1. Introduction
1. Le 24 janvier 2022, avec le
soutien de plus de 30 membres de l’Assemblée parlementaire présents
dans l’hémicycle et/ou suivant les débats par visioconférence, appartenant
à cinq délégations nationales au moins, M. Emanuelis Zingeris (Lithuanie,
PPE/DC) a contesté les pouvoirs non encore ratifiés de la délégation
russe pour des raisons substantielles sur le fondement de l’article
8 du Règlement de l’Assemblée. Par la suite, Mme Yevheniia
Kravchuk (Ukraine, ADLE) a contesté les pouvoirs de la délégation
russe pour des raisons formelles sur le fondement de l'article 7
du Règlement avec le soutien de plus de 10 membres présents et appartenant
à au moins cinq délégations nationales.
2. Les raisons substantielles pour lesquelles les pouvoirs ont
été contestés renvoient à des violations des principes fondamentaux
du Conseil de l’Europe énoncés à l’article 3 et dans le préambule
de son Statut (STE n° 1); au non-respect par la Fédération de Russie
des recommandations que lui a adressées l’Assemblée dans de précédentes
résolutions, en particulier les
Résolution 1990 (2014), Résolution
2034 (2015), Résolution
2063 (2015), Résolution
2292 (2019),
Résolution
2320 (2020), et
Résolution
2363 (2021); à de nouvelles violations de l’État de droit et de la
démocratie, le respect des droits humains et des libertés fondamentales
et, plus généralement, le non-respect par la Fédération de Russie
de ses engagements et obligations à l’égard du Conseil de l’Europe.
3. Conformément à l’article 8.3 du Règlement, la commission pour
le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil
de l’Europe (commission de suivi) a été saisie pour rapport sur les
raisons substantielles et la commission du Règlement, des immunités
et des affaires institutionnelles pour avis.
4. Lors de sa réunion du 24 janvier 2022, la commission de suivi
m’a nommé rapporteur.
5. La présente contestation des pouvoirs fait suite à des contestations
similaires présentées en juin 2019 (lors du retour de la délégation
russe à l'Assemblée après son absence depuis 2015), en janvier 2020
et en janvier 2021.
6. Dans les chapitres qui suivent, j'essaierai de faire le point
sur les évolutions et sujets de préoccupation concernant le respect
des obligations et engagements de la Fédération de Russie à l’égard
du Conseil de l’Europe. Pour des raisons évidentes, je ne peux pas
présenter un tableau exhaustif de l'état de la démocratie et des
droits de l’homme dans la Fédération de Russie et, en tout état
de cause, ce n'est pas l'objet de mon rapport; celui-ci n'est pas
destiné à remplacer ni à reproduire un rapport en cours d'élaboration
par les rapporteurs chargés du suivi de la Russie, prévu pour être
débattu devant l'Assemblée dans le courant de l'année. Le présent
rapport ne traitera que de certains sujets de préoccupation en suspens
concernant la démocratie, l'État de droit et la protection des droits
de l’homme en Russie qui revêtent une importance pour le débat sur
les pouvoirs de la délégation parlementaire russe.
2. Élections législatives
7. Les élections législatives
se sont déroulées sur trois jours du 17 au 20 septembre 2021. Nous
pouvons noter, contrairement aux précédentes élections législatives
de 2016 et à l'élection présidentielle de 2018, que l'Assemblée
a, cette fois-ci, été invitée à observer les élections. Sur décision
du Bureau de l’Assemblée, une commission ad hoc de l'Assemblée composée
de représentants des cinq groupes politiques a tenu, les 2 et 3 septembre
2021, des réunions préélectorales à distance afin de recueillir
des informations sur la préparation des élections et d'évaluer la
possibilité de tenir une réunion in situ. La commission ad hoc s'est
réunie à Moscou du 16 au 20 septembre 2021 sous la forme d'une Mission
d'évaluation des élections.
8. Malgré l’absence d’une mission internationale d’observation
des élections
en
bonne et due forme, la Mission d'évaluation des élections a été
en mesure d'effectuer une observation des élections partielle en
se rendant dans un certain nombre de bureaux de vote et en rencontrant
certaines parties prenantes. S'appuyant sur les informations recueillies
dans le cadre des réunions organisées à distance et in situ, notamment
avec la Commission électorale centrale, les observateurs nationaux
et les organisations de la société civile, ainsi que sur les conclusions
de la Commission de Venise, la mission d'évaluation des élections
a rendu compte au Bureau et ses conclusions ont été transmises à
la commission de suivi pour qu'elle en tienne compte dans son prochain
rapport de suivi sur la Fédération de Russie
.
