lieu à la présomption susmentionnée que cette violation
se poursuit, confirmée par les conclusions d’autres organes du Conseil
de l’Europe,
révèlent des problèmes généralisés
concernant l’indépendance et l’impartialité du système judiciaire
turc; [invite] par conséquent les autorités à
prendre des mesures législatives et autres suffisantes
pour protéger le pouvoir judiciaire et veiller à ce qu’il soit suffisamment
solide pour résister à toute influence indue, y compris de la part
du pouvoir exécutif»
(italique ajouté).
35. Il est très décourageant de voir qu’aucun progrès n’a été
accompli dans ces affaires, au contraire. En décembre 2020, la Cour
constitutionnelle a jugé, par 8 voix contre 7, que le maintien en
détention de M. Kavala ne portait pas atteinte à ses droits à la
liberté et à la sécurité, en dépit de l’arrêt de la Cour. Le juge
Engin Yıldırım a qualifié l’emprisonnement de M. Kavala de «spirale
juridique kafkaïenne» dans son opinion dissidente: «la libération
du requérant à deux reprises et son arrestation à trois reprises,
quasiment sous les mêmes accusations et sans la manifestation de
nouveaux éléments de preuve entraînant de forts soupçons, ressemble
à une spirale juridique kafkaïenne»
. Le directeur Europe d’Amnesty International,
Nils Muižnieks, a rappelé que le maintien en détention d’Osman Kavala
et de Selahattin Demirtaş, qui ont été arbitrairement et injustement
privés de liberté pendant des années malgré les décisions contraignantes
de la Cour imposant de les libérer, «tourne en dérision la tentative
du gouvernement du Président Recep Tayyip Erdoğan d’étouffer les
atteintes aux droits systémiques en dévoilant [le 2 mars 2021] un
plan d’action en faveur des droits humains insignifiant. Les autorités
turques doivent libérer Osman Kavala et Selahattin Demirtaş, permettre
aux défenseurs des droits humains de faire leur travail et cesser
d’exercer des pressions indues sur les juges»
.
5.2. Liberté
d’expression et des médias
36. Nous souhaitons rappeler que,
dans plusieurs résolutions, l’Assemblée a appelé les autorités turques
à améliorer la situation des médias et à renforcer la liberté d’expression
et des médias. Malheureusement, la situation ne s’est guère améliorée.
Certes, il semble qu’il y ait un peu moins de journalistes en prison
que les années précédentes, mais les journalistes demeurent exposés
à «des sanctions graduelles (amendes, privation de publicité et
réduction de la bande passante)»
et au harcèlement juridique, notamment
des poursuites pour des infractions liées au terrorisme. En 2020,
dans le Classement mondial de la liberté de la presse de l’organisation
Reporters sans frontières, la Turquie était classée 154e sur
180 pays (contre 157e en 2019). Amnesty
International, pour sa part, s’inquiète vivement du fait que «la
répression des voix dissidentes a conduit le journalisme indépendant
en Turquie au bord du précipice»
. Deux affaires récentes
en rapport avec la liberté des médias sont mentionnées ci-dessous.
37. La Cour, dans un arrêt de chambre
(non définitif)
du 13 avril 2021, a constaté une violation du droit à la liberté
et à la sûreté et du droit à la liberté d’expression du journaliste
et romancier Ahmet Altan – qui a passé plus de quatre ans en prison
–, compte tenu de l’absence de preuves et de soupçons plausibles
et de l’impossibilité pour M. Altan d’accéder à son dossier. M. Altan
avait été inculpé pour terrorisme en 2016, après le coup d’État
manqué, en raison de ses liens présumés avec le mouvement Gülen,
et condamné à 10 ans et 6 mois de prison pour «tentative de renversement
du Gouvernement de la Turquie» puis pour «complicité, en connaissance
de cause, avec une organisation terroriste sans faire partie de
sa structure hiérarchique». La Cour a estimé que M. Altan avait
écrit les articles incriminés dans le cadre d’une activité journalistique
et que ceux-ci ne pouvaient être interprétés comme une raison plausible
de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions en question.
Les critiques du requérant à l’égard de l’orientation politique
du président ne pouvaient être considérées comme un indice qu’il
aurait eu préalablement connaissance de la tentative de coup d’État
du 15 juillet 2016
.
