1. Introduction
1. Les auteurs de la proposition
de résolution sur laquelle repose le présent rapport s’inquiètent
«du nombre croissant de responsables politiques nationaux, régionaux
et locaux poursuivis pour des déclarations faites dans l’exercice
de leur mandat, en particulier en Espagne et en Turquie». Ils rappellent
la
Résolution 1900 (2012), «La définition de prisonnier politique», et la
Résolution 1950 (2013) «Séparer la responsabilité politique de la responsabilité
pénale». La proposition de résolution évoque également le point
de vue de la Commission européenne pour la démocratie par le droit
(Commission de Venise), pour qui «le but premier de l’immunité parlementaire
est la protection fondamentale de l’institution parlementaire et
la garantie tout aussi fondamentale de l’indépendance des élus,
qui est indispensable pour leur permettre d’exercer leurs fonctions démocratiques
de manière effective, sans craindre une ingérence de l’exécutif
ou du pouvoir judiciaire». Selon la Commission de Venise, la liberté
d’expression des parlementaires doit être étendue et devrait être
protégée y compris lorsqu’ils s’expriment en dehors du parlement.
«Cela vaut également et surtout pour les parlementaires de l’opposition
dont les idées sont très différentes de celles de la majorité»
. En parallèle,
la proposition de résolution insiste sur le fait que «le discours
de haine et les appels à la violence ne sauraient être tolérés,
y compris de la part des responsables politiques». Le but déclaré
de la proposition est que l’Assemblée «examine, du point de vue
du droit et des droits humains, la situation des responsables politiques emprisonnés
pour avoir exercé leur liberté d’expression à la lumière des principes
défendus par le Conseil de l’Europe et plus particulièrement par
la Convention européenne des droits de l’homme». Ce rapport aborde exclusivement
les questions tout spécialement soulevées par cette proposition
et
non des questions juridiques ou
politiques plus générales, comme les conditions dans lesquelles
une sécession est ou devrait être possible
.
2. Dans la note introductive (AS/Jur (2019) 35 du 1er octobre
2019), j’ai exposé l’acquis du Conseil de l’Europe en matière de
liberté d’expression des responsables politiques et les restrictions
qui peuvent lui être imposées par la législation et j’ai cité certains
cas concrets de responsables politiques en Espagne et en Turquie,
les deux pays d’Europe dans lesquels on trouve le plus grand nombre
de responsables politiques élus poursuivis et emprisonnés. J’ai
indiqué être prêt à mentionner dans mon rapport final aussi des
exemples provenant d’autres États, mais aucun cas concret survenu
dans d’autres pays ne m’a été soumis. La situation du russe Alexey
Navalny fait l’objet d’un rapport séparé, élaboré par M. Jacques
Maire.
3. Dans le présent rapport, je présenterai tout d’abord de manière
synthétique les travaux antérieurs de l’Assemblée parlementaire
et des autres organes du Conseil de l’Europe dans ce domaine, ainsi
que la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits
de l’homme. Je donnerai ensuite quelques exemples de situations
dans lesquelles les responsables politiques seraient poursuivis,
voire condamnés, pour des déclarations politiques qui relèvent de
leur liberté d’expression. À l’instar de précédents rapports commentant
l’une ou l’autre de ces affaires à titre d’exemple, le présent rapport
n’a pas pour finalité de porter atteinte à l’indépendance des juridictions
nationales ou de la Cour européenne des droits de l’homme qui pourraient
être amenées à statuer sur l’une ou l’autre de ces affaires dans
l’avenir.
2. L’acquis du Conseil de l’Europe en
matière de liberté d’expression des responsables politiques
2.1. L’Assemblée parlementaire
4. Deux textes antérieurs de l’Assemblée
présentent une pertinence particulière pour la question qui nous occupe:
la
Résolution 1900 (2012) «La définition de prisonnier politique»
et
la
Résolution 1950 (2013) «Séparer la responsabilité politique de la responsabilité
pénale»
.
2.1.1. La Résolution 1900 (2012) «La définition de prisonnier politique»
5. La
Résolution 1900 (2012) réaffirme dans des termes qui ne sont pas spécifiques
à tel ou tel pays, la définition du prisonnier politique donné par
les experts indépendants chargés par le Secrétaire Général du Conseil
de l’Europe d’évaluer la situation des prisonniers politiques supposés
en Arménie et en Azerbaïdjan, au moment de l’adhésion de ces deux
États au Conseil de l’Europe. Les critères d’évaluation qui ont
permis aux experts indépendants de régler plus de 700 affaires avaient
été convenus par l’ensemble des organes compétents du Conseil de
l’Europe, y compris le Comité des Ministres
. La
Résolution
1900 (2012) s’est contentée de réaffirmer ces critères à l’occasion
d’une enquête en cours sur des affaires de prisonniers politiques
supposés en Azerbaïdjan, qui sont depuis devenus l’étalon de référence
utilisé par de nombreuses organisations non-gouvernementales pour
apprécier le caractère politique des poursuites engagées à l’encontre
de responsables politiques, de militants de la société civile et
de journalistes dans de nombreux pays, au-delà même de l’espace
géographique du Conseil de l’Europe.
6. La définition du prisonnier politique est résumée au paragraphe
3 de la
Résolution 1900
(2012). Les critères les plus pertinents à l’égard des responsables
politiques détenus en raison de leurs déclarations politiques sont
les suivants:
- «si la détention
a été imposée en violation de […] la liberté d’expression et d’information
et de la liberté de réunion et d’association» […];
- si, pour des raisons politiques, la durée de la détention
ou ses conditions sont manifestement disproportionnées par rapport
à l’infraction dont la personne a été reconnue coupable ou qu’elle
est présumée avoir commise; […] ou
- si la détention est l’aboutissement d’une procédure qui
était manifestement entachée d’irrégularités et que cela semble
être lié aux motivations politiques des autorités».
7. L’exposé des motifs du rapport de Christoph Strässer souligne
que les personnes poursuivies ou condamnées pour des «infractions
à caractère purement politique» sont souvent des «prisonniers politiques», sans
que cette qualité soit systématique. Le critère déterminant est
le fait que cette détention soit considérée comme illégale par l’article
5 (1) de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n°
5, «la Convention»), selon l’interprétation retenue par la Cour
européenne des droits de l’homme («la Cour»). Les «infractions à
caractère purement politique» sont des infractions qui concernent
uniquement l’organisation politique de l’État, notamment des tentatives
de modifier la composition territoriale de l’État ou son ordre constitutionnel
ou simplement la «diffamation» de ses autorités. En principe, le
discours «à caractère politique», même lorsqu’il se montre extrêmement
critique à l’égard de l’État et des pouvoirs en place, est protégé
par l’article 10, dès lors qu’il n’existe aucun «besoin social impérieux»,
dans une «société démocratique», au sens de l’article 10, de supprimer
ce discours.
8. Dans certaines situations néanmoins, le discours politique
outrepasse les limites fixées par la Convention, par exemple lorsqu’il
incite à la violence, au racisme ou à la xénophobie. Il est alors
essentiel de déterminer si l’interdiction des appels à un changement
constitutionnel «radical» mais pacifique et non violent est «nécessaire
dans une société démocratique». Il convient également de noter que
dans les rares affaires où la Cour a jugé la répression de ce discours
acceptable au regard de la Convention, les peines infligées par les
juridictions nationales étaient pour l’essentiel symboliques et
ne comportaient pas, pour la plupart, de privation de liberté. Même
les peines infligées pour la tenue de propos à caractère politique
qui ne bénéficient pas de la protection de l’article 10 peuvent
être contraires à la Convention lorsque la peine infligée est disproportionnée,
discriminatoire ou fruit d’un procès entaché d’iniquité. L’analyse
de la jurisprudence de la Cour en la matière (voir plus loin) revêt
donc une importance capitale.
2.1.2. La Résolution 1950 (2013) «Séparer la responsabilité politique de la responsabilité
pénale»
9. Dans sa
Résolution 1950 (2013), l’Assemblée invite instamment «les majorités au pouvoir
dans les États membres à s’abstenir d’utiliser de manière abusive
le système judiciaire pénal pour persécuter des opposants politiques».
La résolution repose sur un rapport de notre collègue Pieter Omtzigt,
qui énonce des principes directeurs conçus pour protéger les responsables
politiques contre l’obligation de rendre compte de leurs activités
politiques devant les juridictions
pénales. En revanche, les responsables politiques rendent des comptes
à leurs électeurs. En parallèle, il importe que les responsables
politiques ne jouissent pas d’une impunité pour les infractions
pénales commises en dehors de la sphère politique ou leurs abus
de mandat électif. Les «principes directeurs» proposés dans ce rapport
visent à permettre de faire la distinction entre ces deux types
d’actes. L’expert en droit
auditionné
par la commission sur cette question a établi un parallèle avec le
sport. Un footballeur peut être sanctionné en application du règlement
du football en cas de jeu irrégulier; il échappe alors à la responsabilité
pénale ordinaire pour coups et blessures. Le joueur de l’équipe
adverse obtient réparation au moyen d’un coup franc, voire d’un
penalty, mais l’auteur de l’irrégularité n’est pas poursuivi pénalement,
sauf s’il a commis une agression si scandaleuse sur le joueur de
l’équipe adverse qu’il ne bénéficie pas de l’exonération présumée
de responsabilité pénale applicable aux irrégularités «normales». De
même, un responsable politique ou son «équipe» (parti) perdra des
voix lors des prochaines élections s’il commet une erreur politique,
y compris une erreur particulièrement choquante. Mais sa responsabilité
pénale devrait être uniquement engagée lorsque les actes, omissions
ou déclarations du responsable politique sortent à l’évidence du
cadre de ses activités politiques normales.
10. Bien que la
Résolution
1950 (2013) traite spécifiquement des actes ou des omissions des
responsables politiques (par exemple le fait de n’avoir pas empêché
la crise bancaire en Islande ou la signature par une Premier ministre
ukrainienne d’un accord gazier désavantageux avec la Russie), les
principes directeurs énoncés dans ce rapport devraient s’appliquer
également aux déclarations politiques faites par les responsables
politiques ou lors des réunions pacifiques auxquelles ils participent
dans le cadre de leurs activités de représentants élus des citoyens.
2.1.3. La Résolution 2127 (2016) «L’immunité parlementaire: remise en cause du périmètre
des privilèges et immunités des membres de l’Assemblée parlementaire».
11. Dans sa
Résolution 2127 (2016), l’Assemblée énonce un certain nombre de principes généraux
de l’immunité parlementaire. Elle souligne surtout aux fins de ce
rapport que:
«l’immunité est une
garantie démocratique fondamentale qui procède de la nécessité de
préserver l’intégrité et l’indépendance des parlements […]. L’immunité
parlementaire protège le libre exercice du mandat parlementaire
[…], il doit être tenu compte de l’impérieuse nécessité de préserver
les droits et l’intégrité des membres de la minorité politique […];
la liberté de parole est inhérente à la fonction parlementaire,
les élus doivent pouvoir débattre, sans crainte, de toutes sortes
de sujets d’intérêt public, y compris de questions controversées,
polémiques ou en rapport avec le fonctionnement du pouvoir exécutif
ou judiciaire; toutefois, pourront être exclus du champ de l’irresponsabilité
les propos et déclarations incitant à la haine, à la violence ou
à la destruction des droits et des libertés démocratiques» .
12. Dans sa
Résolution
2376 (2021) adoptée à l’issue du débat d’urgence consacré au fonctionnement
des institutions démocratiques en Turquie lors de la partie de session
d’avril 2021, l’Assemblée se montre préoccupée:
«par le fait que les parlementaires de l’opposition semblent
vivre sous la menace courante d’une éventuelle levée de leur immunité
au titre de leurs déclarations orales ou écrites. L’Assemblée note
avec une vive inquiétude qu’un tiers des parlementaires, y compris
les dirigeants des deux principaux partis d’opposition au parlement,
font l’objet de telles procédures dans le cadre d’une pratique hautement problématique
et préjudiciable sous l’angle du bon fonctionnement d’un parlement.
En outre, cela induit un effet dissuasif décourageant le débat dynamique
qui est essentiel au bon fonctionnement d’une démocratie. L’Assemblée
invite donc instamment les autorités turques à mettre fin au harcèlement judiciaire
des parlementaires en s’abstenant de soumettre un grand nombre de
résumés de procédures visant à lever, de manière injustifiée, leur
immunité, ce qui porte gravement atteinte à l’exercice de leur mandat
politique. […] L’Assemblée ne peut que rappeler ses préoccupations
concernant les restrictions à la liberté d’expression, lesquelles
entravent l’exercice des mandats politiques. Elle regrette qu’aucun progrès
n’ait été réalisé concernant l’interprétation de la législation
antiterroriste, laquelle s’écarte de la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme. En conséquence, bon nombre de condamnations
sont prononcées sur la base d’une interprétation trop large de cette
législation ou de dispositions controversées du Code pénal. L’Assemblée
appelle instamment les autorités turques à s’attaquer aux «problèmes
omniprésents concernant [l’]indépendance et [l’]impartialité » du
système judiciaire turc» dénoncés par le Comité des Ministres en
mars 2021 et à empêcher les décisions à motivation politique contraires
aux normes du Conseil de l’Europe (paragraphes 13 et 14)».
13. L’Assemblée a donc pris fermement position en faveur de la
liberté d’expression des parlementaires, pour le bon fonctionnement
de la démocratie
.