9. La Mission a identifié certains sujets de préoccupation concernant
l’encadrement juridique des élections.
10. La législation électorale russe ne cesse d’évoluer, les changements
les plus récents ayant été adoptés en 2020 et 2021. Des modifications
récentes ont notamment conféré à la Commission électorale centrale (CEC)
le droit de décider de la prolongation du scrutin jusqu'à trois
jours. Le vote sur plusieurs jours a été introduit pour la première
fois en avril 2020 à l'occasion du vote consultatif de tous les
citoyens russes («All-Russian vote») sur les amendements constitutionnels,
qui s'est étalé sur sept jours. Il a ensuite été utilisé lors des
élections régionales et locales de septembre 2020 et 2021. Il a
été critiqué au motif qu'il donnait aux autorités un plus grand
contrôle sur les élections et ne garantissait pas la transparence
ni la sécurité nécessaires au scrutin. Cette critique a été réitérée
lors des élections législatives par les observateurs, qui n'ont
eu aucune possibilité de surveiller l’entreposage des urnes pendant
la nuit et se sont plaints que le vote sur plusieurs jours a été
utilisé pour faire pression sur les électeurs afin qu'ils se rendent
dans les bureaux de vote pour augmenter la participation au scrutin.
11. En outre, l'accès à la vidéosurveillance a été restreint à
un petit nombre de comptes attribués aux représentants des partis
politiques et à certains observateurs, contrairement aux élections
précédentes où les vidéos en provenance des bureaux de vote pouvaient
être consultées par n'importe qui en ligne. Le nouveau système semble
poser des problèmes eu égard au respect du Code de bonnes pratiques
en matière électorale de la Commission de Venise car il offre la
possibilité de limiter la capacité des observateurs à suivre différentes opérations
liées aux élections
.
12. Le vote électronique, introduit en mai 2020, suscite également
de vives préoccupations. Cette option, disponible dans sept sujets
de la Fédération selon les données de la CEC, pourrait concerner
environ 15 millions d'électeurs.
13. Un certain nombre d'organisations nationales impliquées dans
le processus d'observation des élections et certains partis politiques
ont fait part de leurs inquiétudes quant au secret et à la transparence
du processus, au manque de possibilité d'observer le vote électronique,
à l'absence d'instruments permettant d’évaluer et de vérifier son
fonctionnement et permettant aux électeurs de vérifier leur vote,
ainsi qu'au manque de clarté quant à l'organe chargé d’examiner
les plaintes à ce sujet.
14. Les modifications les plus récentes apportées au cadre juridique
des élections incluent d’importantes restrictions au droit de se
présenter aux élections, liées notamment au statut d'«agent étranger»,
à la loi relative à l'extrémisme ainsi qu’à la détention d’actifs
à l'étranger. En effet, certains membres bien connus des partis d'opposition
ont vu leurs candidatures refusées et diverses procédures pénales
ouvertes ou en cours ainsi que les condamnations prononcées à l'encontre
de plusieurs personnalités de l'opposition les ont effectivement empêchées
de se présenter aux élections.
15. Plus inquiétant encore, la CEC a procédé à la radiation de
plusieurs candidats sur la base d’informations reçues des autorités,
sans aucune décision judiciaire. Environ 9 millions de citoyens
russes auraient ainsi été privés de leurs droits électoraux passifs.
16. Lors de la campagne, les candidats n’étaient manifestement
pas tous sur un pied d’égalité. Des conditions de campagne inégales,
notamment en matière de couverture médiatique, et des allégations d’utilisation
abusive de ressources de l’État et de l’administration, ont nui
à l’équité de la campagne.
17. À la suite des élections, Russie unie a maintenu sa majorité
constitutionnelle malgré quelques pertes; elle a remporté 324 des
450 sièges et a recueilli 49,82 % des voix. Trois autres partis
déjà présents dans la Douma précédente (le Parti communiste, Russie
juste-pour la vérité et le Parti libéral-démocrate de Russie) ont
de nouveau obtenu des sièges, et un nouveau parti, «Nouvelles personnes»,
a fait son entrée au parlement, avec 13 sièges et 5,32 % des voix.
Le taux de participation a été de 51,72 %. Selon l’opposition extraparlementaire,
en particulier Yabloko, la société civile, les journalistes indépendants
et les partis qui critiquent véritablement les autorités ne sont
plus représentés à la Douma depuis 2012.
