1. Introduction
1. La Géorgie est devenue membre
du Conseil de l’Europe le 27 avril 1999, à la suite de l’adoption
par l’Assemblée parlementaire d’un avis positif concernant sa demande
d’adhésion (
Avis 209
(1999)). Après la révolution des roses, qui a conduit au pouvoir
le Président Saakachvili et son parti, le Mouvement national uni (MNU),
l’Assemblée a considéré que le nouveau gouvernement ne pouvait être
tenu responsable du non-respect par les précédentes autorités des
obligations et engagements du pays dans les délais fixés lors de l’adhésion.
En soutien au nouveau gouvernement et en reconnaissance de la tâche
à laquelle il était confronté, l’Assemblée a adopté, dans la
Résolution 1415 (2005), une série de délais révisés pour le respect des engagements
contractés par la Géorgie auprès du Conseil de l’Europe.
2. Le présent rapport fait suite à plusieurs visites et discussions
approfondies avec les autorités géorgiennes, les partis politiques,
la société civile et d’autres parties prenantes. Sa présentation
à l’Assemblée initialement prévue en avril 2020 a été retardée en
raison de la pandémie de covid-19 et des obstacles qui ont ainsi
entravé le travail de l’Assemblée et de sa commission de suivi.
Les élections législatives d’octobre 2020 et les élections locales
d’octobre 2021 ont entraîné d’autres retards. Conformément à la
procédure établie, aucun rapport de suivi n’est adopté ou examiné
par la commission, ainsi que par l’Assemblée elle-même, pendant
la période de campagne qui précède des élections nationales. Comme
nous le verrons plus loin, les élections locales de 2021 se sont
transformées en un plébiscite
national de facto sur la majorité au pouvoir. C’est
pourquoi nous avons appliqué le même principe et attendu que ces
élections aient eu lieu pour présenter notre rapport. Dès que la
situation sanitaire l’a permis, nous nous sommes rendus en Géorgie
du 1er au 3 juin 2021 et à nouveau du 8 au 10 décembre 2021 afin
de finaliser ce rapport. Nous remercions les autorités géorgiennes,
et en particulier les présidents successifs et les membres de la
délégation géorgienne avec lesquels nous avons travaillé, pour leur
coopération et leur souhait de nous recevoir et de s’entretenir
avec nous, notamment dans des conditions de pandémie difficiles,
qui, nous le pensons, reflètent bien la relation cordiale et constructive
établie de longue date entre la Géorgie et la procédure de suivi
parlementaire.
3. La Géorgie a accompli des progrès notables et constants dans
le respect de ses obligations et engagements à l’égard du Conseil
de l’Europe depuis le dernier rapport de suivi la concernant
. Dans le même temps, comme nous l’exposerons
dans le présent rapport, un certain nombre de problèmes et de sujets
de préoccupation, dont certains sont graves, doivent encore être
traités. C’est pourquoi, pour que le pays puisse atteindre la nouvelle
étape du processus de suivi, il convient de reconnaître les progrès
réalisés, mais aussi d’attirer l’attention sur les engagements non
honorés et les problèmes non réglés. Deux points doivent toutefois être
soulignés dans ce contexte. Pour commencer, une telle évolution
ne pourra intervenir qu’à condition qu’il n’y ait aucun recul par
rapport aux progrès enregistrés et, deuxièmement, tout avancée dans
la procédure de suivi nécessite l’engagement total et la volonté
politique nécessaire de la part à la fois des autorités au pouvoir et
de l’opposition. Il appartient à toutes les forces politiques du
pays, et non aux seules autorités ou à l’opposition, d’assurer une
consolidation réelle de la démocratie. Nous rappelons également
à nouveau à l’ensemble des forces politiques qu’il importe de placer
le bien commun de la nation au-dessus de toute stratégie politique
partisane étroite. À cet égard, nous tenons à souligner que jusqu’à
présent, les autorités géorgiennes, quelle que soit la majorité
au pouvoir ou l’opposition, ont toujours fait montre de leur souhait
et d’une volonté politique claire d’honorer leurs engagements et
obligations, et ont travaillé de manière cordiale et constructive
avec les rapporteurs de la commission de suivi de l’Assemblée.
4. Depuis l’adoption du précédent rapport, M. Michael Aastrup Jensen
(Danemark, ADLE), dont les cinq années de mandat de corapporteur
étaient arrivées à leur terme, a été remplacé par Mme Kerstin Lundgren (Suède,
ADLE) le 25 juin 2015. Cette dernière a quitté l’Assemblée en décembre 2018
après avoir été nommée vice-présidente du Parlement suédois et a
été remplacée par M. Claude Kern (France, ADLE) le 23 janvier 2019.
Enfin, à l’issue de ses cinq années de mandat de rapporteur, M. Boriss Cilevičs
(Lettonie, SOC) a été remplacé par M. Titus Corlăţean (Roumanie,
SOC) le 27 juin 2017. Pendant la période couverte par le présent
rapport, les corapporteurs se sont rendus à dix reprises en Géorgie.
Ils ont également participé aux missions préélectorales et aux missions
d’observation électorale de l’Assemblée à l’occasion des élections législatives
de 2016 et du scrutin présidentiel de 2018.
5. Les conséquences de la guerre entre la Fédération de Russie
et la Géorgie sont couvertes conjointement par les procédures de
suivi visant la Géorgie et la Fédération de Russie et ne sont que partiellement
abordées dans le présent rapport. Malheureusement, du fait également
de l’absence volontaire de la délégation de la Fédération de Russie
à l’Assemblée parlementaire, aucun progrès n’a été accompli en ce
qui concerne les demandes et les recommandations formulées par cette
dernière dans ses
Résolutions 1633
(2008),
1647 (2009) et
1683 (2009), ainsi que dans de nombreuses autres résolutions adoptées
les années suivantes. Les régions géorgiennes d’Ossétie du Sud et
d’Abkhazie restent occupées par les troupes militaires de la Fédération
de Russie, qui poursuit la «frontiérisation» et l’annexion progressive
de ces deux régions. Cette situation reste une source de tension
et d’instabilité dans la région, et engendre un coût humain colossal
des deux côtés de la ligne de démarcation administrative. Au cours
de la période considérée, nous avons régulièrement rappelé le soutien
indéfectible de l’Assemblée à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de
la Géorgie à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues
et nous avons condamné la frontiérisation et l’annexion rampante
de ces deux régions géorgiennes par la Fédération de Russie. Nous espérions
qu’avec le retour de la délégation parlementaire russe à l’Assemblée
en 2019, il aurait été possible pour les rapporteurs pour la Géorgie
et la Fédération de Russie d’effectuer des visites conjointes à
Soukhoumi et Tskhinvali, ainsi qu’à Moscou et Tbilissi, dans le
cadre de notre mandat sur les conséquences de la guerre entre ces
deux pays.
6. Cette guerre et l’occupation des régions géorgiennes d’Ossétie
du Sud et d’Abkhazie, bien que tragiques, tendent à unifier la société
géorgienne autour de cette question très sensible, et continuent
d’avoir un impact considérable sur l’évolution et le climat politiques
du pays, comme l’ont par exemple révélé les événements du 20 juin 2019
que nous évoquerons plus loin dans le présent rapport. Dans le même
temps, et comme nous l’avons indiqué dans le précédent rapport,
la société géorgienne voit largement dans l’agression russe d’août 2008
une attaque directe contre sa nature et ses aspirations démocratiques,
ce qui continue de donner de l’élan aux nombreuses réformes et à
la consolidation démocratique engagées dans le pays.
2. Principaux développements politiques
7. Le climat politique du pays
est extrêmement polarisé, les partis politiques adhérant largement
à des stratégies politiques à somme nulle
, ce
qui influe sur le fonctionnement des institutions démocratiques
du pays et affecte le rythme – et parfois l’orientation – des différents
processus de réforme. En outre, la dynamique entre le gouvernement
et l’opposition est influencée par le contexte des politiques régionales
de la Fédération de Russie et par la position perçue ou alléguée
des partis vis-à-vis de cette dernière. Cette situation est exacerbée
par le fait que des partis et des organisations de la société civile
réputés proches de la Fédération de Russie – et financièrement soutenus
par celle-ci – sont de plus en plus actifs. Si ces interventions
de la Fédération de Russie nuisent effectivement à la stabilité
du pays et à la sécurité nationale, les allégations et les accusations
des acteurs politiques à cet égard masquent souvent des problématiques
et des divergences internes plus profondes, qui sont à la base du
clivage entre l’opposition et la majorité au pouvoir.
8. La polarisation extrême et les politiques à somme nulle font
également fréquemment obstacle à toute coopération constructive
entre l’opposition et la majorité au pouvoir
, indépendamment
des personnes qui la composent, et rendent difficile, voire impossible,
la formation de coalitions gouvernementales durables et stables.
D’où un environnement électoral de plus en plus tendu et conflictuel,
les élections constituant le plus souvent un plébiscite de facto
sur la majorité au pouvoir – et partant, sur l’opposition – plutôt
qu’une compétition entre des candidats aux perceptions différentes
du développement futur et de l’orientation politique du pays. Des
élections législatives se sont tenues en Géorgie le 8 octobre et
le 30 octobre (second tour) 2016 et ont été largement perçues comme
le premier test d’endurance et de popularité de la coalition Rêve
géorgien, arrivée au pouvoir en 2012. Elles se sont déroulées alors
que la majorité au pouvoir et l’opposition n’étaient pas parvenues
à s’entendre sur le calendrier de mise en œuvre d’une ambitieuse
réforme du système électoral
,
ce qui a considérablement durci le climat électoral. De surcroît,
la coalition alors au pouvoir était de plus en plus fragmentée après
le départ des Démocrates libres en raison de désaccords sur les
politiques à mener, et compte tenu des relations de plus en plus
tendues entre les autres partenaires de la coalition.
9. Les élections législatives de 2016 ont été observées par l’Assemblée
dans le cadre d’une mission internationale d’observation électorale
(MIOE) qui comprenait également le Bureau des institutions démocratiques
et des droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (OSCE/BIDDH), le Parlement européen, l’Assemblée
parlementaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en
Europe (AP-OSCE) et celle de l’Organisation du traité de l'Atlantique
Nord (AP-OTAN). D’après la MIOE, les élections ont été pluralistes
et se sont généralement déroulées conformément aux normes européennes en
matière d’élections démocratiques. Malheureusement, les observateurs
nationaux et internationaux ont fait état d’actes de violence qui
ont entaché la campagne, ajoutant que des pressions auraient été
exercées sur des électeurs et des militants. Les élections ont été
remportées par le parti sortant Rêve géorgien, qui a obtenu une
majorité constitutionnelle de 115 sièges sur 150 (soit 44 mandats
à la proportionnelle sur 77 et 71 mandats à la majorité sur 73).
L’opposition fragmentée n’a pas su exploiter le mécontentement de
l’opinion publique face à certaines politiques mises en œuvre par
le gouvernement dirigé par Rêve géorgien. Le Mouvement national uni
a obtenu 27 sièges. L’Alliance des patriotes, qui a gagné six sièges,
a été le seul autre parti à franchir le seuil requis pour les élections
proportionnelles. En outre, une candidate indépendante, Salomé Zourabichvili, ancienne
ministre des Affaires étrangères et actuelle Présidente de la Géorgie,
et un candidat du parti des Industrialistes, sont entrés au Parlement
après l’avoir emporté aux scrutins majoritaires. Tous les autres
partis n’ont obtenu aucun siège.
10. Les résultats de ces élections ont eu de profonds effets sur
le paysage politique de la Géorgie, et en particulier sur les forces
d’opposition. Le Parti républicain a vu le départ de plusieurs de
ses membres influents dont son ancien chef de file, David Oussoupachvili,
tandis que de son côté, celui des Démocrates libres voyait partir
Irakli Alasania et plusieurs autres de ses membres influents et
fondateurs. À cette époque, de nombreux interlocuteurs, y compris
au sein même du Mouvement national uni, ont critiqué l’incapacité
de ce dernier à tirer parti du mécontentement de la population à
l’égard du gouvernement mené par Rêve géorgien, et le rôle que continuait
à jouer l’ancien président Saakachvili – dont les positions étaient
de plus en plus radicales – à la direction du parti. Les tensions
entre le Conseil politique du MNU et M. Saakachvili se sont accrues
jusqu’à ce que, le 12 janvier 2017, une bonne partie des membres
influents du parti fassent scission pour former un nouveau mouvement
politique baptisé Géorgie européenne. Cependant, le MNU bénéficiant
de la structure étendue et bien organisée que le parti avait développée
dans tout le pays pendant ses années au pouvoir, s’est rapidement
relevé et restait, au moment de la rédaction du présent rapport,
le principal parti d’opposition en Géorgie.
11. Des élections locales se sont tenues en Géorgie le 21 octobre 2017.
Un second tour
a
été organisé le 12 novembre 2017 dans les communes où aucun candidat
à la fonction de maire n’avait obtenu la majorité absolue. Ces scrutins
locaux ont été observés par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux
du Conseil de l’Europe dans le cadre d’une mission internationale
d’observation électorale menée avec l’OSCE/BIDDH. La MIOE a conclu
que les libertés fondamentales avaient été respectées et que les
candidats avaient pu faire campagne librement pendant ces élections,
qui avaient été gérées avec efficacité. Cela étant, celles-ci ont
été marquées par la domination du parti au pouvoir et, malheureusement,
des cas isolés de violences et de pressions exercées sur les électeurs
ont encore été signalés. Les observateurs nationaux ont toutefois
conclu que les élections s’étaient déroulées dans le respect des
normes internationales et généralement sans incidents ni infractions
graves. Les résultats ont confirmé la domination politique du parti
au pouvoir Rêve géorgien. À l’échelle nationale, le Rêve géorgien-Géorgie
démocratique a obtenu 55,73 % des voix, le Mouvement national uni
17,07 %, Géorgie européenne 10,41 %, l’Alliance des patriotes 6,56 %,
le Parti travailliste 3,27 %, le Mouvement démocratique-Géorgie
libre 2,58 %, l’Unité Nouvelle Géorgie 1,23 %, le Mouvement du développement
0,76 % et le Parti républicain 0,76 %.
12. Au lendemain des élections législatives de 2016, l’agenda
politique a été dominé par le débat et les négociations sur la réforme
constitutionnelle et la réforme électorale. Ces deux réformes étroitement
liées seront décrites en détail dans la prochaine partie. Pour rappel,
durant la période qui a précédé les élections de 2016, la majorité
au pouvoir avait accepté de mettre en place à compter des élections
législatives de 2020 un système électoral entièrement proportionnel,
satisfaisant ainsi à une demande de longue date des partis d’opposition
et de la société civile. Cependant, les modifications constitutionnelles
nécessaires n’ont pas obtenu le soutien suffisant des députés de
l’opposition, qui demandaient instamment l’introduction immédiate d’un
système électoral à la proportionnelle intégrale. Après les élections,
les discussions sur la modification du système électoral ont repris
dans le cadre de la réforme de la Constitution engagée par Rêve
géorgien, qui a obtenu la majorité constitutionnelle au scrutin
de 2016.
13. La réforme constitutionnelle complète entreprise en 2010 par
la majorité alors au pouvoir – le MNU – avait introduit un régime
mixte présidentiel et parlementaire. Dans son avis sur la réforme
constitutionnelle de 2010
, la Commission européenne pour la
démocratie par le droit (Commission de Venise) avait indiqué qu’en règle
générale, la Constitution de 2010 représentait une avancée par rapport
à ce qu’il en était précédemment, mais qu’un certain nombre de failles
demeuraient dans le cadre constitutionnel. Remédier à ces lacunes, notamment
en ce qui concerne le système judiciaire, et apporter des modifications
au système électoral, figuraient parmi les priorités fixées par
le parti majoritaire Rêve géorgien en engageant le processus de
réforme constitutionnelle.
14. Le projet de modifications proposé par la commission constitutionnelle
prévoyait la mise en place d’un système électoral pleinement proportionnel
à compter des élections législatives de 2020. Cependant, comme nous
l’expliquerons ci-après, pendant le processus d’adoption, le parti
au pouvoir Rêve géorgien a décidé de reporter l’introduction de
ce système à une date ultérieure aux prochaines élections, soit,
dans les faits, de 2020 à 2024, ce qui a été décrié par l’opposition.
15. La nouvelle Constitution a fait passer le système politique
d’un régime mixte présidentiel et parlementaire à un régime purement
parlementaire. En conséquence, les pouvoirs du Président s’en sont trouvés
considérablement réduits, au point de devenir essentiellement honorifiques.
De plus, l’élection présidentielle de 2018 allait être la dernière
où un Président serait élu au suffrage direct. À compter de ce moment,
le Président sera élu au suffrage indirect, par un collège d’électeurs.
Ces changements sont intervenus alors que les relations entre le
Président et la majorité au pouvoir devenaient de plus en plus acrimonieuses,
la réduction des pouvoirs présidentiels étant perçue comme une sanction
pour son approche critique, dont le but était de l’affaiblir en
modifiant l’équilibre des pouvoirs entre les différentes branches
de l’exécutif. À la suite de ces changements, le climat politique
géorgien, déjà polarisé, est devenu de plus en plus tendu et marqué
par des controverses, et le climat préélectoral d’avant le scrutin
présidentiel de 2018 s’est révélé de plus en plus dur et acerbe.
16. L’élection présidentielle s’est tenue le 28 octobre 2018,
et le second tour entre les deux candidats les mieux placés a eu
lieu le 28 novembre 2018. L’opposition voyait dans ce scrutin une
occasion de mettre fin à la domination de la scène politique par
la majorité au pouvoir. Son déroulement a été observé par l’Assemblée dans
le cadre de la MIOE. Selon les constatations et conclusions préliminaires
de la MIOE, le premier tour de l’élection présidentielle a été pluraliste
et administré avec professionnalisme, les électeurs ayant eu véritablement
le choix entre des candidats, qui ont pu faire campagne librement.
Cependant, la MIOE s’est déclarée préoccupée par le fait que tous
les candidats n’avaient pas joué à armes égales, en raison notamment des
lacunes de la réglementation sur le financement des campagnes, qui
ont favorisé un déséquilibre important dans les dons et les dépenses
de campagne ainsi que dans l’utilisation des ressources administratives
. Si 25 candidats ont participé au
premier tour de l’élection présidentielle, dans les faits, la course
présidentielle s’est centrée sur les trois principaux candidats:
Mme Salomé Zourabichvili, une candidate indépendante
soutenue par le parti au pouvoir Rêve géorgien, M. David Bakradze,
ancien président du parlement et candidat de Géorgie européenne,
et M. Grigol Vachadze, ancien ministre des Affaires étrangères et
candidat du MNU. Au premier tour des élections, Mme Zourabichvili
a obtenu 38,66 % des voix, M. Vachadze, 37,7 % et M. Bakradze 10,97 %.
Aucun des candidats en lice n’ayant obtenu plus de 50 % des voix
requises pour être élu Président au premier tour, un second tour
de scrutin a été annoncé pour le 28 novembre. Après avoir reconnu
sa défaite, M. Bakradze a appelé ses électeurs à soutenir M. Vachadze
au second tour.
17. Le coude à coude entre Mme Zourabichvili
et M. Vachadze a galvanisé l’opposition et la majorité au pouvoir,
mais a aussi considérablement durci le climat et la rhétorique de
la campagne
. Mme Zourabichvili
a remporté le second tour avec 59,5 % des voix contre 40,5 % pour
M. Vachadze. Le taux de participation s’est élevé à 56,2 %, soit
une augmentation de 9 % par rapport au premier tour, témoignant
de l’ampleur de la mobilisation électorale. Selon la MIOE, le second
tour était compétitif et les candidats ont pu faire campagne librement,
malgré l’avantage indu dont a bénéficié la candidate soutenue par
la majorité au pouvoir. Le caractère négatif de la campagne menée
par les deux camps a entaché le processus. La campagne a été marquée
par la polarisation et par des propos agressifs, notamment dans
les médias. Malheureusement, une utilisation accrue des ressources
administratives et des incidents violents isolés ont été observés
pendant la période préélectorale
.
18. Au printemps et à l’été 2017, la Géorgie a été frappée par
une série de manifestations massives après l’incapacité du tribunal
de Tbilissi à condamner trois jeunes pour le meurtre en réunion
d’un autre adolescent, semble-t-il, à la suite de l’ingérence délibérée
d’un membre du parquet général, qui avait cherché à couvrir un proche
impliqué dans l’incident.
19. L’Assemblée interparlementaire de l’orthodoxie (AIO) devait
se réunir à Tbilissi du 19 au 23 juin 2019 à l’invitation du Parlement
géorgien. Lorsque, le 20 juin 2019, le président de l’AIO, un député
russe, a tenté de prendre la parole devant cette assemblée depuis
le siège du président du Parlement géorgien, les députés de l’opposition
ont bloqué le présidium et exigé l’annulation de la réunion. Ils
ont rapidement été rejoints par un grand nombre de manifestants
massés à l’extérieur du bâtiment. Ce soir-là, lorsque les manifestants, encouragés
par les membres de l’opposition, ont essayé de prendre d’assaut
le parlement, la police a réagi en faisant usage d'une force jugée
par beaucoup excessive et disproportionnée
.
Lors des affrontements violents qui ont suivi, 240 personnes ont
été blessées, dont 12 journalistes et 80 policiers. Cependant, la
détermination des manifestants n’en a été que renforcée. Le 21 juin 2019,
Irakli Kobakhidze, alors Président du Parlement, a annoncé sa démission,
assumant la pleine responsabilité politique de l’invitation de l’AIO.
Il a été remplacé le 25 juin 2019 par le chef de la majorité, Archil Talakvadze.
20. Le 24 juin 2019, décidant de faire une concession majeure
aux protestataires, M. Bidzina Ivanichvili, président de Rêve géorgien,
a annoncé que son parti introduirait une modification constitutionnelle
en vue de mettre en place un système électoral entièrement proportionnel
avec un seuil de 0 % pour les élections législatives de 2020. Cette
initiative a été saluée par l’ensemble des parties prenantes, ainsi
que par la société civile. Il convient de souligner que l’adoption
en Géorgie d’un système électoral pleinement proportionnel était aussi
une recommandation de longue date
de l’Assemblée. De surcroît, un
tel système favorise normalement les partis ouverts à la formation
de coalitions, ce qui pourrait susciter un changement bienvenu des
mentalités sur la scène politique géorgienne. Le 1er juillet 2019,
le groupe Rêve géorgien a déposé un projet d’amendements à la Constitution,
proposant l’introduction d’un système entièrement proportionnel
pour les élections de 2020. Cependant, le 14 novembre 2019, le Parlement
géorgien, contre toute attente, a rejeté les modifications, en raison
de l’abstention de l’ensemble des députés de Rêve géorgien. En conséquence,
même si tous les députés de l’opposition ont voté en leur faveur,
les amendements n’ont pas obtenu la majorité requise des trois quarts
pour passer en première lecture. Un tel manquement du parti au pouvoir
à sa promesse
de mettre en place un système électoral à la proportionnelle pour
les élections législatives de 2020 a été décrié par l’opposition
et la société civile et déploré par la communauté internationale.
21. Ce reniement soudain de ses promesses a également porté sur
le devant de la scène les tensions qui se faisaient croissantes
au sein du parti au pouvoir, et entraîné le départ de plusieurs
de ses membres influents, dont Mme Tamar Chugoshvili,
alors Vice-Présidente du Parlement et présidente de la délégation géorgienne
auprès de l’Assemblée.