2.2. Commission européenne pour la démocratie
par le droit (Commission de Venise)
14. En décembre 1999, la Commission
de Venise a adopté un rapport sur «L’autodétermination et la sécession
en droit constitutionnel»
.
Comme indiqué plus haut, la question de l’autodétermination, de l’intégrité
territoriale et du droit à sécession
n’entre
pas dans le cadre de mon mandat de rapporteur. Les points de
vue de la Commission de Venise présentent néanmoins un intérêt pour
ce rapport. Son analyse comparée montre que de nombreux États membres
interdisent toute sécession et possèdent des dispositions constitutionnelles
qui rendent clairement inconstitutionnelles les activités visant
à la sécession ou à l’indépendance. Ce rapport donne par ailleurs
de nombreux exemples de pays qui fondent les restrictions des libertés
fondamentales sur la nécessité de protéger leur intégrité territoriale.
La liberté d’association est refusée aux partis politiques dont
les objectifs visent à militer contre l’intégrité territoriale (en
République de Moldova, Roumanie, Fédération de Russie, Géorgie,
Ukraine, Portugal, Bulgarie, Croatie, Grèce, Slovaquie, Turquie). Les
menaces qui pèsent sur l’intégrité territoriale peuvent également
entraîner la prise de mesures d’urgence qui restreignent certaines
libertés (Croatie, France et Lituanie, lorsque cette menace est
d’origine extérieure)
.
15. Dans la Constitution turque, le premier motif de restriction
des droits fondamentaux mentionné dans la disposition constitutionnelle
générale qui traite de ces restrictions est celui de la préservation
de «l’intégrité indivisible de l’État dans son territoire et sa
nation». La constitution prévoit elle-même que toute infraction
à cette interdiction est passible des sanctions prévues par la législation.
Il est interdit aux partis politiques de se proclamer en faveur
de l’autodétermination du peuple kurde, et même en faveur d’un système
fédéral. La forme unitaire de l’État n’est donc pas contestable
par les partis politiques. Comme le souligne la Commission de Venise,
la Cour européenne des droits de l’homme a fixé certaines limites
aux restrictions imposées aux droits fondamentaux pour préserver
l’intégrité territoriale, en dépit du fait que l’article 10 (2)
de la Convention se réfère explicitement à «l’intégrité territoriale»
parmi les intérêts dont la protection peut justifier la restriction de
la liberté d’expression.
16. À la demande de l’Assemblée (dans sa
Résolution 2127 (2016), examinée plus haut), la Commission de Venise a également
rendu un Avis important
sur la modification
provisoire de la Constitution turque, en vue de permettre la levée
en bloc de l’immunité parlementaire d’un grand nombre de députés
de l’opposition (voir plus loin).
17. Enfin et surtout, la Commission de Venise, à la demande spécifique
de notre commission dans le cadre de ce rapport, a adopté lors de
sa session plénière (en ligne) d’octobre 2020 son propre rapport
sur «La responsabilité pénale pour les appels pacifiques pour un
changement constitutionnel radical du point de vue de la Convention
européenne des droits de l’homme» (ci-après «rapport CV 2020»
).
18. La Commission de Venise fonde ses conclusions sur une analyse
détaillée de la jurisprudence de la Cour, en se référant à la plupart
des affaires que j’ai résumées dans le chapitre suivant, et à bien
d’autres encore. Tout en estimant que les conditions prévues pour
des restrictions à la liberté d’expression ne posent généralement
pas de problème dès lors qu’elles sont «prescrites par la loi» (elles
doivent être suffisamment claires et prévisibles) et poursuivent
un «but légitime» (tel que la protection de l’ordre public, de la
sécurité nationale et de l’intégrité territoriale), la Commission
de Venise souligne l’importance du dernier volet du critère; la
Cour doit ainsi apprécier:
«si
l’ingérence en question était ‘nécessaire dans une société démocratique’.
Cette partie du test est souvent appelée ‘analyse de proportionnalité’.
Pour évaluer si l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant
était proportionnée au(x) but(s) légitime(s) qu’elle poursuivait,
la Cour doit examiner tous les facteurs qu’elle juge pertinents,
tels que le contenu, la forme et l’intensité du discours, la position
de l’orateur, l’intention de l’orateur, le support utilisé et le
public auquel il s’adresse, l’impact éventuel du discours, la sévérité
des sanctions imposées à l’orateur, etc. L'analyse de la proportionnalité
est contextuelle. La Cour analyse la langue du discours et les effets
qu’il peut avoir à la lumière des traditions culturelles d’un pays
donné, de la situation politique actuelle, de la position publique
de l’orateur, etc.» (rapport CV 2020, paragraphe 16, notes de bas
de page omises).
19. À l’instar de la Cour, la Commission de Venise souligne que:
«la liberté du débat politique
est au cœur même du concept de société démocratique qui prévaut
tout au long de la Convention» et que «l’une des principales caractéristiques
de la démocratie est la possibilité de résoudre les problèmes d’un
pays par le dialogue, sans recours à la violence, même lorsque ces
problèmes sont agaçants. Le dialogue démocratique ne peut exister
sans pluralisme, sans ouverture, d’esprit et sans tolérance. Le
débat politique doit être toléré même lorsqu’il est provocateur et
diviseur, et même lorsqu’il promeut des ‘idées qui offensent, choquent
ou dérangent’» (rapport CV 2020, paragraphes 17 à 19).
20. En résumé, la Commission de Venise conclut que:
«lorsqu’il s’agit de débat politique
(‘appels à un changement constitutionnel radical’), il existe une
très forte présomption en faveur de la liberté d’expression. Dans
le contexte spécifique du présent rapport, le caractère ‘radical’
des changements constitutionnels préconisés par l’orateur ne peut
justifier aucune restriction, et encore moins des sanctions pénales»
(rapport CV 2020, paragraphe 24).
21. En ce qui concerne la situation spécifique des responsables
politiques, la Commission de Venise souligne leur rôle fondamental
dans le processus démocratique, mais aussi leur responsabilité particulière
en qualité de dirigeants de la collectivité et de modèles de comportement
lorsqu’il s’agit d’éviter les discours de haine et l’incitation
à la violence, qui sont généralement exclus de la protection accordée
au discours politique par l’article 10 (rapport CV 2020, paragraphes
49 et 50).
22. La Commission de Venise note que les appels à la violence
peuvent également être implicites et que la notion de discours de
haine engloberait le fait de tolérer ou d’approuver les actes de
terrorisme. Selon les termes de la Commission de Venise:
«Ce
qui compte, donc, c’est la probabilité qu’une déclaration, qui est
pacifique en apparence, puisse conduire à la violence, lorsqu’elle
est considérée dans son contexte, en particulier à la lumière d’une situation
politique ‘explosive’. Néanmoins, même dans le contexte d’un conflit
violent en cours, l’apologie d’un ‘changement constitutionnel radical’,
y compris de ‘l’indépendance ou une autonomie étendue’, ne peut
pas être automatiquement considéré comme contribuant à cette violence.
Par exemple, la Cour a conclu dans l’affaire Özgür Gündem c. Turquie
que ‘la Cour n’est pas convaincue que, même sur fond de troubles
graves dans la région, les expressions qui semblent soutenir l’idée
d’une entité kurde séparée doivent être considérées comme aggravant
inévitablement la situation’. Il s’ensuit que, en règle générale,
il faut prouver qu’il existe un danger concret que les appels à
un changement radical exacerbent la violence en cours. Un autre
groupe de cas concerne l’apologie ou la justification de la violence
illégale, en particulier le terrorisme. La Cour qualifie souvent
ces condamnations pénales comme justifiées au titre de l’article
10 § 2 – voir, par exemple, Resul Taşdemir c. Turquie, ou, dans
le contexte russe, Stomakhin c. Russie, où le requérant a été condamné
notamment pour ‘glorification de l’insurrection et de la résistance
armée des séparatistes tchétchènes ainsi que des méthodes violentes utilisées
par ceux-ci’. Dans ces affaires également, la Cour doit examiner
la véritable portée du discours dans le contexte général: tous ceux
qui critiquent le gouvernement en se plaçant dans la même position qu’une
organisation terroriste ne soutiennent pas les méthodes violentes
de cette dernière» (rapport CV 2020, paragraphes 36 et 37).
23. La Commission de Venise a également procédé à une analyse
comparée, dont le résultat est identique à celui obtenu en réponse
à la demande d’information que notre commission a adressée au Centre
européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP),
à savoir que dans la grande majorité des pays européens, les discours
séparatistes sans appel à la violence ne sont pas pénalement incriminés
. Les exceptions
notables sont la Fédération de Russie, la Turquie, l’Ukraine et
mon propre pays, la Lettonie – mais je tiens à ajouter que je n’ai
connaissance que d’une seule condamnation réelle, celle d’un militant
qui a préconisé dans une pétition de farce sur internet, l’adhésion
de la Lettonie à la Fédération de Russie (peine de 6 mois de détention
prononcée en 2016 modifiée en 140 heures de travaux d’intérêt général
en 2018)
.
En résumé, la Convention de Venise a conclu que:
«si de nombreux codes pénaux européens
mentionnent la force, la violence ou la menace de violence comme
élément constitutif du crime de propagande séparatiste (ou plus
généralement de discours séditieux), il existe quelques exemples
contraires, où tout appel à la sécession, même réalisé par des moyens
pacifiques, est pénalement punissable, en droit ou en pratique.
Par conséquent, il peut être difficile de détecter un consensus
européen clair sur cette question» (rapport CV 2020, paragraphe
43).
24. La Commission de Venise soulève
également la question très pertinente de savoir si un discours politique
appelant à des actes non violents, mais néanmoins illégaux, peut
être sanctionné. La Cour, dans sa décision de recevabilité dans
l’affaire
Forcadell I Luis et autres
c. Espagne a
déclaré que «si un parti politique est autorisé à faire campagne
pour un changement de la législation ou des structures juridiques
ou constitutionnelles de l’État, le parti en question ne peut le
faire que si les moyens utilisés sont absolument légaux et démocratiques».
Selon la Commission de Venise, il découle de ce qui précède que:
«le
fait de faire campagne pour des actions illégales peut entraîner
des sanctions. La nature et la sévérité de la sanction autorisée
(emprisonnement, amende ou sanctions de nature non pénale) ne sont pas
précisées dans la jurisprudence. La proportionnalité de la sanction
doit être évaluée dans chaque cas particulier en fonction du contexte,
et en particulier du type d’action illégale préconisée par l’orateur».
25. La question de la proportionnalité est en effet cruciale pour
la Commission de Venise. L’équilibre minutieux exigé des autorités
et des juridictions nationales doit tenir compte de nombreux facteurs
différents, qui varient d’une affaire à l’autre et rendent imprévisibles
l’issue des cas individuels. La Commission de Venise (rapport 2020,
paragraphe 51) se réfère à la «règle de base» selon laquelle l’imposition
d’une peine privative de liberté (même avec sursis) ne sera compatible
avec la liberté d’expression que dans des circonstances exceptionnelles,
notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement
atteints, comme, par exemple, dans le cas d’un discours de haine
ou d’une incitation à la violence. Bien entendu, je partage pleinement
l’avis de la Commission de Venise.
2.3. La jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme
26. La Cour européenne des droits
de l’homme a toujours attaché une grande importance à la liberté d’expression
et à la liberté d’association, y compris et surtout pour les responsables
politiques.
2.3.1. La liberté d’expression applicable
aux déclarations politiques, en particulier à celles des responsables
politiques
27. Un arrêt de référence notamment
en matière de liberté d’expression des responsables politiques a
été rendu en 1992 dans l’affaire
Castells
c. Espagne . La Cour s’est penchée sur le cas
d’un sénateur élu sur la liste d’un parti politique favorable à
l’indépendance du Pays basque, Herri Batasuna. Il avait tenu publiquement des
propos très durs, qui accusaient le Gouvernement espagnol de tolérer
l’assassinat de militants basques par des forces paramilitaires,
ce qui lui avait valu une condamnation à une peine d’emprisonnement.
Dans son examen de la «nécessité» de l’ingérence des autorités dans
la liberté d’expression du requérant, la Cour a rappelé que la liberté
d’expression:
«constitue l’un
des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des
conditions primordiales de son progrès […], elle vaut non seulement
pour les «informations» ou «idées» accueillies avec faveur ou considérées
comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui
heurtent, choquent ou inquiètent; ainsi le veulent le pluralisme,
la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas
de «société démocratique». […] Précieuse pour chacun, la liberté
d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple;
il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend
leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression
d’un parlementaire de l’opposition, tel le requérant, commandent
à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts» (paragraphe
42).
28. Au cours de mes recherches sur la jurisprudence de la Cour
en matière de liberté d’expression des responsables politiques,
j’ai constaté que dans un certain nombre d’affaires turques récentes,
des responsables politiques avaient été condamnés pénalement pour
des infractions de type outrage au Président ou au Premier ministre,
dénigrement de l’identité turque ou propagande terroriste (c’est
le cas par exemple de plusieurs affaires introduites par le coprésident
du HDP Selahattin Demirtaş et
de l’affaire Uzan c. Turkey, 2018).