18. Enfin, je tiens à mentionner la position de l’Assemblée concernant
l’annexion illégale de la Crimée, confirmée le plus récemment dans
la
Résolution 2363 (2021). Je tiens aussi à mentionner l’avis sur la conformité,
au regard des normes du Conseil de l’Europe et d’autres normes internationales,
de l’inclusion d’un territoire non reconnu internationalement dans
une circonscription nationale à des fins d’élections législatives, adopté
par la Commission de Venise, qui y souligne que «l’organisation
d’élections sur le territoire annexé ne constitue pas et ne peut
pas constituer un remède à l’annexion».
3. Répression
de la société civile et de l'opposition politique
3.1. Le
cas de M. Alexei Navalny
19. Le cas emblématique du leader
de l’opposition, M. Alexei Navalny, fait l’objet d’un autre rapport
de l’Assemblée, intitulé «Empoisonnement d’Alexei Navalny», élaboré
par la commission des questions juridiques et des droits de l'homme
(rapporteur: M. Jacques Maire, France, ADLE), qui doit être examiné
lors de la partie de session de janvier 2022
. Sans m’immiscer dans le travail
du rapporteur, je voudrais simplement évoquer quelques points ayant
un intérêt pour le présent rapport.
20. Le 17 janvier 2021, M. Navalny a été arrêté à son retour d’Allemagne
(où il avait été soigné à la suite d’un empoisonnement) pour avoir
enfreint les termes d’une condamnation avec sursis prononcée en
2014 dans l’affaire Yves Rocher. Le procès initial ayant abouti
à cette condamnation a été considéré comme inéquitable par la Cour
européenne des droits de l'homme (STE n° 5), qui a conclu à la violation
de l’article 18 de la Convention européenne des droits de l'homme
. À ce jour, M. Navalny
est toujours en détention, malgré les vives critiques émises par
la communauté internationale, y compris par les rapporteurs de l’Assemblée chargés
du suivi, qui ont fait une déclaration publique à ce sujet.
21. Avant son empoisonnement et son arrestation, M. Navalny menait
des activités politiques, notamment une campagne contre la corruption
(il a participé à la création de la Fondation anti-corruption, FSK).
En 2013, il s’est présenté aux élections municipales de Moscou et
a obtenu 27 % des voix. Il a tenté de se présenter à l’élection
présidentielle de 2018 mais la CEC a rejeté sa candidature en raison
de sa condamnation antérieure. Il a néanmoins poursuivi ses activités
politiques en organisant un «vote intelligent» aux élections régionales
et locales et en structurant un réseau. Il a été placé en détention
à plusieurs reprises pour avoir organisé des rassemblements publics
non autorisés ou pour y avoir participé.
22. Dans plusieurs autres arrêts rendus à la suite de requêtes
introduites par M. Navalny, la Cour européenne a conclu à la violation,
par les autorités russes, de la liberté d’expression de M. Navalny,
de son droit à la liberté et à la sûreté, de son droit à un procès
équitable, du principe «pas de peine sans loi» et de l’interdiction
des peines ou traitements inhumains ou dégradants.
23. Malheureusement, le cas de M. Navalny est symptomatique des
difficultés rencontrées par les opposants politiques et les personnes
qui critiquent le gouvernement. En outre, la Cour a reconnu dans plusieurs
de ses arrêts que la manière dont M. Navalny était traité par les
autorités entraînait des répercussions négatives sur le pluralisme
et la démocratie en Russie. La Cour a ainsi évoqué l’effet dissuasif des
actes des autorités, qui découragent M. Navalny et d’autres personnes
de participer à des rassemblements de protestation et de s’engager
activement en politique dans le camp de l’opposition.
3.2. Législation
restrictive: loi sur les agents étrangers, loi sur les organisations
indésirables et loi sur l’extrémisme
24. La situation des journalistes
critiques et membres de la société civile œuvrant dans le domaine
de la démocratie, de l’État de droit et des droits humains se dégrade
régulièrement depuis quelques années. Les derniers développements
sont toutefois très préoccupants.
25. Parmi les lois ayant des effets dévastateurs sur les activités
de la société civile, la loi relative aux agents étrangers occupe
une place particulière. Adoptée en 2012, elle avait déjà été sévèrement
critiquée à l’époque par la communauté internationale, y compris
par l’Assemblée parlementaire et la Commission de Venise
. Malheureusement, au lieu d’être
supprimée, elle a été considérablement renforcée par des modifications successives,
apportées en 2014, 2017 et 2019.