22. Des réunions régulières se sont tenues entre les partis de
l’opposition et le parti au pouvoir avec le soutien d’une médiation
conjointe du Bureau du Conseil de l’Europe, de la délégation de
l’Union européenne et de l’ambassade des États-Unis à Tbilissi.
Le 8 mars 2020, marquant une évolution que nous avons publiquement
saluée
, ces négociations
ont porté leurs fruits et débouché sur la conclusion d’un accord
entre la majorité au pouvoir et la presque totalité des partis d’opposition
parlementaires et extra-parlementaires concernant le système électoral.
Selon les termes de cet accord, jusqu’en 2024, les élections se
dérouleraient toujours selon un système mixte proportionnel et majoritaire,
mais le nombre de mandats majoritaires a été considérablement réduit
et celui des mandats proportionnels fortement augmenté, tandis que
le seuil applicable aux scrutins à la proportionnelle a été abaissé
à 1 %
.
Tous les partis se sont en outre engagés à ne pas politiser le processus
électoral et la justice. Les modifications constitutionnelles nécessaires
pour appliquer l’accord sur le système électoral – notamment en
ce qui concerne la question sensible du redécoupage des circonscriptions
électorales – ont été rédigées rapidement dans un esprit constructif
entre l’opposition et la majorité au pouvoir. Le 18 mars 2020, le
Parlement géorgien a établi une commission ad hoc spéciale chargée
d’organiser les consultations publiques sur ces amendements constitutionnels, conformément
aux dispositions constitutionnelles en vigueur.
23. La mise en œuvre de l’engagement de s’abstenir de politiser
le processus électoral et la justice, s’est avérée plus complexe
et sensible, en raison notamment des interprétations manifestement
différentes de l’opposition et de la majorité au pouvoir quant à
la nature exacte de cet accord. Il convient de souligner que le 23 mars 2020,
le tribunal de la ville de Tbilissi a libéré sous caution le militant
de l’opposition Besik Tamlian qui avait été placé en détention provisoire
pour violence et résistance aux forces de l’ordre durant les manifestations
du 20 juin. M. Tamlian était l’un des quatre militants d’opposition
emprisonnés (avec Irakli Okrouachvili, Gigi Ougoulava et Giorgi Rurua),
dont la libération était considérée par plusieurs partis d’opposition
comme une composante à part entière de l’accord sur la non-politisation
de la justice et du processus électoral.
24. Après une situation quelque peu au point mort en raison de
l’évolution de la pandémie de covid-19, les partis de l’opposition
parlementaire ont annoncé, le 13 mai 2020, qu’ils ne voteraient
pas en faveur des modifications requises de la Constitution pour
mettre en œuvre la réforme électorale tant que MM. Okrouachvili,
Ougoulava et Rurua ne seraient pas libérés. Afin de préserver l’accord
de mars, la Présidente Zourabichvili a deux jours plus tard, le
15 mai 2020, gracié MM. Ougoulava et Okrouachvili. Répondant aux
appels lancés par les médiateurs internationaux, Géorgie européenne,
qui était alors le principal groupe d’opposition au parlement, a
fait part de son intention de soutenir les modifications constitutionnelles
en première lecture au parlement le 21 juin 2020. Les amendements
constitutionnels qui s’imposaient ont été adoptés en deuxième et
dernière lecture le 23 juin 2020, malheureusement cette fois sans l’appui
de l’opposition.
25. Hélas, le climat politique est resté marqué par la polarisation,
donnant lieu à un environnement électoral tendu et conflictuel.
Le premier tour des élections législatives a eu lieu le 31 octobre 2020,
au milieu de la pandémie actuelle de covid-19. Pour les scrutins
majoritaires où aucun des candidats en lice n’avait obtenu la majorité
requise, le second tour s’est déroulé le 21 novembre 2020. Ces élections
législatives ont été observées par une MIOE, constituée dans une
forme plus restreinte en raison de la pandémie de covid-19, à laquelle
une délégation de l’Assemblée a pris part. Elles ont aussi été observées
par un large éventail d’observateurs locaux et d’organisations de
la société civile.
26. La MIOE a conclu que les scrutins avaient été dans l’ensemble
concurrentiels et que les libertés fondamentales avaient été respectées.
Cependant, les observateurs ont également noté la persistance de
très nombreuses allégations de pressions et de manœuvres d’intimidation
exercées sur les électeurs et les militants des partis et, pour
la première fois, les observateurs nationaux et internationaux ont
relevé plusieurs incohérences dans les procès-verbaux des résultats
. Même si ces dysfonctionnements
et signalements de malversations électorales ne semblent pas avoir
eu une incidence significative sur le résultat global de ces élections,
ces phénomènes sont très préoccupants, d’autant plus qu’ils deviennent
de plus en plus récurrents lors de la tenue d’élections en Géorgie.
27. Rêve géorgien a remporté le premier tour des élections avec
48,23 % des suffrages, et, pour la première fois depuis plus de
20 ans, le premier tour a vu neuf partis politiques franchir le
seuil de 1 %. Parallèlement, les partis d’opposition ont également
obtenu d’excellents résultats et sont devenus une force importante
au sein du nouveau parlement. Le MNU est arrivé en seconde position
avec 27,17 % des voix et a confirmé son statut de principal parti
d’opposition dans le pays. Géorgie européenne a obtenu 3,8 % des
voix et six autres partis, qui sont tous, à l’exception d’un seul,
de nouveaux partis, ont franchi le seuil de 1 %, avec des résultats allant
de 1 % à 3 %. De plus, Rêve géorgien a remporté au premier tour
14 des 30 sièges attribués au scrutin majoritaire. Ces résultats
étaient globalement conformes aux sondages réalisés avant les élections,
ainsi qu’aux conclusions de la compilation parallèle des résultats
électoraux effectuée par la Société internationale pour des élections
et une démocratie équitables (ISFED)
.
28. L’opposition a cependant unanimement affirmé que les élections
étaient entachées de fraudes généralisées. Malgré les appels répétés
de la communauté internationale qui souhaitait les en dissuader,
ces partis ont décidé de boycotter le second tour des élections
et ont refusé leur mandat au sein du nouveau Parlement. Rêve géorgien
s’est donc présenté sans opposition au second tour du scrutin majoritaire
et a remporté les 17 sièges restants. Il a ainsi obtenu une majorité
de 90 sièges au parlement, mais pas la majorité constitutionnelle
de travail; le MNU a obtenu 36 sièges, Géorgie européenne cinq sièges
et les autres partis entre un et quatre sièges (19 au total).
29. Malheureusement, malgré les appels de la communauté internationale,
les partis d’opposition ont maintenu leur boycott du parlement,
en exigeant notamment la tenue de nouvelles élections anticipées,
la libération de toutes les personnes qu’ils estiment être des prisonniers
politiques, ainsi que de nouvelles réformes électorales. En janvier 2021,
quatre membres de l’Alliance des patriotes ont fait fi de la position
de leur parti et accepté leur mandat parlementaire. Deux membres
du Parti des citoyens sont entrés au parlement le même jour à la
suite d’un accord passé avec Rêve géorgien concernant la libération
de deux personnes – dont la détention répondait, selon l’opposition,
à des motivations politiques – et concernant de nouvelles réformes
électorales, notamment l’abaissement du seuil fixé pour les scrutins
proportionnels. Sur la base de cet accord, un groupe de travail
sur la réforme électorale a été établi le 2 mars 2021. L’accord
est toujours en vigueur.
30. La crise politique s’est aggravée le 23 février 2021 avec
l’arrestation par la police du dirigeant du MNU, M. Nika Melia.
Ce dernier était poursuivi pour le rôle dans la direction présumée
de l'attaque du Parlement géorgien en juin 2019 et avait été libéré
sous caution à la condition qu’il porte un bracelet électronique.
En novembre 2020, il a retiré ce bracelet en signe de protestation
contre les résultats de l’élection et, en conséquence, a refusé
de payer la caution plus élevée que le tribunal lui a imposée. Les
poursuites engagées à son encontre à la suite des événements de
juin 2019 sont controversées. S’il est possible qu’il ait enfreint
la loi à cette occasion, on peut sérieusement s’interroger sur les
motifs des poursuites dont il fait l’objet et sur la manière dont
s’est déroulée la procédure judiciaire à son égard. Le 12 mai 2021,
M. Melia a introduit une requête auprès de la Cour européenne des
droits de l’homme, affirmant notamment que ces poursuites étaient motivées
par des considérations politiques. De même, la décision de procéder
à l’arrestation de M. Melia en février 2021 a suscité de vives controverses.
S’il est vrai qu’il avait retiré son bracelet électronique en signe
de protestation et refusé de payer la caution, la procédure judiciaire
liée à cet acte n’avait pas été menée à son terme et le risque qu’il
prenne la fuite semble avoir été très faible, voire inexistant.
31. La décision d’arrêter M. Melia a fait l’objet de nombreuses
critiques en Géorgie et de la part de la communauté internationale.
Elle a également été contestée au sein du parti au pouvoir. Le Premier ministre Gakharia
a démissionné le 18 février 2021 pour protester, selon lui, contre
la décision de la direction de Rêve Géorgien de réarrêter M. Melia
contre son avis. M. Gakharia a alors été remplacé dans ses fonctions par
l’ancien Premier ministre Irakli Garibachvili.
32. Les efforts de médiation déployés par la communauté internationale
sont restés vains jusqu’en mars 2021, date à laquelle lors de sa
visite en Géorgie, le président du Conseil européen Charles Michel
a annoncé qu’il ferait personnellement office de médiateur entre
le gouvernement et l’opposition. Une première proposition d’accord
a tout d’abord été rejetée par l’opposition et la majorité au pouvoir.
La demande d’élections anticipées et la libération de M. Melia et
de M. Rurua constituaient les principaux obstacles à la conclusion
d’un tel accord
.
33. Le 16 avril 2021, la majorité au pouvoir a annoncé qu’elle
avait officiellement signé la proposition de compromis. Le 19 avril 2021,
le président du Conseil européen, M. Michel, a publié une proposition
d’accord actualisée visant à lever les dernières hésitations des
partis d’opposition. Cette proposition prévoyait une amnistie ou
grâce pour MM. Melia et Rurua, ainsi que l’organisation d’élections
anticipées au cours de l’année 2022 si Rêve géorgien recueillait
moins de 43 % des suffrages valablement exprimés lors des élections
locales de 2021. Le parti au pouvoir, ainsi que la plupart des partis
d’opposition ont signé cet accord. Malheureusement, la principale
force d’opposition, le MNU, s’y est refusée. Le 30 mai, le MNU a
toutefois annoncé qu’il entrerait au parlement, mais qu’il ne signerait
pas l’accord et ne serait pas lié par lui.
34. À la suite de cette évolution, le paysage politique de la
Géorgie, ainsi que la composition politique du parlement, ont considérablement
changé. Plusieurs députés sont passés d’un groupe à l’autre, en
ont formé de nouveaux ou sont entrés au parlement en qualité de
membres indépendants. C’est ainsi que Rêve géorgien détient actuellement
84 sièges, sachant qu’il lui en manque six pour obtenir la majorité
constitutionnelle. De façon regrettable, ces changements ne se sont
pas traduits par un renforcement du pluralisme ou du dialogue, en
raison notamment de la persistance d’un climat polarisé et de l’absence
de culture des coalitions politiques en Géorgie.
35. Après le retour de l’opposition au parlement, la Présidente Zourabichvili
a gracié M. Giorgi Rurua le 27 avril 2021. De plus, le parlement
a entamé l’élaboration d’une loi d’amnistie des infractions commises
dans le cadre des manifestations et émeutes du 20 juin 2019, indispensable
à l’abandon des poursuites engagées à l’encontre de M. Nika Melia.
Mais cette loi a été source de controverses, car l’amnistie s’appliquerait également
aux policiers qui ont été condamnés pour usage excessif de la force
pendant ces émeutes. La majorité au pouvoir a souligné que toute
personne condamnée pour violation des droits humains serait exclue de
l’amnistie. Tout en continuant à s’opposer à cette loi, M. Melia
a accepté l’offre faite par l’Union Européenne de régler sa caution
et a été libéré le 10 mai 2021. Les négociations relatives à la
loi d’amnistie ont achoppé, en raison de la détermination dont la
majorité au pouvoir et l’opposition ont fait preuve au sujet des
conditions de cette amnistie, de manière cependant différente. La
majorité au pouvoir souhaitait subordonner l’amnistie à son acceptation
par M. Melia, tandis que, de son côté, l’opposition insistait pour
que les policiers ne puissent bénéficier de ce «pardon» que si leurs
«victimes» y consentaient. Le projet de loi a finalement été adopté
par le Parlement géorgien le 7 septembre 2021. La condition selon
laquelle une personne à amnistier doit consentir à la mesure a été
maintenue.
36. L’accord du 19 avril passé entre l’opposition et la majorité
au pouvoir a été officiellement rompu le 28 juillet 2021, date à
laquelle Rêve géorgien a annoncé qu’il s’en retirait. Ce dernier
estimait que l’accord était vidé de sa substance et ne bénéficiait
toujours pas du soutien des principaux partis d’opposition, y compris
de la plus grande force d’opposition dirigée par le MNU, de sorte
que seul le parti au pouvoir était lié par l’accord et responsable
de son respect. La décision de Rêve géorgien de dénoncer l’accord,
ainsi que le refus persistant du MNU de le signer
,
sont profondément regrettables.
37. L’accord conclu au mois d’avril prévoyait l’organisation d’élections
anticipées en 2022 dans le cas où Rêve géorgien obtenait moins de
43 % des voix aux scrutins locaux de 2021. Comme nous le craignions,
cette disposition a transformé les élections locales en un plébiscite
de facto à l’égard de la majorité au pouvoir, créant ainsi un climat
électoral extrêmement polarisé et conflictuel.
38. Les élections locales se sont déroulées le 2 octobre 2021
et un second tour a été organisé le 30 octobre pour les mandats
de maires et de conseillers municipaux majoritaires pour lesquels
aucun des candidats en lice n’avait obtenu la majorité requise au
premier tour. La MIOE, dont le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux
du Conseil de l’Europe faisait partie, a déclaré
à l’issue du premier tour que ces
élections avaient été compétitives et bien administrées, mais entachées
d’allégations de pressions exercées sur les électeurs et d’achat
de voix, ajoutant que tous les candidats n’avaient pas joué à armes
égales. Le nouveau cadre juridique était globalement adapté à l’organisation
d’élections démocratiques, mais il s’est révélé trop complexe et
a eu tendance à réglementer de manière excessive de nombreux aspects
du processus électoral. De par sa nouvelle composition, l’administration
électorale, qui a géré les élections de manière efficace, a gagné
en pluralisme. Malheureusement, le débat politique national a relégué
les questions locales au second plan, suscitant des propos de plus
en plus hostiles et donnant lieu à plusieurs cas de violence et
d’altercation physique. La MIOE a conclu que le déséquilibre important
en termes de ressources, le contrôle insuffisant du financement
des campagnes et l’avantage indu conféré par la position de sortant,
avaient faussé les conditions d’une concurrence équitable au profit
des autorités en place. De plus, comme pour les élections législatives de
2021, des allégations persistantes d’achat de voix et de pressions
subies par les électeurs ont été relevées.
39. Il est regrettable et préoccupant que les campagnes de plus
en plus acrimonieuses, les incidents violents entre partisans de
la majorité au pouvoir et de l’opposition, ainsi que l’utilisation
abusive
de ressources
administratives et de rapports sur les pressions sur les électeurs,
notamment sur les fonctionnaires, soient devenus une tendance de
plus en plus marquée lors des élections en Géorgie. De telles pratiques
ne sauraient rester impunies et des mesures s’imposent pour empêcher
qu’elles ne deviennent une habitude récurrente susceptible de saper
la confiance des candidats et des électeurs dans le processus électoral.
Les autorités doivent mener des enquêtes
approfondies
et transparentes sur toutes les infractions présumées à la législation
électorale et, le cas échéant, y donner suite, et prendre toutes
les mesures nécessaires pour préserver et, au besoin, rétablir la
confiance des citoyens dans le système électoral. Ce point est d’autant
plus important que le niveau de confiance du public dans l’appareil
judiciaire, sur lequel repose le mécanisme de règlement des plaintes
électorales, est faible.
40. Le retour dans le pays de l’ancien président Saakachvili et
son arrestation ultérieure par les autorités ont encore accentué
la polarisation de l’environnement politique. Le 27 septembre, l’ancien
président Saakachvili avait annoncé sur sa page Facebook son intention
de rentrer en Géorgie le 2 octobre 2021, jour des élections locales,
afin de faire respecter la volonté des électeurs et de contribuer
au sauvetage du pays. Le 1er octobre 2021, il faisait savoir qu’il
était déjà arrivé sur le territoire géorgien. Après avoir commencé
par nier la présence de M. Saakachvili dans le pays, les autorités
ont annoncé ce même jour, en fin d’après-midi, avoir procédé à son
arrestation après son entrée illégale dans le pays. Son retour d’exil
a reçu un accueil mitigé, notamment de la part des partis d’opposition,
et a suscité des critiques pour avoir perturbé le processus des élections
locales et nui à la stabilité politique du pays.
41. M. Saakachvili a été placé en détention en raison de sa condamnation
par contumace dans deux affaires pénales, pour avoir organisé le
passage à tabac du député de l’opposition Valeri Gelachvili ainsi
que pour avoir gracié d’anciens fonctionnaires du ministère de l’Intérieur
condamnés dans la tristement célèbre affaire Girgvliani
. Il a introduit une requête devant
la Cour européenne des droits de l’homme dans le cadre de ces deux
affaires, invoquant des violations des articles 6 et 7 de la Convention
européenne des droits de l’homme (STE n° 5). Par ailleurs, il fait
toujours l’objet de deux procédures pénales devant les tribunaux
géorgiens, l’une pour avoir outrepassé ses prérogatives et abusé
de ses pouvoirs officiels lors de la répression des manifestations
antigouvernementales du 7 novembre 2007 et de la saisie ultérieure
des biens et de la licence d’Imedi TV, et l’autre pour avoir détourné
des fonds du Service de sécurité d’État à des fins personnelles.
Après son arrestation, de nouvelles accusations ont été portées
contre lui pour franchissement illégal des frontières du pays
.
42. M. Saakachvili a été incarcéré à la prison de Rustavi, un
établissement pénitentiaire spécialement destiné aux policiers et
aux militaires, ainsi qu’aux agents de l’État et à d’autres personnes
dont la sécurité serait menacée si elles étaient mélangées aux détenus
ordinaires. Après avoir dénoncé les condamnations et poursuites
dont il fait l’objet, en les qualifiant de politiquement motivées,
M. Saakachvili a fait savoir le 2 octobre qu’il avait entamé une
grève de la faim pour protester contre son incarcération. Sans vouloir
nous prononcer sur le bien-fondé des poursuites engagées à son encontre,
nous tenons à souligner qu’il est essentiel que ses droits soient
pleinement respectés, au même titre que ceux de tout autre citoyen
géorgien. Le traitement initial réservé à l’ancien président pendant
sa grève de la faim a soulevé des inquiétudes à cet égard.
43. Face à la dégradation de l’état de santé de M. Saakachvili
due à sa grève de la faim, ses représentants ont demandé son transfert
dans un établissement hospitalier civil, l’hôpital de la prison
de Rustavi ne disposant pas des installations nécessaires. Les autorités
ont cependant refusé de donner suite à cette demande pour des raisons
de sécurité. À l’initiative du Premier ministre, un conseil médical
indépendant a été formé et chargé de surveiller l’état de santé
de M. Saakachvili et de conseiller les autorités en conséquence.
Le 8 novembre, l’ancien président a été transféré contre son gré
à l’hôpital de la prison de Gldani. Cet établissement pénitentiaire
accueille des personnes condamnées pour des crimes particulièrement
graves et faisait partie des lieux où les mauvais traitements des
détenus étaient apparemment pratique courante sous le gouvernement
de M. Saakachvili. C’était d’ailleurs l’un des problèmes ayant contribué
au changement de pouvoir lors des élections de 2012. De ce fait,
M. Saakachvili aurait été rudoyé et aurait fait l’objet de railleries et
de menaces par d’autres détenus, constituant une forme de violence
psychologique qui justifiait ses craintes pour sa sécurité personnelle.
Par ailleurs, les services pénitentiaires ont publié à deux reprises
des vidéos de M. Saakashvili, notamment de son transfert forcé à
la prison de Gldani, sans son consentement et en violation manifeste
de sa vie privée. Plusieurs acteurs nationaux et institutions du
pays ont condamné de telles atteintes à ses droits et à sa vie privée,
dont la Présidente Zourabichvili, la Défenseure publique ainsi que
le Service d’inspection de l’État (SIS), un organe chargé entre
autres d’enquêter sur les infractions à la protection des données
à caractère personnel et les abus de pouvoir. Le SIS a annoncé avoir
ouvert une enquête concernant le transfert de M. Saakachvili à l’hôpital
pénitentiaire de Gldani. Cependant, le 17 janvier 2022, le tribunal
de la ville de Tbilissi a décidé que le Service pénitentiaire spécial
n'avait pas violé les lois sur la protection de la vie privée et
que les informations relatives au transfert de M. Saakashvili avaient
été publiées dans le but légitime d'assurer la protection de l'État
et la sécurité publique.
44. Le 10 novembre 2021, la Cour européenne des droits de l’homme
a décidé d’indiquer des mesures provisoires dans l’affaire Saakachvili
c. Géorgie
. Elle a demandé au Gouvernement
géorgien qu’il assure la sécurité en prison de l’ex-chef de l’État,
qu’il lui administre les soins médicaux appropriés et qu’il la renseigne sur
son état de santé. Dans le même temps, la Cour a enjoint à M. Saakachvili
de mettre un terme à sa grève de la faim. Le 18 novembre 2021, le
Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants (CPT) a formulé une demande d’informations
similaire au sujet du traitement réservé à M. Saakachvili. La situation
a trouvé une issue lorsque ce dernier a accepté, le 19 novembre,
la proposition du ministre de la Justice concernant son transfert
à l’hôpital militaire de Gori et a cessé sa grève de la faim et
les mesures intérimaires ont été levées le 17 janvier 2022.
45. Le 3 mars 2022, le Premier ministre géorgien, M. Garibashvili,
a signé une demande d'adhésion à l'Union Européenne au nom du pays.
Cette demande est intervenue après la signature de l'accord d'association
avec l'Union Européenne en 2014, qui souligne l'engagement clair
du pays en faveur de l'intégration euro-atlantique.
46. Les procédures liées à certaines affaires sensibles et fortement
médiatisées contre d’anciens membres du gouvernement ainsi que des
membres de l’opposition, et les allégations concernant leur motivation
politique ont continué de faire polémique pendant la période considérée.
À celles-ci s’est ajoutée la bataille juridique pour la propriété
de Rustavi 2, une chaîne de télévision de premier plan liée à l’opposition,
qui, selon ses représentants, répondait aussi à des visées politiques.
Malheureusement, du fait de ces affaires et des allégations à leur
sujet, les magistrats et le système judiciaire sont devenus otages
de l’épreuve de force entre l’opposition et la majorité au pouvoir
et ont été de plus en plus instrumentalisés par les deux camps,
au détriment de leur indépendance. La confiance de l’opinion publique
dans cette importante institution s’en est, à son tour, trouvée
affectée. Cette situation a également été sévèrement critiquée par
la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Rustavi 2
Broadcasting Company Ltd et autres c. Géorgie
.