À chaque fois, la Cour a rappelé l’importance qu’elle accorde à
la liberté d’expression des responsables politiques pour le bon
fonctionnement de la démocratie et la nécessité pour les juridictions
nationales d’analyser soigneusement le sens des propos litigieux
dans leur contexte politique. Dans l’arrêt de Grande Chambre rendu
en 2020 dans l’affaire Demirtaş, la Cour a ordonné la libération
immédiate du requérant, dont la détention violait également l’article
18 de la Convention (en ce qu’elle avait un motif politique). Malheureusement,
l’arrêt n’a toujours pas été exécuté, malgré l’appel du Comité des
Ministres à le libérer.
29. Dans ces affaires, ainsi que dans une série d’affaires portant
sur l’article 10 qui n’ont pas été introduites par des responsables
politiques, mais par des journalistes (par exemple Önal c. Turquie (n° 2); Fatih Tas c. Turquie (n° 5, 2018); Sahin Alpay c. Turquie, 2018; Saygili et Karatas c. Turquie, 2018, Ali Gürbüz c. Turquie, 2019; Gürbüz et Bayar c. Turquie, 2019),
le facteur déterminant pour la Cour était de savoir si les propos litigieux
constituaient un appel à la violence. Si tel n’était pas le cas,
la Cour a conclu à la violation de l’article 10. En cas d’appel
à la violence, même sous une forme uniquement indirecte ou implicite,
la Cour a conclu à l’absence de violation de la Convention – comme
dans l’affaire Gürbüz et Bayar c. Turquie,
où un quotidien avait publié les déclarations faites par des dirigeants
du PKK au sujet d’une proposition de cessez-le-feu. La Cour a estimé
que ces propos, selon lesquels en l’absence de l’établissement d’un
dialogue, une situation de guérilla s’installerait au cours de l’année
2005, pouvaient être considérés comme une provocation publique en faveur
de la commission d’actes terroristes, et donc comme une incitation
à la violence. Même si les requérants n’étaient pas personnellement
associés au PKK ou aux déclarations de ses dirigeants, ils leur
avaient fourni une tribune qui avait permis de les diffuser.
30. Dans l’affaire
Sahin Alpay c. Turquie,
la Cour donne une définition de «l’incitation à la violence», à
savoir des propos qui:
«préconisent
le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante,
[qui] justifient la commission d’actes terroristes en vue de la
réalisation des objectifs de leurs partisans, et [qui] peuvent être
interprét[és] comme susceptibles de favoriser la violence par la
haine profonde et irrationnelle [qu’ils] insuffleraient envers des
personnes identifiées (paragraphe 179).
31. Dans l’arrêt
Stern Taulats et Roura
Capellera c. Espagne (2018), la Cour a précisé qu’une
peine d’emprisonnement infligée pour discours à caractère politique
était uniquement compatible avec l’article 10 dans des circonstances
exceptionnelles et que le critère essentiel à prendre en compte
était le fait que les propos incitent à la violence ou soient constitutifs
d’un discours de haine
.
32. Revenons-en à présent aux affaires qui portent directement
sur la liberté d’expression des responsables politiques et concernent
des faits très différents les uns des autres. Dans son arrêt rendu
par la Grande Chambre dans l’affaire
Karacsony
et autres c. Hongrie , la Cour a estimé que l’amende
infligée à des parlementaires de l’opposition pour avoir brandi
des pancartes et utilisé un mégaphone lors d’un vote parlementaire
portait atteinte à la liberté d’expression des parlementaires. La
Cour a souligné que l’expression au sein du parlement jouissait
d’un degré élevé de protection, que traduit le principe de l’immunité parlementaire.
Elle a également admis que certaines dispositions réglementaires
pouvaient être jugées nécessaires pour prévenir des formes d’expression
comme les appels directs ou indirects à la violence.
33. Dans l’affaire
Uzan c. Turquie ,
le requérant, chef d’un parti d’opposition et actionnaire majoritaire
de deux sociétés visées par des mesures gouvernementales, avait
été condamné à une peine de huit mois d’emprisonnement et à une
amende pour outrage public au Premier ministre et atteinte à son
honneur et à sa réputation (pour l’avoir qualifié de «traître»,
«pillard», «insolent» et «impie»). Bien que la peine d’emprisonnement
ait été par la suite assortie d’un sursis subordonné à une surveillance
judiciaire de cinq ans, la Cour a estimé que les juridictions nationales
n’avaient pas apprécié de manière satisfaisante la proportionnalité
de la peine et n’avaient pas tenu compte du contexte politique dans
lequel les propos litigieux avaient été tenus.
34. Dans l’affaire
Roland Dumas c.
France , le
requérant était un responsable politique et ancien ministre et président
du Conseil constitutionnel. En 2003, il avait été acquitté des chefs
d’accusation de complicité de détournement de bien social et de
recel d’avoirs détournés. Peu de temps après, il avait publié un
livre dans lequel il faisait état d’un incident survenu lors d’une
audience devant un tribunal en 2001, au cours de laquelle il avait
déclaré que pendant la guerre, le procureur aurait pu siéger dans
les «sections spéciales» mises en place pendant l’occupation nazie.
Le requérant avait été condamné à une amende et au versement de dommages-intérêts
pour diffamation d’un magistrat. La Cour a estimé que cette condamnation
portait atteinte à sa liberté d’expression. Les passages en question
de l’ouvrage concernaient une affaire d’État qui avait donné lieu
à une très large couverture médiatique et ce livre équivalait à
une forme d’expression politique. En conséquence, l’article 10 imposait
un degré de protection élevé et les autorités disposaient d’une
marge d’appréciation particulièrement limitée du caractère «nécessaire
dans une société démocratique» de la mesure en question.
35. En revanche, la Cour a déclaré irrecevable, au motif qu’elle
était manifestement mal fondée, une autre requête introduite contre
la France, dans laquelle un responsable critiquait durement un juge.
Le requérant, un parlementaire qui s’était exprimé au cours d’un
rassemblement politique organisé avant une élection, avait qualifié
le juge d’instruction chargé de l’examen d’une plainte pour fraude
électorale déposée à son encontre de «commissaire politique», qui
avait commis un excès de pouvoir et «porté atteinte à l’honneur
de la justice». Il avait été condamné à une amende de 1 000 euros
pour outrage à magistrat. La Cour de Strasbourg a admis le raisonnement
de la juridiction nationale pour laquelle les commentaires du requérant
découlaient de son contentieux personnel avec le juge d’instruction,
dont il avait déjà tenté de ternir l’image quelques mois plus tôt
par la publication d’écrits. Dès lors, en l’absence d’un débat élargi
qui aurait été utile à l’information du public, il n’avait pas été
déraisonnable de conclure que ces commentaires et propos constituaient
une attaque personnelle gratuite.
36. Dans l’affaire
Makraduli c. «l’ex-République
yougoslave de Macédoine»
,
la Cour a conclu à la violation de l’article 10 au sujet de la condamnation
pour diffamation d’un parlementaire de l’opposition qui avait accusé le
chef du Service de sécurité et du contre-renseignement, puis le
Premier ministre d’actes de corruption.
37. S’agissant plus spécialement de responsables politiques ayant
fait l’objet d’une peine ou d’une sanction pour «propos sécessionnistes»,
j’ai uniquement relevé deux affaires directement pertinentes. Premièrement,
Piermont c. France . En l’espèce, la France avait
expulsé de Nouvelle-Calédonie une députée allemande du Parlement
européen en lui interdisant de s’y rendre à nouveau. Elle avait
pris la parole lors d’un rassemblement antinucléaire et en faveur
de l’indépendance, qui s’était tenu en Polynésie française. La Cour a
estimé que cette ingérence dans sa liberté d’expression, même en
l’absence de sanction pénale, n’était pas «nécessaire dans une société
démocratique» et emportait violation de l’article 10, puisque les
propos qui lui étaient reprochés avaient été tenus lors d’une manifestation
pacifique autorisée et contribuaient au débat démocratique en Polynésie
française. Ils n’avaient comporté aucun appel à la violence et la
manifestation n’avait été suivie d’aucun trouble à l’ordre public.
38. Dans la deuxième affaire,
Ahmet
Sadik c. Grèce, la Cour a déclaré la requête irrecevable
pour non-épuisement des voies de recours internes. Cependant, la
Commission européenne des droits de l’homme avait estimé que la
condamnation du requérant, pour avoir publiquement qualifié au cours
d’un meeting électoral les membres de la minorité musulmane de Thrace
occidentale de «Turcs», portait atteinte à sa liberté d’expression
.
39. La Cour a protégé le discours séparatiste dans le contexte
turc en observant, dans l’affaire
Özgür Gündem
c. Turquie , que les condamnations
pour propagande séparatiste étaient contraires à l’Article 10 lorsqu’on
«ne saurait raisonnablement les tenir pour préconiser ou encourager
le recours à la violence». De même, dans l’affaire
Dmitriyevskiy c. Russie, la Cour
a relevé que «lorsque des opinions ne préconisent pas le recours
à des procédés violents […] les États contractants ne peuvent se
prévaloir de la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité
nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime
pour restreindre le droit du public à en être informé».
40. L’affaire
Osmani et autres c. «L’ex-République
yougoslave de Macédoine» illustre le fait que les discours
de haine ou les appels à la violence ne bénéficient pas de la protection
de l’article 10
. Le
requérant, un maire d’origine albanaise, avait organisé des équipes
armées pour protéger le drapeau albanais flottant sur la façade
du bâtiment de la mairie au mépris d’un arrêt de la Cour constitutionnelle,
avait mis en place un quartier général de crise, avait organisé
des abris pour les blessés au cas où les hostilités commenceraient, etc.
Au cours des combats qui ont suivi, les deux parties ayant utilisé
des armes à feu, trois personnes avaient été tuées et de nombreuses
autres blessées. La Cour a déclaré irrecevable la requête fondée
sur l’article 10, concluant que de nombreuses parties du discours
incriminé encourageaient le recours à la violence et que le discours
du requérant, qu’il a accompagnés d’actes plus concrets, «ont joué
un rôle substantiel dans la survenue des événements violents qui
ont suivi».
41. La dernière affaire que je souhaiterais mentionner dans cette
partie est l’affaire
Kerestecioğlu Demir contre
Turquie . Elle a été communiquée en 2019,
mais est toujours pendante devant la Cour. La requérante était une
parlementaire, ancienne collègue de l’Assemblée, dont l’immunité
avait été levée en raison d’une déclaration faite à la presse. Cette
immunité avait été levée de manière particulière (voir paragraphes
54 et 55 ci-dessous).
42. En résumé, la Cour attache une haute importance à la liberté
d’expression, et en particulier à celle des responsables politiques.
La limitation de cette liberté d’expression est acceptable en cas
d’appel à la violence et d’attaque personnelle gratuite commise
en dehors du débat politique au sens large. Il convient également de
noter que dans les affaires où la Cour n’a pas constaté de violation,
les sanctions infligées étaient légères. Elle a en revanche jugé
disproportionnées les lourdes sanctions, notamment la privation
de liberté.
2.3.2. La liberté d’association et de réunion
43. Comme l’a indiqué la Commission
de Venise dans son rapport susmentionné (paragraphe 14), de nombreux
États ont restreint la liberté d’association des partis politiques
qui font l’apologie d’idées sécessionnistes ou même fédéralistes.
La Cour européenne des droits de l’homme a fixé certaines limites
à ces restrictions.
44. Dans une affaire qui concernait la dissolution du
Parti communiste unifié de Turquie (TBKP),
la Cour n’a pas considéré que l’ingérence dans la liberté d’association
était «nécessaire dans une société démocratique». Le programme du
TBKP évoquait «le peuple kurde», «la nation kurde» ou «les citoyens
kurdes», sans toutefois demander en leur nom que des droits particuliers
ou des droits de minorité leur soient accordés. Le programme du
parti mentionnait le droit à l’autodétermination et déplorait le
fait que, en raison du recours à la violence, il n’était pas «exercé
en commun mais de manière séparée et unilatérale». La Cour a souligné
que:
«la démocratie se nourrit
en effet de la liberté d’expression. Sous ce rapport, une formation
politique ne peut se voir inquiétée pour le seul fait de vouloir
débattre publiquement du sort d’une partie de la population d’un
État et se mêler à la vie politique de celui-ci afin de trouver,
dans le respect des règles démocratiques, des solutions qui puissent
satisfaire tous les acteurs concernés. Or, à en juger par son programme,
tel était bien l’objectif du TBKP dans ce domaine» .
45. Dans une autre affaire turque portant sur la dissolution du
Parti socialiste turc (SP), qui préconisait l’instauration d’une
fédération et dont le président avait fait un certain nombre de
déclarations publiques, notamment en affirmant que «le peuple kurde
se lève» et en évoquant «le droit de la nation kurde à l’autodétermination
et de créer un État à part par référendum», la Cour a jugé excessive
la dissolution du SP. Elle a estimé que, interprétés au vu du contexte,
les propos litigieux ne préconisaient pas une séparation de la Turquie.
Ils visaient à souligner que la fédération proposée par le SP ne
pouvait pas être réalisée sans le libre consentement des Kurdes,
exprimé au moyen d’un référendum. Ces propos ne comportaient par
ailleurs aucune incitation à la violence ni ne portaient atteinte
aux principes de la démocratie. La Cour, dans son arrêt de Grande
Chambre rendu dans l’affaire
Parti socialiste
et autres c. Turquie a souligné que:
«le fait qu’un tel projet politique
passe pour incompatible avec les principes et structures actuels
de l’État turc ne le rend pas contraire aux règles démocratiques.