26. Les modifications les plus récentes de la loi sur les agents
étrangers ont été adoptées en 2020 et ont été critiquées par la
Commission de Venise dans un avis publié le 6 juillet 2021. Dans
son avis, la Commission de Venise constate avec préoccupation que
cette législation «permet aux autorités d’exercer un contrôle important
sur les activités et l’existence des associations ainsi que sur
la participation des individus à la vie civique»
.
Le ministère de la Justice est désormais habilité à considérer comme
des «agents étrangers» non seulement des organisations, mais aussi
des médias et des particuliers. Cette étiquette peut ainsi être appliquée
à des blogueurs, à des journalistes, à des étudiants boursiers et
à des militants qui participent à des conférences internationales.
27. Les critères servant à déterminer si une personne est un agent
étranger sont généraux et flous. La définition de l’«activité politique»
est vague et englobe l’observation d’élections, la publication de commentaires
sur la politique russe et la participation à des rassemblements.
L’expression «soutien de l’étranger» ne désigne pas uniquement un
financement étranger mais aussi l’«assistance reçue de sources étrangères».
Les modifications de 2020 ont également instauré de nouvelles exigences
en matière d’enregistrement et de communication d’informations.
En outre, les personnes qualifiées d’agents étrangers se voient
interdire l’accès aux emplois de la fonction publique et de l’administration
municipale. Elles ne peuvent pas non plus observer des élections.
La loi prévoit une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement
pour les personnes ou organisations qualifiées d’agents étrangers
qui n’informent pas les entités officielles de leur statut et/ou
refusent de déclarer leurs activités aux autorités russes. Les médias
et les ONG qualifiés d’agents étrangers sont très souvent contraints
de cesser leurs activités car ils perdent leurs annonceurs, leurs
journalistes et leurs militants.
28. La décision du ministère de la Justice peut être contestée
devant les tribunaux. Toutefois, à ce jour, aucun auteur de recours
n’a obtenu gain de cause.
29. Parmi les organisations qualifiées d’«agents étrangers» figurent
des ONG, des défenseurs des droits humains et des journalistes de
grand renom. L’une des initiatives les plus inquiétantes a été la
décision, prise en août 2021, de classer parmi les «agents étrangers»
un éminent organisme de surveillance électorale, GOLOS. En juillet 2021,
la Russie avait qualifié d’«agents étrangers» 76 organisations et
20 médias ou particuliers.
30. La loi sur les organisations indésirables, adoptée en 2015,
a suscité de vives critiques de la part de la communauté internationale.
Les «organisations indésirables» sont interdites ou soumises à des
restrictions dans leurs activités en Russie. Les organisations qui
ne procèdent pas à leur auto-dissolution, ainsi que les Russes qui
entretiennent des liens avec elles, sont passibles de lourdes amendes
et de longues peines de prison. Cette qualification (comme dans
le cas des «agents étrangers») vise non seulement à empêcher les ONG
internationales de mener leurs activités sur le territoire de la
Fédération de Russie, mais aussi à empêcher les citoyens de la Fédération
de Russie de participer aux activités de ces ONG, tant en Russie
qu’à l’étranger.
31. Le 9 juin 2021, la Douma d’État a adopté une série de lois
sur la lutte contre «l’infiltration d’organisations indésirables
en Fédération de Russie». Ces modifications ont pour effet d’interdire
aux citoyens de participer aux activités d’«organisations indésirables»,
même si elles sont situées à l’étranger. En outre, la loi autorise
le service fédéral russe de surveillance financière (Rosfinmonitoring)
à obtenir des informations sur tous les transferts monétaires en
provenance de l’étranger.
32. En juillet 2021, la liste des organisations indésirables comprenait
34 organisations, dont «Open Russia» (inscrit sur la liste en 2017,
ce mouvement a annoncé sa dissolution en 2019). Il est choquant
de constater que sur cette liste figurent une organisation du Conseil
de l'Europe appelée «Écoles d’études politiques du Conseil de l'Europe»
(inscrite depuis décembre 2020) et trois organisations allemandes
à but non lucratif («Forum of Russian-speaking Europeans», «Centre
for Liberal Modernity» et «German-Russian Exchange», inscrites en mai 2021)
qui viennent en aide aux personnes handicapées et organisent des
programmes d’échange pour étudiants. Depuis, de nouvelles entités
ont été ajoutées à la liste.