47. Le climat politique extrêmement polarisé qui règne en permanence
dans le pays et qui empêche tout dialogue et coopération politiques
est source de vive préoccupation. Cette situation nuit à la stabilité
politique et à la consolidation démocratique du pays, mettant en
péril les progrès considérables réalisés par la Géorgie à cet égard
au fil des ans. La consolidation démocratique et l’intégration euro-atlantique
sont la responsabilité partagée de toutes les forces politiques
du pays. Nous demandons donc instamment à ces dernières, en particulier
aux deux plus grands partis, le Rêve géorgien et le Mouvement national
uni, de placer le bien commun de la nation au-dessus de toute stratégie
politique partisane étroite.
48. Nous tenons à souligner une nouvelle fois l’une des caractéristiques
de la Géorgie, à savoir que les autorités nationales successives
ont toujours entretenu des relations cordiales et constructives
avec les partenaires internationaux du pays et répondu à leurs préoccupations
et recommandations, même concernant les points de désaccord. Cette
attitude a contribué à bien des égards au développement du pays
et nous ne doutons pas que cette excellente coopération avec ses
partenaires internationaux continuera d’être la pierre angulaire
de sa politique internationale.
3. Institutions
démocratiques
49. Dans la partie ci-après, nous
présenterons les principales évolutions observées dans le fonctionnement des
institutions démocratiques de Géorgie, notamment en ce qui concerne
la réforme constitutionnelle et la réforme électorale, ainsi que
le contrôle parlementaire et l’obligation de rendre des comptes.
Malgré des hauts et des bas, il s’agit d’un domaine dans lequel
la Géorgie a accompli des progrès durables et marqués depuis la
révolution des roses, indépendamment du gouvernement en place. Cette
évolution s’est poursuivie pendant la période couverte par le présent
rapport.
3.1. Réforme
constitutionnelle
50. Une réforme constitutionnelle
ambitieuse a été menée en Géorgie en 2010, sous l’administration
du MNU. Cette réforme a fait passer le pays d’un régime présidentiel
à un système mixte présidentiel et parlementaire. Elle a également
renforcé le cadre constitutionnel permettant d’assurer un contrôle
judiciaire et parlementaire indépendant des pouvoirs du président.
La réforme constitutionnelle de 2010, et les lacunes et vulnérabilités
demeurant dans la Constitution, ont été présentées en détail dans
le rapport
sur le respect des obligations et
des engagements de la Géorgie examiné par l’Assemblée le 13 avril 2011.
51. À la suite des élections législatives d’octobre 2016, M. Giorgi Kvirikachvili,
alors Premier ministre, a annoncé que la majorité au pouvoir avait
l’intention de réformer la Constitution géorgienne dans le but d’établir un
système politique entièrement parlementaire qui renforcerait la
séparation des pouvoirs et «garantirait qu’aucune entité politique
ne puisse usurper le pouvoir» en Géorgie
. La révision de
la Constitution avait également pour but affiché de fournir un cadre
constitutionnel pour les réformes électorales, notamment pour la
mise en place d’un système électoral proportionnel.
52. Le 15 décembre 2016, le parlement a créé la commission constitutionnelle,
présidée par le président du Parlement géorgien. La commission était
composée de 23 membres de la majorité au pouvoir, de six membres de
l’opposition parlementaire officielle (MNU/Géorgie européenne) et
de deux représentants de l’Alliance des patriotes. Les partis non
représentés au parlement qui n’avaient pas franchi le seuil des
5 % lors des dernières élections, mais qui avaient obtenu au moins
3 % des suffrages, ont chacun bénéficié d’un siège à la commission.
De plus, le Président géorgien a eu la possibilité de nommer deux
représentants à la commission
,
outre le secrétaire du Conseil national de sécurité, lesquels lui
rendant directement compte. Le gouvernement était représenté par
son secrétaire parlementaire et le ministre de la Justice. Les chefs
des organes législatifs d’Adjarie et du gouvernement en exil d’Abkhazie
disposaient chacun d’un représentant à la commission, de même que
les présidents de la Cour constitutionnelle et de la Cour suprême,
le Défenseur public, le président de la Banque nationale et celui
de la Cour des comptes de Géorgie. En outre, la société civile y
était représentée par 20 membres d’ONG. La commission constitutionnelle
était structurée en quatre groupes de travail: 1) sur les libertés
et droits humains fondamentaux, le pouvoir judiciaire, le préambule
et les dispositions transitoires; 2) sur le Président de la Géorgie,
le Gouvernement de la Géorgie et la défense; 3) sur le Parlement
géorgien, les finances, et le contrôle, et la révision de la Constitution
de la Géorgie; et 4) sur l’aménagement administratif et territorial
et l’autonomie locale.
53. Le 22 avril 2017, la commission constitutionnelle a adopté
son projet de Constitution. Conformément aux objectifs de la réforme,
la nouvelle Constitution proposée réduisait considérablement les
pouvoirs du Président de la Géorgie, tout en renforçant ceux du
parlement et de l’exécutif. Le Président restait le commandant en
chef des forces armées et conservait son rôle de représentant du
pays dans les relations internationales, mais il n’était plus chargé,
notamment, de veiller au bon fonctionnement des organes de l’État, et
ne pouvait plus inscrire des points à l’ordre du jour des réunions
du Conseil des ministres ni participer à ses débats. De plus, la
commission constitutionnelle proposait de supprimer l’élection du
Président au suffrage direct au profit d’une élection par un collège
de 300 électeurs, le Conseil électoral, composé de députés et de représentants
des collectivités locales et régionales. En réponse aux préoccupations
selon lesquelles ce changement de système électoral visait à sanctionner
le Président Margvelachvili, qui avait critiqué ouvertement le gouvernement
et la majorité au pouvoir, la commission constitutionnelle a proposé
qu’à titre de mesure transitoire, ce changement dans le mode d’élection
du Président n’entre en vigueur qu’après le scrutin présidentiel
de 2018.
54. La nouvelle Constitution ne désigne plus Koutaïssi comme le
siège du parlement, ce qui a permis de déplacer ce dernier à Tbilissi.
Il s’agit d’assurer un fonctionnement plus efficace du parlement
et de renforcer sa fonction de contrôle de l’exécutif, qui était
resté à Tbilissi alors que le Parlement était basé à Koutaïssi.
55. Malheureusement, dans une démarche qui semble relever pour
l’essentiel de motivations populistes, la nouvelle Constitution
réserve l’institution du mariage aux personnes de sexe opposé. Bien
que la législation actuelle ne contienne aucune disposition qui
autoriserait les mariages entre personnes de même sexe et que l’on
ne puisse guère s’attendre à ce que cela change de sitôt dans une
société géorgienne conservatrice sur le plan social, aucune restriction
constitutionnelle n’empêcherait ces mariages si le droit coutumier
venait à être modifié. Même si une interdiction constitutionnelle
des mariages entre personnes de même sexe ne constitue pas une violation
de la Convention européenne des droits de l’homme, il s’agit là
d’une régression évidente, bien que largement symbolique.
56. Les modifications de la Constitution et la réforme électorale
sont étroitement liées. La commission constitutionnelle avait proposé
d’introduire un système entièrement proportionnel sur la base de
listes bloquées dans une circonscription nationale unique. Elle
avait aussi proposé d’interdire les alliances électorales tout en
conservant un seuil – relativement élevé – de 5 % que les partis
devaient franchir pour entrer au parlement. Enfin, elle avait suggéré
que toutes les voix recueillies par les partis qui n’avaient pas franchi
le seuil fixé soient attribuées au vainqueur des élections. Cette
formule de répartition des voix a été source de controverse, dans
la mesure où, combinée à l’interdiction de former des alliances
électorales et à l’imposition d’un seuil élevé, elle aurait attribué
de nombreux sièges supplémentaires au plus grand parti, nuisant
ainsi à la proportionnalité des résultats des élections. Cela aurait
eu, par ricochet, des effets négatifs sur le caractère pluraliste
du parlement et, au final, sur le paysage politique du pays.
57. Les résultats des travaux de la commission constitutionnelle
ont fait l’objet de vives critiques de la part des partis de l’opposition
et des organisations de la société civile, qui ont estimé qu’ils
avaient été trop influencés par la majorité au pouvoir, et que très
peu de propositions issues de leurs rangs avaient été prises en
compte dans le projet de Constitution. En signe de protestation,
les 13 représentants des partis de l’opposition ont quitté la commission
constitutionnelle.
58. La Commission de Venise a adopté son avis sur le projet de
Constitution établi par la commission constitutionnelle lors de
sa réunion plénière des 16 et 17 juin 2017. Elle a conclu, notamment,
que la nouvelle Constitution telle que proposée constituait une
avancée favorable au renforcement et à l’amélioration de l’ordre constitutionnel
national. Elle s’est, en particulier, félicitée de l’introduction
d’un système électoral proportionnel, mais s’est interrogée sur
le bien-fondé de la formule de répartition des sièges restants,
de l’interdiction des alliances électorales et du seuil relativement
élevé.
59. La nouvelle Constitution apporte un certain nombre de changements
importants au système judiciaire et à la magistrature. Elle fixe
notamment le nombre minimum de juges de la Cour suprême à 28 et
prévoit leur nomination à vie. Elle modifie également la procédure
de nomination de ces derniers comme nous le verrons en détail ci-dessous.
Les suggestions soumises en vue de remédier aux préoccupations concernant
cette procédure n’ont pas été prises en compte par le parlement
lors de l’adoption des amendements constitutionnels. Il convient
de saluer le fait que la nouvelle Constitution prévoie la nomination
à vie des juges des juridictions de droit commun sans période probatoire,
bien que seulement à compter de 2024, ce qui répond à une recommandation
de longue date de la Commission de Venise.
60. La nouvelle Constitution a mis en place un procureur général
entièrement indépendant, qui n’est tenu de rendre des comptes qu’au
parlement qui l’élit à la majorité absolue des députés pour un mandat
non renouvelable de six ans. Cette mesure renforce l’indépendance
de cette institution et réduit sa vulnérabilité à une éventuelle
instrumentalisation à des fins politiques. Malheureusement, la recommandation
selon laquelle le procureur général serait nommé à la majorité qualifiée
n’a pas été suivie. En revanche, le législateur géorgien a pris
en compte les recommandations de la Commission de Venise visant
à garantir que la responsabilité du ministère public devant le parlement
ne s’étende pas aux affaires individuelles.
61. Les modifications proposées par la commission constitutionnelle
ont été examinées par le Parlement géorgien en première lecture
le 22 juin 2017. Dans le cadre de cette discussion, le parti au
pouvoir Rêve géorgien a décidé de reporter l’introduction d’un système
électoral pleinement proportionnel après la tenue des prochaines
élections, soit de 2020 à 2024, ce qui a été décrié par l’opposition.
D’aucuns ont déploré le fait que cette décision ait été prise par
la majorité au pouvoir après avoir reçu un avis favorable de la
Commission de Venise sur le projet de Constitution préparé par la
commission constitutionnelle qui reposait également sur un changement
du système électoral. Pour sa part, la majorité au pouvoir a fait
savoir que, sans le soutien de l’opposition – qui avait annoncé
qu’elle se prononcerait contre les modifications constitutionnelles
proposées par la commission constitutionnelle – elle ne disposerait
pas d’assez de voix pour adopter les modifications, dans la mesure
où elle s’attendait à ce que des députés de son propre camp contestent
la suppression de la composante majoritaire du système électoral.
Par conséquent, elle a indiqué n’avoir d’autre choix que de faire des
compromis sur l’adoption du système proportionnel avec son aile
majoritaire.
62. Le 26 septembre 2017, le Parlement géorgien a adopté
en
dernière lecture le projet révisé de modifications constitutionnelles.
À titre de concession à l’opposition, la majorité au pouvoir a accepté
la formation d’alliances électorales pour les élections de 2020
, et
a convenu d’abaisser le seuil de 5 % à 3 % pour ce scrutin. De plus,
les autorités ont accepté de renoncer à la formule controversée
de répartition «des mandats non attribués» au profit d’un système
de répartition à égalité. Cependant, dans la mesure où ces dispositions
de «compromis» n’avaient pas été introduites lors de la première
lecture du projet de modifications constitutionnelles, elles n’ont
pas pu être adoptées dans le cadre du train de réformes constitutionnelles
le 26 septembre 2017. Une nouvelle procédure de modification a dès
lors été engagée en vue d’intégrer les concessions susmentionnées,
proposées par la majorité au pouvoir.
63. Dans un paysage politique dominé par un parti disposant d’une
majorité constitutionnelle – bien qu’il ait été démocratiquement
élu – il importe de veiller à la mise en place d’un bon système
de contre-pouvoirs. Si beaucoup de progrès ont été accomplis en
matière de renforcement du contrôle parlementaire (voir ci-après), le
système de contre-pouvoirs doit être développé plus avant. Cet aspect
est d’autant plus important en ce qui concerne les services de sécurité
et de renseignement. Plusieurs interlocuteurs ont en effet déclaré
que les services de sécurité avaient pris de plus en plus d’importance
dans l’administration du pays et qu’ils étaient de plus en plus
consultés sur les politiques et les nominations avant qu’elles soient
décidées. Si la situation géopolitique du pays peut, dans une certaine
mesure, justifier cette évolution, il faut qu’un mécanisme solide de
contrôle civil sur les services de sécurité, y compris par l’opposition,
vienne faire contrepoids.
64. Malgré un petit nombre de questions non réglées, la nouvelle
Constitution a clairement amélioré le cadre constitutionnel de la
Géorgie. Malheureusement, le principal échec de la réforme, le fait
qu’un système électoral entièrement proportionnel n’ait pu être
introduit dès les élections de 2020, a marqué et dominé la vie politique,
et est profondément regrettable.
65. Comme indiqué ci-dessus, un certain nombre de modifications
ont été adoptées afin de mettre en œuvre les ajustements du système
électoral convenus entre l’opposition et la majorité au pouvoir
dans le cadre de l’accord politique conclu en mars 2020. Au moment
de la rédaction du présent rapport, d’autres modifications de la
Constitution nécessaires à l’application de l’accord du 19 avril 2021
entre l’opposition et la majorité au pouvoir étaient en cours d’examen
devant le parlement. Ils ont été débattus en première lecture en septembre 2021,
une deuxième lecture devant avoir lieu en février 2022. Ces amendements
portent sur le seuil fixé pour les élections proportionnelles ainsi
que sur le processus de nomination du procureur général et seront
examinés dans les chapitres correspondants ci-dessous.
3.2. Réforme
électorale
66. De tout temps, le débat sur
la réforme électorale en Géorgie a été dominé par la question de
savoir quel serait le système électoral le mieux adapté au pays.
En Géorgie, le système électoral est défini dans la Constitution
de manière très, et sans doute excessivement, détaillée. C’est pourquoi
la réforme électorale et la réforme constitutionnelle sont étroitement
liées.
67. La Géorgie est dotée d’un système électoral mixte, mi-majoritaire,
mi-proportionnel, dans lequel une partie des mandats parlementaires
sont répartis sur la base d’un scrutin proportionnel, et le reste
des mandats sont attribués sur la base des résultats obtenus dans
les circonscriptions uninominales. Jusqu’à l’accord politique de
mars 2020, sur les 150 membres que compte le Parlement géorgien,
77 étaient élus au scrutin proportionnel et 73 au scrutin majoritaire
dans les circonscriptions
uninominales. Dans le cadre de l’accord de mars 2020, la majorité
au pouvoir et l’opposition sont convenues d’une modification constitutionnelle
qui, pour les élections prévues entre 2020 et 2024, portera le nombre
de mandats à la proportionnelle à 120 et celui des mandats à la
majorité à 30.
68. En Géorgie, les tentatives visant à faire passer le modèle
électoral d’un système mixte à un système entièrement proportionnel
ne datent pas d’hier, étant donné que le système mixte favorise
le parti sortant, qui a le plus de chances d’obtenir la plupart
des sièges attribués au scrutin majoritaire. Avant toutes les élections législatives
récentes, notamment celles de 2008, de 2012 et de 2016, la majorité
au pouvoir et l’opposition ont tenté de trouver un accord sur le
système électoral. À chaque fois, l’opposition (d’alors) s’est montrée
favorable au remplacement du système mixte par une forme de proportionnelle
(régionale), ce à quoi le parti au pouvoir (d’alors) s’est opposé,
affirmant que l’on ne pouvait supprimer la composante majoritaire
du système pour diverses raisons
, notamment la ferme réticence
des députés de son camp élus au scrutin majoritaire.
69. Comme nous l’avons mentionné, en Géorgie, le système électoral
mixte favorise de manière disproportionnée le parti sortant et a
systématiquement créé des super majorités, qui posent problème,
car elles:
a. compromettent le système
démocratique de contre-pouvoirs;
b. encouragent les politiques à somme nulle plutôt que la
coopération et la recherche de consensus, ce qui crée un climat
politique constamment polarisé;
c. entravent le développement des partis politiques et de
la démocratie multipartite;
d. affaiblissent le parlement, dans la mesure où la prise
de décision au sein du parlement est souvent remplacée par une prise
de décision informelle au sein du parti au pouvoir qui dispose d’une
majorité écrasante.
70. C’est pourquoi l’Assemblée recommande depuis longtemps la
mise en place d’un système électoral proportionnel (régional). La
Commission de Venise et l’Assemblée ont profondément regretté qu’un
tel système n’ait pu être immédiatement instauré dans le cadre de
la récente réforme constitutionnelle
. Par conséquent, lorsqu’après
les manifestations massives de juin 2019, la majorité au pouvoir
a proposé l’introduction dès 2020 d’un système électoral proportionnel,
la communauté internationale s’en est vivement félicitée, non seulement
parce que cela allait considérablement apaiser les tensions au sein
du système politique, mais aussi parce que cela représentait une
avancée majeure pour la consolidation démocratique de la Géorgie.
71. Aux termes de l’accord du 8 mars, jusqu’en 2024, le seuil
applicable aux scrutins à la proportionnelle dans le système électoral
mixte est établi à 1 % des voix pour les partis politiques et, s’agissant
des blocs politiques, à 1 % des voix fois le nombre de partis composant
le bloc
. Les mandats à la majorité
sont accordés au candidat qui recueille la majorité des voix dans
les circonscriptions au scrutin uninominal majoritaire. Pour apaiser
les craintes que le maintien d’un système électoral mixte permette
au parti vainqueur de rafler un nombre de sièges disproportionné
au
sein du nouveau parlement, les partis ont accepté une modification
constitutionnelle prévoyant que le pourcentage des mandats obtenus
par un parti politique ou un bloc électoral ne peut dépasser 25 %
du pourcentage de voix recueillies dans les élections à la proportionnelle
.
La réduction du nombre des mandats accordés au scrutin majoritaire
supposait aussi le redécoupage des circonscriptions votant selon
ce principe. Conformément à la décision de la Cour constitutionnelle
concernant la taille des circonscriptions électorales (voir ci-dessous)
et sur l’insistance de la communauté internationale, il a été décidé
qu’à l’exception de trois cas spécifiques, l’écart dans la taille
des circonscriptions votant selon un scrutin uninominal ne dépasserait
pas 15 %, ce qui est le maximum autorisé selon les normes de la
Commission de Venise
.
Le redécoupage des circonscriptions électorales a ensuite été présenté
dans les modifications constitutionnelles relatives à la mise en
œuvre de l’accord qui avaient été acceptées par consensus
. Étant donné le caractère sensible
du sujet quelle que soit la démocratie concernée, il convient de
saluer le consensus qui a permis de s’entendre sur la délimitation
des circonscriptions pour le scrutin de 2020.
72. Le système susmentionné sera utilisé pour toutes élections
anticipées qui pourraient se tenir avant l’introduction du système
pleinement proportionnel qui doit entrer en application pour les
élections régulières de 2024. D’où la crainte que le parti au pouvoir
ne soit tenté de provoquer des élections anticipées juste avant les
scrutins ordinaires de 2024 afin de repousser au-delà de cette date
l’introduction d’élections entièrement proportionnelles. Il a donc
été décidé qu’aucune élection anticipée n’aurait lieu en 2024 et
que le mandat de toute législature élue à l’issue d’une élection
anticipée entre 2020 et 2024 prendrait fin en octobre 2024.
73. L’un des principaux problèmes posés par le système à la majorité
absolue résidait, jusqu’aux élections législatives de 2016, dans
les différences de taille considérables entre les circonscriptions
uninominales, qui pouvaient compter entre 6 000 et 120 000 électeurs.
De tels écarts étaient contraires au principe de l’égalité devant
le suffrage. En effet, selon les normes du Conseil de l’Europe,
l’écart maximal entre circonscriptions ne doit pas dépasser 10 %,
ou, au plus, 15 % à titre très exceptionnel. Le 28 mai 2015, à la
suite d’une plainte déposée par le Défenseur public, la Cour constitutionnelle
a jugé que l’écart de taille entre les circonscriptions électorales
portait atteinte au principe de l’égalité devant le suffrage tel
que consacré par la Constitution géorgienne, et a ordonné de remédier
à cette situation. Le 18 décembre 2015, le Parlement géorgien a
adopté une série de modifications au Code électoral afin de redécouper
les circonscriptions électorales de sorte que leurs différences
de taille soient conformes à la décision de la Cour constitutionnelle.
De plus, les modifications ont porté le seuil de représentation
dans les circonscriptions uninominales de 30 % à 50 %, ce que demandaient
depuis longtemps la plupart des acteurs politiques. En réglant le
problème de longue date des grandes disparités de taille entre les
circonscriptions électorales, un dysfonctionnement important du
système électoral géorgien a été résolu, ce dont il faut se féliciter,
même si les écarts se sont à nouveau accrus après l’accord de mars 2020.
74. Suite à l'accord du 8 mars 2020, un certain nombre de réformes
électorales ont été adoptées pour répondre aux recommandations de
l'OSCE/BIDDH, notamment en ce qui concerne la fourniture de temps d'antenne
gratuit, le financement des partis, des délais plus courts pour
la résolution des litiges et l'introduction de règles relatives
aux conflits d'intérêts pour les membres de l'administration électorale,
ainsi que des mécanismes visant à accroître la représentation des
femmes.
75. Le 17 décembre 2020, dans ce qui a été perçu comme une réaction
impulsive au boycott du parlement par l’opposition, la majorité
au pouvoir a proposé un paquet d’amendements au Code électoral,
à la loi sur les associations politiques de citoyens, ainsi qu’au
règlement du Parlement géorgien. Selon les modifications proposées,
les partis qui n’occuperaient pas au moins 50 % des mandats qu’ils
ont remportés perdront le financement de l’État, ainsi que leur
temps d’antenne gratuit, lors de la prochaine campagne électorale.
Par ailleurs, si plus de la moitié des membres d’un parti sont absents
sans raison valable pendant plus de la moitié des sessions plénières,
le parti ou la coalition en question verra son financement public
suspendu pendant une période de six mois. Au vu des critiques formulées
à l’encontre de ces propositions de modifications, la majorité au
pouvoir a accepté de transmettre ces dernières à la Commission de
Venise pour avis et d’attendre l’adoption de celui-ci avant de les
examiner en deuxième et troisième lecture. Dans cet avis
, la Commission de Venise souligne,
tout en jugeant regrettable le recours au boycott parlementaire,
que cette option est néanmoins légitime pour un parti politique
et qu’elle est protégée par le principe de la liberté d’expression.
Le fait de priver un parti de son financement public, qui repose
sur ses résultats électoraux, parce qu’il boycotte le parlement
constituerait une sanction disproportionnée qui nuirait également
au pluralisme du paysage politique en Géorgie, car la plupart des
partis politiques dépendent de ce soutien financier. De plus, la Commission
de Venise juge disproportionné qu’un parti politique soit privé
de son financement public pendant un temps donné parce que la majorité
de ses membres n’assistent pas aux sessions plénières sans raison valable.