Il est de l’essence de la démocratie de permettre la proposition
et la discussion de projets politiques divers, même ceux qui remettent
en cause le mode d’organisation actuel d’un État, pourvu qu’ils
ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même» (paragraphe
47).
46. L’affaire
Sidiropoulos et autres
c. Grèce concernait une association
grecque dénommée «Maison de la civilisation macédonienne», dont
le but statutaire était la préservation de la culture populaire
et des traditions de la région de Florina. Les autorités grecques
avaient refusé d’enregistrer cette association, au motif qu’elle avait
des intentions séparatistes, car le terme «macédonienne» était employé
pour contester de manière détournée l’identité grecque de la Macédoine
et de ses habitants. La Cour a estimé que le simple fait d’affirmer que
l’association représentait un danger pour l’intégrité territoriale
de la Grèce ne saurait justifier cette restriction de la liberté
d’association.
47. Dans l’affaire Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN
et autres c. Bulgarie
,
la Cour a estimé que:
«le seul
fait pour un parti politique d’appeler à l’autonomie ou même de
demander la sécession d’une partie du territoire d’un pays n’est
pas suffisant pour justifier sa dissolution pour des motifs de sécurité nationale.
Dans une société démocratique fondée sur la prééminence du droit,
les idées politiques qui contestent l’ordre établi sans mettre en
question les principes de la démocratie et dont la réalisation est défendue
par des moyens pacifiques doivent se voir offrir une possibilité
convenable de s’exprimer à travers, notamment, la participation
au processus politique».
48. Dans l’affaire
Gorzelik c. Pologne , la Cour n’a constaté aucune
violation de l’article 11 dans le refus des autorités polonaises
d’enregistrer une association intitulée «Union des personnes de
nationalité silésienne». La Cour a accueilli l’argument avancé par
le gouvernement, selon lequel cette association visait en réalité
à profiter de manière abusive des privilèges électoraux octroyés
aux minorités nationales par le droit polonais, au détriment d’autres
minorités nationales reconnues (voir les paragraphes 97, 102, 106
de l’arrêt).
49. En résumé, la Cour protège généralement la liberté d’association
des partis politiques (et également des autres associations), même
lorsqu’ils préconisent une modification radicale de l’ordre constitutionnel,
sous réserve qu’ils usent de moyens non violents et ne portent pas
atteinte aux principes de la démocratie et que les objectifs poursuivis
ne nuisent pas à l’essence même de la démocratie
.
50. La liberté d’association et de réunion et les dispositions
qui régissent les restrictions admissibles suivent généralement
des principes similaires à ceux qui sont applicables à la liberté
d’expression. L’appel à participer à des actions non violentes mais
illégales peut être parfois passible de sanctions. Dans
Elvira Dmitrieva c. Russie ,
la Cour a souligné que:
«le fait
que la requérante ait violé une interdiction légale en faisant «campagne»
pour la participation à un événement public qui n’avait pas été
dûment approuvé ne suffit pas en soi à justifier une ingérence dans
sa liberté d’expression».
En revanche, dans l’affaire Forcadell
I Lluis et autres c. Espagne, la Cour semble admettre
la possibilité de sanctionner les campagnes en faveur d’actions
non violentes, mais illégales (voir ci-dessus, paragraphe 24). En
définitive, tout dépend de la proportionnalité de la sanction, comme
l’a souligné la Commission de Venise dans son rapport de 2020 préparé
à notre demande.
51. C’est avec plaisir que j’ai
entendu les éminents experts qui ont participé à notre audition
à Berlin en novembre 2019 – trois anciens juges à la Cour européenne
des droits de l’homme, de Belgique, d’Espagne et de Turquie
–
déclarer qu’ils souscrivaient pleinement à notre analyse de la jurisprudence
de la Cour, telle que résumée pour la première fois dans ma note
introductive. Lors de son audition par la commission à Berlin le
10 novembre 2019, la Professeure Isil Karakas, ancienne vice-présidente
de la Cour européenne des droits de l’homme et juge au titre de
la Turquie, a souligné l’importance de la liberté d’expression pour
les responsables politiques, l’exigence que l’ingérence dans la
liberté d’expression soit «proportionnée aux buts légitimes poursuivis»
et que les motifs invoqués par les autorités nationales soient «pertinents
et suffisants». Elle a également souligné que les autorités de l’État
disposent d’une marge d’appréciation plus large de la nécessité
d’une ingérence dans la liberté d’expression lorsque lesdits propos
incitent à la violence contre un individu, un agent public ou une
partie de la population. La Professeure Karakas a constaté que de nombreuses
affaires turques soumises à l’examen de la Cour présentaient un
problème commun: la carence des juridictions nationales à analyser
en profondeur les déclarations dans leur contexte politique, à la
lumière de la jurisprudence de la Cour.
52. Le second expert, la Professeure Françoise Tulkens (également
ancien juge et vice-présidente de la Cour européenne des droits
de l’homme), a souligné que la Cour est particulièrement attentive
à la liberté d’expression des parlementaires. Dans une démocratie,
les parlements ou institutions similaires aux niveaux local et régional
sont des espaces essentiels de débat politique. Seuls les plus graves
motifs, tels que les discours de haine et l’incitation directe à
la violence, peuvent justifier des restrictions du discours politique. L’article
10, paragraphe 2, de la Convention ne laisse guère de place aux
restrictions imposées à la liberté d’expression en matière de débat
politique. Les sanctions pénales ne peuvent être considérées comme nécessaires
et proportionnées que dans des circonstances absolument exceptionnelles.
Le troisième expert, le Professeur Lopez Guerra, également ancien
juge à la Cour européenne des droits de l’homme, a principalement
abordé les situations des responsables politiques catalans en Espagne,
en soulignant en particulier la question de la proportionnalité
des sanctions imposées.
53. Il est donc très clair que la Convention protège fermement
à la fois la liberté d’expression des responsables politiques, même
en cas de propos «inconstitutionnels», et la liberté d’association
des partis politiques qui préconisent un changement constitutionnel
radical, à la condition qu’il s’effectue sans violence et dans le
respect des principes fondamentaux de la démocratie. La difficulté
du présent rapport tient au fait que les responsables politiques
espagnols et turcs qui entrent dans le champ d’application de mon
mandat ne sont pas, du moins officiellement, poursuivis ni même
condamnés pour leurs propos, mais pour des actes supposés, à savoir,
l’organisation du référendum anticonstitutionnel de 2017 et les
manifestations de grande envergure qui l’ont accompagné, l’infraction
de sédition (en Espagne) et l’appartenance ou le soutien à des organisations
terroristes (en Turquie). Procédons à présent à un examen de plus
près certaines de ces affaires.
3. Exemples d’allégations de poursuites
abusives engagées à l’encontre de responsables politiques pour leurs
activités politiques
3.1. Turquie
3.1.1. La levée ad hoc en bloc de l’immunité
parlementaire en 2016
54. À l’heure actuelle, 14 membres
de la Grande Assemblée nationale se trouvent en détention, y compris les
deux coprésidents du parti d’opposition HDP, M. Selahattin Demirtaş
et Mme Figen Yüksekdag. Dans le cadre
d’une seule et même procédure
ad hominem engagée
parallèlement à une modification provisoire de la Constitution turque,
l’immunité parlementaire d’au moins 139 députés a été levée en bloc,
de manière automatique, sur le seul fondement des demandes («dossiers»)
déposées par le ministère public avant une date butoir convenue.
La procédure habituelle de levée de l’immunité, qui suppose l’existence
de garanties procédurales et le droit des parlementaires concernés
d’assurer leur défense devant leurs pairs, a été suspendue provisoirement
dans cette seule situation. La Commission de Venise
et l’Assemblée
elle-même
ont vivement critiqué
cette décision, qui a privé de nombreux parlementaires, dont une
immense majorité d’entre eux étaient membres de partis d’opposition,
de la possibilité de prendre part au débat fondamental sur la modification
de la Constitution, en vue de remplacer le régime parlementaire
par un régime présidentiel. Bien que la levée de l’immunité parlementaire
n’ait pas empêché en soi les députés d’exercer leur mandat, elle
a ouvert la voie à la détention d’un nombre important d’entre eux
et a eu un effet dissuasif considérable sur la liberté d’expression
au sein du parlement. C’est également le cas du très grand nombre
de «procédures accélérées» que le ministère public aurait transmis
au parlement en vue de lever les immunités de députés depuis les
élections de juin 2018 – soit 1 393 au total, dont 989 contre des
députés du HDP. Dans sa récente
Résolution 2376 (2021), l’Assemblée a estimé que cela entrave gravement l’exercice
du mandat politique des députés (voir ci-dessus paragraphe 12).
55. Dans leur réponse à ma demande de commentaires sur la note
introductive, les autorités turques ont indiqué que le climat délétère
créé par une série d’attentats terroristes dévastateurs soutenus
plus ou moins ouvertement par certains hommes politiques a servi
d’arrière-plan à la modification constitutionnelle temporaire qui
a permis la levée en bloc de l’immunité d’un grand nombre de parlementaires.
Elles ont rappelé que la proposition a été soutenue par une large
majorité au parlement (sur 531 députés présents lors du vote final,
376 ont voté pour et 140 contre). À la date d’adoption, l’article
provisoire visait 154 députés au total, dont la répartition entre
les partis politiques était la suivante: 29 députés de l’AKP, 59
députés du CHP, 55 députés du HDP, 10 du MHP et un député indépendant,
ce qui ne permettait pas de prétendre que le HDP ait été visé de
manière discriminatoire. En outre, tous les parlementaires avaient
eu le droit de participer au débat, de déposer des propositions
d’amendement, de prendre la parole et d’exprimer leur point de vue,
y compris leurs préoccupations au sujet de la levée de leur immunité
parlementaire; enfin, il n’existe aucun consensus européen ou «norme
européenne commune» sur la question d’un droit de défense individuel
contre la levée de l’immunité par le parlement.
56. Une requête concernant la suspension d’immunité est pendante
devant la Cour européenne des droits de l’homme
. La
position de l’Assemblée et de la Commission de Venise est très claire
et la Cour parviendra à ses propres conclusions en temps utile,
en toute indépendance.
3.1.2. Le discours politique, un motif d’engagement
de poursuites pénales à l’encontre des responsables politiques en
Turquie?
57. Certains observateurs affirment
que le droit pénal a été utilisé
de manière arbitraire pour museler les voix dissidentes depuis des
années en Turquie et, surtout, depuis la tentative de coup d’état
de juillet 2016.
58. La Commission de Venise a fait remarquer dans son Avis sur
la levée en bloc de l’immunité parlementaire
:
«que le fait que la Turquie fasse
partie des pays où la Cour européenne des droits de l’homme a le
plus souvent constaté des violations du droit à la liberté d’expression
est une raison de plus de faire preuve de prudence. À l’heure actuelle,
le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe recense 104 affaires
de violation de la liberté d’expression, principalement au motif
de propagande terroriste (groupe d’affaires Incal), en attente d’exécution.
À ces affaires, il faut ajouter d’autres affaires d’outrage au Président
et à d’autres responsables publics».
59. Les dispositions de droit pénal utilisées pour poursuivre
les responsables politiques en raison de leur discours politique
prévoient en droit turc des infractions telles que «l’apologie d’un
crime ou d’un criminel», «l’incitation à la haine et à l’hostilité»,
«l’outrage à agent public», «la propagande terroriste», «l’outrage
au Président», voire «l’appartenance à une organisation terroriste
et/ou la complicité à l’égard de celle-ci». On peut se demander
si ces dispositions sont suffisamment claires et prévisibles pour
ne pas porter atteinte à l’article 7 de la Convention européenne
des droits de l’homme (pas de peine sans loi). Human Rights Watch
a examiné les actes d’accusation établis à l’encontre de plusieurs
parlementaires de l’opposition pour des infractions liées au terrorisme.
Selon cette ONG, «les éléments de preuve présentés dans les actes d’accusation
consistent principalement en discours politiques plutôt qu’en actes
sur lesquels pourraient raisonnablement se fonder les chefs d’accusation
de membre d’une organisation armée ou de séparatisme».
60. Le préambule général de la modification de la Constitution
qui permet la levée en bloc précitée (point 3.2.1.) de l’immunité
parlementaire indique ouvertement que cette modification vise à
permettre l’engagement de poursuites à l’encontre de responsables
politiques pour leurs formes d’expression, c’est-à-dire pour leur discours
politique: le préambule explique que son objet est de répondre à
l’indignation du public concernant «les déclarations de certains
députés soutenant émotionnellement et moralement le terrorisme,
le soutien et l’aide que certains députés apportent de fait à des
terroristes, et les appels à la violence lancés par certains députés».
61. Voici quelques exemples: le chef d’accusation de «propagande
en faveur d’une organisation terroriste» retenu contre Mme Nihat
Akdogan se fonderait sur une question parlementaire qu’elle avait
posée au ministre de l’Intérieur, portant sur le lieu où se trouvaient
les marchandises supposées de contrebande saisies chez des propriétaires
de magasins par la police en 2015, dans sa circonscription du sud-est
de l’Anatolie, dont la population est majoritairement kurde. Les
mêmes chefs d’accusation retenus contre M. Selahattin Demirtaş et Mme Idris
Balue se fonderaient simplement sur l’emploi des termes «Kurdes»
et «Kurdistan». Selon HRW, les éléments de preuve réunis contre
M. Demirtaş sont principalement ses discours, «aucun élément ne
semble aller dans le sens d’une quelconque activité qui s’apparente
à une activité criminelle»
La condamnation de Mme Figen
Yüksekdağ Şenoğlu pour «diffusion de propagande terroriste» se fonderait
sur sa participation aux funérailles d’un militant, au cours desquelles
quelques autres participants avaient scandé des slogans.