33. La loi sur l’extrémisme est un autre texte législatif dont
les autorités usent et abusent pour réprimer les opinions indépendantes
et les critiques. Ce qui est particulièrement problématique avec
cette loi, c’est qu’elle donne une définition vague des activités
extrémistes et laisse ainsi une grande place à l’arbitraire. Le
libellé de l’article 275 révisé, très général, vague et imprécis,
permet aisément d’emprisonner des journalistes pour avoir divulgué
des secrets d’État. La loi ne précise pas quelles sont les informations
classifiées, laissant à divers organismes gouvernementaux le soin
de le déterminer. Selon les juristes, cette loi peut être utilisée
pour cibler toute personne ayant des contacts internationaux, y
compris les universitaires, les journalistes, les chercheurs et
les militants des droits humains.
34. Dans plusieurs affaires emblématiques, la loi a été appliquée
à des journalistes critiques envers les autorités.
35. Il est frappant de constater que la Fondation anti-corruption
d’Alexei Navalny a aussi été qualifiée d’extrémiste.
36. Par ailleurs, les juristes de «Team 29», qui sont spécialisés
dans la lutte contre les poursuites politiques en Russie, ont été
déclarés ennemis de l’État en application de la loi sur l’extrémisme.
37. De plus, selon une loi électorale modifiée récemment, les
personnes ayant des liens avec des organisations qualifiées d’extrémistes
ne peuvent pas se présenter aux élections.
3.3. Dissolution
de Memorial
38. Memorial est l’une des organisations
non gouvernementales russes les plus connues et les respectées. Cette
ONG spécialisée dans l’histoire de la répression politique et dans
la protection des droits humains symbolise la démocratisation du
pays. Elle a été créée en 1989 par un groupe de militants russes
des droits humains, sous la conduite d’Andreï Sakharov, lauréat
du prix Nobel de la paix. Au départ, le but était de mener des recherches
sur l’histoire de la répression soviétique, de réhabiliter les victimes
de cette répression et d’observer la situation des droits humains.
Memorial a défendu les droits des prisonniers politiques, des migrants
et d’autres groupes marginalisés et a dénoncé des exactions, notamment
dans le Caucase du Nord.
39. Le 11 novembre 2021, le Parquet général de la Fédération de
Russie a saisi la Cour suprême pour demander la dissolution de Memorial
International à Moscou (organisation qui regroupe toutes les organisations
Memorial de Russie), au motif que l’organisation aurait enfreint
de manière systématique la loi sur les agents étrangers. Le Parquet
général accusait notamment l’organisation de ne pas s’être identifiée publiquement
comme «agent étranger».
40. Le 28 décembre, la Cour suprême a ordonné la dissolution de
Memorial International et de ses branches régionales. Un recours
a été introduit contre cette décision.
41. La dissolution de cette éminente organisation de défense des
droits humains intervient après de nombreuses années de harcèlement,
au cours desquelles des amendes exorbitantes lui ont été imposées
au motif qu’elle n’aurait pas respecté la loi sur les agents étrangers,
et des poursuites pénales et administratives ont été engagées contre
des membres de son personnel, qui ont aussi été agressés et harcelés;
à cet égard, il convient de rappeler l’assassinat, en 2009, de la
chercheuse Natalia Estemirova, qui n’a jamais fait l’objet d’une
véritable enquête. M. Oyub Titiev, lauréat du prix Václav Havel
et directeur du bureau de Memorial en Tchétchénie, ainsi que M. Yury
Dmitriev, directeur de Memorial en Carélie, ont été emprisonnés
sur la base d’accusations motivées par des considérations politiques.
Parmi les faits les plus récents, on peut aussi citer la descente
de police effectuée dans les locaux de Memorial International à
Moscou le 14 octobre 2021.
42. La communauté internationale a sévèrement critiqué la décision
de la Cour suprême et a considéré que cette décision réduisait encore
l’espace laissé en Russie à la société civile, aux médias indépendants
et aux défenseurs de la démocratie. Dans sa déclaration, la Secrétaire
Générale du Conseil de l'Europe a parlé d’«une nouvelle dévastatrice
pour la société civile en Fédération de Russie». Elle a souligné
que l’existence et le développement des organisations de la société
civile constituent un pilier essentiel de toute démocratie européenne
et a rappelé que les autorités russes ont ignoré les appels répétés
du Conseil de l'Europe à reconsidérer la loi sur les agents étrangers
pour la rendre conforme à la Convention européenne des droits de l'homme.
43. Les rapporteurs chargés du suivi de la Russie ont réagi sur
cette question et eu un échange de lettres constructif sur ce sujet
avec la Commissaire russe aux droits de l'homme, Mme Tatiana
Moskalkova. Compte tenu de son mandat, qui est défini par la Loi
constitutionnelle fédérale, la Commissaire n’est pas habilitée à intervenir
dans la procédure judiciaire, mais les membres de son bureau suivent
la procédure et Mme Moskalkova a annoncé
son intention d’utiliser tous les outils juridiques à sa disposition
une fois que la décision judiciaire entrera en vigueur.