À ce propos, elle fait observer que la rémunération de chaque député
est déjà régie par le règlement du parlement, qui reconnait actuellement
le boycott comme une raison valable d’absence. De surcroit, la rémunération
des députés est garantie par la Constitution géorgienne, de sorte
que si la réduction de leur salaire peut s’avérer légitime, sa suppression
totale serait probablement inconstitutionnelle, selon la Commission
de Venise. Malgré cela, le Parlement géorgien a malheureusement
adopté ces amendements le 22 juin 2021.
76. La majorité au pouvoir avait à l’origine déposé un paquet
d’amendements au Code électoral qui auraient pour effet d’entraîner
la radiation et la dissolution de tout parti dont le dirigeant n’est
pas habilité à voter en Géorgie. Ces amendements visaient clairement
le MNU, dont le dirigeant, l’ancien président Saakachvili, a, conformément
à la législation du pays, été déchu de sa nationalité géorgienne
lorsqu’il a obtenu la nationalité ukrainienne. Le président du Parlement
géorgien a demandé l’avis de la Commission de Venise avant qu’ils ne
soient officiellement inscrits à l’ordre du jour du parlement. Comme
l’a noté la Commission de Venise dans son avis
, le projet d’amendement est clairement
un exemple de législation «ad hominem». De plus, si des restrictions
peuvent être imposées aux droits de vote actifs et passifs des citoyens
d’autres États, ainsi qu’à la possibilité pour eux de créer des
partis, il serait contraire aux normes européennes d’étendre ces
limitations à l’adhésion à un parti ou à l’exercice de fonctions
dans des partis ou mouvements politiques. Par ailleurs, la Commission
de Venise a fait observer que la notion de dirigeant politique n’était
pas clairement définie dans les amendements et que la sanction consistant
à radier un parti de la liste était lourde de conséquences pour le
pluralisme du paysage politique et semblait disproportionnée. Elle
a donc recommandé de reconsidérer l’adoption de l’amendement proposé.
77. Dans le cadre d’un protocole d’accord signé avec les partis
d’opposition revenus au parlement en janvier 2021, le parlement
a adopté en première lecture un projet d’amendements à la législation
électorale, visant à remédier aux défaillances constatées à l’occasion
des élections d’octobre 2020 et à abaisser le seuil pour les élections
proportionnelles à 3 % maximum. Par ailleurs, dans l’accord du 19 avril 2021,
les partis signataires s’engageaient à mettre en œuvre un certain
nombre de «réformes électorales ambitieuses» pour remédier aux lacunes
relevées lors des élections précédentes, notamment en ce qui concerne
la composition de l’administration électorale. Le 18 mai, au terme
d’un processus de rédaction inclusif, l’opposition et la majorité
au pouvoir sont parvenues à un accord sur les modifications à apporter
à la législation électorale.
78. L’administration électorale en Géorgie présente une composition
mixte, faite de représentants de partis et de membres qui n’appartiennent
à aucun parti nommé par le parlement. La règle de composition en
vigueur a été largement perçue comme plaçant le parti au pouvoir
en position de force dans les commissions électorales, sapant ainsi
la confiance des parties prenantes dans l’impartialité de l’administration
électorale
. Les amendements convenus le 18 mai 2021
maintenaient cette composition mixte pour les commissions électorales,
mais augmentaient le nombre de leurs membres, qui passe de 12 à
17. La Commission de Venise s’est montrée dubitative sur l’aspect
pratique de cette augmentation des Commissions électorales de circonscription
(
District Election Commissions,
DEC) et Commissions électorales locales (
Precinct
Election Commissions, PEC) et a recommandé de la reconsidérer.
En ce qui concerne la Commission électorale centrale (CEC), sept
de ses membres, en plus de son président, sont nommés par le parlement,
sur proposition du Président de la Géorgie, à la majorité des deux
tiers, avec un mécanisme anti-blocage
. Les neuf autres membres sont nommés
par les partis politiques enregistrés auxquels a été attribué au
moins un mandat
au parlement
. La composition
des DEC et des PEC suit le même modèle que celui de la CEC, les
membres qui n’appartiennent à aucun parti étant nommés par la CEC
pour les DEC et par leurs DEC respectives pour les PEC. Les présidents
de ces commissions sont élus par les membres de ces dernières, parmi
ceux ne se réclamant d’aucun parti. La CEC aura deux adjoints, l’un
étant choisi par les partis d’opposition et l’autre étant un membre
professionnel (qui n’appartient à aucun parti).
79. Dans ses avis
sur les projets d’amendements au
Code électoral, la Commission de Venise a souligné la nécessité
de mettre en place un processus de sélection transparent et fondé
sur le mérite pour les membres affiliés à aucun parti, qui jusqu’à
présent étaient souvent considérés comme des fidèles du parti au
pouvoir, ce qui porte atteinte à la confiance des citoyens dans
l’administration électorale. Par conséquent, la Commission de Venise
a recommandé que la procédure de sélection des membres de la commission
qui choisit les membres n’appartenant à aucun parti, ainsi que la
manière dont cette commission prend ses décisions, soient définies
par la loi.
80. Outre la composition de l’administration électorale, les amendements
améliorent aussi les dispositions relatives à l’établissement des
procès-verbaux de résultats et à la conduite du recomptage des voix.
Selon la mission d’observation électorale qui a observé les élections
locales d’octobre 2021, ces dispositions ont eu un impact positif
sur l’administration et l’organisation des scrutins. Malheureusement,
les modifications visant à lutter contre l’abus des ressources administratives
n’ont pas eu l’effet escompté, et la législation ne garantit toujours
pas que toutes les décisions prises par l’administration électorale
à la suite de plaintes puissent faire l’objet d’un recours devant
une juridiction. Ce point doit être réglé avant l’organisation des
prochaines élections.
81. S’agissant des élections locales, les amendements augmentent
sensiblement la représentation proportionnelle au sein des conseils
municipaux, tandis que le seuil fixé pour l’élection des candidats
au scrutin majoritaire a été relevé à 40 %.
82. Dans l’accord du 19 avril obtenu grâce aux efforts de médiation
du président du Conseil européen, les parties sont convenues qu’à
l’avenir, toutes les élections législatives seront entièrement proportionnelles.
Un seuil naturel ou n’excédant pas 2 % sera établi pour les deux
prochains scrutins législatifs. Les amendements visant à mettre
en œuvre l’abaissement du seuil sont actuellement à l’examen devant
le parlement. Malgré son retrait de l’accord, la majorité au pouvoir
a fait savoir qu’elle restait attachée à cette mesure
, mais qu’elle pourrait
ne plus y être favorable dans le cadre d’élections anticipées susceptibles
d’être organisées avant 2024, date d’entrée en vigueur des modifications
constitutionnelles relatives à un système électoral à la proportionnelle
intégrale. Tout en espérant sincèrement que la Géorgie va désormais
connaître une période de relative stabilité politique jusqu’aux
prochaines élections régulières, nous sommes d’avis que l’adoption
de l’abaissement du seuil pour tous les scrutins à venir pourrait
contribuer à apaiser les tensions qui règnent dans l’environnement
politique et demandons ainsi instamment à la majorité au pouvoir
de soutenir cette mesure.
83. Si, comme l’ont indiqué les MIOE successives, en Géorgie,
les élections se sont généralement déroulées conformément aux normes
internationales en matière d’élections démocratiques, il convient
encore de remédier à une série de dysfonctionnements récurrents.
L’utilisation abusive des ressources administratives, dont des cas
signalés de pressions exercées sur des agents de l’État, des incidents
violents entre les partisans et les militants des partis, ainsi
que les campagnes de dénigrement marquées par l’agressivité, qui
outrepassent parfois la limite des discours de haine, sont malheureusement
devenus monnaie courante dans les élections géorgiennes. Souvent,
les informations et les allégations concernant des malversations
électorales ne font pas l’objet d’enquêtes complètes, impartiales
et transparentes, ce qui risque de créer un climat d’impunité pour
de tels actes. Les autorités doivent se pencher d’urgence sur ce
problème. Comme indiqué ci-dessus, en Géorgie, les crises politiques
ont souvent été résolues par le biais d’un accord visant à modifier
le cadre juridique régissant les élections. La Commission de Venise
a noté que même si ces changements reposent souvent sur un consensus,
la modification fréquente «de la législation électorale risque de
compromettre l’intégrité du processus électoral et les efforts en
cours pour consolider la démocratie»
. Nous adhérons donc pleinement
à la recommandation de la Commission de Venise selon laquelle les
acteurs politiques du pays doivent, de manière consensuelle, entreprendre
une réforme complète et systémique de la législation électorale,
en vue de mettre en place un cadre cohérent et stable qui ne fasse
pas sans cesse l’objet de modifications. Cela étant, il convient
de noter qu’en Géorgie, le cadre juridique des élections est depuis longtemps
adapté à l’organisation d’élections démocratiques, dès lors qu’il
est mis en œuvre et respecté de manière cohérente par tous les sujets
électoraux.
3.3. Contrôle
parlementaire
84. Lorsqu’une majorité au pouvoir
dispose d’une majorité large ou constitutionnelle, il est particulièrement important
que les droits de l’opposition soient respectés et que cette dernière
soit consultée sur l’administration du pays. Dans le même temps,
l’opposition doit respecter le mandat confié par les citoyens à
la majorité au pouvoir et ne pas contester pour le principe toutes
les politiques émanant du gouvernement. Par conséquent, afin d’assurer
le bon fonctionnement d’une démocratie parlementaire, dans laquelle
le parlement exerce pleinement son rôle de contrôle du gouvernement
et peut lui demander des comptes, il est essentiel que le parlement
soit pleinement informé et consulté par les membres du gouvernement.
Ce processus ne saurait être remplacé par des consultations internes
au sein de la majorité au pouvoir comme cela a été plusieurs fois le
cas en Géorgie.
85. La priorité donnée par la majorité au pouvoir au renforcement
du système de contrôle parlementaire en Géorgie, à la suite de la
modification de la Constitution en faveur d’un système entièrement
parlementaire, mérite donc d’être saluée.
86. Le règlement du parlement est considéré par les autorités
comme le principal mécanisme permettant de renforcer le contrôle
parlementaire et le rôle de l’opposition dans ce processus. À cet
effet, les dirigeants parlementaires, en consultation avec tous
les groupes représentés au parlement, ont élaboré un nouveau règlement.
Les partis d’opposition ont déclaré que sur un plan général, le
nouveau règlement apportait des améliorations par rapport au précédent,
mais ont averti qu’il était souvent passé outre par la majorité
au pouvoir. Le fait que cette dernière dispose d’une large majorité
au parlement ne l’incite guère à coopérer avec l’opposition et ne
ferait qu’aggraver cette situation. Nous demandons par conséquent
instamment à l’ensemble des parties prenantes d’appliquer pleinement
et en toute bonne foi le nouveau règlement. Néanmoins, celui-ci ne
saurait suffire à lui seul à assurer un contrôle parlementaire efficace
et la participation de l’opposition à ce processus: il faut également
un changement d’attitude et de comportement dans les deux camps.
87. Conformément à la Constitution révisée, le nouveau règlement
simplifie les procédures d’introduction d’un vote de défiance à
l’égard du gouvernement et abaisse à 50 le nombre de députés nécessaires
à la création d’une commission d’enquête. En outre, le règlement
du parlement dispose que la moitié au moins de ses membres doivent
représenter l’opposition. Selon les dispositions législatives, ces
commissions d’enquête spéciales disposent des pleins pouvoirs d’assignation
à comparaître et tous les ministères et organes de l’État sont tenus
de coopérer avec elles et de leur communiquer l’ensemble des informations
demandées
.
88. Le règlement pose, notamment, l’obligation pour le Premier
ministre de rendre compte au parlement au moins une fois par an
ou lorsque ce dernier lui demande de faire rapport sur des parties
spécifiques du programme gouvernemental. Il prévoit en outre un
nouveau mécanisme d’interpellation, ainsi que la possibilité pour
chaque commission, groupe politique ou regroupement de 50 membres
individuels, de convoquer un ministre ou un représentant du gouvernement
devant le parlement en vue d’y être interrogé. De plus, des ministres
et responsables gouvernementaux peuvent également être convoqués
devant une commission à la demande de la majorité de ses membres.
Enfin, le nouveau règlement permet à un groupe au sein d’une commission
de demander à un membre du gouvernement d’être présent à l’une de
ses réunions en vue de l’interroger. Ces nouvelles dispositions
renforcent les mécanismes de contrôle parlementaire et les droits
de l’opposition en la matière. Bien que le règlement soit encore
relativement nouveau et que le climat politique demeure tendu et
difficile, il semble avoir eu des effets positifs dans la pratique,
des ministres ayant été auditionnés par le parlement, y compris
par les groupes de l’opposition. Dans le même temps, nous sommes conscients
que l’application de ce nouveau règlement peut, et doit encore être
améliorée.
89. L’exercice d’un contrôle parlementaire efficace sur les services
de sécurité est capital. Le nouveau règlement renforce le rôle du
groupe de confiance du Parlement, chargé de superviser les services
de sécurité et leurs opérations. Cependant, des représentants de
la société civile ont fait savoir qu’aucune intervention d’experts
ou de groupes d’experts extérieurs n’était prévue, contrairement
à ce qui se passe dans plusieurs pays européens. De tels experts
pourraient pourtant apporter des compétences qui ne sont pas nécessairement
disponibles au sein du parlement et du groupe de confiance
.
Le contrôle des services de sécurité représente, pour des raisons
compréhensibles, un sujet sensible qui exige un suivi de l’Assemblée. Les
faits nouveaux entourant l’adoption et l’application de la loi dite
«de surveillance», que nous examinerons ci-après, doivent retenir
toute notre attention à cet égard.
90. Le 1er juillet 2020, plusieurs modifications du règlement
ont été adoptées, réduisant de neuf à cinq le nombre de vice-présidents
du parlement et faisant passer de six à sept le nombre de députés
nécessaires pour constituer un groupe parlementaire. D’autres changements,
à effet temporaire, ont été adoptés le 28 janvier 2021 afin de permettre
l’élection des vice-présidents des commissions et du parlement alors
que la plupart des partis de l’opposition boycottaient les travaux
de ce dernier
.
Le 28 mai 2021, un amendement au règlement intérieur a été adopté,
qui permet à au moins deux membres du parlement élus d'un même parti politique
de former un groupe politique parlementaire. Un groupe politique
a les mêmes pouvoirs qu'une faction politique.
91. Conformément à l’accord du 19 avril, l’opposition se verra
attribuer la présidence de cinq commissions, dont celle de deux
commissions phares. Elle occupera par ailleurs la présidence de
l’une des délégations parlementaires auprès d’organismes internationaux.
La majorité au pouvoir a fait savoir qu’elle restait déterminée
à respecter ces modalités de partage du pouvoir après son retrait
de l’accord susmentionné.
92. Les efforts consentis par le parlement pour renforcer le contrôle
parlementaire constituent un progrès significatif. Il importe néanmoins
de souligner que le bon fonctionnement d’un système de contrôle parlementaire
passe par l’existence d’un parlement solide, qui a besoin pour ce
faire de partis politiques forts et diversifiés, ouverts au dialogue
et aux interactions et n’excluant pas a priori la possibilité de
former un gouvernement de coalition.
4. État
de droit
4.1. Réforme
du pouvoir judiciaire
93. De l’avis de l’actuelle majorité
au pouvoir, le système de justice a été instrumentalisé à des fins politiques,
et notamment coercitives, sous la précédente administration (MNU).
C’est pourquoi la réforme du système judiciaire, en ce qui concerne
en particulier l’indépendance de la magistrature et l’administration efficace
de la justice a été, et demeure, un objectif prioritaire de l’actuelle
majorité.
94. Au moment de la rédaction du présent rapport, la réforme du
pouvoir judiciaire s’était déployée en quatre étapes distinctes,
ou «quatre vagues» de réformes judiciaires. La première vague, qui
visait à dépolitiser le Conseil supérieur de la magistrature (CSM)
et à modifier la procédure de nomination de ses membres, a été adoptée
le 1er mai 2013. Cette réforme, qui a également renforcé le rôle
de la Conférence des juges et accru la transparence des procédures
judiciaires, a été présentée dans le rapport précédent sur la Géorgie
. La deuxième vague de réformes judiciaires
visait principalement à mettre le système judiciaire en conformité
avec les modifications constitutionnelles de 2013. Analysée dans
notre rapport précédent, elle a entre autres instauré la nomination
des juges à vie après une période d’essai de trois ans
,
séparé la chambre disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature
et renforcé plus encore la transparence des procédures judiciaires.
95. Comme indiqué dans notre rapport précédent, malgré ces deux
vagues de réformes, le système de justice géorgien a continué de
présenter des failles importantes; de nouvelles sources de préoccupation
sont apparues, et les réformes n’ont pas toujours eu l’effet escompté
. Dans le même
temps, les observateurs nationaux ont constaté que les juges eux-mêmes
étaient devenus plus indépendants de l’exécutif, comme en témoigne
l’augmentation marquée des jugements prononcés contre l’État
.
Pendant la période couverte par le présent rapport, deux vagues
supplémentaires de réformes judiciaires ont été mises en œuvre dans
l’objectif de corriger les dysfonctionnements restants. Cependant,
comme nous allons le montrer, les dysfonctionnements au sein du
CSM ont continué d’avoir un impact négatif sur le fonctionnement
global du pouvoir et du système judiciaires.
96. La troisième vague de réformes judiciaires, qui a consisté
en une série de modifications apportées à huit lois, a été adoptée
par le Parlement le 29 décembre 2016. Ce train de réformes, qui
a été profondément remanié pendant le processus d'adoption, a notamment
introduit un système électronique d’affectation des affaires à compter
de 2018. Cette mesure, qu’avait également recommandée la Commission
de Venise, visait à réduire considérablement le rôle joué par le
président du tribunal dans l'attribution des affaires, qui rendait
le processus vulnérable aux ingérences. Ce changement devrait par
conséquent être considéré comme une avancée importante, bien que
certains interlocuteurs aient rapporté qu’il était toujours possible
de contourner le système électronique d’affectation des affaires,
ce que nient le ministère de la Justice et le CSM.
97. Cette troisième vague de réformes judiciaire a également supprimé
la période de probation de trois ans précédant la nomination à vie
des juges de la Cour constitutionnelle et de la Cour suprême, pour
les juges ayant au moins trois ans d’expérience professionnelle.
Elle a en revanche maintenu cette période pour tous les autres juges.
Comme nous l’avons précédemment indiqué, la Commission de Venise
a exprimé à plusieurs reprises sa préoccupation concernant cette
période probatoire de trois ans, qui va à l’encontre des normes européennes
et pourrait nuire à l’indépendance de la magistrature. Malheureusement,
le train de réformes n’a pas changé la façon dont étaient nommés
les présidents des tribunaux, malgré les propositions formulées
à cet effet dans les projets antérieurs. Ils continuent d’être nommés
par le CSM à partir d’une liste de candidats proposée par les juges
du tribunal concerné. La Commission de Venise a recommandé que les
présidents des tribunaux soient élus pour un mandat unique par,
et parmi, leurs pairs de la juridiction.
98. Bien qu’ayant salué les améliorations apportées par le train
de réformes, en particulier l’introduction du système électronique
d’affectation des affaires, le Président Margvelachvili y a mis
son veto, insatisfait, notamment, du processus de nomination des
présidents des tribunaux et de l’impossibilité de supprimer ou, du
moins, de réduire nettement la période de probation que les juges
devaient effectuer avant d’être nommés à vie. Ses amendements de
compromis ont été rejetés par la majorité au pouvoir et le parlement
est passé outre son veto le 10 février 2017.
99. Comme nous l’avons précédemment indiqué, la Constitution de
2017 contenait plusieurs nouvelles dispositions visant à renforcer
l’indépendance du pouvoir judiciaire. Elle a, en particulier, fixé
le nombre minimum de juges de la Cour suprême à 28 et modifié leur
processus de nomination. En outre, elle a fait du procureur général
une institution constitutionnellement indépendante qui n’est tenue
de rendre des comptes qu’au parlement. Un Conseil supérieur des
procureurs (CSP), semblable au Conseil supérieur de la magistrature,
nommera le procureur général. Cependant, étant donné la structure
hiérarchique inhérente au ministère public, le CSP aura des prérogatives
plus limitées que son équivalent, le CSM, qui dispose de pouvoirs
étendus en matière de nomination et de mutation des juges et de
sanctions disciplinaires à leur égard.
100. Afin de réformer plus en profondeur le pouvoir et le système
judiciaires, une quatrième vague de réformes judiciaires a été engagée.
Si les trois premières vagues avaient été coordonnées par le ministère
de la Justice, la quatrième a été menée par le parlement. Les procédures
disciplinaires contre les juges, le mandat du Conseil supérieur
de la magistrature, l’École supérieure de la magistrature, ainsi
que la durée et l’efficacité des procédures judiciaires ont été
les principaux domaines couverts par la quatrième vague de réformes judiciaires.
101. Comme nous l’avons précédemment indiqué, le fonctionnement
du CSM est très préoccupant et reste un important obstacle à la
véritable indépendance du pouvoir judiciaire et à une administration
impartiale de la justice. Le CSM est perçu comme un organe corporatiste
dont un petit nombre de juges influents, souvent nommés «le clan»,
contrôlent ou orientent les travaux, ainsi que le système judiciaire
dans son ensemble. La dépendance et l’ingérence externes ont été
remplacées par une dépendance et une ingérence internes. Les pouvoirs
étendus et discrétionnaires du CSM en matière de nomination et de
mutation des juges, ainsi que concernant les procédures disciplinaires,
seraient les principaux mécanismes favorisant ce contrôle et cette ingérence.
À cela s’ajoute le fait que le CSM nomme également les présidents
des tribunaux, qui disposent de pouvoirs considérables dans l’administration
de ces instances. De plus, le fait que le CSM n’ait pas à motiver en
détail ses décisions, notamment en ce qui concerne les nominations,
les mutations et les révocations, empêche tout contrôle public et
limite les possibilités de recours contre celles-ci.
102. Le CSM est composé de membres juges et de membres non-juges.
Les premiers sont élus par la Conférence des juges et les seconds
sont désignés par le parlement à la majorité qualifiée des trois cinquièmes.
La nomination récente de quatre membres juges par la Conférence
des juges a été vivement critiquée pour son manque de transparence
et l’intention supposée de renforcer la position du groupe de magistrats
évoqué ci-dessus, souvent désigné en Géorgie sous le nom de «clan».
Le mandat de cinq des six membres non-juges du CSM est arrivé à
terme et le parlement devrait désigner leurs successeurs. Ces nominations
sont de la plus haute importance car les nouveaux membres pourraient
desserrer la mainmise de ce que l’on appelle le «clan» sur l’appareil
judiciaire. La façon dont les membres non-juges seront choisis par le
parlement joue donc un rôle crucial. Il conviendrait que la nomination
s’effectue dans le cadre d’un processus de sélection transparent
et fondé sur le mérite, conduit en consultation avec les acteurs
concernés, notamment la société civile. Les candidats devraient
en outre être sélectionnés sur la base d’un consensus, ou au moins bénéficier
d’un fort soutien de l’opposition.