62. L’autre caractéristique de la campagne d’intimidation qui
aurait été menée contre les responsables politiques de l’opposition
est le recours très répandu à la détention provisoire
. Cette dernière
doit en principe être utilisée en dernier recours, pour des motifs
interprétés de manière très rigoureuse, comme le risque de fuite,
de récidive ou d’altération des éléments de preuve. Lorsqu’il s’agit
de parlementaires, le juste équilibre exigé par la Cour doit également
tenir compte du fait que la détention les empêche de débattre, de
faire campagne ou de voter au sein du parlement et, plus généralement,
de prendre part au débat public dans l’exercice de leur mandat démocratique.
La détention préventive abusive peut donc poser problème au regard non
seulement de l’article 5 de la Convention (droit à la liberté et
à la sûreté), mais également des articles 10 (liberté d’expression)
et 11 (liberté de réunion et d’association). La Cour devra également
examiner les allégations selon lesquelles les détentions de parlementaires,
surtout depuis juillet 2016, étaient motivées par des considérations
politiques, notamment par le souci d’affaiblir l’opposition au moment
de l’importante modification de la Constitution survenue au début
de l’année 2017 (passage à un régime présidentiel) et des votes
sur le prolongement de l’état d’urgence proclamé après la tentative
de coup d’état. Cet examen devrait également aboutir à une violation
de l’article 18, combiné aux articles précités. Telle a d’ailleurs
été la conclusion à laquelle est parvenue la Grande Chambre de la
Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt sur l’affaire
Selahattin Demirtaş. L’ingérence dans le mandat électif des parlementaires
et des candidats peut également constituer une violation du droit
à des élections libres (article 3 du [premier] Protocole à la Convention).
En vertu de la
Résolution
1900 (2012) de l’Assemblée, les responsables politiques détenus
en violation de ces dispositions doivent être considérés comme des
«prisonniers politiques».
63. Les affaires des responsables politiques turcs ont également
attiré très largement l’attention de la communauté internationale.
Le Conseil directeur de l’Union interparlementaire (UIP) a adopté
en 2019 une décision concernant 61 parlementaires
. Le «résumé du cas» rappelle que
plus de 600 accusations d’actes criminels et de terrorisme ont été
portées contre des parlementaires membres du Parti démocratique
populaire (HDP) depuis le 15 décembre 2015 après l’adoption d’un
amendement constitutionnel autorisant une levée en bloc de l’immunité
parlementaire (voir plus haut le point 3.2.1.). La Décision de l’UIP
se montre extrêmement critique et constate:
«avec grande préoccupation que les informations reçues
jusqu’ici par le Comité, en particulier les décisions de justice,
confirment dans une large mesure que les parlementaires du HDP ont
été accusés et condamnés avant tout parce qu’ils faisaient des déclarations
publiques critiques, publiaient des tweets, prenaient part à, organisaient
ou appelaient à des rassemblements et des manifestations, ainsi que
pour leurs activités politiques exercées dans le cadre de leurs
fonctions parlementaires et du programme de leur parti politique,
comme la médiation entre le PKK et le Gouvernement turc dans le cadre
du processus de paix entre 2013 et 2015, la promotion publique de
l’autonomie politique et la critique de la politique menée par le
Président Erdoğan au sujet du conflit actuel dans le sud-est de
la Turquie (et notamment le fait de dénoncer les crimes commis par
les forces de sécurité turques à cette occasion)» (Décision de l’UIP
2019, page 4)
Les observateurs des procès mandatés par l’UIP ont également
constaté de nombreux problèmes de procédure (procès équitable) et
se sont plaints de n’avoir pas eu accès aux parlementaires emprisonnés comme
ils l’avaient demandé.
3.1.3. Informations supplémentaires portées
à l’attention du rapporteur
64. Les représentants du HDP ont
présenté plusieurs résumés détaillés concernant la situation juridique
de leurs parlementaires. Ces présentations, y compris un certain
nombre de cas concrets (voir annexe de ce rapport), étayent la conclusion
selon laquelle la liberté d’expression des responsables politiques
est fortement menacée en Turquie, notamment en raison de l’interprétation
excessivement large des dispositions érigeant en infractions pénales
la «propagande terroriste» et différents types d’outrages au président
ou à d’autres représentants de l’État. Actuellement, 14 anciens
députés du HDP, dont les anciens coprésidents, sont toujours emprisonnés.
Beaucoup d’autres ont été condamnés à des peines de prison au cours
des cinq dernières années
. Même
si certains d’entre eux ont été entre-temps libérés et ont trouvé
asile à l’étranger, il n’en demeure pas moins qu’un nombre tout
à fait inhabituel de responsables politiques ont été condamnés à
des peines d’emprisonnement pour des infractions dont la Cour européenne
des droits de l’homme a estimé dans le passé qu’elles violaient
la Convention en raison de l’interprétation excessivement large
des dispositions pénales concernées. En ce qui concerne les exemples
figurant en annexe, j’ai demandé aux autorités turques de fournir
davantage de détails sur les circonstances factuelles précises à
l’origine de ces condamnations et sur la manière dont le ministère
public et les juridictions ont analysé et apprécié les déclarations
litigieuses dans leur contexte, à la lumière de la jurisprudence
de la Cour.
65. Selon le bureau de représentation du HDP en Europe, en avril
2021, 16 490 membres et dirigeants du HDP étaient détenus, dont
plus de 5 000 sont toujours emprisonnés. Grâce à l’application de
décrets d’urgence, le Gouvernement turc s’est également «emparé»,
entre 2016 et 2018, de 95 mairies sur les 102 détenues par le parti
et a arrêté 93 maires. Après les élections de mars 2019, 38 premiers
adjoints appartenant au HDP ont été arrêtés et 11 d’entre eux sont
toujours derrière les barreaux à ce jour. Le gouvernement a nommé
des «administrateurs» dans 48 des 65 municipalités gérées par le
HDP. Six autres premiers adjoints élus du HDP
n’ont
pas pu prendre leurs fonctions, parce qu’ils avaient été révoqués
par des décrets d’urgence avant même le début de leur mandat. De
nombreux élus locaux font l’objet de poursuites pénales, pour des
motifs similaires à ceux imputés aux membres du parlement susmentionnés
et cités en annexe. Par exemple, M. Adnan Selçuk Mizrakli, premier
adjoint de Diyarbakir, a été suspendu en août 2019 et arrêté le
22 octobre 2019. Il a été accusé de «terrorisme» par le ministère
public en raison de son appartenance au «Congrès pour une société
démocratique» (DTK) et à «l’Association de lutte contre la pauvreté
Sarmasik», les deux plus grandes ONG de la région kurde. Des représentants
du DTK ont même été officiellement invités au Parlement turc pour
exprimer leur point de vue sur le projet de nouvelle Constitution. Les
autorités turques semblent désormais considérer le DTK comme une
branche du PKK (considéré comme une organisation terroriste), comme
l’indiquent leurs commentaires en annexe.
66. Dans leur réponse détaillée et bien argumentée à ma demande
d’observations sur la note introductive et sur les informations
reçues du HDP, les autorités turques mentionnent un certain nombre
d’arrêts de la Cour de Strasbourg qui autorisent l’impositions de
restrictions à la liberté d’expression et, en particulier, la sanction des
discours de haine et des appels à la violence, y compris des discours
susceptibles d’être interprétés comme une apologie indirecte de
la violence terroriste
.
Ils ont souligné que:
«l’exercice
de la liberté d’expression au sein du parlement s’accompagne de
‘devoirs et de responsabilités’ et note que ‘la Commission de Venise
a observé que, dans la plupart des parlements nationaux, les membres
peuvent faire l’objet de sanctions disciplinaires internes’».
67. La réponse turque cite également une étude commandée par le
Parlement européen, selon laquelle
«la
qualité de parlementaire n’atténue pas la responsabilité d’une personne
– c’est-à-dire qu’elle lui confère une plus grande liberté d’expression
– mais entraîne aussi un plus grand devoir de vigilance. Les hommes
politiques (donc aussi les parlementaires) doivent être ‘particulièrement
attentifs à la défense de la démocratie et de ses principes’, dès
lors que leur objectif est d’accéder au pouvoir» .
68. Plus important encore, la réponse turque décrit en détail
les souffrances du peuple turc après l’échec du processus de paix
avec le PKK et la perpétration d’un certain nombre d’attaques terroristes,
qui ont provoqué la mort de centaines de membres des forces de sécurité
ainsi que de nombreux civils. Cette situation a créé un climat dans
lequel les déclarations, en particulier celles des responsables
politiques du HDP, qui excusaient ces actes ou témoignaient de l’estime
aux terroristes tués par les forces de sécurité en les qualifiant
de «martyrs» étaient devenues intolérables. Certains exemples cités
par les autorités turques pourraient être qualifiés – selon leur
contexte – d’un type de «discours de haine» qui serait jugé inacceptable
dans la plupart de nos pays. Ceci dit, mes interlocuteurs du HDP
insistent sur le fait que ces éléments ont été tirés hors de leur
contexte, lequel clarifierait que l’intention était de promouvoir
le dialogue pacifique à une époque ou celui-ci était aussi encouragé
par le gouvernement turque.
69. Lors de sa réunion du 29 juin 2020, la commission a eu un
échange de vues avec le M. Altiparmak, expert en droit turc. Il
a rappelé qu’en 2015, le HDP avait pour la première fois franchi
le seuil des 10 % requis en Turquie pour obtenir des sièges au parlement.
Le HDP était devenu le deuxième parti d’opposition avec 13,1 % des
voix et 80 sièges. Le 28 juillet 2015, le Président Erdoğan avait
déclaré qu’il n’avait aucune intention d’interdire le parti, mais
que chaque membre devait personnellement en «payer le prix». Peu
après ce discours, de nombreux chefs d’accusation ont été retenus
contre des députés du HDP, dont la plupart concernaient des discours
prononcés 1 000 jours auparavant, voire plus. En l’espace de quelques
mois après le discours de M. Erdoğan, le bureau du procureur avait
soumis au parlement 368 nouvelles demandes de levée d’immunité,
contre 182 entre 2007 et 2015. Des poursuites ont été engagées à
l’encontre de tous ces députés pour des discours prononcés lors
de réunions de partis, de manifestations, de funérailles, et non
pour des actes qu’ils avaient commis. 17 députés du HDP et un du
CHP ont été arrêtés, d’autres ont été mis en accusation, non pas
au titre d’infractions de droit commun ou pour participation à des
actes de violence, mais pour «outrage» au Président ou à un représentant
de l’État, propagande terroriste ou discours de haine. Ces infractions
sont définies de manière très large et vague dans la législation
turque, qui avait déjà été mise en cause dans de nombreux arrêts
de la Cour et par la Commission de Venise. La définition d’infractions
telles que le soutien au terrorisme et le discours de haine est
large et floue – à titre d’exemple, les discours anti-LGBTI sont
autorisés, mais la critique de ce discours est passible de condamnations.
L’ouverture de 15 instructions pénales le 4 novembre 2016 contre
15 députés, par cinq procureurs différents dans cinq villes, montre
que ces actions étaient coordonnées par le pouvoir central. Outre
les députés, 94 maires ont été suspendus dans le sud-est de la Turquie
et remplacés par des «personnes de confiance» nommées par les préfets.
Lors des élections municipales de 2019, le HDP avait remporté 65
municipalités. 52 de ces élus ont été remplacés soit par le candidat
arrivé en deuxième position (de l’AKP, le parti au pouvoir), soit
par des «personnes de confiance», en raison de liens qu’ils entretiendraient
avec des groupes terroristes, alors qu’aucun chef d’accusation n’avait
été retenu contre eux avant les élections. En d’autres termes, le
simple fait d’être un membre élu du HDP suffit à faire l’objet de
poursuites pénales.
70. Lors de la discussion qui a suivi en commission, notre collègue
turc, M. Aydin, a souligné que l’institution parlementaire turque
et l’indépendance des députés étaient protégées par l’immunité,
mais que cette immunité ne visait pas à titre individuel les députés
qui avaient commis des actes incriminés, notamment de propagande terroriste
ou destinés à semer la haine; que ces deux actes étaient contraires
aux valeurs du Conseil de l’Europe, comme l’Assemblée l’a reconnu
dans sa
Résolution 2127
(2016) ; que toutes les personnes sont égales en droit et que
l’immunité des parlementaires en question avait été levée par une
large majorité de parlementaires. En réponse à notre collègue grec
M. Kairidis, M. Altiparmak a confirmé que la nouvelle loi sur l’exécution
des peines, élaborée pour désengorger les prisons face à la pandémie
de covid-19, excluait effectivement les personnes condamnées pour
des crimes liés au terrorisme, c’est-à-dire la plupart des responsables
politiques du HDP emprisonnés.