3.4. Restrictions
des libertés de réunion et d'expression
44. Les restrictions de la liberté
de réunion constituent une préoccupation depuis de nombreuses années. L'un
des cas les plus emblématiques a été l’arrestation, le 6 mai 2012,
de près de 700 personnes lors de rassemblements pacifiques sur la
place Bolotnaïa. La plupart d'entre elles ont fait l'objet d'une
détention administrative d'un mois et d'amendes.
45. Lors de grands rassemblements avant les élections municipales
de septembre 2019, des milliers de manifestants pacifiques se sont
réunis dans le centre de Moscou pour demander que les candidats
de l'opposition soient autorisés à présenter leur candidature à
l’assemblée municipale (leur inscription avait été refusée). Le
gouvernement local n'a pas autorisé cet événement et les autorités
ont réagi en recourant à une force excessive contre les manifestants
pacifiques. Plus de 1 300 manifestants ont été arrêtés, souvent
avec violence. Trois jours plus tard, le Comité d'enquête de Moscou
a engagé une procédure pénale que le défenseur des droits humains
Pavel Chikov a considérées comme «un signal que le prix à payer
pour manifester est désormais l'emprisonnement». Il était invoqué
dans cette affaire pénale que le rassemblement n'était pas une manifestation
pacifique mais plutôt une série d’«émeutes massives» et violentes,
passibles non pas d'amendes et d’une détention administrative mais
de peines d'emprisonnement. Les personnes reconnues coupables d'avoir
appelé aux «émeutes» pourraient encourir jusqu'à deux ans de prison,
les participants de trois à huit ans, et les organisateurs jusqu'à
15 ans. Six personnes ont été inculpées dans cette affaire.
46. En janvier 2021, des foules importantes se sont réunies dans
plus de 100 villes en Russie pour protester contre l'arrestation
d’Alexei Navalny, ce qui a déclenché d’autres manifestations à Moscou
et à Saint-Pétersbourg, qui ont à nouveau donné lieu à des arrestations
massives. Durant les trois jours de manifestations, la police a
arrêté plus de 11 000 personnes puis ouvert des dizaines d'enquêtes
pour crime.
47. La liberté d'expression est un autre sujet de grave préoccupation.
La Fédération de Russie occupe la 150e place sur 180 dans le Classement
mondial de la liberté de la presse 2021 établi par Reporters Sans Frontières.
48. Il reste très peu d’organes indépendants; la plupart sont
en ligne et certains ont leur siège à l'étranger. Il n'existe aucune
chaîne de télévision indépendante ayant une couverture nationale.
TV Dozhd, dernière chaîne de télévision connue pour sa ligne éditoriale
indépendante depuis 2014, est accessible uniquement sur internet.
49. Dans le domaine de la presse écrite, seuls quelques journaux
nationaux, dont Novaya Gazeta, conservent leur indépendance éditoriale
et expriment des points de vue divergents. Par conséquent, internet, notamment
les réseaux sociaux et les versions en ligne de la presse écrite,
est devenu une source d'information importante.
50. Une nouvelle loi anti-extrémiste, entrée en vigueur en juillet
2016, a donné aux autorités de l'État toute une série d'outils pour
contrôler les médias, en introduisant les notions de «séparatisme»,
d'«extrémisme» et d'«incitation à la violence», qui ne sont pas
clairement définies et qui peuvent donc donner lieu à des interprétations
abusives, et en octroyant aux autorités une grande marge de manœuvre
pour réprimer toute critique.
51. Roskomnadzor (Service fédéral de supervision des communications,
des technologies de l'information et des médias), organe étatique
composé de 71 bureaux régionaux chargés du contrôle des médias (y
compris en ligne), est formellement subordonné au gouvernement et
n'est pas indépendant vis-à-vis des autorités. Le chef de cette
instance et ses adjoints sont nommés par le ministre des télécommunications et des communications de masse.
Cet organisme est doté de larges pouvoirs de sanction, comme des
amendes, la possibilité de demander le retrait de publications jugées
contraires à la législation, de bloquer des sites internet en l’absence
d’une décision de justice préalable et d’ordonner la fermeture d’un
média après deux avertissements au cours d’une année civile.
52. Les agressions et les menaces contre les journalistes sont
fréquentes. Les journalistes et rédacteurs en chef qui expriment
des critiques sont également souvent poursuivis sur la base d'accusations
pénales dont la communauté internationale considère très largement
qu’elles reposent sur des motivations politiques.