38. Le 14 avril 2021, la Cour suprême de cassation a rendu une
décision selon laquelle M. Altan devait être libéré, compte tenu
de son emprisonnement prolongé de plus de quatre ans et demi. Nous
saluons la rapidité et le verdict de la Cour suprême de cassation
dans sa décision sur la réparation des atteintes aux droits de M. Altan
et sa remise en liberté. Toutefois, cela ne doit pas faire oublier
les nombreuses années qu’il a passées en prison après le coup d’État
manqué, pour son appartenance présumée au mouvement güleniste et
pour les articles qu’il avait écrits, ni le fait que de nombreux
journalistes sont encore en détention.
39. Le 8 avril 2021, la Cour constitutionnelle a décidé d’abroger
l’article d’un décret-loi qui ouvrait la possibilité de fermer des
médias au motif qu’ils constituaient une «menace pour la sécurité
nationale», et d’annuler une disposition qui ouvrait la possibilité
de confisquer les avoirs des médias ainsi fermés. Au cours de l’état
d’urgence déclaré à la suite du coup d’État manqué du 15 juillet
2016, quelque 204 médias et sociétés de distribution ont été fermés
en application de neuf décrets-lois; 179 médias sont encore fermés.
L’Assemblée et la Commission de Venise
avaient, à l’époque, exprimé la
crainte que ces dispositions porteraient gravement atteinte au paysage
médiatique et à la liberté d’expression et des médias. C’est pourquoi
nous saluons la décision de la Cour constitutionnelle, même s’il
faudra du temps pour réparer les dommages causés, ce qui nécessite
de prévoir une indemnisation adéquate des médias concernés
.
5.3. Pressions
sur les voix dissidentes et critiques
40. Nous avons continué de prêter
une attention particulière à la dynamique société civile turque,
qui aspire au plein exercice de ses droits fondamentaux. Comme l’Assemblée
l’a déjà constaté dans de précédentes résolutions, les voix dissidentes
ou critiques, en particulier celles émanant de la société civile,
sont muselées. Nous avons été choqués d’apprendre l’arrestation
d’Öztürk Türkdoğan, président de l’Association pour les droits de
l’homme, le 19 mars 2021, lors d’une vague d’arrestations anti-PKK,
qui a aussi pris pour cible des responsables du HDP. M. Türkdoğan
a ensuite été libéré et placé sous contrôle judiciaire, avec interdiction
de voyager à l’étranger. M. Türkdoğan pense que cette arrestation
est liée à sa prise de position faisant suite à l’assassinat des
otages turcs de Gara (voir plus haut), et à l’allocution prononcée
dans la foulée par le ministre de l’Intérieur, M. Sülyeman Soylu,
qui a taxé l’Association pour les droits de l’homme d’«association
maudite».
41. L’environnement juridique s’est aussi dégradé. En décembre 2021,
nous avions réagi à l’adoption de la loi relative à la prévention
du financement de la prolifération des armes de destruction massive
, qui prévoit la possibilité de
«suspendre temporairement» des dirigeants d’ONG faisant l’objet
d’enquêtes liées au terrorisme et de les remplacer par des administrateurs
nommés par le gouvernement, afin de mieux contrôler les activités
de collecte de fonds des ONG ainsi que les dons provenant de pays
étrangers. Les autorités ne nous ont pas convaincus en nous expliquant
que cette loi visait à lutter contre le blanchiment de capitaux.
Cette législation envoie bel et bien un signal fort et dissuasif
aux organisations de la société civile et fragilise les fondations
du fonctionnement démocratique de la société turque. Dans une lettre
envoyée aux ministres de la Justice et de l’Intérieur et publiée
le 10 mars 2021, la Commissaire aux droits de l’homme, Mme Dunja
Mijatović, a appelé les autorités turques à «se garder de restreindre
davantage les activités des ONG et la liberté d’association au nom
de la lutte contre le terrorisme». Elle demande aux autorités de
ne pas mettre en œuvre cette loi, qui, dans les faits, risquerait
de menacer les droits des ONG
.