71. Si le HDP, peut-être en raison de ses origines kurdes, est
le plus touché par les poursuites engagées pour des propos à caractère
politique, d’autres partis d’opposition sont également concernés;
par exemple, au sein du Parti républicain du peuple (CHP), social-démocrate,
le président de la province d’Istanbul, Canan Kaftancıoğlu, a été
condamné en septembre 2019 à neuf ans et huit mois d’emprisonnement
pour «outrage au Président», «outrage à un agent public dans l’exercice
de ses fonctions», «incitation à l’hostilité et à la haine» et «propagande
en faveur d’une organisation terroriste»
. Le
27 octobre 2020, la Cour a estimé que l’amende qui avait été infligée
au civil au président du CHP, Kemal Kiliçdaroğlu, pour deux discours
prononcés en 2012 qui critiquaient vivement le Premier ministre
de l’époque, M. Erdoğan, avait porté atteinte à sa liberté d’expression
. Le 4 mai 2021,
la Cour a aussi conclu à une violation de la liberté d’expression
de notre ancienne collègue Filiz Kerestecioğlu.
3.2. Espagne
72. En Espagne, des poursuites
pénales, dont beaucoup ont déjà abouti à des condamnations assorties
de longues peines de prison, visent les principaux représentants
des partis indépendantistes catalans au pouvoir au moment du référendum
de 2017 et bon nombre de leurs successeurs. Un haut responsable
politique espagnol avait publiquement évoqué l’intention de «décapiter»
une fois pour toutes le mouvement indépendantiste catalan
.
Les poursuites pénales visaient le président, le vice-président
et plusieurs membres du Gouvernement catalan autonome destitué,
la présidente et trois membres du Bureau du Parlement catalan, des
dizaines de hauts responsables du gouvernement et plus de 700 maires
.
Selon Omnium Cultural, la plus grande association culturelle catalane,
plus de 2 500 personnes ont subi des «représailles» sous une forme
ou une autre, en lien avec le référendum de 2017
.
73. L’engagement de ces poursuites doit être apprécié dans le
cadre des événements survenus à l’occasion du référendum sur l’autodétermination,
organisé le 1er octobre 2017. Ce référendum
s’est tenu sur le fondement de deux lois adoptées par le Parlement
catalan en septembre
.
Ces deux lois ont été contestées devant la Cour constitutionnelle
espagnole, qui a rapidement suspendu leur application, puis les
a déclarées inconstitutionnelles. Les décisions de la Cour constitutionnelle
ont été notifiées aux membres du Gouvernement catalan, à 60 de ses
hauts responsables et à l’ensemble des maires de Catalogne. Ces personnes
se sont vu rappeler individuellement à leur devoir de n’entreprendre
aucune action contraire à cette suspension et ont été averties de
possibles poursuites pénales en cas de désobéissance. Le Gouvernement espagnol
a également pris le contrôle des finances de la Catalogne et a placé
les forces de police catalanes (les «Mossos d’Esquadra») sous la
direction du ministère espagnol de l’Intérieur. Le référendum a
néanmoins eu lieu, malgré la tentative de blocage du scrutin par
la police nationale. Il s’est accompagné de manifestations de grande
envergure auxquelles ont participé plusieurs centaines de milliers
de personnes. Ces manifestations étaient dans l’ensemble pacifiques,
à l’exception de quelques incidents mineurs. Le 4 octobre 2017,
deux groupes parlementaires (représentant 56,3 % de tous les sièges
du parlement) ont demandé au Bureau du Parlement catalan de convoquer
une séance plénière au cours de laquelle le président de la Generalitat
de Catalogne devrait évaluer les résultats du référendum du 1er
octobre et les effets desdits résultats, en vertu de l'article 4
de la loi 19/2017, sur «le référendum d'autodétermination». Le Bureau
a accepté cette demande et la réunion a été fixée à 10 heures le
9 octobre. Trois autres groupes parlementaires (représentant 43,7 % des
sièges) ont contesté la convocation de cette séance au motif qu'elle
violerait le règlement intérieur du Parlement catalan. Seize députés
socialistes ont demandé au tribunal constitutionnel d'adopter une
mesure provisoire de suspension de la session plénière. La Cour
constitutionnelle a déclaré le recours recevable et a ordonné la
suspension provisoire de la session plénière. Le 26 avril 2018,
la Cour constitutionnelle, statuant sur le fond, a estimé que la
procédure suivie par le Bureau du Parlement convoquant la session
plénière n'était pas conforme à la suspension provisoire de la loi
19/2017 décrétée par la Cour constitutionnelle le 7 septembre 2017
et avait empêché les députés dénonciateurs d'exercer leurs fonctions.
La Cour constitutionnelle a souligné que le Parlement catalan avait
pour mission de représenter tous les citoyens et pas seulement des groupes
politiques spécifiques, même si ces derniers formaient une majorité.
Le 10 octobre 2017, le Parlement catalan a néanmoins été convoqué
en séance plénière malgré la suspension par la Cour constitutionnelle d’une
séance convoquée la veille pour les mêmes raisons
. Durant cette séance, le Président
catalan Carles Puigdemont a déclaré que le peuple lui avait donné
mandat de faire de la Catalogne un État indépendant et une République.
Il a ajouté, «avec la même solennité», que le parlement suspendrait
les effets de la déclaration d’indépendance, de manière à ce que
les deux parties puissent engager un dialogue au cours des semaines
suivantes, dialogue sans lequel il était impossible de parvenir
à une solution négociée.
À
la suite de cette déclaration, le Gouvernement espagnol a lancé
la procédure qui a conduit à l’application de l’article 155 de la
Constitution espagnole, qui a été approuvée, comme il est prévu
dans cet article, par le Sénat à la majorité et après débat, le
27 octobre 2017. Par conséquent, le gouvernement autonome de Catalogne
a été destitué et remplacé par des organes mis en place par le Gouvernement
central. De nouvelles élections législatives en Catalogne se sont
tenues le 21 décembre 2017 qui ont à nouveau donné une majorité
en faveur de l’indépendance en termes de sièges
,
mais pas en termes de votes.
74. Des poursuites ont été engagées à l’encontre des hauts responsables
politiques catalans pour des infractions passibles de peines allant
jusqu’à 30 ans d’emprisonnement. Bon nombre d’entre eux ont été
placés en détention provisoire; sept anciens ministres, un dirigeant
de la société civile élu au parlement lors des nouvelles élections
du 21 décembre 2017 et M. Jordi Cuixart, le dirigeant de la plus
grande association culturelle catalane Omnium Cultural, ont été
condamnés par la Cour suprême d’Espagne en octobre 2019 pour les
infractions de sédition, détournement de fonds publics et désobéissance.
Ils ont été condamnés à des peines d’emprisonnement allant de 9
à 13 ans. D’autres, dont l’ancien président catalan, M. Carles Puigdemont
et l’ancienne ministre catalane de l’Education, Mme Clara
Ponsati, ont quitté l’Espagne. Leur extradition, demandée par les
autorités espagnoles, a toujours été refusée jusqu’à présent, pour
différents motifs
. Les charges retenues contre eux, ainsi
que les peines infligées à ceux qui étaient restés en Espagne, sont
considérées par de nombreux commentateurs comme manifestement disproportionnées.
Tel est également l’avis des experts – les anciens juges de la Cour
européenne des droits de l’homme de l’Espagne, de la Turquie et
de la Belgique – lors de leur audition organisée devant la commission
réunie à Berlin les 14 et 15 novembre 2019 et de plusieurs interlocuteurs
lors de mes rencontres avec les autorités espagnoles, à l’occasion
de ma visite d’information du 3 au 6 février 2020. Personnellement,
j’estime moi aussi que ces femmes et ces hommes, que j’ai parfois
rencontrés sur leur lieu de détention, n’ont pas leur place en prison.
75. Les critiques formulées à l’égard des lourdes mesures prises
à l’encontre des responsables politiques catalans soulignent que
l’organisation d’un référendum illégal a été expressément dépénalisée
par la loi organique 2/2005. Le préambule de cette loi précise que:
«le droit pénal est régi par les
principes d’intervention minimale et de proportionnalité, comme
l’a déclaré la Cour constitutionnelle, qui a réaffirmé qu’il ne
peut priver une personne de son droit à la liberté, sauf si cette
privation est absolument indispensable. Notre ordre juridique comporte
d’autres moyens de contrôle de la légalité que ceux du droit pénal».
Parmi ces autres moyens de contrôle de la légalité figurent
les instruments pointus mis à la disposition de la Cour constitutionnelle
espagnole pour assurer l’exécution de ses propres décisions, notamment
la suspension des lois en attendant l’achèvement de leur examen
sur le fond, ainsi que de lourdes amendes et d’autres sanctions
infligées aux responsables publics qui ne les respectent pas .
76. Les commentateurs soutiennent
que les organisateurs du référendum du 1er octobre
2017 ne pouvaient pas prévoir qu’après avoir été expressément dépénalisée,
l’organisation d’un référendum inconstitutionnel tomberait sous
le coup d’autres dispositions du Code pénal, plus dures encore.
L’arrêt définitif de la Cour suprême du 14 octobre 2019 rejette
cet argument, estimant effectivement que l’organisation d’un référendum expressément
interdit par une décision de justice n’était pas couverte par la
loi dépénalisant l’organisation d’autres référendums illégaux
.
77. Les procureurs que j’ai rencontrés lors de ma mission d’enquête
en Espagne ont confirmé que l’infraction de rébellion dont les dirigeants
catalans ont été accusés par le ministère public et l’infraction
de sédition, pour laquelle ils ont été condamnés par la Cour suprême,
requièrent toutes deux l’existence d’un élément de violence. C’est
en effet l’interprétation de ces dispositions pénales qui prévaut,
et il est également nécessaire que la violence puisse être attribuée
aux personnes auxquelles l’infraction est imputée
. L’engagement de poursuites
à l’encontre des responsables politiques qui ont organisé le référendum
du 1 octobre 2017 pour rébellion peut difficilement se fonder sur
un véritable recours à la violence. Comme l’ont fait remarquer de
nombreux observateurs, les manifestations de grande envergure qui
ont accompagné le référendum étaient étonnamment pacifiques. Les
séquences vidéo largement diffusées de ces manifestations sont d’ailleurs
très parlantes à cet égard. Les rares incidents violents néanmoins
constatés sont attribués par les partisans des responsables politiques
catalans à la police, qui a parfois eu recours à des charges d’agents munis
de matraques, au gaz lacrymogène et aux balles en caoutchouc, pour
empêcher la tenue du scrutin et entourer les bureaux de vote d’un
cordon policier
.
78. Au cours de ma visite d’information, tant le ministère de
l’Intérieur à Madrid que les autorités catalanes m’ont fourni des
statistiques sur le nombre de policiers et de civils blessés lors
des manifestations de grande envergure qui ont accompagné le référendum
et le jour du référendum lui-même. Les deux parties m’ont donné des
chiffres similaires. Le ministère espagnol de l’Intérieur a fait
état d’un total de 431 policiers blessés, dont 111 avaient été «frappés»
et 10 ont fait l’objet d’un arrêt de travail pour raisons de santé.
Parmi les manifestants, 1 066 ont reçu des soins médicaux et 82,5 %
d’entre eux ont été «frappés». 5 blessures ont été qualifiées de
graves. La police avait reçu l’ordre de cibler le «matériel» utilisé
pour le référendum illégal (à savoir rendre les urnes et les bulletins
de vote «indisponibles»). Les séquences vidéo montrant les charges violentes
de la police à l’aide de matraques et de gaz lacrymogène pourraient
en partie être le fait de «manipulations», mais on ne saurait exclure
que la police ait également commis certaines violations. Le ministère
ne disposait pas d’informations sur le nombre d’agents de police
faisant actuellement l’objet d’une enquête pour violence illégale,
cette question étant du ressort des juridictions régionales. Des
mesures disciplinaires seront prises en temps utile, en fonction
des résultats des enquêtes pénales en cours. Le ministère a souligné
la bonne réputation de la police nationale espagnole et de la Guardia
Civil, qui n’ont utilisé des équipements anti-émeute qu’en de rares
occasions (0,03 % toutes manifestations confondues en 2015 et 0,29 %
en 2019) et qui sont régulièrement formées aux techniques d’apaisement
des tensions. Cependant les forces de sécurité en service début
octobre 2017 ne s’attendaient pas à être confrontées à un nombre
si élevé de personnes et à leur «hostilité», ce qui, selon ce qui
m’a été rapporté, les a empêchées d’intervenir contre le référendum
illégal conformément aux instructions. Les chiffres qui m’ont été
communiqués par le Gouvernement catalan (Generalitat) sont très
similaires: un total de 12 membres des forces de sécurité ont reçu
des soins médicaux, ainsi que 1 066 participants au référendum et
aux manifestations entre le 1er et le
4 octobre 2017, dont le diagnostic de gravité était «mineur» pour
83 % d’entre eux, «modéré» pour 16,4% et «sévère» pour 0,5% (cinq
personnes)
79. À mon avis, étant donné que des millions de personnes ont
voté lors du référendum et ont participé aux manifestations de grande
envergure début octobre 2017, tant les organisateurs du référendum
que des manifestations et les forces de sécurité ont toutes les
raisons d’être fiers du nombre très limité de blessés des deux côtés.
Pour avoir rencontré les dirigeants catalans emprisonnés, je suis
entièrement convaincu que leurs intentions étaient pacifiques et
que leurs appels à la non-violence étaient sincères. La Cour suprême espagnole,
dans son arrêt du 14 octobre 2019, partage clairement cette appréciation.