53. Le 23 juin 2020, la Cour européenne des droits de l'homme
a conclu à la violation des articles 10 (droit à la liberté d'expression)
et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention dans quatre
affaires emblématiques concernant le blocage de sites internet en
Russie
.
4. Relations
avec les pays voisins
54. L'évolution des relations avec
un certain nombre des pays voisins demeure un motif de grave inquiétude,
qui a été remis en évidence avec l'escalade récente des tensions
et le déploiement de forces militaires le long de la frontière avec
l'Ukraine.
55. En ce qui concerne les pays voisins, lors de son adhésion
au Conseil de l'Europe, la Fédération de Russie s'est engagée notamment
à «régler les différends internationaux et internes par des moyens
pacifiques (obligation qui incombe à tous les Etats membres du Conseil
de l'Europe), en rejetant résolument toute menace d'employer la
force contre ses voisins»
et à «dénoncer comme
erroné le concept de deux catégories différentes de pays étrangers,
qui consiste à traiter certains d'entre eux appelés "pays étrangers
proches" comme une zone d'influence spéciale»
.
56. Lors d'un mouvement de troupes extraordinaire
, vaste et imprévu, en mars et avril
2021, la Russie a posté plus de 85 000 soldats le long de sa frontière
avec l'Ukraine, ce qui a grandement exacerbé les tensions dans la
région et suscité des craintes de conflit militaire. À la suite
d'interventions notamment de la Chancelière allemande, Mme Merkel,
et du Président des États-Unis, M. Biden, les autorités russes ont
annoncé que les soldats rentreraient dans leurs bases normales,
tout en laissant apparemment en place une grande partie des infrastructures
militaires
. Cependant, en novembre 2021, la
Russie a recommencé à renforcer massivement sa présence militaire
le long de la frontière ukrainienne. À l'heure actuelle, on estime
que 100 000 soldats russes sont stationnés le long de cette frontière.
Lors d'une tentative d'apaiser les tensions, les présidents Biden
et Poutine se sont parlé lors d'un entretien vidéo le 7 décembre
2021. Une série de réunions entre responsables russes et américains
se sont tenues par la suite, de même que des réunions entre des responsables
russes et l’OTAN ou encore le Conseil permanent de l'OSCE. Tout
en niant que la Russie ait une quelconque intention d'envahir l'Ukraine,
les autorités russes ont adressé publiquement à l'OTAN une série
de demandes constituant une condition à l'apaisement des tensions,
notamment une promesse juridiquement contraignante que l'Ukraine
ne serait jamais autorisée à adhérer à l'OTAN et que l’OTAN ne déploierait
ni troupes ni missiles dans l’un ou l’autre de ses nouveaux États
membres. Ces demandes ont été fermement rejetées par la totalité
des États membres de l'OTAN, car elles iraient à l’encontre de la
politique de la porte ouverte de l'OTAN et du droit à la souveraineté
de ces pays. Soulignant que l’OTAN respectait pleinement l'Acte
fondateur de 1997 sur les relations, la coopération et la sécurité
mutuelles entre l'OTAN et la Fédération de Russie, le Secrétaire
général de l'OTAN, M. Stoltenberg, a insisté sur le fait que la
Russie n'avait aucun droit de créer une sphère d'influence afin
de tenter de contrôler ses voisins
. Malgré les innombrables initiatives
diplomatiques, les tensions et les craintes d'une nouvelle invasion
imminente de l'Ukraine par la Fédération de Russie ne se sont pas
apaisées et se sont même encore renforcées après le lancement d'exercices
militaires russo-bélarusses le long de la frontière entre le Bélarus
et l'Ukraine. Des effectifs supplémentaires de 1 500 soldats russes
– sans compter les forces russes de maintien de la paix – sont stationnés
dans la région transnistrienne de la République de Moldova, le long
de la frontière avec l'Ukraine, en violation des engagements pris
envers Conseil de l'Europe
et
lors du sommet de l'OSCE à Istanbul en 1999.