103. L’École supérieure de la magistrature (ESM) est la seule institution
universitaire du pays dédiée à la formation des juges. Avant l’adoption
de la quatrième vague de réformes judiciaires, l’École était entièrement contrôlée
par le CSM, qui pouvait fixer le nombre de places disponibles et
décider de la sélection des candidats, ce qui lui donnait un moyen
de pression considérable sur les nouveaux juges. Il a donc été recommandé
de rendre l’ESM entièrement indépendante du CSM et de revoir à la
hausse le nombre de places de formation, de manière à augmenter
le nombre de candidats disponibles pour chaque poste vacant dans
la magistrature. Cette recommandation a été mise en œuvre dans le
cadre de la quatrième vague de réformes judiciaires, ce dont nous
nous félicitons. Toutefois, l'École supérieure de la magistrature
reste de facto entièrement subordonnée au Conseil supérieur de la
magistrature. Quatre des sept membres du Conseil indépendant, qui
détermine les activités de l'école, sont élus par le CSM. De même,
le président du Conseil indépendant est élu par le Conseil supérieur
de la magistrature de Géorgie. Nous demandons instamment aux autorités
de remédier à ce problème lors des futures réformes.
104. Le 22 août 2017, un groupe de travail spécial a été chargé
de préparer la quatrième vague de réformes judiciaires. Outre les
députés de la majorité au pouvoir et de l’opposition, il était composé
de représentants du pouvoir judiciaire, du ministère de la Justice
et du Défenseur public. Des membres du barreau géorgien, ainsi que
des représentants de la société civile et de la communauté internationale,
ont aussi été intégrés à ce groupe. Fait dont il convient de se
féliciter, un accord a été trouvé le 11 juin 2019 au sein du groupe
de travail, et la quatrième vague de réformes a été adoptée par
le Parlement géorgien le 19 décembre 2019. Dans le cadre de cette
quatrième vague de réformes judiciaires, il est notamment prévu:
a. de définir des procédures claires
en matière de responsabilité disciplinaire, notamment en ce qui concerne
les critères d’établissement de la preuve et le droit de recours.
De plus, l’impartialité de l’Inspecteur indépendant sera encore
renforcée et une commission d’éthique sera constituée, avec la participation
de juges;
b. d’instaurer l’obligation pour le CSM de motiver toutes
ses décisions concernant les nominations et les mutations de juges,
ainsi que les procédures disciplinaires. En outre, afin d’accroître
la transparence du CSM, les conclusions des sessions et les projets
de décision seront rendus publics et la composition du Conseil sera
modifiée pour que toutes les instances judiciaires de Géorgie y
soient représentées;
c. d’assurer une (plus grande) séparation entre l’École supérieure
de la magistrature et le Conseil supérieur de la magistrature. Le
programme de l’École sera modernisé et les bourses de ses élèves doublées.
Le CSM ne sera plus (seul) responsable de la sélection des candidats:
cette prérogative sera transférée à l’École elle-même.
105. Malheureusement, un problème n’a pas été traité par la quatrième
vague de réformes judiciaires, à savoir, comme nous le signalions
déjà, la nomination des présidents des juridictions de première
instance et d’appel, qui continue d’être assurée par le CSM. Nous
invitons instamment les autorités à faire en sorte, comme recommandé
par la Commission de Venise, que les présidents des juridictions
soient élus pour un mandat unique non renouvelable par et parmi
leurs pairs au sein de chaque juridiction.
106. Le 27 décembre 2021, dans une procédure de dernière minute,
la majorité au pouvoir a déposé un certain nombre d'amendements
controversés à la loi sur les tribunaux de droit commun. Ces amendements augmentent
considérablement les pouvoirs du CSM, dont le fonctionnement, comme
nous l'avons souligné, est douteux et préjudiciable à l'indépendance
du pouvoir judiciaire. Ils introduisent un nouveau motif, trop large et
discrétionnaire, de sanctions disciplinaires à l'encontre des juges
pour «violation de la neutralité politique par un juge dans un discours
public»
.
Cette situation est exacerbée par la nouvelle disposition qui permet
au CSM de décider des questions disciplinaires à la majorité simple
au lieu de la majorité des 2/3 qui était requise jusqu'à présent.
L'amendement qui autorise les membres du CSM à effectuer deux mandats
consécutifs au lieu d'un seul comme c'était le cas jusqu'à présent
est également préoccupant. L'interdiction pour les membres du CSM
d'effectuer des mandats consécutifs était largement considérée comme
l'un des rares garde-fous contre la concentration des pouvoirs et
le corporatisme excessif au sein du CSM. Ces amendements ont été adoptés
de manière hâtive et non transparente
, sans
consultation des principales parties prenantes et de la société
civile, ce qui soulève des questions quant à leurs objectifs et
leur conformité aux normes et standards européens. Il est important
que la Commission de Venise donne son avis sur ces amendements et
que ses préoccupations et recommandations soient prises en compte
par le Parlement géorgien sans retard excessif.
107. Les quatre vagues de réformes judiciaires ont marqué d’importants
progrès; néanmoins, plusieurs recommandations de la Commission de
Venise, parfois essentielles, n’ont pas été mises en œuvre. Par ailleurs,
certaines réformes, au premier rang desquelles celle du Conseil
supérieur de la magistrature, n’ont pas livré les résultats escomptés.
Cela nuit à l’indépendance de la justice et à la confiance de la
population envers cette importante institution. Dans leur accord
du 19 avril, les partis politiques ont donc convenu de lancer une
évaluation indépendante des troisième et quatrième vagues de réformes
judiciaires afin d’identifier les réussites, les lacunes persistantes
et les domaines dans lesquels les réformes n’ont pas permis d’atteindre le
résultat souhaité. Étant donné la polarisation du climat politique,
il est important que cette évaluation soit menée en toute indépendance,
sans ingérence des autorités et des acteurs politiques, afin d’éviter
son instrumentalisation à des fins politiciennes. Nous estimons
que la Commission de Venise pourrait jouer un rôle clé dans cette
évaluation, à condition que des garanties d’indépendance soient
en place, que le champ de l’évaluation soit clairement défini et
que toutes les parties prenantes s’engagent à appliquer les recommandations
qui en découleront.
4.2. Réforme
du ministère public
108. En dépit des nombreuses réformes
qui ont été menées, le ministère public reste l’acteur majeur du système
de justice. En revanche, et il s’agit là d’une évolution à saluer,
les statistiques font ressortir une augmentation considérable du
taux d’acquittement et les tribunaux sont de plus en plus perçus
comme plus indépendants et moins déférents vis-à-vis du ministère
public. Cela étant, le fonctionnement du ministère public, et notamment
son indépendance fonctionnelle à l’égard des intérêts de la majorité
au pouvoir, est resté une source de préoccupation durant la période
couverte par le rapport. Le climat politique tendu est en outre venu
compliquer la donne. Dans plusieurs affaires, notamment dans des
affaires sensibles sur le plan politique, les actions du ministère
public – et leur calendrier – s’agissant des mises en accusation,
des demandes de détention provisoire, des arrestations prononcées
et des enquêtes ouvertes, ont conduit à s’interroger sur leur possible
motivation politique et sur l’instrumentalisation du ministère public.
109. La réforme du ministère public, aux fins d’assurer sa dépolitisation
et de garantir son indépendance vis-à-vis de toute influence ou
ingérence externe, s’est dès lors imposée comme une priorité majeure,
notamment des autorités. Le fait que cette réforme fasse également
partie des grandes priorités du plan d’action pour la libéralisation
des visas entre la Géorgie et l’Union Européenne vient également
le confirmer.
110. Durant la période séparant les réformes constitutionnelles
de 2010 et 2017, le procureur général relevait du ministère de la
Justice. Comme indiqué plus haut, depuis les modifications constitutionnelles
de 2017, le procureur général et le ministère public sont de nouveau
des institutions pleinement indépendantes. En 2015, le Parlement
géorgien a adopté les modifications à la loi sur le ministère public
portant création d’un Conseil des procureurs et modifiant la procédure
de nomination du procureur général; le Conseil des procureurs ainsi que
la procédure de nomination ont subi de nouvelles réformes dans le
cadre des modifications constitutionnelles de 2017. En vertu de
la nouvelle Constitution, entrée en vigueur au moment de l’investiture de
la Présidente Zourabichvili le 18 décembre 2018, le ministère public
est devenu une institution indépendante, centralisée et hiérarchisée,
placée sous la direction du procureur général, lequel est élu par
le parlement et responsable devant lui.
111. À la demande de la Commission de suivi, la Commission de Venise
a élaboré un avis sur les dispositions légales relatives au Conseil
supérieur de la magistrature et au Conseil des procureurs
. Cet avis a été adopté par la Commission
de Venise lors de sa session plénière tenue les 14 et 15 décembre
2018.
112. En vertu de la Constitution, le Conseil des procureurs a pour
mission d’assurer l’indépendance, la transparence et l’efficacité
du ministère public. Sa composition a été modifiée et, fait positif,
le ministre de la Justice n’est plus membre du Conseil et ne le
préside plus d’office. Le Conseil des procureurs sélectionne le candidat
à la fonction de procureur général, qui doit être présenté au parlement
pour nomination. Pour être désigné, le candidat doit être approuvé
par la majorité des deux tiers de l’ensemble des membres du Conseil des
procureurs, nouveauté qu’il convient de saluer. En revanche, l’exigence
d’une majorité des deux tiers est susceptible de conduire à des
blocages; aussi la Commission de Venise recommande-t-elle la mise
en place d’un mécanisme adéquat pour éviter cette situation. Dans
son avis sur les réformes constitutionnelles, la Commission de Venise
recommandait également que la loi prévoie l’exigence d’une majorité
qualifiée pour l’élection du procureur général par le parlement.
Cette recommandation n’a cependant pas été mise en œuvre
.
113. La Commission de Venise considère que la composition du Conseil
des procureurs n’est pas la mieux adaptée pour lui permettre de
remplir son rôle constitutionnel. Elle fait observer que cette composition
– à savoir, une majorité de procureurs élus par leurs pairs – lui
assure l’expertise nécessaire, mais ne renforce pas nécessairement
la confiance du public dans son indépendance, compte tenu notamment
du caractère strictement hiérarchisé du ministère public prévu par
la Constitution. La Commission de Venise a recommandé par conséquent
d’élargir sa composition, éventuellement en prévoyant une représentation
accrue de la société civile
.
114. En vertu de la loi sur le ministère public, le procureur général
a toute latitude concernant la carrière des procureurs, ce qui pourrait
compromettre leur indépendance. La Commission de Venise a donc suggéré
un partage des compétences entre le procureur général et le Conseil
des procureurs concernant les carrières et la promotion des procureurs
.
Ce serait cohérent avec le mode de désignation du procureur général
– élu par le parlement sur proposition du Conseil des procureurs.
115. Dans un ministère public centralisé et hiérarchisé, il importe
qu’un degré approprié d’indépendance interne des procureurs soit
garanti par la loi. Des garanties minimales devraient s’appliquer,
à savoir: l’obligation du procureur supérieur de donner des instructions
par écrit; le droit et le devoir du procureur subordonné d’exprimer
des opinions divergentes et d’attirer l’attention sur l’illégalité
des instructions reçues; le droit d’être dessaisi d’une affaire
si le procureur en question ne peut se conformer aux instructions
pour des questions de conscience et de conviction professionnelle
ou personnelle. La Commission de Venise a recommandé que le Conseil
des procureurs se voie confier un rôle officiel pour veiller au
respect de ces garanties.
116. Le 18 février 2020, sur proposition du Conseil des procureurs,
M. Irakli Chotadze a été nommé procureur général par le parlement
pour un mandat non renouvelable de six ans. Sa nomination a quelque
peu créé la polémique; il avait en effet déjà occupé le poste de
procureur général, dont il avait démissionné en raison de sa gestion
de l’affaire du meurtre d’un jeune homme par trois autres – dont
l’un était un membre de la famille du procureur général – lors d’une
bagarre à Tbilissi en novembre 2017. D’importantes manifestations et
rassemblements avaient alors eu lieu.
117. Dans l’accord du 19 avril, la majorité au pouvoir et les partis
d’opposition se sont engagés à modifier la Constitution pour que
le procureur général soit nommé par le Parlement à la majorité qualifiée,
mais avec un mécanisme anti-blocage, conformément à la recommandation
formulée par la Commission de Venise dans son avis sur les dispositions
relatives au Conseil supérieur de la magistrature et au Conseil
des procureurs
. Toutefois, l’accord prévoyait aussi
que les nominations en vertu de la disposition anti-blocage ne seraient valables
qu’un an. Cette clause n’a pas été du goût de toutes les parties
prenantes, dont le bureau du procureur général lui-même, qui a indiqué
qu’une nomination pour un an
saperait
l’indépendance du procureur général et pourrait dissuader de nombreuses
personnes compétentes de prétendre à ce poste
. Par conséquent, lorsque l’accord
du 19 avril a volé en éclats, la majorité au pouvoir a cessé de
soutenir cette disposition, qui a donc été retirée au moment de
l’adoption en première lecture des modifications constitutionnelles
destinées à mettre en œuvre l’accord, le 7 septembre 2021. À nos
yeux, il importe de séparer la question de la nomination à la majorité
qualifiée de celle, plus controversée, de la limitation du mandat
des personnes nommées en vertu du mécanisme anti-blocage. Nous appelons
donc la majorité au pouvoir à adopter des modifications constitutionnelles,
que nous invitons tous les partis politiques à soutenir, visant
la nomination du procureur général à la majorité qualifiée, avec
un mécanisme anti-blocage, et à réfléchir à la durée du mandat pour
les fonctionnaires de la justice nommés en vertu du mécanisme anti-blocage
dans le contexte de l’évaluation indépendante des troisième et quatrième
vagues de réformes judiciaires évoquée au chapitre précédent.
4.3. Loi
sur les infractions administratives
118. Comme indiqué dans le précédent
rapport à l’Assemblée, le recours excessif à la détention provisoire en
Géorgie est préoccupant. Les requêtes excessives de prononcé et
de renouvellement de mise en détention provisoire par le ministère
public, pour des motifs qui vont au-delà de ce qui est strictement
acceptable pour la Convention européenne des droits de l’homme,
conjuguées à un système de justice pénale relevant largement du
système accusatoire et à un faible contrôle juridictionnel sur son
utilisation, ont abouti à une application excessive de la détention
préventive et rendu le système propice à une utilisation abusive
.
Un certain nombre de réformes et d’initiatives ont été adoptées
pour remédier à ce problème, ce qui a abouti à une réduction marquée
de la détention préventive
. Des
méthodes alternatives telles que l’assignation à résidence et la surveillance
électronique ont notamment été introduites dans le cadre de la libéralisation
du système judiciaire en 2015. Cependant, le nombre de personnes
en détention provisoire pour 100 000 habitants reste très élevé en
Géorgie, qui se classe dans les 25 % de pays en tête par rapport
à d'autres États membres du Conseil de l'Europe
. Des efforts plus marqués et plus
permanents sont nécessaires pour traiter ce problème de manière adéquate,
la solution passant entre autres par un changement de culture au
sein du ministère public lui-même concernant le recours à la détention
provisoire.
119. Un autre problème est étroitement lié en Géorgie à la question
de la détention provisoire: le recours à la détention administrative.
La loi géorgienne sur les infractions administratives date de l’époque
soviétique et sa révision complète aurait dû avoir lieu il y a longtemps.
Bon nombre de ses dispositions ont déjà été jugées inconstitutionnelles
par la Cour constitutionnelle de Géorgie, et il en irait de même
pour plusieurs autres si elles étaient contestées devant cette dernière.
Le cadre juridique permet donc une application de portée excessive de
la détention administrative, ainsi que des amendes beaucoup trop
élevées, et il favorise les abus. Les problèmes que pose cette loi
sont largement admis par les autorités, qui nous ont informés lors
de notre dernière visite qu’elles entendaient proposer immédiatement
après les élections législatives de 2020 un projet en vue de l’adoption
d’un texte entièrement nouveau.
120. Cependant, le parlement a adopté le 29 avril 2021 une série
de modifications controversées à la loi existante. Parmi les nouvelles
dispositions figurent notamment le durcissement considérable des
peines pour les infractions de hooliganisme avec récidive et de
désobéissance à la police, ainsi que l’augmentation de la durée
de la détention administrative. Ces nouveautés ont suscité des critiques
au sein de l’opposition, de la société civile et de la communauté
internationale, pour qui elles vont à l’encontre des principes de
la liberté d’expression et de réunion.
121. Introduire des modifications touchant à un domaine aussi sensible
que la liberté d’expression et de réunion dans une loi qui est considérée
par le plus grand nombre comme globalement insatisfaisante et inadéquate
ne saurait être considéré comme une pratique législative acceptable.
Les autorités devraient retirer ces modifications pour se concentrer
sur la rédaction de la nouvelle loi sur les infractions administratives,
qui devrait être adoptée promptement et sans retard indu.
4.4. Réforme
de la Cour constitutionnelle
122. Le 27 avril 2016, le Parlement
géorgien a adopté en première lecture une série de modifications
à la loi organique sur la Cour constitutionnelle et à la loi sur
les procédures constitutionnelles. L’objectif était notamment de
modifier les modalités d’élection du président de la Cour constitutionnelle
ainsi que les dispositions relatives à la fin du mandat des juges
de la Cour constitutionnelle, d’accroître les compétences de la
plénière par rapport à celles des chambres de la Cour constitutionnelle
et de modifier le quorum et la majorité requise pour rendre des
décisions en plénière. Ces modifications étaient proposées après
une série d’arrêts de la Cour constitutionnelle allant à l’encontre
des intérêts des autorités, et qui avaient suscité de vives critiques
de ces dernières. D’aucuns y ont donc vu des représailles, visant
à réduire les pouvoirs des juges de la Cour ayant été nommés lorsque
le MNU dirigeait le pays. Le fait que ces modifications aient été
adoptées à la hâte
, sans que tous les acteurs concernés aient
été dûment consultés, est venu alimenter ces craintes. Le 19 mai,
ces modifications ont été envoyées pour signature au Président géorgien.
Le 20 mai 2016, ce dernier a sollicité en urgence l’avis de la Commission
de Venise; celle-ci a publié un avis préliminaire le 27 mai 2016,
qu’elle a ensuite adopté à sa session plénière des 10 et 11 juin
2016
.
123. Les modifications prévoient qu’au moins trois juges de la
Cour peuvent proposer un candidat au poste de président de leur
juridiction. Auparavant, ce candidat était proposé sur proposition
commune du Président de la République, du Président du Parlement
et du Président de la Cour suprême. Ce nouveau système d’élection
renforce le rôle des juges de la Cour constitutionnelle et leur
offre un réel choix; la Commission de Venise s’en est félicitée
et a recommandé d’élargir ce système à l’élection des vice-présidents
de la Cour. La Commission de Venise a également salué l’introduction
d’un système automatique de répartition des affaires pour la Cour
constitutionnelle et la publication immédiate des décisions, y compris
les opinions dissidentes et concordantes, sur le site internet de
la Cour et au Journal officiel, ainsi que la clarification précisant
que les décisions de la Cour prendraient effet dès leur publication
sur le site internet de la Cour constitutionnelle.
124. Dans le même temps, la Commission de Venise a fait part de
sa préoccupation quant à la possibilité restreinte pour les juges
de connaître de nouvelles affaires au cours des trois derniers mois
de leur mandat, qui était l’un des principaux objectifs de ces modifications.
Avant l’adoption des modifications, les juges étaient autorisés
à clore les affaires en cours après expiration de leur mandat, ce
qui empêchait les nouveaux juges de prendre leurs fonctions
.
Tout en reconnaissant la nécessité d’éviter que les juges ne siègent
après l’expiration de leur mandat, la Commission de Venise a estimé
qu’il serait acceptable de mettre fin au mandat des juges en exercice
même si leurs affaires n’ont pas été clôturées, à condition que
la nomination de leur remplaçant intervienne immédiatement. Il s’agit
en effet de veiller à ce que le quorum permettant à la Cour de rendre
des décisions soit toujours atteint.
125. Les modifications ont entraîné une augmentation du nombre
d’affaires devant être examinées par la plénière de la Cour constitutionnelle
plutôt que par une chambre. Par ailleurs, en vertu de ces modifications,
il est plus facile pour un juge de transférer une affaire à la plénière
et plus difficile pour la plénière de renvoyer ces affaires à la
chambre. La Commission de Venise a fait observer que, sous l’effet
conjugué de ces modifications, la Cour constitutionnelle aurait
plus de mal à exercer sa tâche principale: identifier et supprimer les
dispositions inconstitutionnelles du corpus législatif
. Elle s’est également dite
préoccupée par la modification exigeant que toutes les décisions
en plénière soient prises en la présence d’au moins six juges, ce
qui est excessif pour une Cour qui n’en compte que neuf. La Commission
de Venise a par conséquent recommandé que ce quorum soit revu à
la baisse et que la disposition en vertu de laquelle un seul juge
pourrait transférer une affaire à la plénière soit modifiée afin
d’éviter tout recours abusif à cette possibilité. Elle a en outre
recommandé que la plénière puisse rejeter une telle demande à la
majorité simple sans avoir à motiver sa décision.
126. Le 31 mai 2016, le Président géorgien a mis son veto aux modifications
et proposé, comme solution de compromis, un certain nombre de modifications
tenant compte de plusieurs des recommandations de la Commission
de Venise. Ses propositions ont été reprises par le parlement, qui
a adopté les modifications révisées le 3 juin 2016.
127. D'autres réformes ont été mises en œuvre en 2018, qui ont
notamment augmenté le quorum parlementaire pour l'élection des juges
de la Cour constitutionnelle et harmonisé la législation concernant
les procédures de la Cour constitutionnelle en combinant tous les
règlements dans une seule loi organique.
4.5. Cour
suprême
128. L’entrée en vigueur de la nouvelle
Constitution le 18 décembre 2018 a porté le nombre minimum de juges
de 16 à 28. En outre, les juges de la Cour suprême ne sont plus
élus par le parlement sur proposition du Président de la République
pour un mandat de 10 ans, mais nommés par le Conseil supérieur de
la magistrature et élus à vie par le parlement. Outre les 12 nouveaux
juges devant être nommés pour couvrir l’augmentation des effectifs
qui passeraient de 16 à 28, cinq postes de juges étaient alors vacants
à la Cour suprême et deux juges étaient proches de la retraite.
Une procédure de nomination, conforme aux nouvelles dispositions
légales, a par conséquent été mise en place fin 2018. Elle s’avère
fortement controversée et symptomatique des défaillances dans le
fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature et de la politisation
persistante des instances dirigeantes de l’appareil judiciaire.
À ces défaillances s’ajoute le fait que, compte tenu du nombre important
de postes vacants, la majorité actuellement au pouvoir pourrait
élire la grande majorité des juges de la Cour suprême à vie et ainsi
verrouiller sa composition pour les 20 ou 30 ans à venir, ce qui
pose problème au vu de la polarisation de la scène politique géorgienne
.
129. La procédure de nomination des juges de la Cour suprême se
déroule en deux temps: le Conseil supérieur de la magistrature soumet
une liste de candidats au parlement, qui procède ensuite à la nomination des
juges.
130. Le 24 décembre 2018, le Conseil supérieur de la magistrature
a présenté au parlement une première liste de 10 candidats au poste
de juge de la Cour suprême. Cette liste a suscité une vive controverse
et la procédure de nomination a essuyé les critiques d’un grand
nombre d’acteurs, parmi lesquels la Défenseure publique des droits
(Médiateur) de Géorgie et des organisations de la société civile,
qui ont notamment dénoncé le manque de transparence du processus
de sélection et l’absence de critères de sélection clairs et uniformes.
Ces critiques ont été relayées par plusieurs législateurs de la
majorité au pouvoir, notamment la présidente de la commission parlementaire
des affaires juridiques de l’époque, Eka Beselia. Le 26 décembre 2018,
face au tollé général, le parlement a suspendu l’examen de la liste
de candidats. Le 22 janvier, les 10 candidats ont appelé le parlement
à renoncer à leur nomination.