À titre d’exemple, en ce qui concerne M. Cuixart, «[l]a Cour ne
remet pas en cause son engagement en faveur de la non-violence,
qui est toujours louable» (page 236). En ce qui concerne M. Romeva,
la Cour suprême déclare: «La personnalité de M. Romeva [promoteur
d’une culture de la paix] est un fait bien connu, que la Cour de
céans reconnaît, loue et respecte. Son engagement en faveur de la
paix ne fait aucun doute» (page 308). Comme dans la plupart des
événements de grande envergure, certaines réactions de défense et
même certaines infractions de la part de manifestants, à titre individuel,
étaient probablement inévitables et ne sauraient être imputées aux organisateurs
. Dans le cas contraire,
toute manifestation pacifique ferait courir aux organisateurs le
risque d’endosser une grave responsabilité pénale pour des actes
non intentionnels et commis par des extrémistes ou même des provocateurs.
La position de la Cour suprême à cet égard semble ambiguë: d’une
part, elle reconnaît (à la page 372) que:
«les messages étaient le reflet
fidèle de la volonté, partagée par les codéfendeurs accusés de l’infraction de
sédition, de faire tout leur possible (en excluant – on ne peut
le nier – tout acte violent ,
sauf ceux, prévisibles mais inévitables, commis par des éléments
isolés) pour empêcher les forces de l’ordre mandatées par l’État
et par la région de mener à bien les actions qui leur avaient été
ordonnées par le tribunal».
D’autre part, la Cour les juge, en tout état de cause, coupables
de sédition, alors que l’article 544 du Code pénal espagnol, exige
l’existence d’un «soulèvement tumultueux» (page 372).
80. Apparemment conscients qu’il
serait difficile de prouver la violence au sens habituel du terme
,
le ministère public espagnol a adopté une nouvelle interprétation
de l’élément de violence exigé afin que l’infraction de rébellion
soit constituée, qu’il qualifie de «violence sans violence» ou de
«violence sans effusion de sang»
.
Selon cette interprétation, le nombre même des manifestants mobilisés
par les organisateurs constitue en soi une menace de violence, conçue
pour intimider et submerger les autorités.
81. Dans une ordonnance de référé du 5 janvier 2018, la Cour suprême
a
conclu que la violence a existé à partir du moment où le président
et le gouvernement ont agi dans l’intention de proclamer l’indépendance, se
mettant eux-mêmes en dehors de l’État de droit, et agissant ainsi
«en exerçant le pouvoir, ce qui explique qu’ils n’aient pas eu besoin
de recourir à la violence pour lui porter atteinte à l’époque, avant
même l’exécution de leur projet». La Cour suprême est allée jusqu’à
établir un lien entre l’action des responsables politiques catalans
et le comportement d’officiers putschistes, comme ceux qui avaient
fait irruption au parlement armés de revolvers le 23 février 1981.
Le médiateur catalan juge cette comparaison «disproportionnée, biaisée, malhonnête
et alarmante». Dans son arrêt définitif du 14 octobre 2019, la Cour
suprême a estimé que le niveau de violence n’avait pas atteint le
seuil requis aux fins d’une condamnation pour «rébellion», mais
qu’il était suffisant pour caractériser l’infraction de «sédition».
Nos interlocuteurs catalans sont catégoriques: il était évident
dès le départ que l’inculpation pour «rébellion» était indéfendable.
Ils affirment que cette accusation n’a été utilisée que dans le
but de priver les accusés de leurs mandats parlementaires et de
modifier ainsi la majorité au Parlement catalan
.
Les procureurs que nous avons rencontrés à Madrid l’ont nié, arguant
que ce n’est qu’au cours des audiences d’examen des preuves pendant
le procès proprement dit que la qualification juridique des actes
incriminés s’est «cristallisée».
82. L’article 544 du Code pénal espagnol définit la sédition comme
les actes commis par ceux qui, sans s’être rendus coupables de l’infraction
de rébellion, organisent un soulèvement public et tumultueux pour empêcher
par la force, ou en dehors des voies légales, une autorité, un organe
officiel ou un fonctionnaire public d’exercer ses fonctions. Selon
ma compréhension, la Cour suprême a donné à l’article 544 une interprétation
qui transforme effectivement la désobéissance civile non violente,
lorsqu’elle est commise par des hommes et des femmes politiques
élues à une fonction publique ou par un leader de la société civile,
en un grave crime – celui de la sédition, dont le libellé prévoit
la présence d’un «soulèvement tumultueux». À titre d’exemple, concernant
l’ancienne présidente du Parlement catalan, Mme Carme
Forcadell, la Cour suprême a estimé que son vote sur certaines résolutions,
en tant que tel, n’était pas un acte infractionnel et qu’il était
de toute façon secret, bien que les juges aient indiqué qu’ils pouvaient
facilement «deviner» comment elle avait voté (arrêt page 320). «Ce
qui a été déterminant, c’est qu’en sa qualité de présidente de l’organe
législatif, elle n’a pas empêché le vote de résolutions ouvertement
opposées aux déclarations de la Cour constitutionnelle» (page 320).
La Cour Suprême a également considéré comme séditieux les actions
ou actes, plus ou moins bien définis, suivants: «l’anéantissement
du pacte constitutionnel» (page 241), la «conception d’un ordre juridique
constituant parallèle, dont l’objectif est de remettre en cause
l’ordre constitutionnel actuellement en vigueur» (page 242), la
«défense de l’atteinte de fait aux principes constitutionnels»,
l’«atteinte aux fondements constitutionnels du système» (page 247)
et la «contestation de la légalité constitutionnelle» (page 316).
À mon avis, ces actions plutôt abstraites, si l’on peut les qualifier
ainsi, ou ce modus operandi, semblent très éloignés du libellé de
l’article 544, qui exige, concrètement, un «soulèvement tumultueux».
83. En outre, pour une question de proportionnalité, comme la
peine dont elles sont passibles s’élève à 8 à 15 ans d’emprisonnement,
les «actions» répondant à la définition de l’article 544 devraient
atteindre un seuil minimal de danger ou de quasi-réalisation de
leurs objectifs illégaux, que la Cour suprême elle-même ne semble
pas avoir considéré comme atteints, lorsqu’elle a qualifié les objectifs
des accusés de «chimères»:
«En
dépit des propos tenus par les accusés, en réalité, les mesures
prétendument destinées à instaurer l’indépendance promise n’ont
manifestement pas été aptes à l’atteindre. L’État a toujours gardé
le contrôle des forces militaires, policières, judiciaires et même
sociales. Et, ce faisant, il a fait de toute tentative d’indépendance
une simple chimère. Les défendeurs en étaient conscients». (page
264).
84. Parmi les autres actions plus concrètes invoquées par la Cour
suprême pour étayer la condamnation pour sédition, figure la manifestation
devant le ministère catalan des Finances à Barcelone le 20 septembre 2017.
La manifestation de grande envergure devant le bâtiment a empêché
la police d’y effectuer une perquisition et une saisie autorisées
par la justice, qui, comme la Cour l’a exposé, s’est sentie
«matériellement dans l’incapacité
d’y procéder, confrontée aux foules qui s’étaient rassemblées, dont l’attitude
était souvent hostile et constamment de franche opposition [...]
Profitant de leur avantage numérique écrasant qui était intimidant
ou, à tout le moins, dissuasif [...]» (page 390; voir aussi la description
détaillée des événements en question aux pages 41 à 46).
85. Toutefois, peut-on considérer des manifestations pacifiques
comme étant «en dehors des voies légales» au sens de l’article 544
du Code pénal (sédition)? L’exercice d’un droit fondamental peut-il
devenir une infraction pénale grave du seul fait que de nombreuses
personnes exercent leur droit en même temps? Sincèrement, je ne
le pense pas. La Cour suprême semble le reconnaître à plusieurs
reprises (par exemple aux pages 266, 237, 239, 274 et 369) et souligne
qu’aucun des manifestants n’a été poursuivi et encore moins condamné
pour une quelconque infraction (page 235). Cependant, ce point soulève
la question de savoir comment les neuf responsables politiques condamnés
pour sédition peuvent-ils être les auteurs d’un «soulèvement tumultueux»,
à eux seuls, comme le demande le médiateur catalan
. Si les manifestations de grande
envergure constituaient en soi des exercices légitimes du droit
à la liberté d’expression et de réunion, comme l’affirme la Cour
suprême, je m’attendrais à ce que cela s’applique également à ceux
qui ont organisé et appelé à ces manifestations.
86. L’application de l’article 544, qui prévoit des peines d’emprisonnement
comprises entre 8 et 15 ans en cas de manifestations de grande envergure
pacifiques, soulève également la question de la proportionnalité et
des appréciations contradictoires, au regard d’autres dispositions
pénales prévoyant des peines beaucoup plus légères pour des comportements
plus dangereux, tels que l’infraction de manifestation à des fins pénalement
répréhensibles ou l’usage d’armes ou d’explosifs, ou l’infraction
de trouble à l’ordre public, punies de peines d’emprisonnement comprises
entre six mois et six ans (cette dernière peine étant infligée dans
les cas les plus graves de port d’armes ou d’actes violents mettant
en danger la vie d’autrui)
.
87. Selon moi, cette interprétation élargie de l’infraction de
sédition, combinée à la dépénalisation explicite préalable de l’organisation
d’un référendum illégal, pourrait poser problème au regard du principe
de la légalité de l’infraction et des peines selon l’article 7 de
la Convention. Par ailleurs, une interprétation qui aboutirait à incriminer
l’organisation de manifestations pacifiques uniquement en raison
du grand nombre de participants pourrait être vue comme une violation
de la liberté de réunion protégée par l’article 11 et ne pas répondre
au critère de proportionnalité fixé par la Cour. Evidemment, c’est
la Cour qui aura le dernier mot à ce sujet, en toute indépendance.
88. Le 22 avril 2021, le Tribunal constitutionnel espagnol (12
membres) a rejeté la plainte de M. Turull contre sa condamnation
par la Cour suprême, ne constatant aucune violation des droits de
M. Turull à la légalité pénale (articles 25.1. de la Constitution
espagnole), à la liberté personnelle (article 17.1), à la liberté idéologique
(article 16) et à la liberté de réunion (article 21). Ces articles
correspondent approximativement aux articles 7, 5, 10 et 11 de la
Convention européenne des droits de l'homme. Deux juges ont exprimé
leur désaccord, estimant que l'article 544 n'était pas suffisamment
clair et prévisible et que la peine était disproportionnée. Plus
récemment encore, le 14 mai 2021, la Cour constitutionnelle, avec
les deux mêmes juges en dissidence, a également rejeté le recours
«de amparo» de Josep Rull. Tant M. Turull que M. Rull ont annoncé
qu'ils porteraient leur affaire devant la Cour européenne des droits
de l'homme, qui aura bien entendu le dernier mot, en toute indépendance,
sur l'interprétation des droits en jeu protégés par la Convention.
89. La condamnation de plusieurs responsables politiques catalans
de premier plan impliqués dans l’organisation du référendum de 2017
pour détournement de fonds publics soulève également quelques points d’interrogation.
On m’a expliqué à Madrid que le gouvernement central avait repris
la gestion du budget catalan avant le référendum et que le ministère
des finances avait confirmé qu’il avait réussi à empêcher toute utilisation
abusive des fonds. À Barcelone, j’ai demandé aux autorités catalanes
comment elles avaient pu organiser le référendum dans ces circonstances.
On m’a répondu que les quelques fonds nécessaires provenaient de
dons, dont beaucoup de la diaspora catalane. Par ailleurs, des fonctionnaires
et de nombreux citoyens ont donné de leur temps et mis à disposition
des locaux adaptés pour faire office de bureaux de vote. Dolors
Bassa, l’ancienne ministre des affaires sociales à qui j’ai parlé
en prison, a été condamnée à 12 ans d’emprisonnement pour avoir
prétendument mis à disposition les locaux de services sociaux et
d’écoles; en ce qui concerne ces dernières, on m’a rapporté que
Mme Bassa ne pouvait en être tenue responsable,
la ministre de l’Éducation à l’époque du référendum étant Mme Clara
Ponsati, qui a par la suite quitté l’Espagne pour le Royaume-Uni.
90. Au vu des critères énoncés par la
Résolution 1900 (2012) sur la définition du prisonnier politique (voir plus
haut le point 2.1.1.), des allégations de violation des droits de
la défense et de placement abusif en détention provisoire, ainsi
que des doutes au sujet de l’impartialité des juridictions saisies
des affaires relatives aux responsables politiques catalans, peuvent
également être pertinents. La tenue des procès a été totalement publique,
puisqu’ils ont été retransmis intégralement à la télévision. Le
degré de transparence qui en résulte est impressionnant. On affirme
cependant que certaines personnes qui faisaient l’objet d’une instruction
ont dû déposer sans connaître précisément les infractions qui leur
étaient reprochées. Les membres du Gouvernement catalan auraient
été cités à comparaître moins de 48 heures avant d’être entendus
par le tribunal qui statuait sur leur détention provisoire. L’acte
d’accusation des individus accusés de rébellion (68 pages) leur
a été remis uniquement deux heures avant l’audience au cours de
laquelle le tribunal devait statuer sur leur détention. L’avocat
de Carles Puigdemont se serait vu refuser l’accès au dossier jusqu’à
l’arrestation de son client en Allemagne
.