57. Malheureusement, aucun progrès n'a été fait pour remédier
à l'annexion illégale de la Crimée par la Fédération de Russie,
tandis que le processus de Minsk visant à régler le conflit militaire
dans le Donbass est totalement moribond, la Fédération de Russie
ayant apparemment
refusé une réunion au niveau ministériel dans
le cadre du «format Normandie». De même, aucun progrès n'a été enregistré
en vue de répondre aux demandes de l'Assemblée liées à la guerre
de 2008 entre la Russie et la Géorgie qui figurent dans la
Résolution 1633 (2008),
Résolution
1647 (2009) et
Résolution
1683 (2009). Au contraire, les rapporteurs pour la Géorgie n'ont
cessé de faire part de leurs préoccupations au sujet de la frontiérisation
en cours et de l'annexion rampante des régions géorgiennes d'Ossétie
du Sud et d'Abkhazie par la Fédération de Russie, et ont exhorté
les autorités russes à octroyer aux civils géorgiens une liberté
de circulation leur permettant de franchir les limites administratives
avec ces deux régions.
5. Conclusions
58. La situation dans la Fédération
de Russie en matière de respect par ce pays de ses engagements et obligations
envers le Conseil de l'Europe est très préoccupante. Les politiques
et mesures restrictives adoptées par les autorités et utilisées
pour empêcher le pluralisme et limiter les droits et libertés fondamentaux suscitent
de très vives inquiétudes. La répression contre l'opposition politique
extraparlementaire et la société civile indépendante, les défenseurs
des droits humains et les médias est sévèrement critiquée par la communauté
internationale, notamment au Conseil de l'Europe. Le triste sort
de la figure de l'opposition, Alexei Navalny, et la fermeture de
l'organisation de défense des droits humains la plus ancienne et
la plus connue, Memorial, sont considérés comme des atteintes emblématiques
et graves contre la démocratie.
59. En tant que rapporteur de la commission de suivi sur la contestation
des pouvoirs de la délégation russe, j'ai exprimé toutes ces préoccupations
persistantes et il m’incombe la responsabilité de suggérer à l'Assemblée la
voie à suivre. Devrions-nous accepter la délégation russe? Devrions-nous
ratifier ses pouvoirs?
60. Il est évident que notre Organisation, et l'Assemblée en particulier,
est la plateforme paneuropéenne la plus importante, si ce n'est
la seule, qui joue un rôle crucial pour mener le dialogue politique
au niveau parlementaire. Et il faut bien reconnaître que ce dialogue
a lieu. La commission de suivi est bien placée pour témoigner de
l'engagement et de la volonté politique de la délégation russe,
qu’illustre la participation active de ses représentants aux activités
de la commission en général, mais de manière tout aussi importante concernant
la Russie elle-même, y compris par des auditions, échanges de vues
et discussions.
61. Les rapporteurs chargés du suivi pour la Russie se sont rendus
à Moscou en juillet 2021, malgré les conditions sanitaires difficiles,
et ont rendu compte de leur visite à la commission en soulignant
que les parlementaires russes étaient disposés à dialoguer. Ils
ont annoncé leur intention de préparer une feuille de route – en
coopération avec les collègues russes – qui définirait les attentes
de la commission en ce qui concerne les mesures concrètes à prendre
sur les plans législatif et politique. Je pense qu'en tant que membres
de l'Assemblée, nous n'avons pas le droit de rejeter cette chance,
aussi mince soit-elle, de faire évoluer la situation en Fédération
de Russie en matière de démocratie, d'État de droit et de respect
des droits humains.
62. De même, d'autres commissions de l’Assemblée coopèrent avec
les collègues russes pour préparer leurs rapports, comme l'illustrent
les travaux de la commission des questions politiques et de la démocratie
et de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme
sur«Le rétablissement des droits de l’homme et de l’État de droit
reste indispensable dans la région du Caucase du Nord».
63. En outre, la Fédération de Russie est un membre actif du Conseil
de l'Europe et participe intensément à ses nombreuses activités,
notamment au titre des nombreuses conventions concernant le respect
des engagements et obligations qu'elle a contractés au sein de l'Organisation.
64. L'accès des citoyens russes à la Cour européenne des droits
de l'homme leur garantit un recours en matière de droits humains
et la possibilité de tenir les autorités pour responsables du respect
de l'État de droit. Cela demeure un argument important en faveur
de la poursuite de la coopération à tous les niveaux, y compris au
niveau parlementaire.
65. Enfin, il faut noter que l’Union européenne, l’OTAN, l’OSCE
et aussi les Etats-Unis, tout en exprimant clairement leurs critiques
à l’égard du comportement des autorités russes, n’ont pas interrompu
leurs relations avec Moscou et ce, dans le but d’obtenir une réduction
des tensions et de favoriser une évolution qui verra l’Etat de droit
et les principes démocratiques respectés en Russie.
66. C’est donc dans ce contexte que je recommande à l'Assemblée
de ratifier les pouvoirs de la délégation russe.