131. Cédant face aux critiques virulentes à l’égard des procédures
suivies, le parlement a décidé, le 12 janvier 2019, de modifier
le cadre juridique s’appliquant à la nomination des juges de la
Cour suprême et, le 11 mars 2019, le Président du Parlement géorgien
a demandé à la Commission de Venise de préparer un avis urgent sur
la sélection et la nomination des juges de la Cour suprême. La Commission
de Venise a adopté cet avis
à sa session plénière des 21 et
22 juin 2019.
132. Dans son avis, la Commission de Venise salue la procédure
de sélection et de nomination ouverte et inclusive prévue par la
législation mais pointe plusieurs lacunes très regrettables, contraires
à l’objectif d’un processus transparent et fondé sur le mérite:
a. le processus est exposé à la politisation;
b. il ne garantit pas que les candidats soient sélectionnés
selon des critères uniformes, objectifs et fondés sur le mérite;
c. il n’est pas à l’abri de décisions prises arbitrairement,
le vote se faisant à bulletin secret et les décisions n’ayant pas
besoin d’être motivées;
d. il n’offre pas de garanties suffisantes contre les conflits
d’intérêts.
133. Par conséquent, bien qu’il soit plus ouvert qu’avant, le processus
de nomination proposé manque encore beaucoup de transparence.
134. S’agissant du processus de sélection, la Commission de Venise
a donc instamment invité les autorités à faire en sorte notamment
que:
a. les décisions relatives à
la sélection et à la carrière des juges reposent sur des critères
objectifs déterminés au préalable par la loi;
b. les critères qui s’appliquent aux candidats à la Cour
suprême qui ne sont pas juges ne soient pas indûment restrictifs;
c. la vérification des antécédents des candidats ne soit
pas confiée qu’à un seul membre du CSM et que cette vérification
ne soit ni arbitraire, ni subjective;
d. la tenue de scrutins à bulletin secret au sein du CSM
pour présélectionner les candidats puis en établir la liste définitive
soit supprimée;
e. le CSM soit tenu de présenter des décisions motivées,
transparentes, fondées sur des critères rendus publics, et que les
candidats qui n’ont pas été retenus soient autorisés à contester
cette décision. D’une manière générale, la Commission de Venise
a recommandé que le processus de sélection produise un groupe de
candidats éligibles, lesquels seront ensuite classés en fonction
des notes (argumentées et rendues publiques) qu’ils ont obtenues
lors de la procédure de sélection.
135. Dans la mesure où la procédure de nomination pourrait potentiellement
permettre à la majorité au pouvoir à ce moment-là de «verrouiller»
la composition de la Cour suprême, la Commission de Venise a dès lors
recommandé que seul le nombre de juges de la Cour suprême absolument
nécessaire pour assurer le bon fonctionnement de la Cour suprême
soit nommé dans un premier temps et que la nomination des autres
juges n’intervienne qu’après les élections législatives de 2021.
Elle a également recommandé que le parlement envisage la possibilité
de transformer le mandat à durée déterminée des juges actuels de
la Cour suprême en nomination à vie pour éviter de nouvelles vacances
de postes.
136. Malheureusement, si un certain nombre de recommandations de
la Commission de Venise ont été prises en considération, plusieurs
autres, parmi lesquelles les recommandations les plus essentielles,
n’ont pas été mises en œuvre.
137. Le 5 septembre 2019, le CSM a établi une liste de 20 candidats
à la Cour suprême qu’il a soumise au parlement pour approbation.
Les entretiens menés avec les candidats ont été retransmis en direct
sur internet, améliorant ainsi encore la transparence de la procédure,
ce dont il y a lieu de se féliciter. Le processus de sélection a
néanmoins été critiqué par l’OSCE/BIDDH, qui en avait assuré le
suivi à la demande de la Défenseure publique, et par des organisations
de la société civile qui avaient également observé le processus de
sélection. Ceux-ci ont déploré que les scrutins continuent de se
tenir à bulletin secret pour établir les listes initiale et définitive
de candidats et que le processus ait été émaillé de fréquentes altercations
opposant les membres du CSM juges et non juges.
138. Dans leur rapport
, les observateurs
de l’OSCE/BIDDH ont attiré l’attention sur l’absence de critères
de sélection clairs et uniformes, le pouvoir discrétionnaire excessif
des membres du Conseil supérieur de la magistrature en matière de
sélection des candidats et l’absence de décisions argumentées quant
à l’établissement de la liste restreinte et à la sélection finale
des candidats. La transparence du processus a également été mise
à mal par la tenue de scrutins à bulletin secret. Des organisations
de la société civile ont en outre mis en évidence l’existence de
conflits d’intérêts et se sont interrogées sur les qualifications
de certains des candidats retenus par le CSM, qui semblaient indiquer
l’existence de décisions prises à l’avance et d’une collusion entre
au moins certains des candidats et des membres du CSM.
139. La plupart des dysfonctionnements relevés, si ce n’est tous,
auraient pu être évités si les autorités avaient appliqué pleinement
toutes les recommandations de la Commission de Venise figurant dans
son avis urgent sur la sélection et la nomination des juges à la
Cour suprême. Le 13 décembre 2019, malgré les appels à s’abstenir
de nommer ces juges en pleine crise politique, le Parlement géorgien
a approuvé 14 des 19 candidats à la fonction de juge à la Cour suprême.
Malheureusement, le processus parlementaire, bien qu’ouvert et public,
s’est avéré très préoccupant et marqué par les mêmes lacunes que
celui mené au sein du CSM. Les nominations ont été décriées par
la société civile; la communauté internationale et nous-mêmes les avons
également déplorées
.
140. L’OSCE/BIDDH, qui avait également observé le processus de
nomination au parlement, a publié le 15 janvier 2020 son deuxième
rapport
sur le
suivi des processus au sein du CSM et du parlement. Il a jugé que
ce processus de nomination reposait en grande partie sur des affiliations
et des liens politiques et non sur le mérite. Il était extrêmement
politisé et les députés disposaient d’une latitude excessive dans
leurs choix, qu’ils n’ont ni motivés ni justifiés.
141. À l’été 2020, afin de remédier aux dysfonctionnements signalés,
le parlement sortant a préparé un projet portant modification de
la loi sur les tribunaux de droit commun. Dans son avis
sur le projet de loi, la Commission
de Venise a accueilli avec satisfaction le processus de nomination
plus transparent et plus inclusif prévu dans le texte, ainsi que
l’obligation de fournir par écrit les motivations sous-tendant chaque
décision. Elle continuait toutefois de s’interroger sur la nécessité
même d’un vote sur la liste des candidats, celui-ci étant susceptible
de modifier le classement établi à l’issue des entretiens, dans
la mesure où les membres du CSM n’étaient pas obligés de voter en
fonction des notes d’évaluation. En outre, alors que le scrutin
ne se tenait plus à bulletins secrets, la teneur du vote de chaque
membre du CSM ne serait pas rendue publique et sa divulgation exposerait
même la personne s’y livrant à des poursuites pénales. Toute action
du public visant à contrôler le vote des différents membres du CSM
ou à contester une décision serait par conséquent impossible. La
Commission de Venise a recommandé, par conséquent, que la loi prévoie
expressément «la divulgation, avec les votes et les motifs, de l’identité
des membres du CSM qui ont exprimé les votes en question
». Elle a recommandé, enfin,
que la loi autorise un second et dernier recours contre les décisions du
CSM. Malheureusement, le Parlement géorgien n’a pas attendu l’avis
de la Commission de Venise pour adopter le projet de loi, alors
même qu’il savait que celui-ci ne répondait pas à toutes les recommandations
de la Commission de Venise.
142. De nouvelles modifications du processus de nomination des
juges de la Cour suprême ont été adoptées le 1er avril 2021. Dans
son avis
sur ces nouvelles modifications,
la Commission de Venise s’est félicité que la loi dispose clairement
que seuls les candidats ayant obtenu les meilleurs résultats lors
du processus d’évaluation soient retenus sur la liste, et que les
dispositions concernant la non-divulgation de la teneur du vote
de chaque membre du CSM aient été supprimées. En outre, la loi prévoit
désormais expressément qu’un membre du CSM qui ne communique pas,
à la demande du CSM, la teneur de son vote ou les motivations le sous-tendant
est écarté de l’ensemble de la procédure de sélection. Néanmoins,
la liste définitive à adresser au parlement fait toujours l’objet
d’un vote, ce qui semble contraire à un processus de sélection fondé
sur le mérite. Enfin, la Commission de Venise a recommandé de reprendre
depuis le début le processus de sélection; en effet, si le processus
en cours était poursuivi, les candidats se verraient appliquer à
la fois des règles anciennes et des règles nouvelles, ce qui porterait
atteinte à leur égalité de traitement.
143. Malheureusement, malgré les appels de la communauté internationale
à recommencer la procédure de sélection, le Conseil supérieur de
la magistrature a présenté le 17 juin 2021 une liste de neuf candidats
à la Cour suprême et le 12 juillet, le Parlement géorgien a nommé
six de ces neuf candidats juges à la Cour suprême de Géorgie. Cette
décision a été largement décriée par la communauté internationale
et par les parties prenantes au niveau national.
144. Le 24 août, l’OSCE/BIDDH a publié son quatrième rapport de
suivi sur le processus de sélection et de nomination des juges de
la Cour suprême
.
Il a conclu que ce processus, bien qu’il soit bien organisé et plus transparent
et qu’il offre une meilleure responsabilisation, était toujours
entaché de défaillances et d’un manque d’équité qui minaient sa
crédibilité et son intégrité. Il a noté que, si les auditions devant
le CSM s’étaient déroulées de manière transparente, le processus
de sélection avait été marqué par des «variations de conditions,
des manquements aux bons usages, des divisions internes à propos
du CSM et de graves conflits d’intérêts». En ce qui concerne la
procédure de nomination parlementaire, le BIDDH a fait remarquer que
le processus risquait d’être manipulé et instrumentalisé politiquement,
dans la mesure où il donne au parlement l’entière discrétion de
nommer ou de refuser un candidat figurant sur la liste, sans avoir
à respecter de quelconques critères ni à justifier sa décision.
Le fait que le rapport de la commission des affaires juridiques à
l’assemblée plénière ait été présenté sans aucune motivation quant
au choix des candidats illustre ce problème. En signe de protestation
contre la poursuite du processus de nomination, la plupart des partis d’opposition
ont boycotté le scrutin en assemblée plénière, qui s’est néanmoins
tenu. Le BIDDH a regretté que le parti au pouvoir ait décidé de
maintenir le scrutin dans ces conditions, qui remettaient en cause
le caractère inclusif du processus et étaient de nature à susciter
la défiance de la population face aux nominations.
145. Malgré les nombreuses manifestations d’inquiétude, le Conseil
supérieur de la magistrature a malheureusement proposé le 12 novembre
2021 trois autres candidats aux sièges de juges vacants à la Cour suprême,
candidats nommés par le parlement le 1er décembre 2021. Cette démarche
amène à s’interroger sur la sincérité de la majorité au pouvoir
quant à la nécessaire réforme de la procédure de nomination des
juges de la Cour suprême ainsi que du fonctionnement du CSM, et
donne crédit aux allégations selon lesquelles le pouvoir chercherait
à consolider le contrôle politique qu’il exerce sur la Cour suprême
et, par là, sur de larges pans du système de justice.
146. La nomination des juges de la Cour suprême a mis en lumière
les dysfonctionnements persistants au sein du CSM, qui comptent
toujours, en dépit des nombreuses réformes, parmi les principaux
obstacles à l’existence d’une justice réellement indépendante et
impartiale. Une profonde réforme du Conseil supérieur de la magistrature,
fondée sur l’évaluation indépendante des récentes vagues de réformes
que nous avons préconisée au chapitre précédent, reste donc nécessaire
et devrait être prioritaire au sein du processus en cours de réforme
de la justice.
4.6. Lutte contre la corruption
147. S’agissant de la lutte contre
la corruption, la Géorgie est souvent citée, à juste titre, comme
un exemple pour la région. Mais si la corruption à petite échelle
a pratiquement été éradiquée, des problèmes subsistent, notamment
en ce qui concerne la corruption de haut niveau. Selon l’indice
de perception de la corruption publié en 2019 par Transparency International
, la Géorgie obtenait un score de
56 points sur 100 et se classait au 44e rang, à égalité avec la
Lettonie et la République tchèque, sur les 180 pays examinés par
Transparency international. Dans son rapport sur la liberté dans
le monde publié en 2019 (2019 Freedom in the World Report), Freedom
House fait observer que «si le pays a réalisé des progrès significatifs
en matière de lutte contre la petite corruption, la corruption au
sein du gouvernement reste un problème. Elle prendrait dans certains
cas la forme de népotisme ou de favoritisme lors du recrutement
dans l’administration. L’application effective des lois et des règlements
anticorruptions est entravée par le manque d’indépendance des services répressifs
et des autorités judiciaires, et il est rare que les procédures
engagées contre des fonctionnaires de haut rang qui sont en bons
termes avec les dirigeants du Rêve géorgien aboutissent
.»
148. Le 22 mars 2019, le GRECO a adopté son rapport sur la Géorgie
dans le cadre du Quatrième cycle d’évaluation, qui traite de la
prévention de la corruption des parlementaires, des juges et des
procureurs
. Il se félicite, dans ce rapport,
des progrès accomplis en matière de transparence du processus législatif
et de prévention de la corruption des parlementaires. Il déplore
toutefois l’absence de règles claires concernant un processus de
consultation publique pour les projets de loi et de règles plus
complètes pour la déclaration des conflits d’intérêts des parlementaires.
Le GRECO souligne également la nécessité d’assortir le code d’éthique à
l’usage des parlementaires de règles pratiques et contraignantes
complémentaires. Il conclut que, au moment de l’adoption du rapport
de conformité, le pays avait mis en œuvre de façon satisfaisante
seulement 5 des 16 recommandations adressées par le GRECO dans son
rapport d’évaluation du quatrième cycle. En outre, 8 recommandations
avaient été partiellement mises en œuvre par la Géorgie et 3 autres
n’avaient pas été mises en œuvre du tout. Il convient de noter que
le rapport de conformité a été adopté par le GRECO avant que la
quatrième vague de réformes ne soit décidée et avant qu’il puisse
évaluer la mise en œuvre de la loi de 2018 sur le ministère public,
sur laquelle peuvent porter ses recommandations.
149. S’agissant également des autres cycles d’évaluation du GRECO,
un certain nombre de recommandations n’ont pas encore été mises
en œuvre par la Géorgie, ce qui écorne quelque peu son image de
pays à l'avant-garde de la lutte contre la corruption. Dans son
Deuxième addendum au Deuxième rapport de conformité concernant le
troisième cycle d’évaluation
, adopté
en mars 2018
,
le GRECO a conclu que seules 9 des 15 recommandations avaient été
pleinement mises en œuvre, et que les 6 autres ne l’avaient été que
partiellement.
150. Le 1er janvier 2017, les dispositions de la loi géorgienne
sur les conflits d'intérêts et la corruption dans les institutions
publiques, qui établissent un système de contrôle des déclarations
de patrimoine des fonctionnaires, sont entrées en vigueur. En outre,
les autorités envisagent d'introduire une protection des dénonciateurs
pour les personnes à l'intérieur et à l'extérieur du secteur public,
ce qui constituerait un important mécanisme de lutte contre la corruption.
Comme l'ont souligné les rapports précédents, le système étendu
et exemplaire de Hall de service public de la Géorgie est un outil
important pour lutter contre la corruption et pour fournir des services
publics de manière efficace et effective.
151. Si la lutte contre la corruption en Géorgie donne indéniablement
des résultats, le pays doit toutefois poursuivre sans relâche ses
efforts, notamment en ce qui concerne la corruption à grande échelle
et l’indépendance de la justice, laquelle est un élément indispensable
de lutte contre la corruption. Nous encourageons la Géorgie à mettre
en œuvre sans tarder le reste des recommandations émises par le
GRECO dans ses différents rapports d’évaluation.
4.7. Observations finales sur l’État de
droit
152. La Géorgie affiche un bilan
globalement positif en ce qui concerne la mise en œuvre des arrêts
de la Cour européenne des droits de l’homme. Sur les 127 arrêts
prononcés contre la Géorgie depuis son adhésion au Conseil de l’Europe,
l’exécution de 81 d’entre eux a été close par une résolution finale
du Comité des Ministres. En 2019, 11 nouveaux arrêts de la Cour
ont été transmis au Comité des Ministres pour la surveillance de
leur exécution. Les principaux arrêts qui restent placés sous procédure
de surveillance soutenue
du Comité des Ministres concernent
les actions des forces de sécurité, la légalité de la détention et
l’usage des restrictions aux droits pour des motifs illégitimes,
ainsi que la liberté de religion et la liberté de réunion et d’association
. Deux grandes affaires contre la
Géorgie ont particulièrement mobilisé l’attention et créé la polémique:
l’affaire Merabichvili c. Géorgie
et l’affaire Rustavi 2 Broadcasting
Company Ltd et autres c. Géorgie
. Nous reviendrons plus en détail
sur ces deux affaires dans la partie suivante du rapport.
153. Si la Géorgie continue d’enregistrer des progrès considérables
dans le respect de l’État de droit et l’indépendance de la justice,
elle doit toutefois poursuivre sans relâche ses efforts pour garantir
pleinement l’indépendance et l’impartialité de la justice. Cela
vaut en particulier pour le Conseil supérieur de la magistrature,
dont le fonctionnement, bien que maintes fois réformé, continue
de faire obstacle à une justice réellement impartiale et indépendante.
Sans vouloir entrer dans les détails des différentes affaires, les manœuvres
de la majorité au pouvoir et de l’opposition visant à instrumentaliser
et à discréditer le système judiciaire et les juges à des fins politiques
sont sources de préoccupation et appellent une réponse. Nous saluons
les réformes et les initiatives législatives qui sont entreprises
ainsi que les efforts déployés par tous les acteurs concernés, mais
tenons également à rappeler que l’efficacité des réformes – et partant
la mise en place durable d’une justice véritablement indépendante
et impartiale – repose tout autant sur leur mise en œuvre rapide
et systématique que sur l’évolution des mentalités et des comportements
de toutes les parties prenantes concernées.
5. Droits de l’homme
5.1. Liberté des médias
154. Durant la période couverte
par le rapport, la Géorgie a continué de progresser sur la voie
de la liberté des médias. Les réformes engagées ont permis de considérablement
abaisser les barrières à l’accès au marché des médias, notamment
en ce qui concerne l’obtention de licences de radiodiffusion. Toutefois,
des dysfonctionnements demeurent et devraient être rapidement réglés
par les autorités.
155. L’environnement médiatique en Géorgie reflète le climat politique
et s’avère extrêmement politisé, reflétant et contribuant au climat
politique polarisé du pays. La plupart des chaînes privées reflètent
les intérêts économiques et les tendances politiques de leurs propriétaires.
Des représentants des médias et des experts ont également souligné
le caractère trop restreint du marché publicitaire en Géorgie au
regard du nombre de médias privés existant. De ce fait, les intérêts
et les contraintes des entreprises sont parfois présentés à tort comme
des questions relevant de la liberté des médias.
156. Dans un rapport sur la liberté de la presse publié en 2016,
Freedom House affirmait que «le paysage médiatique géorgien restait
le plus libre et le plus diversifié du Caucase du Sud, même si la
polarisation politique et les liens étroits qu’entretiennent les
entreprises de médias et les responsables politiques continuent d’exercer
une influence négative sur le secteur». Sur la base de ces conclusions,
Freedom House considérait alors qu’en Géorgie, la liberté des médias
n’était que partielle
. Dans son rapport Nations in Transit
2018
, Freedom House a revu à la
baisse le score de la Géorgie en matière d’indépendance des médias,
de 4,00 à 4,25. Freedom House explique ce choix par la politisation
des lignes éditoriales du radiodiffuseur public, la mainmise des
radiodiffuseurs pro-gouvernementaux sur la propriété des médias
et les développements relatifs à Rustavi 2, sur lesquels nous reviendrons
plus loin. La Géorgie occupait la 60e place du classement de la liberté
de la presse établi par Reporters sans frontières (RSF), soit une
place de plus qu’en 2018, bien qu’elle enregistre un score moins
bon que l’année précédente. Faisant écho aux conclusions de Freedom
House, RSF a déclaré dans son rapport: «Le paysage médiatique géorgien
est pluraliste, mais reste très polarisé
.»
157. L’impartialité du radiodiffuseur public géorgien lors des
campagnes électorales, et notamment lors de l’élection présidentielle
de 2018, a été mise en doute. La mission d’observation électorale
de l’OSCE/BIDDH pour l’élection présidentielle a révélé que ce radiodiffuseur
avait clairement favorisé le candidat soutenu par la majorité au
pouvoir, au détriment du candidat du MNU et en violation des obligations
juridiques qui lui incombent en matière d’indépendance éditoriale
et d’impartialité
.
Cette situation soulève des questions quant à l’indépendance du
radiodiffuseur public, indépendance qu’il importe de renforcer.
Malheureusement, le rôle de l’autorité de régulation des médias,
la Commission nationale géorgienne des communications (GNCC), notamment
chargée de superviser les médias pendant la campagne électorale,
a également suscité des controverses et a été jugé tendancieux pendant
la campagne électorale. La neutralité de cette autorité est un préalable
essentiel à une société véritablement démocratique. Nous encourageons
le Parlement géorgien à réfléchir à l’adoption éventuelle de nouvelles
mesures pour renforcer encore l’indépendance de la GNCC.
158. L’une des grandes questions qui se posent aux médias géorgiens
est celle du discours de haine. En vertu des dispositions légales,
en dehors de la période électorale, la réglementation des contenus,
s’agissant notamment des propos haineux, s’effectue dans le cadre
de mécanismes d’autorégulation individuels mis en place par chaque
radiodiffuseur. Selon la GNCC, laisser à la libre initiative de
chaque radiodiffuseur le travail de contrôle et de surveillance
des contenus n’est pas satisfaisant; cette tâche devrait selon elle
être confiée à un organe de régulation spécial. Il s’agit d’une
question extrêmement sensible. Bien qu’une certaine forme de contrôle
et de régulation des contenus puisse être nécessaire, notamment
en ce qui concerne le discours de haine et les questions liées à
la sécurité nationale, compte tenu de l’environnement médiatique
fortement politisé et de la partialité supposée de l’autorité de
régulation, nous encourageons vivement les autorités à faire appel
à l’expertise du Conseil de l’Europe pour l’élaboration de toute
législation sur la régulation du contenu des médias.
159. Le 18 juillet 2019, la Cour européenne des droits de l’homme
a rendu son arrêt dans l’affaire Rustavi 2 Broadcasting Company
contre Géorgie
. Rustavi 2 est l’un des plus grands
radiodiffuseurs de Géorgie. Très proche du MNU et de l’ancien Président
Saakachvili, il est aussi globalement très critique envers le pouvoir
en place et ses politiques. Depuis 2003, il a changé de mains à
plusieurs reprises, souvent sur la base d’accords pour le moins
opaques et controversés
. La plupart des actionnaires
seraient toutefois de proches alliés de l’ancien Président Saakachvili
, y compris les
actionnaires majoritaires de l’époque. De nombreuses plaintes auraient
été déposées par d’anciens actionnaires alléguant avoir été contraints
de vendre les parts de Rustavi 2 qu’ils détenaient
,
mais jusqu’à récemment, aucune action civile n’avait été engagée
devant les tribunaux pour contester la propriété de la chaîne. La
situation a changé lorsque
, le 5 août
2015, M. Kibar Khalvachi, actionnaire majoritaire de Rustavi 2 de
2004 à 2006, a engagé une action civile pour «récupérer» ses parts qu’il
avait été, selon lui, contraint de vendre bien en deçà de leur valeur
marchande réelle. Sa plainte a été rejetée par les actuels propriétaires
de Rustavi 2 et le Mouvement national uni qui ont mis en avant le
fait que la sœur de M. Khalvachi était une députée de Rêve géorgien,
dénonçant un complot ourdi par le gouvernement pour museler la principale
chaîne de télévision liée à l’opposition.