D’autres critiques font état de longues heures passées par les prévenus
en salle d’audience, de déclarations partiales et biaisées qu’auraient
fait les procureurs et de l’influence des sympathisants du parti
d’extrême droite VOX, lequel avait bénéficié d’un statut procédural
de «partie civile», ainsi que du rejet par le tribunal de nombreuses
demandes de preuves formulées par la défense. Enfin, des critiques
se sont élevées contre le fait que les responsables politiques aient
été jugés en première et dernière instance par la Cour suprême espagnole
plutôt que par la Haute Cour espagnole (Audiencia Nacional), la juridiction
de première instance compétente pour connaître des affaires d’importance
nationale, ou devant la Haute Cour de justice de Catalogne.
91. L’impartialité des magistrats a été mise en doute en raison
des contacts directs qu’auraient entretenus les juges de la Cour
constitutionnelle et les membres du gouvernement national. Qui plus
est, le président de la Cour constitutionnelle a publiquement déclaré
que la justice avait pour mission de garantir l’unité de l’Espagne.
Cette déclaration a été considérée comme une façon de prendre ouvertement
parti contre les positions politiques défendues par les dirigeants
catalans poursuivis, dont les procédures étaient toujours en cours
. En outre, comme la Cour suprême le
reconnaît dans son arrêt du 14 octobre 2019 (page 114), un juge d’instruction
dans l’affaire, M. Pablo Llarena, avait évoqué dans l’une de ses
décisions «la stratégie qui nous vise», admettant ainsi qu’il se
sentait l’un de ceux qui étaient «visés» par la stratégie utilisée
par l’accusé. L’impartialité de la Cour suprême espagnole est enfin
mise en doute par le message d’un sénateur de haut rang, qui se
vantait de pouvoir contrôler la Cour suprême et le Conseil général
du pouvoir judiciaire «par la petite porte»
. Il a été souligné que la Cour
avait constaté des violations de l’article 6 pour manque d’impartialité
des juges dans plusieurs affaires espagnoles et, en dernier lieu,
dans l’arrêt
Otegi Mondragon et autres
c. Espagne (6 novembre 2018) .
92. De nombreux observateurs des procès ont régulièrement publié
des appréciations précises de l’équité de la procédure engagée à
l’encontre des dirigeants catalans
. Il
m’est impossible d’entrer dans les détails dans ce rapport. Il appartiendra
à la Cour constitutionnelle espagnole et, en dernier ressort, à
la Cour européenne des droits de l’homme d’apprécier l’équité globale
de la procédure. La jurisprudence de la Cour sur les exigences de
l’article 6 (3) (a) (droit à un procès équitable) est claire: l’accusé
doit être informé «dans le plus court délai» et «d’une manière détaillée»
de l’accusation portée contre lui, y compris des faits sur lesquels
elle se fonde et de leur qualification juridique
.
La Cour a également affirmé le droit de la partie défenderesse à
disposer d’un temps suffisant et d’installations adéquates pour
préparer sa défense
.
Pour ce qui est de l’indépendance et de l’impartialité, la Cour
a élaboré des normes qui exigent l’absence de subordination des
juges à tout type d’autorité de l’exécutif et leur absence de préjugé
et de partialité. Bien que l’impartialité personnelle du juge soit
présumée, un élément objectif exige qu’un juge donné dans une affaire donnée
offre suffisamment de garanties pour exclure tout doute sur sa légitimité
à ce sujet
.
93. De nombreuses organisations internationales, ONG et parlementaires
d’un grand nombre de pays ont dénoncé les arrestations, la détention
et les poursuites engagées à l’encontre des anciens membres du Gouvernement
catalan
. Faute de place, je me contenterai de mentionner
deux conclusions particulièrement importantes formulées par le Groupe
de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire (UNWGAD). L’UNWGAD
a conclu fin mai 2019
que la détention d’Oriol Junqueras,
de Jordi Sanchez et de Jordi Cuixart était «arbitraire» au sens
de la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 3)
et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques
(article 9). En dépit de la réprobation marquée du Gouvernement
espagnol, très inhabituelle, une deuxième décision rendue en juillet
est parvenue à la même conclusion pour trois autres responsables
politiques catalans (Raül Romeva, Dolors Bassa et Joaquim Forn).
94. Les hommes et femmes politiques catalans en détention ont
bénéficié par intermittence du régime carcéral plus clément généralement
appliqué aux délinquants non violents, qui leur a été accordé par l'administration
pénitentiaire catalane, dont les décisions ont parfois été contestées
par le ministère public. Les détenus affirment qu'on leur demande
de se «repentir» de leurs actes afin de bénéficier de ces privilèges
ou d'avoir une chance d'être graciés. Ils ont publiquement refusé
de renoncer à leurs objectifs politiques profondément ancrés. La
délégation espagnole rappelle que l'obligation de s'engager à ne
pas commettre de nouveaux crimes s'applique à tous les détenus qui
souhaitent bénéficier de privilèges, y compris le droit de quitter
la prison à certains moments, et que le repentir ou les regrets
sont exigés par la loi de tous les condamnés qui souhaitent bénéficier
d'une grâce. Traiter différemment les politiciens catalans reviendrait
à violer le principe d'égalité devant la loi. À mon avis, il devrait
être possible de trouver une formule qui permette aux détenus de
prendre les engagements nécessaires sans renier leurs convictions
et objectifs politiques profondément ancrés – à condition qu'ils
s'engagent à les poursuivre sans utiliser de moyens illégaux.
4. Conclusions
95. Nous avons vu que la Convention
européenne des droits de l’homme prévoit de solides protections
de la liberté d’expression des responsables politiques, non seulement
dans leur propre intérêt, mais également dans un souci de bon fonctionnement
de la démocratie. Dans une démocratie, les responsables politiques peuvent
prendre la parole et faire campagne, y compris en faveur de changements
qui porteraient atteinte à la constitution en vigueur, à deux conditions:
premièrement, que les changements proposés ne portent pas atteinte
aux principes de la démocratie, à l’État de droit et à la protection
des droits humains, et deuxièmement, que les moyens préconisés pour
réaliser ces changements soient démocratiques et non violents. La
Cour a reconnu que le discours de haine et les appels à la violence
n’entraient pas dans le cadre de la liberté d’expression et qu’ils
relevaient de l’interdiction de l’abus de droit défini à l’article
17 de la Convention. Cependant, afin de protéger le débat démocratique,
la Cour a interprété – à juste titre à mon avis – de manière très
étroite les restrictions imposées à la liberté d’expression jugées
«nécessaires dans une société démocratique». Nous avons également
vu que dans les deux pays mentionnés dans la proposition de résolution
sur laquelle repose mon mandat de rapporteur, ces protections auraient
été violées dans plusieurs affaires très médiatisées. Cela dit,
je tiens à préciser que je ne considère pas que la situation soit
la même dans les deux pays en ce qui concerne la liberté d'expression
des hommes politiques et l'État de droit.
96. En Espagne, les autorités soutiennent que les responsables
politiques en question ne sont pas poursuivis pour leurs déclarations,
mais pour leurs actes: l’organisation d’un référendum illégal sur l’indépendance
et l’exercice d’une pression politique par l’organisation de manifestations
de grande ampleur en abusant de leurs fonctions dirigeantes de membres
du gouvernement régional. Les autorités soulignent que la simple
expression de points de vue indépendantistes n’est pas un motif
de poursuites pénales en Espagne. J’ai pu constater directement,
lors de ma visite, que de nombreux responsables politiques catalans
qui défendent publiquement ces points de vue, voire font flotter
le drapeau indépendantiste sur la façade des bâtiments publics,
ne font pas l’objet de poursuites pénales. L’Espagne est une démocratie
vivante, dans laquelle règne une culture de débat public libre et
ouvert. Il reste néanmoins à déterminer pour quel motif exactement
les anciens membres du Gouvernement catalan ont été condamnés –
puisque l’organisation d’un référendum illégal est expressément
dépénalisée depuis quelque temps et la participation à des manifestations
pacifiques, voire leur organisation, représente l’exercice d’un
droit fondamental. L’exercice d’un droit constitutionnel peut-il
être constitutif d’une infraction punie de lourdes peines d’emprisonnement,
comme celles qui ont été requises à l’encontre des responsables
politiques catalans en Espagne? L’organisation d’une manifestation
pacifique peut-elle devenir une infraction parce que des centaines
de milliers de personnes répondent à l’appel des organisateurs?
Si l'approbation des «lois de déconnexion» et la tenue du référendum étaient
clairement inconstitutionnelles et désobéissaient directement aux
injonctions de la Cour constitutionnelle, elles n'étaient pas violentes
ou «tumultueuses», du moins selon ma compréhension. Ils pourraient
bien nécessiter certaines sanctions, par exemple au titre du délit
de «désobéissance», mais les longues peines de prison pour «sédition»
semblent disproportionnées.
97. À mon avis, l’usage oppressif du droit pénal contre des responsables
politiques ayant eu recours à des moyens pacifiques pour poursuivre
des objectifs qui ne remettent pas en cause les principes fondamentaux de
la démocratie et des droits humains était disproportionné. Les objectifs
des responsables politiques catalans emprisonnés – l’indépendance
à terme d’une Catalogne démocratique – et les moyens mis en œuvre –
le référendum d’octobre 2017 et une déclaration symbolique – en
termes pratiques – d’indépendance immédiatement suspendue dans l’attente
de négociations avec les autorités espagnoles – étaient clairement incompatibles
avec la Constitution espagnole, comme l’avait jugé au préalable
la Cour constitutionnelle. Cependant, la «désobéissance» à un arrêt
de la Cour constitutionnelle doit-elle être punie à l’instar d’une infraction
pénale très lourdement sanctionnée, telle que la «rébellion» ou
la «sédition»? Pour moi, certains passages de l'arrêt de la Cour
suprême espagnole du 14 octobre 2019 ressemblent à des illustrations
de la difficulté de justifier la présence de la violence requise
par le crime de sédition («violence sans violence», comme le soutenait
l'accusation). Le tribunal a dû pour cela se fonder sur le nombre
important de manifestants pacifiques qui avaient empêché les forces
de sécurité d’accomplir la tâche qui leur avait été assignée, à
savoir rendre «indisponibles» les bulletins de vote et les urnes
préparés par des bénévoles, et elle a dû considérer que l’élément
constitutif de l’infraction de sédition, c’est-à-dire un «soulèvement
tumultueux», s’était matérialisé par des actes aussi abstraits que
«l’anéantissement du pacte constitutionnel» (page 241), la «création
d’un système juridique constituant parallèle, dont l’objectif est
de remettre en cause l’ordre constitutionnel actuellement en vigueur»
(page 242), «la défense de l’atteinte de fait aux principes constitutionnels»
ou par des notions abstraites similaires (ci-dessus, paragraphe
82). Evidemment, comme je l’ai dit à plusieurs reprises, la décision
finale reviendra aux tribunaux compétents.
98. Le recours à des poursuites pénales fondées sur des infractions
désuètes et trop générales de rébellion et de sédition pour traiter
ce qui est, en réalité, un problème politique qui devrait être résolu
par des moyens politiques, pourrait bien s’avérer contre-productif,
puisqu’il transforme les responsables politiques en héros ou en
martyrs. Il en va de même pour les poursuites en cours, alors qu’il
s’agit essentiellement d’infractions mineures, telles que la «désobéissance»,
à l’encontre de centaines d’autres responsables politiques et fonctionnaires
catalans soupçonnés d’avoir participé à l’organisation du référendum
anticonstitutionnel et aux manifestations de grande envergure qui
l’ont accompagné. J'espère que certains acquittements récents sont un
bon signe dans ce contexte. Peut-être qu'un dialogue inclusif et
ouvert sera un meilleur moyen de convaincre le peuple catalan que
rester en Espagne est sa meilleure option.
99. En Turquie, il semble au contraire plus patent que les responsables
politiques en question étaient davantage poursuivis et condamnés
pour leurs propos que pour leurs actes. La question cruciale est
ici de savoir si les dispositions qui incriminent certains types
de discours politique sont suffisamment claires et prévisibles et
si leur formulation est suffisamment encadrée pour répondre aux
exigences de la Convention, selon l’interprétation retenue par la
Cour. Le nombre de responsables politiques de l’opposition emprisonnés ou
poursuivis pour des déclarations politiques est éloquent. Sincèrement,
certaines procédures engagées, telles que la levée temporaire des
garanties constitutionnelles dans le but de lever en bloc l’immunité
de 193 parlementaires, et certains faits ayant donné lieu à une
condamnation, comme le fait d’avoir posé une question parlementaire
sur l’action des forces de sécurité et sur la localisation des biens
confisqués dans la circonscription d’un député, sont plutôt sans
précédent et n’ont pas leur place dans une démocratie parlementaire.
La non-exécution d’arrêts de principe de la Cour, comme ceux qu’elle
a rendus en faveur de MM. Demirtaş et Kavala, dont la libération
a été ordonnée par la Cour et le Comité des Ministres, est inacceptable.
100. Bon nombre de ces affaires étant encore pendantes devant la
Cour ou susceptibles de donner lieu à l’introduction d’une requête
en temps utile, je n’ai pas l’intention de «préempter» les futurs
arrêts de la Cour en prenant position contre ou en faveur de l’opportunité
des poursuites ou des condamnations dans l’une ou l’autre de ces
affaires. Cependant je n’ai pas hésité à résumer, dans le projet
de résolution contenu dans ce rapport, les principes généraux que
l’Assemblée pourrait souhaiter réaffirmer et à souligner les problèmes systémiques
que les affaires en question peuvent illustrer, comme le fait l’Assemblée
depuis de nombreuses années.