42. Nous suivons également d’autres procédures et questions juridiques
dont les ONG font l’objet. Dans l’affaire Büyükada (qui
concerne la poursuite pour des charges liées au terrorisme remontant
à 2017 de 11 défenseurs des droits humains ayant assisté à un séminaire
sur les droits humains sur l’île de Büyükada), nous sommes consternés
d’apprendre que le procureur de la Cour suprême de cassation a demandé
la confirmation de la condamnation de l’ancien président et aujourd’hui
président honoraire d’Amnesty International Turquie, Taner Kılıç,
alors qu’il a demandé l’annulation des condamnations des trois autres
défenseurs des droits humains. Compte tenu (de l’absence) des preuves
produites contre M. Kılıç, cette décision s’apparente à un harcèlement
judiciaire à l’encontre d’un défenseur des droits humains, et s’accompagne
d’effets dissuasifs manifestes sur les autres défenseurs. Nous demandons
instamment aux autorités de réexaminer avec soin cette affaire et
d’abandonner les poursuites.
43. Nous avons également examiné la manière dont ont été gérées
les manifestations pacifiques organisées sans interruption depuis
la nomination de M. Bulu au poste de recteur de l’Université du
Bosphore par le Président Erdoğan le 2 janvier 2021. Cette nomination
– ainsi que les nominations ultérieures des doyens des facultés
récemment créées – est remise en question par la communauté étudiante
et le milieu universitaire. En tant que corapporteurs, nous avons
consulté des étudiants, des professeurs ainsi que des représentants
du Conseil supérieur de l’enseignement (YÖK) et des ministères de
la Justice et de l’Intérieur, et nous leur avons fait part de nos
inquiétudes concernant l’arrestation et l’incarcération d’étudiants,
les atteintes à leur liberté d’expression et de réunion, le recours
disproportionné à la violence policière, les déclarations homophobes
faites par des représentants de l’État et les craintes exprimées
concernant les libertés académiques et les processus démocratiques
relatifs aux procédures de nomination. Les autorités ont indiqué
que toutes les procédures étaient légales et que les interventions
de la police avaient été proportionnées. Or nous constatons que
ce conflit, qui dure depuis plus de 100 jours, est profondément enraciné.
Nous appelons donc les autorités à ouvrir le dialogue avec toutes
les parties prenantes, à prendre en compte l’aspiration légitime
à des processus démocratiques et à une bonne gouvernance des universités, et
à trouver une solution à cette crise.
5.4. Le
climat électoral: défis et perspectives
44. Les autorités ont engagé des
réformes judiciaires et économiques en 2021 pour restaurer la confiance des
investisseurs et résoudre les problèmes économiques majeurs dus
à la pandémie de covid-19, à la forte inflation et au taux de chômage
élevé, et à l’effondrement de la lire turque. Dans ce contexte,
le Président Erdogan a, le 2 mars 2021, dévoilé le Plan d’action
pour les droits humains, qui comprend 9 objectifs
, 50 cibles
et près de 400 activités à mettre en œuvre sur les deux prochaines
années. Ce plan vise notamment à «renforcer le droit à un procès
équitable», à «protéger et renforcer les libertés d’expression,
d’association et de religion» et à promouvoir «la prévisibilité
et la transparence juridiques». Il a été accueilli avec un grand scepticisme
par l’opposition et les ONG, la Cour suprême de cassation ayant,
le même jour, lancé la procédure de dissolution du HDP. Pour notre
part, nous espérons que les autorités turques saisiront l’occasion
de ce plan d’action pour prendre des mesures utiles et combler plus
rapidement les lacunes structurelles en matière de droits humains
et d’État de droit, s’agissant notamment de l’indépendance de la
justice et de la révision et une interprétation plus stricte de
la législation antiterroriste.
45. D’importantes réformes politiques ont été annoncées dans le
sillage de la publication du Plan d’action pour les droits humains,
notamment la révision de la loi sur les partis politiques et de
la loi relative aux élections ainsi que la rédaction d’une «constitution
civile». En ce qui concerne la loi relative aux élections, il est
envisagé d’abaisser le seuil électoral (actuellement de 10 %, soit
le plus élevé d’Europe), ce qui serait une bonne chose, cette mesure
étant demandée par l’Assemblée depuis longtemps. La révision de
ces dispositions législatives devrait aussi, selon nous, viser à
renforcer le pluralisme politique, de façon (nous citons la Commission
de Venise) à «promouvoir le pluralisme comme moyen de garantir la
participation de toutes les personnes et de tous les groupes, y
compris les minorités, à la vie publique, ce qui devrait également
permettre l’expression des points de vue de l’opposition et des
transitions démocratiques du pouvoir».