160. Le 3 novembre 2015, le tribunal municipal de Tbilissi a statué
en faveur de M. Khalvachi. La procédure judiciaire, ainsi que le
jugement lui-même, ont été contestés par un certain nombre d’organisations
de la société civile et condamnés par l’opposition. Les propriétaires
de Rustavi 2 ont fait appel de la décision du tribunal de première
instance, mais le 10 juin 2016, la cour d’appel a confirmé le jugement
prononcé en première instance. Rustavi 2 a alors saisi la Cour suprême
de Géorgie, laquelle a donné raison à M. Khalvachi le 2 mars 2017.
161. Suite à l’arrêt de la Cour suprême, la chaîne Rustavi 2 a
saisi la Cour européenne des droits de l’homme et demandé que l’exécution
de ce jugement soit suspendue par une mesure provisoire conformément
à l’article 39 du Règlement de la Cour
. Il convient de rappeler
que, le 13 novembre 2015, la Cour constitutionnelle avait ordonné
la suspension de l’application des dispositions du Code de procédure
civile qui auraient permis à la décision du tribunal de première
instance d’entrer en vigueur immédiatement. La Cour a estimé que l’importance
sociale de l’affaire exigeait que le jugement ne prenne effet que
lorsque la procédure de recours aurait été épuisée. L’arrêt de la
Cour suprême mettait un terme à la procédure de recours national,
et ce jugement aurait donc pu, techniquement, être exécuté alors
même que l’appel auprès de la Cour européenne des droits de l’homme
était en instance. La demande de mesures provisoires était clairement
destinée à remédier à cette situation. Le 3 mars 2017, le juge de
la Cour européenne des droits de l’homme chargé de l’affaire a ordonné
la suspension temporaire de l’arrêt de la Cour suprême jusqu’au
8 mars 2017. Le 7 mars 2017, une chambre de juges a ordonné à l’unanimité
la prolongation, jusqu'à nouvel ordre, de la suspension de la décision
de la Cour suprême dans l’affaire Rustavi 2.
162. Le 18 juillet 2019, la Cour européenne des droits de l’homme
a rendu un arrêt de chambre dans cette affaire. Elle y conclut,
par six voix contre une, à une non-violation de l’article 6.1 (droit
à un procès équitable par un tribunal indépendant et impartial)
concernant le juge de première instance et à l’unanimité, à une
non-violation de l’article 6.1 concernant la juridiction qui a statué
en appel. La Cour conclut en outre à une non-violation de l’article
6.1 concernant la composition de la formation de jugement de la
Cour suprême ayant statué sur le pourvoi en cassation. Ces jugements
font suite à la plainte de Rustavi 2 concernant le manque d’indépendance
et d’impartialité des juges ayant examiné l’affaire à tous les degrés
de juridiction. La Cour a jugé qu’une seule des allégations de partialité
était étayée ou convaincante et qu’à ce titre «la Cour suprême [avait]
examiné en détail toutes les craintes à cet égard et les [avait]
dissipées de manière convaincante dans une décision soigneusement
motivée
».
163. Il importe de noter les critiques plutôt virulentes de la
Cour
à l’égard de
ce qu’elle considère être des attaques répétées de Rustavi 2 et
de son directeur général contre les juges chargés de l’examen de
l’affaire en Géorgie. La Cour a estimé que ces attaques n’avaient
d’autre but que de provoquer les juges, de «créer artificiellement
les conditions de [leur] récusation
»
et de paralyser l’administration de la justice en général. Dans
ce contexte, la Cour a souligné qu’elle n’avait pas décelé d’erreur
manifeste d’appréciation dans les motifs avancés par la Cour suprême
à l’appui de l’arrêt qu’elle a rendu et que le principe d’un procès
équitable, qui englobe l’égalité des armes et le caractère contradictoire
de la procédure, n’avait pas été violé. S’agissant des violations
alléguées d’autres articles de la Convention, la Cour a conclu à
l’unanimité que les griefs invoquant la violation de l’article 10
(liberté d’expression), de l’article 1 du Protocole n° 1 (protection
de la propriété) et de l’article 18 (limitation de l’usage des restrictions
aux droits) étaient manifestement mal fondés, «notamment les allégations
selon lesquelles la procédure incriminée s’inscrivait dans une campagne orchestrée
par l’État pour museler la chaîne de télévision
».
164. Faisant suite à sa décision, la Cour a levé les mesures temporaires
et la propriété de Rustavi 2 a été transférée à M. Khalvachi. Celui-ci
a licencié le directeur général Nika Gvaramia et nommé Paata Salia
à sa succession. Le 9 août 2019, Nika Gvaramia a été formellement
inculpé par le parquet pour infractions pénales d’abus de pouvoir
et mauvaise gestion de Rustavi 2, subissant à cet égard un préjudice
considérable. Il a ensuite été libéré sous caution. Plusieurs organisations
de la société civile ont dénoncé les accusations portées contre
lui, qu’elles considéraient comme potentiellement motivées par des
considérations politiques. Le 10 septembre 2019, une nouvelle chaîne
de télévision, créée par l’ancien directeur de Rustavi 2, Nika Gvaramia,
et employant d’anciens présentateurs de Rustavi 2, a commencé à
émettre en affichant une ligne éditoriale résolument favorable à
l’opposition, semblable à celle de Rustavi 2 du temps où elle était
dirigée par M. Gvaramia. La rapidité et la facilité avec lesquelles
cette nouvelle chaîne a pu être créée mettent en évidence le faible
niveau des barrières à l’entrée sur le marché médiatique géorgien.
165. Nous souhaitons souligner l’importance que revêt un environnement
médiatique pluraliste pour le fonctionnement d’une société démocratique
où les citoyens peuvent faire des choix éclairés et prendre des décisions
en toute connaissance de cause en se fondant sur une information
aussi multiple que diversifiée, émanant notamment de différents
organes médiatiques. À cet égard, nous relevons un certain nombre
de développements intervenus concernant des organes de presse et
journalistes qui se seraient produits du fait de la position critique
de ces derniers à l’égard du gouvernement et du parti au pouvoir.
Le 21 mars 2020, Transparency International a fait une déclaration
dans laquelle
elle se dit préoccupée par le fait que le Gouvernement géorgien
avait décidé d’opérer des prélèvements sur les comptes de deux diffuseurs indépendants,
TV Pirveli et Mtavari Arkhi TV, officiellement pour des impôts impayés,
ce qui a empêché ces deux diffuseurs de fonctionner convenablement
à un moment le plus inopportun du fait de la pandémie de covid-19.
De plus, le 17 mars 2020, un groupe de plus de 25 organisations
des droits de l’homme de premier plan en Géorgie a adressé une lettre
urgente
à la communauté internationale
dans laquelle les signataires exprimaient leur «extrême inquiétude
concernant les processus alarmants à l’œuvre au sein d’Adjara Public Broadcaster».
La lettre soulignait en particulier la nomination d’un nouveau directeur
d’Adjara Public Broadcaster, qui serait intervenue selon des procédures
discutables, après le limogeage du précédent directeur pour des
motifs semble-t-il arbitraires. Ce changement avait été suivi de
la démission du chef de la section Actualités d’Adjara TV. Pour
les organisations signataires, ces développements mettent en danger
le fonctionnement indépendant et le travail de presse critique du
diffuseur régional d’Adjara. Sans vouloir porter de jugement sur
ces affaires, le fait qu’une majorité écrasante de la société (civile)
géorgienne les perçoive comme à motivation politique ou, à tout
le moins, influencées par des arrière-pensées politiques devrait inquiéter
les autorités géorgiennes. Nous encourageons les autorités à examiner
et peser les possibles conséquences sur la liberté de la presse
et le pluralisme des médias de toutes les politiques et actions
pouvant affecter l’espace médiatique et les organes de presse dans
le pays.
166. La Géorgie fait figure d’exemple pour la région du point de
vue du respect de la liberté d’expression et constitue un refuge
pour les ressortissants d’autres pays qui craignent d’être poursuivis
pour leurs opinions et leurs convictions. Par conséquent, le cas
du journaliste azerbaïdjanais Afgan Moukhtarli, qui a été enlevé
en Géorgie et rapatrié illégalement en Azerbaïdjan pour être jugé
à Bakou, a mobilisé l’attention en Géorgie et ailleurs, en raison
notamment des allégations selon lesquelles des agents des forces
de sécurité géorgiennes seraient impliqués dans l’enlèvement (ou
tout du moins auraient fermé les yeux sur celui-ci). L’enlèvement
et les allégations de collusion visant les agents géorgiens chargés
de la surveillance aux frontières et de la sécurité ont dans un
premier temps fait l’objet d’une enquête policière qui a ensuite
été reprise par le parquet, conformément aux dispositions légales
empêchant la police d’enquêter sur des affaires dans lesquelles
elle est suspecte. Deux hauts fonctionnaires du service de sécurité
de l’État et des services de contrôle aux frontières du ministère
de l’Intérieur ont été dessaisis de cette affaire; pour autant,
l’enquête sur l’enlèvement et la collusion présumée de fonctionnaires
géorgiens n’a pour l’instant pas produit de résultats tangibles.
Le 17 mars 2020, M. Moukhtarli, ce dont il convient de se réjouir,
a été libéré par les autorités azerbaïdjanaises et autorisé à quitter
le pays pour retrouver sa famille. Après sa libération, il a été
interrogé par les autorités judiciaires géorgiennes dans le cadre
de l'enquête sur son enlèvement. Cette enquête, qui porte notamment sur
l'implication éventuelle d'agents de l'État, se poursuit et le procureur
général a accordé à M. Mukhtarli le statut de victime le 20 avril
2021.
167. En novembre 2020, la Commission de suivi a demandé l’avis
de la Commission de Venise sur les modifications de la loi sur les
communications électroniques et de la loi sur la radiodiffusion,
adoptées à l’été 2020. Les modifications des dispositions de la
loi sur les communications électroniques donnent à la GNCC le droit
de nommer au sein des entreprises de télécommunication un administrateur
spécial, chargé de faire appliquer les décisions de la GNCC si l’entreprise
ne se montre pas disposée à le faire. Le cas n’est pas une simple
hypothèse: le 20 octobre 2020, la GNCC a désigné un administrateur
spécial afin d’annuler la vente, en 2019, de Caucasus Online à la
société azerbaïdjanaise NEQSOL, vente jugée illégale
et
préjudiciable aux intérêts de la sécurité nationale
par la
GNCC.
168. Dans son avis
, la Commission de Venise note que
l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention européenne des droits
de l’homme autorise les États à restreindre le droit au respect
des biens, afin de «réglementer l’usage des biens conformément à
l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres
contributions ou des amendes
». Si l’annulation de la vente
d’une entreprise de télécommunications peut donc être un objectif
légitime, la nomination d’un administrateur spécial, avec toutes
les incidences qu’elle peut avoir concernant la liberté d’expression,
peut être disproportionnée, eu égard en particulier au fait que
cet administrateur spécial ne peut légalement changer le droit de
propriété de l’entreprise ou de ses actifs. La Commission de Venise
s’est aussi interrogée sur la disposition de la loi sur les communications
électroniques prévoyant la non-suspensivité du recours contre la
nomination d’un administrateur spécial par la GNCC. Sur la base
des éléments ci-dessus, et tout en reconnaissant la difficulté de
la situation à laquelle le législateur géorgien était confronté,
elle a recommandé de procéder à un réexamen des modifications en
tenant compte des recommandations figurant dans l’avis
.
169. Quant à la loi sur la radiodiffusion, le projet de modification
qui posait problème prévoyait que le fait qu’un tribunal accepte
d’examiner un recours contre une décision de la GNCC n’entraînerait
pas la suspension dudit décret jusqu’à l’issue de la procédure.
À la suite des préoccupations soulevées par les représentants du secteur
et de la société civile, le texte a été retiré par le parlement.
5.2. Services de sécurité
170. Le contrôle et la surveillance
civils des services de sécurité sont des questions essentielles
et parfois sujettes à controverse en Géorgie, en particulier dans
le cadre d’allégations répétées d'écoutes illégales et de surveillance.
Suite à la réforme du ministère de l’Intérieur, les services de
sécurité ont été retirés de la compétence du ministère et regroupés
dans un département spécialisé, relevant directement du Premier ministre.
L’objectif de cette réforme était de renforcer le contrôle des forces
de sécurité par la société civile. Toutefois, plusieurs organisations
de la société civile ont dit craindre que le mécanisme de contrôle
civil mis en place dans le cadre de la réforme soit insuffisant
pour assurer le contrôle des services de sécurité par les citoyens.
Le renforcement des mécanismes de contrôle parlementaire évoqués
plus haut a en partie réglé ce problème.
171. L’une des mesures phares prises en matière de contrôle des
services de sécurité a été l’adoption de la loi dite «de surveillance».
Le 28 novembre 2014, le parlement a adopté une loi réglementant
l’accès des forces de l’ordre et de sécurité aux réseaux de télécommunications
et aux bases de données des fournisseurs de télécommunications
. Ce projet de loi a été
vivement critiqué en ce qu’il n’offrait pas de garanties suffisantes pour
empêcher l’accès illégal des forces de police et de sécurité aux
réseaux de télécommunications. Le 29 novembre 2014, le Président
géorgien a mis son veto au projet de loi, mais le parlement est
passé outre le 1er décembre 2014. Le Défenseur public a saisi la
Cour constitutionnelle géorgienne au sujet de la constitutionnalité
de cette loi et, le 14 avril 2016, la Cour a jugé que la législation
était contraire à la Constitution et ordonné aux autorités de la
modifier avant le 31 mars 2017. Le parlement a mis en place un groupe
de travail
ad hoc chargé de
l’élaboration des amendements constitutionnels. Ce groupe comptait
également des représentants des autorités, du corps judiciaire et
de la société civile.
172. Le groupe de travail ad hoc a
proposé la création d’un organisme spécial, ce que l’on appelle
l’agence technique opérationnelle (ATO), qui relèverait des services
de sécurité de l’État tout en étant juridiquement indépendant et
serait chargé de la surveillance audio et vidéo, ainsi que de la
surveillance d’internet et des télécommunications pour les forces
de l’ordre et de sécurité. Il serait par ailleurs en possession
d’une «clé de surveillance», mais une deuxième «clé» serait nécessaire,
laquelle serait contrôlée par un juge spécial de la Cour suprême
chargé de superviser les services de sécurité. Le responsable du
nouvel organisme serait nommé par le Premier ministre parmi trois
candidats proposés par un comité composé des présidents des commissions
des affaires juridiques, des droits de l’homme et de la défense
du Parlement géorgien, du chef des services de sécurité de l’État,
du vice-président de la Cour suprême ainsi que du Défenseur public.
La proposition du groupe de travail a été critiquée par l’opposition
et la société civile, qui se sont demandé si elle répondait aux
exigences de la Cour constitutionnelle et ont estimé que la nouvelle
entité n’avait pas l’indépendance requise. Trois cents citoyens,
auxquels s’est joint le Défenseur public, ont déposé un recours devant
la Cour constitutionnelle, rejeté par celle-ci le 29 décembre 2017.
173. De leur côté, les autorités ont souligné que cette agence
spéciale «est soumise à de puissants mécanismes de contrôle. L'agence
est responsable devant le Premier ministre et le Parlement. Les
activités de surveillance menées par l'agence à des fins d'enquête
criminelle sont supervisées par un inspecteur de la protection des
données personnelles, comme le prévoit le code de procédure pénale,
par des moyens techniques spéciaux, par des inspections sur place
et par l'examen des motifs juridiques de ces activités. L'inspecteur
a pleinement accès à l'infrastructure technique et à la documentation
de l'ATO et dispose de la capacité technique d'arrêter les activités
de surveillance si une quelconque incohérence procédurale/légale
est détectée. L'inspecteur de la protection des données soumet également
un rapport annuel au parlement qui est soumis à l'examen du pouvoir
législatif. Les activités de surveillance à des fins de contre-espionnage
sont contrôlées par le juge de surveillance de la Cour suprême et
sont supervisées par le groupe de confiance du Parlement géorgien.
L'inspecteur de la protection des données et le groupe de confiance,
outre l'examen des rapports de l'ATO et des réponses à leurs demandes
d'information, effectuent également des visites de contrôle dans
les locaux de l'ATO afin de procéder à des inspections.»
5.3. Service de l'inspection d’État
174. Le Service de l'inspection
d'État (SIS) a été créé le 10 mai 2019 en remplacement de l'ancien
Bureau de l'inspecteur de la protection des données personnelles
et a été renforcé en novembre 2019 lorsqu'il a été transformé en
mécanisme d'enquête indépendant. Ses principales fonctions sont
le contrôle du traitement des données par les autorités, la supervision
des enquêtes secrètes et la garantie d'une enquête impartiale sur
les crimes commis par des fonctionnaires
et des membres
des forces de l'ordre, notamment pour torture et traitements dégradants
ou inhumains et abus de pouvoir. Cette agence, soutenue dans son
fonctionnement par, entre autres, le Conseil de l'Europe, a lancé
à plusieurs reprises des enquêtes indépendantes sur des abus présumés
commis par des institutions de l'État, tout récemment en relation
avec le traitement de l'ancien président Saakashvili en prison.
175. Dans un développement surprenant, le 24 décembre 2021, la
majorité au pouvoir a déposé une proposition visant à abolir le
SIS et à diviser ses fonctions en deux agences distinctes: l'une
responsable de la protection des données et l'autre chargée d'enquêter
sur les abus de pouvoir et autres crimes commis par des représentants
des forces de l'ordre et des fonctionnaires. La majorité au pouvoir
a fait valoir que le SIS combinait des fonctions radicalement différentes
qui pouvaient entraîner des conflits d'intérêts et qui seraient plus
efficacement exécutées par des institutions distinctes. Il convient
de noter qu'au moment de la création du service de l’inspection
d'État, une proposition des organisations de la société civile géorgienne
visant à séparer ces deux fonctions pour des raisons largement identiques
a été rejetée par la majorité au pouvoir de Rêve géorgien. Cette
proposition a été élaborée dans une extraordinaire précipitation
et sans aucune consultation des parties prenantes concernées
,
ce qui a été largement critiqué par ces dernières et par les partenaires
internationaux de la Géorgie. La proposition a été adoptée par la
majorité au pouvoir selon une procédure accélérée lors d'une session
extraordinaire du Parlement géorgien les 29 et 30 décembre 2021.
Le service d'inspection de l'État sera dissous à partir de mars
2022.
176. À l'origine, la proposition prévoyait le licenciement de l'inspectrice
d'État et de ses adjoints, ainsi que de tous les fonctionnaires
travaillant pour le service de l'inspection d'État. Toutefois, à
la suite d'un tollé de la part d'acteurs nationaux et internationaux,
dont la présidente Zourabichvili et le médiateur, la majorité au
pouvoir a accepté que les employés du service d'inspection de l'État
soient transférés vers les deux nouvelles institutions, mais le
licenciement de l'inspectrice d'État et de ses adjoints a été maintenu
dans la proposition adoptée par le parlement. La suppression soudaine
du SIS et le licenciement de l'inspectrice d'État et de ses adjoints
sont largement considérés comme une punition pour les critiques
et les enquêtes lancées par le SIS sur les autorités, notamment
en ce qui concerne le traitement de M. Saakashvili. Il est clair
que le licenciement de l'inspectrice d'État et de ses adjoints de
cette manière aura un effet dissuasif sur les autres agences indépendantes
chargées de contrôler les autorités. C'est inacceptable.
5.4. Allégations d’utilisation abusive
du système judiciaire et du ministère public pour des motifs détournés
177. Comme nous l’avons évoqué,
les allégations d’utilisation abusive du système judiciaire sur
fond d’arrière-pensées politiques se sont poursuivies au cours de
la période considérée. Nous reconnaissons que ces allégations, émanant
de certains acteurs et groupes, répondent pour certaines à une stratégie
politique ou visent à discréditer la justice
dans
des affaires médiatisées et sensibles. Cela étant, et sans vouloir commenter
le bien-fondé des affaires, nous observons que la question de la
véritable impartialité et indépendance de la justice, et notamment
du ministère public, se pose dans plusieurs affaires et enquêtes.
178. Après la récente crise politique provoquée par le système
électoral envisagé pour les élections législatives de 2020, des
enquêtes ont été ouvertes contre l’un des dirigeants de Géorgie
européenne, M. Giga Bokeria, pour malversations présumées lorsque
le MNU était au pouvoir. De même, dans le cas d’un autre dirigeant
de Géorgie européenne, M. Gigi Ougoulava, la Cour suprême géorgienne
a récemment annulé une décision d’une cour d’appel visant à réduire
une condamnation antérieure de M. Ougoulava pour détournement de
fonds publics lorsqu’il était maire de Tbilissi. Il a été renvoyé
en prison pour trois ans, deux ans après en être sorti. Le calendrier
de ces décisions, de même que leur fondement juridique, posent la
question de leur motivation et de la possible instrumentalisation
du système de justice. En outre, bien qu’ils désapprouvent les agissements
et les propos vraisemblablement provocateurs de M. Melia, plusieurs
interlocuteurs jugent disproportionnées les accusations portées
contre le député du MNU et contre M. Melia pour son rôle dans les manifestations
de 2019 à Tbilissi et la levée de son immunité par le Parlement
géorgien qui a suivi.
179. Le 28 novembre 2018, la Cour européenne des droits de l’homme
a rendu un arrêt de Grande Chambre dans l’affaire Merabichvili c.
Géorgie. La Grande Chambre a confirmé l’arrêt de la Cour du 14 juin
2016 qui concluait à une violation de l’article 5.3 (droit d’une
personne détenue d’être jugée dans un délai raisonnable ou d’être
libérée pendant la procédure) concernant le maintien de sa détention
provisoire à compter du 25 septembre 2013 ainsi qu’à une violation
de l’article 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits).
La Cour a conclu que l’objectif de la détention provisoire de M. Merabichvili
avait changé au fil du temps, passant d’une enquête sur des infractions
fondées sur un soupçon raisonnable à l’obtention d’informations
sur le décès de l’ancien Premier ministre M. Zourab Zhvania et sur
les comptes bancaires de M. Saakachvili. D’aucuns ont fait valoir
que si la Cour concluait à une violation de l’article 18, cela signifierait
automatiquement que M. Merabichvili devait être considéré comme
un prisonnier politique et être libéré sur-le-champ. Cette interprétation
de l’article 18 est erronée et trop large. Il convient de noter
que dans son arrêt, la Cour a conclu qu’il n’avait pas été établi
que sa détention provisoire visait principalement à l’exclure de
la scène politique géorgienne
. Le Comité des Ministres
l’a confirmé dans sa décision prise lors de sa réunion tenue du
4 au 6 décembre 2018, concernant la surveillance de l’exécution
des arrêts de la Cour, qui n’a pas ordonné sa libération
.
Le 20 février 2020, M. Merabichvili a été libéré de prison après
y avoir purgé une peine de près de sept ans.