46. Nous espérons que les autorités turques saisiront aussi cette
occasion pour remédier à certains problèmes de transparence et d’intégrité
relevés par le GRECO dans ses rapports de conformité de mars 2021 (3e et
4e cycles), dans lesquels il demande
instamment à la Turquie de garantir l’indépendance pleine et entière
de la justice, de mettre en place des normes d’intégrité pour les
députés et d’assurer la transparence du financement des partis politiques
.
47. Le GRECO a conclu qu’aucun résultat concret n’a été obtenu
en ce qui concerne le renforcement de la transparence du financement
des partis politiques et des campagnes électorales (qui est en discussion
depuis 2010), à quelques exceptions près, notamment l’adoption de
la législation sur le financement des campagnes des candidats à
la présidence. Un projet de loi
est en préparation
depuis 2014. Pour le GRECO, «la situation actuelle n’est pas satisfaisante:
des progrès considérables doivent encore être faits en matière de transparence
du financement politique en Turquie. Sur neuf recommandations, une
seule a été pleinement mise en œuvre ces dix dernières années. Des
mesures résolues sont attendues de la part des autorités turques
pour accroître la transparence du financement politique, y compris
en matière électorale.» En ce qui concerne la prévention de la corruption
des parlementaires, des juges et des procureurs, le GRECO regrette l’absence
d’une loi sur la conduite éthique des membres du parlement ainsi
que l’absence de mesures visant à garantir l’intégrité des députés,
et souligne la nécessité de renforcer la transparence du processus
législatif.
48. L’Assemblée a souligné dans bon nombre de ses précédents rapports
la nécessité d’accroître l’indépendance et l’impartialité de la
justice, comme recommandé par la
Commission
de Venise dans son avis de 2017, par la Cour dans ses décisions
et par le Comité des Ministres dans une récente décision, dans laquelle
il relève «les problèmes généralisés d’indépendance et d’impartialité
du système judiciaire turc». Dans ses rapports de mars 2021, le
GRECO note qu’au fil des ans, «les changements structurels fondamentaux
ont porté atteinte à l’indépendance du système judiciaire et contribué
à faire apparaître celui-ci comme encore plus tributaire de l’exécutif
et du monde politique»: «Le fait que le Conseil de la magistrature
(HSK) soit composé de personnes désignées par le président de la
république et la GANT et qu’aucun de ses membres ne soit élu par
les juges et les procureurs eux-mêmes va à l’encontre des normes
européennes relatives à l’indépendance des conseils de justice.
Le pouvoir exécutif conserve une forte influence sur un certain
nombre de questions clés concernant le fonctionnement du système
judiciaire
.»
6. Quelques
remarques en guise de conclusion
49. Le présent rapport est le troisième,
en trois ans, à décrire de graves défaillances dans le fonctionnement des
institutions démocratiques de la Turquie. Les conclusions tirées
en janvier 2019 par nos prédécesseurs sont toujours valables: «Les
élections [de juin 2018] se sont déroulées dans un climat où le
débat pluraliste et démocratique était limité, les possibilités
de faire campagne et la couverture médiatique inégales, et les ressources
administratives mal utilisées. En conséquence, la Turquie a maintenant
un président disposant de pouvoirs très étendus, un parlement trop
faible pour jouer son rôle de contrepoids et dont la plupart des membres
sont affiliés au parti du Président et de ses alliés, et un appareil
judiciaire dont l’indépendance a été rognée. Les libertés d’expression,
de réunion et d’association sont limitées, tandis que les médias indépendants
et la société civile sont soumis à de fortes pressions. La possibilité
pour les opposants politiques de jouer un rôle significatif dans
la vie publique, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du parlement,
s’en trouve extrêmement réduite
.»
Au vu des conclusions de plusieurs mécanismes de suivi du Conseil
de l’Europe, force est de constater que, quatre ans après l’adoption
des amendements constitutionnels de 2017, la mise en œuvre de ces
réformes a considérablement affaibli les principes de la séparation
des pouvoirs et des freins et contrepoids, avec pour conséquence
une ingérence indue de l’exécutif dans le système judiciaire, ce
qui a des effets dévastateurs sur le fonctionnement des institutions
démocratiques, à l’échelon national comme au niveau local.
50. Nous réaffirmons notre ferme conviction que la procédure de
suivi doit reposer sur la confiance, la coopération et le dialogue
franc. Le suivi est une composante essentielle de notre action,
et nous remercions la délégation turque pour sa volonté de nous
assister dans notre travail et d’échanger avec nous et avec la commission
de suivi. Dans le même temps, ce processus devrait aussi aboutir
à une coopération véritable entre l’Assemblée et les autorités turques,
pour que les choses avancent.
51. Dans ce contexte, nous accueillons avec satisfaction chaque
étape franchie et chaque effort entrepris pour promouvoir nos normes.
L’élaboration du Plan d’action pour les droits humains va dans ce
sens, et nous espérons que sa mise en œuvre donnera des résultats
concrets. Pour autant, dans le même temps, les faits que nous observons
contredisent de manière criante les intentions affichées. Il n’est
pas acceptable qu’un tiers des députés, en grande majorité issus
de l’opposition, y compris les dirigeants des deux grands partis d’opposition
au parlement, risquent de perdre leur mandat, principalement en
raison de leurs déclarations. Une telle situation ne permet pas
le bon fonctionnement d’un parlement. Cette remarque vaut également
pour une partie des institutions judiciaires, qui ont perdu leur
indépendance et dont on peut s’attendre à ce qu’elles rendent des
verdicts dictés par des motivations politiques, ce qui est extrêmement
préjudiciable à l’État de droit et à la démocratie.
52. Nous avons bon espoir qu’une inversion des tendances actuelles
est possible. Tout d’abord, la situation démocratique pourrait considérablement
s’améliorer s’il était mis fin au musellement des opinions dissidentes. Les
enquêtes et les poursuites à l’encontre de journalistes, d’ONG,
de défenseurs des droits humains, d’universitaires, d’étudiants
et d’autres critiques du gouvernement ne devraient plus être des
pratiques habituelles. De même, le harcèlement judiciaire des députés
d’opposition (par la soumission de nombreux résumés de procédures
visant à faire lever leur immunité ou par les tentatives de dissolution
de leurs partis) ne devrait plus être monnaie courante. Ces faits
mettent gravement en danger la démocratie parlementaire, voire jettent
le doute sur le rôle et la fonction mêmes de l’opposition, sinon
du parlement. Comment ce dernier peut-il contribuer au fonctionnement
démocratique de l’État s’il n’est pas perçu comme le lieu où s’expriment des
opinions critiques et différentes et où sont débattues des questions
qui concernent l’ensemble de la société, comme les droits des femmes,
dans le but d’élaborer une législation meilleure et conforme aux
normes internationales? La décision unilatérale du président de
la république de retirer son pays de la Convention d’Istanbul –
laquelle a des effets réels sur la vie de millions de femmes en
Turquie – est une triste et inquiétante illustration de cette dangereuse
tendance.
53. Nous encourageons les autorités turques à s’engager dans un
processus de consultations inclusives et à évaluer le fonctionnement
de leurs institutions démocratiques judiciaires, à la lumière de
l’aspiration démocratique du peuple turc et en tenant compte de
sa diversité. Les autorités turques devraient profiter de l’annonce
de la rédaction d’une nouvelle constitution pour solliciter la coopération
du Conseil de l’Europe, notamment de sa Commission de Venise, afin
que le cadre constitutionnel rétablisse la séparation des pouvoirs
et les mécanismes de freins et contrepoids et que la législation
sur les élections satisfasse aux conditions nécessaires pour garantir
des processus électoraux équitables ainsi que le pluralisme politique.
54. En tant que corapporteurs, nous resterons attachés à un dialogue
utile et constructif avec les autorités et nous prévoyons d’évaluer
les progrès réalisés dans un rapport de suivi détaillé, qui sera
présenté au cours d’une future partie de session de l’Assemblée.
Dans l'intervalle, notre Assemblée devrait continuer de suivre de
près les développements dans le pays en ce qui concerne la démocratie,
l’État de droit et les droits humains, renforcer sa coopération
et fournir toute l'assistance nécessaire.