180. Comme déjà évoqué, l’ancien Président Saakachvili a affirmé
que les poursuites pénales à son encontre avaient des motivations
politiques et revanchardes. S’agissant des deux affaires pénales
dans lesquelles il a épuisé les voies de recours internes, M. Saakachvili
a saisi la Cour européenne des droits de l’homme, dénonçant des
violations des articles 6 et 7 de la Convention. De même, après
son arrestation, M. Melia a introduit en mai 2021 une requête auprès
de la Cour, affirmant notamment que les poursuites étaient motivées par
des considérations politiques.
5.5. Rapatriement des Meskhètes
181. Dans l’
Avis n° 209 (1999) paragraphe 10.2.e, la Géorgie a pris l’engagement «d’adopter,
dans les deux ans suivant l’adhésion, un cadre juridique permettant
le rapatriement et l’intégration de la population meskhète déportée
par le régime soviétique, en lui donnant notamment le droit à la
citoyenneté géorgienne, à consulter le Conseil de l’Europe sur ce
cadre juridique avant son adoption, à entamer le processus de rapatriement
et d’intégration dans les trois ans suivant l’adhésion et à achever
ce processus dans les douze ans suivant l’adhésion».
182. Les autorités géorgiennes successives ont mis en place le
cadre juridique pour le rapatriement de la population meskhète déportée,
et nous avons insisté pour qu’elles le complètent par une stratégie
globale de rapatriement permettant de faciliter celui-ci dans la
pratique. Le cadre juridique a été modifié plusieurs fois en vue
de rallonger les délais de présentation des documents officiels
requis pour la procédure de demande (et pour la procédure d’obtention
de la nationalité géorgienne pour ceux qui bénéficient d’un statut
de rapatrié). Les autorités géorgiennes ont indiqué qu’en mettant
en place le cadre juridique et la stratégie de rapatriement, elles
s’étaient acquittées de cet engagement lié à l’adhésion au Conseil
de l’Europe. Nous estimons que les autorités géorgiennes ont en
effet largement honoré leur engagement, mais nous notons également
qu’un certain nombre d’ONG et d’organisations meskhètes ont indiqué
que plusieurs obstacles pratiques – certains hors du champ de compétence
des autorités géorgiennes, tels que les difficultés liées à l’annulation
de la nationalité azerbaïdjanaise – subsistent et empêchent le rapatriement
de fait et le respect de cet engagement.
183. Selon les données qui nous ont été fournies, les autorités
géorgiennes ont reçu en tout 5 841 demandes de rapatriement pour
un total de 8 900 personnes, dont 3 059 adolescents. La plus grande
partie de ces demandes émanait de personnes ayant la nationalité
azerbaïdjanaise (5 389). Au 10 mars 2017, 1 998 personnes avaient
bénéficié d’un statut de rapatrié et 4 demandes seulement avaient
été rejetées. À la même date, 494 personnes, tous citoyens de l’Azerbaïdjan,
ont bénéficié de la nationalité géorgienne par décret présidentiel;
ce décret s’appliquera à chaque personne lorsque les autorités géorgiennes
auront reçu la preuve qu’elle a annulé sa citoyenneté d’origine.
D’après nos interlocuteurs, l’annulation de la nationalité azerbaïdjanaise
est une procédure compliquée: c’est pourquoi seule une partie des
494 personnes susmentionnées a pu obtenir la nationalité géorgienne.
Malgré le nombre de demandes approuvées, le nombre réel de rapatriés
est plutôt faible. En mars 2017, seuls 19 membres de six familles
étaient retournés en Géorgie: 12 d’entre eux avaient été naturalisés,
tandis que les 7 autres n’ont encore qu’un statut de rapatrié. Outre
ces personnes, nous avons été informés qu’un petit nombre de Meskhètes
sont revenus (rapatriés) en Géorgie de leur propre gré, sans passer
par le programme officiel de rapatriement et ses mécanismes. Il
est important que les services développés dans le cadre de la stratégie
de rapatriement puissent être également utilisés pour ce groupe
spécifique de personnes. S’agissant du processus de rapatriement,
les organisations meskhètes ont signalé deux principaux problèmes
appelant une réponse des autorités géorgiennes. Étant donné la longueur
de la procédure, un certain nombre d’adolescents qui figuraient
sur la demande de leurs parents ont atteint l’âge légal de la majorité
le temps de la procédure et étaient donc considérés comme devant soumettre
leur propre demande. Deuxièmement, les membres d’une même famille
qui ont présenté leur demande en même temps n’obtiennent pas tous
le statut de rapatrié au même moment et, dans certains cas, certaines
demandes sont accordées alors que d’autres de la même famille sont
refusées. Cette situation complique, voire empêche, le rapatriement
effectif des personnes qui ont obtenu le statut de rapatrié.
184. Malgré le nombre de demandes approuvées, le petit nombre de
rapatriés montre que le rapatriement effectif est un processus complexe
et fastidieux au cours duquel les candidats font face à différents
obstacles et éléments d’appréciation, dont beaucoup ne peuvent être
raisonnablement considérés comme relevant de la responsabilité des
autorités géorgiennes. Il ne serait donc pas juste que l’Assemblée
attende que chaque candidat soit rapatrié en Géorgie avant d’estimer
que la Géorgie a pleinement honoré cet engagement lié à son adhésion.
Mais il importe par ailleurs de veiller à ce que toutes les personnes
meskhètes qui souhaitent être rapatriées en Géorgie aient vraiment
la possibilité de le faire. Selon nous, ce n’est que si les autorités géorgiennes
s’engagent formellement à procéder à une évaluation complète du
cadre et de la stratégie de rapatriement et des résultats obtenus,
notamment en recensant les obstacles imprévus qui entravent la réussite
du processus, que nous pourrions demander à l’Assemblée de considérer
cet engagement comme dûment honoré.
5.6. Minorités
185. La Géorgie est une société
diverse et multiculturelle. Le 8 décembre 2015, la Commission européenne contre
le racisme et l’intolérance (ECRI)
a adopté le rapport de son
cinquième cycle de monitoring sur la Géorgie. L’ECRI a salué les
progrès accomplis depuis son dernier rapport, en particulier l’adoption,
en 2014, de la loi sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
et l’adoption, en 2012, de l’article 53 du Code pénal géorgien qui
érige en circonstances aggravantes l’intolérance raciale, religieuse,
nationale, ethnique et homophobe. En outre, elle s’est félicitée
de l’adoption de la Stratégie nationale pour les droits de l’homme 2014-2020,
axée sur la liberté de religion, l’égalité des droits et la protection
des minorités.
186. Tout en saluant les progrès accomplis, l’ECRI a exprimé sa
préoccupation quant au caractère généralisé du discours de haine
contre les minorités ethniques et religieuses et contre les personnes
LGBTI en Géorgie, et aux agressions physiques survenant à «une fréquence
inquiétante». Malheureusement, d’après l’ECRI, la réponse des autorités
géorgiennes n’a jusqu’ici pas été à la hauteur: les incidents n’ont
fait l’objet d’aucune enquête, ou alors les enquêtes étaient insuffisantes.
De même, les droits des minorités religieuses ne sont pas toujours
appliqués selon les voies juridiques, les autorités privilégiant
les mécanismes de médiation locaux qui font souvent intervenir l’Église
orthodoxe géorgienne. L’ECRI a recommandé aux autorités géorgiennes
de créer une cellule de police spécialisée dans le traitement des
infractions inspirées par la haine à caractère raciste, homophobe
ou transphobe. En décembre 2018, l’ECRI a adopté ses conclusions
sur la mise en œuvre des recommandations adressées à la Géorgie
. Dans ses conclusions, elle s’est
félicitée de la création d’une direction des droits de l’homme au
sein du ministère de l’Intérieur, chargée notamment de suivre et
d’évaluer la procédure d’enquête sur les crimes de haine, d’organiser
des formations à l’attention des agents des forces de l’ordre et
de coopérer avec la communauté internationale et la société civile.
Toutefois, l’ECRI a fait observer que cette direction ne se substituait
pas à la cellule d’investigation spécialisée au sein de la police dont
elle avait recommandé la création, puisqu’elle a été créée pour
réexaminer les enquêtes sur les crimes de haine et non les mener.
Dans ce contexte, l’ECRI s’est félicitée de la formation organisée
par le ministère de l’Intérieur et le Défenseur public géorgien
(Médiateur) à l’attention de policiers qui sont spécifiquement chargés
d’enquêter sur les allégations d’infractions motivées par la haine.
187. Une Agence nationale spéciale pour les questions religieuses
a été mise en place par les autorités géorgiennes. Cette agence,
qui relève directement du Premier ministre, est chargée de coordonner
les politiques du gouvernement sur les questions religieuses. L’une
de ses principales missions est la restitution des biens religieux
confisqués pendant l’époque soviétique, qui suppose également de
prévoir les fonds nécessaires pour les travaux de restauration et
l’entretien. L’agence est en outre chargée d’assurer la médiation
dans les conflits de nature religieuse survenant au sein des communautés
locales. À cet égard, elle a été critiquée par plusieurs interlocuteurs,
car elle essaie de déléguer ce rôle de médiation aux organisations civiles,
et souvent à celles liées à l’Église orthodoxe géorgienne.
188. S’agissant de l’Agence nationale pour les questions religieuses
nouvellement créée, l’ECRI fait observer qu’elle n’est dotée ni
d’un mandat, ni d’un plan d’action clair. Quasiment tous les interlocuteurs
avec lesquels nous nous sommes entretenus lors de nos visites en
Géorgie partagent ce point de vue. L’ECRI a spécifiquement appelé
les autorités à veiller à ce que cette nouvelle agence nationale
coopère étroitement avec le Conseil des religions, qui exerce ses
activités sous les auspices du bureau du Défenseur public. Malheureusement,
dans ses conclusions
, l’ECRI a fait état de l’absence
quasi totale de coopération de l’Agence nationale avec le Conseil
des religions. Elle a par ailleurs observé que l’agence nationale
avait refusé que le Défenseur public soit associé, en qualité d’observateur,
aux travaux d’une commission spéciale chargée de régler les tensions
liées à la controverse suscitée par une mosquée dans un petit village
de Géorgie, comme l’avait demandé la communauté musulmane de Géorgie.
L’ECRI s’est dite préoccupée par le manque manifeste de confiance
des différentes communautés religieuses dans l’agence nationale.
189. Le 17 juin 2020, le Comité des Ministres a adopté sa Résolution
sur la mise en œuvre de la Convention-cadre pour la protection des
minorités nationales (CCPMN) par la Géorgie. Cette Résolution reposait
sur le troisième avis sur la Géorgie livré par le Comité consultatif
de la CCPMN, adopté par ce dernier le 7 mars 2019. Le Comité consultatif
souligne à la fois la grande diversité culturelle de la société
géorgienne et sa situation sur la scène géopolitique, qui la rendent
à la fois ouverte et tolérante à l’égard des différentes populations
et soumise aux évolutions politiques régionales et aux influences
politiques sur les questions de minorités. Des considérations sécuritaires
pèsent sur le traitement des questions de minorités et entraînent
une défiance à l’égard de certaines d’entre elles; de ce fait, les
enjeux linguistiques et religieux relatifs aux minorités sont souvent
politisés. Nonobstant, le Comité consultatif et le Comité des Ministres
ont noté que la Géorgie avait «une approche ouverte et flexible
du champ d’application de la Convention-cadre» et salué ses réactions constructives
au processus de suivi assuré par le Comité consultatif.
190. La législation anti-discrimination géorgienne offre un solide
mécanisme de traitement des plaintes pour discrimination. Ces plaintes
peuvent désormais être déposées directement devant un tribunal ou
devant le Défenseur public, lequel peut intervenir dans les affaires
portées en justice. Depuis mai 2019 et les modifications apportées
au Code de procédure pénale, le délai dont le Défenseur dispose
pour intervenir a été allongé à un an, ce dont le Comité des Ministres
s’est félicité. Dans le même temps, le Comité consultatif a préconisé
un renforcement des mécanismes de consultation relevant du Défenseur
public et des ressources à la disposition de ses services. En outre,
la consultation du Conseil des minorités nationales et du Conseil
des religions qui incombe au Défenseur public devrait être formalisée
et rendue obligatoire sur les questions qui intéressent les minorités.
Néanmoins, la coopération généralement étroite et constructive entre
le bureau du ministre d'État de Géorgie pour la réconciliation et
l'égalité civique et le Conseil des minorités nationales au sein
du bureau du Défenseur public a également été soulignée par le bureau
du Défenseur public et doit être saluée.
191. Le Comité consultatif a salué l’augmentation des capacités
de lutte contre les crimes de haine en Géorgie, en particulier via
la création d’un département spécialisé dans les droits de l’homme
au sein du ministère de l’Intérieur. S’agissant des minorités religieuses,
le Comité consultatif s’est dit préoccupé par la discrimination
structurelle qu’elles subissent dans l’accès aux financements et
aux lieux de culte. Faute de critères juridiques clairs et objectifs,
les processus d’octroi de financements et de permis de construire
sont soumis à l’arbitraire. Le Comité des Ministres a donc appelé
la Géorgie à veiller à ce que les personnes appartenant aux minorités
religieuses «puissent exercer leur droit de manifester leur religion
ou leur conviction, ainsi que le droit de créer des institutions,
organisations et associations religieuses».
192. Les autorités géorgiennes ont poursuivi leurs efforts pour
renforcer l’usage de la langue officielle dans toutes les sphères
de la vie publique. Cependant, les mesures supplémentaires visant
à assurer l’enseignement des langues minoritaires et la promotion
de leur usage restent en deçà des normes prévues par la Convention-cadre.
Bien que la question de la translittération des noms ait été résolue,
celle de l’usage des langues minoritaires dans les communications
avec les autorités là où les minorités sont très présentes n’a toujours
pas été traitée. Des mesures visant à faciliter l’accès à l’éducation
à tous les niveaux ont été mises en œuvre avec succès, mais la qualité
des supports pédagogiques et de la formation des enseignants reste insuffisante.
193. Dans son rapport intitulé «Violations alléguées des droits
des personnes LGBTI dans le Caucase du Sud», le rapporteur de la
Commission sur l’égalité et la non-discrimination, M. Christophe
Lacroix (Belgique, SOC) note que la situation en Géorgie est plus
favorable qu’ailleurs dans la région, grâce à l’existence d’une législation
anti-discrimination qui couvre l’orientation sexuelle et l’identité
de genre et à l’adoption d’une législation prévoyant l’interdiction
des discours de haine fondés sur ces motifs. Toutefois, il relève
aussi que le quotidien est assez sombre pour les personnes LGBTI
en Géorgie. L’intolérance et la violence à l’égard des personnes
LGTBI restent une source majeure de préoccupation, à laquelle les
autorités géorgiennes n’ont pas su apporter de réponse satisfaisante.
194. Le 12 mai 2015, la Cour européenne des droits de l’homme a
rendu son jugement en l’affaire Identoba et autres c. Géorgie
. Le 17 mai 2012, Identoba, l’une
des principales ONG géorgiennes de défense des droits des personnes
LGTBI, avait organisé une marche pacifique pour marquer la Journée
internationale contre l’homophobie. Cependant, cette marche, autorisée
en amont par les autorités, lesquelles savaient que des contre-manifestations
pouvaient être organisées, a été violemment attaquée par deux organisations religieuses,
bien souvent sans que la police n’intervienne. Après les événements
du 17 mai 2012, les organisateurs de la marche, ainsi que plusieurs
participants, ont porté plainte au pénal contre les contre-manifestants
et contre les policiers qui n’ont pas su assurer la protection de
la marche. Seules deux enquêtes, concernant des blessures subies
par deux participants, ont finalement été ouvertes et sont toujours
en cours. Deux contre-manifestants seulement ont été condamnés à
verser une amende d’environ 45 euros chacun.
195. Dans son arrêt en l’affaire, la Cour européenne des droits
de l’homme a conclu à une violation de l’article 3 de la Convention
(interdiction des traitements inhumains ou dégradants) combiné avec
l’article 14 (interdiction de la discrimination) en raison des fortes
connotations discriminatoires de la contre-manifestation et des
attaques perpétrées contre les participants à la marche. En outre,
les autorités, qui auraient dû savoir que les sentiments homophobes
étaient très répandus dans la société géorgienne, n’ont pas réussi
à assurer une protection adéquate aux participants et n’ont ni dûment
enquêté sur les événements, ni pris par la suite les mesures nécessaires
à l’égard des responsables. La Cour a également conclu à une violation
de l’article 11 (liberté de réunion) combiné avec l’article 14 (interdiction
de la discrimination), au motif que les autorités étaient insuffisamment
préparées pour la manifestation et n’avaient dès lors pas réussi
à garantir aux participants le droit de défiler pour célébrer la
Journée internationale contre l’homophobie.
196. Le 8 novembre 2019, des manifestants anti-LGBTI ont bloqué
l’entrée d’un cinéma où devait avoir lieu la projection en avant-première
du film
Et puis nous danserons,
qui relate l’histoire d’une relation homosexuelle entre deux danseurs
géorgiens. Le 1er juillet 2021, la diffusion d’un film à l’occasion
de la Semaine des fiertés à Tbilissi a été violemment interrompue
par des contre-manifestants d’extrême droite
qui
ont tenté de franchir le cordon de police mis en place pour protéger
les participants. La police aurait tout mis en œuvre pour protéger
les participants et les invités, ce qu’il convient de saluer. Au
total 23 personnes ont été arrêtées.
197. Le 3 novembre, l’Église orthodoxe géorgienne avait reproché
aux organisateurs et aux diplomates étrangers de se livrer à une
«propagande LGBTI». En 2021, plusieurs mouvements d’extrême droite,
réunis en une coalition informelle, ont annoncé la tenue d’une contre-manifestation
lors de la marche prévue en clôture de la Semaine des fiertés le
5 juillet. Le jour prévu pour la marche, le Premier ministre Garibachvili,
tout en offrant d’autres lieux, a dit juger «déraisonnable» la tenue
de cette Gay Pride avenue Roustaveli, organisée selon lui par «une
opposition radicale dirigée par Saakachvili». Sa proposition d’autres
lieux a été refusée. Le matin du 5 juillet, un violent contre-défilé
a commencé, poussant le ministère de l’Intérieur à appeler les organisateurs
à annuler la Marche des fiertés. Les participants à la contre-manifestation,
décrite par plusieurs interlocuteurs et par les médias comme un
«pogrom homophobe», s’en sont pris aux représentants des médias
qui se trouvaient sur place et au local de la Gay Pride, qui a été
mis à sac. Faute de pouvoir assurer la sécurité des manifestants,
la Marche des fiertés a été annulée. Les rapports officiels font
état d’agressions violentes contre 55 personnes, dont 53 journalistes.
198. Ces agressions ont été condamnées par la Présidente Zourabichvili
et par la communauté internationale, qui a vertement critiqué le
gouvernement et les responsables religieux pour leur absence de condamnation
claire de ces violences. Les autorités sont instamment invitées
à mener une enquête complète sur ces actes de violence et à traduire
tous leurs auteurs en justice, y compris ceux qui ont organisé ou encouragé
les actes. Selon les informations fournies par les autorités, 12
affaires pénales ont été ouvertes concernant les événements des
5 et 6 juillet. Trente et une personnes ont été arrêtées, dont 28
sont accusées de violences à l'encontre de journalistes et 3 pour
l'attaque du bureau de Tbilissi Pride.
5.7. Institution du Défenseur public
199. L’institution du Défenseur
public des droits (Médiateur), dont le rôle et le fonctionnement
sont garantis dans la Constitution géorgienne, continue de jouer
un rôle central dans la société géorgienne. Lors de la réforme de
la Constitution, en 2017, son mandat a été limité à six ans, non
renouvelable. Dans son avis sur le projet de Constitution, la Commission
de Venise s'est félicitée de cette disposition, qui vise «à garantir l’indépendance
de cette institution et à empêcher que l’autonomie d’action du titulaire
de cette fonction ne soit compromise par des considérations liées
à sa réélection
». Le Défenseur public est
élu par le parlement en plénière à la majorité des deux tiers, afin
de dégager un large consensus, y compris auprès des partis d'opposition,
sur la personne qui va occuper ce poste important de gardien des
droits. Le passage à une majorité qualifiée pour l’élection du Défenseur
des droits, au lieu de la majorité simple qui se pratiquait jusque-là,
a également été salué par la Commission de Venise
.
200. Le 7 décembre 2017, le mandat du Défenseur public M. Oucha
Nouachvili est arrivé à son terme. Conformément aux dispositions
légales, chaque groupe parlementaire peut proposer un – et un seul
– candidat à cette fonction. La communauté des ONG géorgiennes avait
proposé aux différents groupes une liste commune de quatre candidats.
Le 27 novembre 2017, le groupe Rêve géorgien a décidé de nommer
une des quatre personnes proposées par les ONG, Mme Nino
Lomjaria, à la fonction de Défenseure publique des droits, et le
30 novembre, le Parlement géorgien a validé ce choix. Sa nomination
a été saluée par le Président géorgien autant que par la communauté
des ONG. Nous nous félicitons du processus inclusif et ouvert ayant abouti
à sa nomination, et espérons que cela servira d'exemple pour la
nomination de son successeur lorsque son poste deviendra vacant
à l'issue de son mandat de six ans.
201. Jusqu’ici, et nous le regrettons, les rapports et recommandations
émis par les différents défenseurs des droits dans le cadre de leurs
missions constitutionnelles ont souvent été perçus ou interprétés
à tort comme une activité d’opposition par les autorités, ce qui
s’est parfois traduit par une relation tendue entre ces dernières et
l’institution du Médiateur. Une telle situation s’est à nouveau
produite le 21 janvier 2020: après un rapport critique du Médiateur
au parlement sur la situation dans les établissements pénitentiaires
en Géorgie, la ministre de la Justice Mme Tea
Tsouloukiani, qui n'était pas d’accord avec les conclusions du rapport,
a décidé de rendre publics des enregistrements de caméras de surveillance
sur les rencontres entre les représentants du Médiateur et les détenus.
C'est là une initiative fort regrettable et dommageable qui viole
clairement la loi sur le Médiateur, ainsi qu’entre autres les dispositions
réglementaires et législatives régissant la surveillance électronique
dans les établissements pénitentiaires et la conservation et la
destruction des contenus ainsi obtenus. La Défenseure publique des
droits a déposé plainte auprès de l’Inspection publique, demandant
un examen de la légalité des actions de la ministre de la Justice.
Le 28 mars 2020, l’Inspection publique a infligé une amende de 500
GEL chacun au ministère de la Justice et au Service de l’Administration
pénitentiaire
. De plus, l’Inspecteur
public a ordonné que les contenus rendus publics soient retirés
des sites internet officiels et comptes sur les réseaux sociaux.
Autre fait déplorable, après avoir critiqué le traitement réservé
à M. Saakachvili par les autorités pénitentiaires, la Médiatrice
a essuyé des attaques verbales de la part de plusieurs hauts responsables
du gouvernement et de la majorité au pouvoir, ce qui est regrettable.
Nous appelons les autorités et leurs représentants à respecter pleinement
les travaux de la Médiatrice et à mettre à disposition les ressources
nécessaires au fonctionnement de cette institution, composante importante
de l’équilibre des pouvoirs en Géorgie.
5.8. Charte européenne des langues régionales
ou minoritaires
202. La signature et la ratification
de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (
STCE
n° 148) constituent l’un des engagements pris par la Géorgie
au moment de son adhésion au Conseil de l’Europe qu’il lui reste
à honorer. Malheureusement, pour l’heure, la Géorgie n’a ni ratifié
ni signé cet instrument. Cet état de fait est quelque peu étonnant,
dans la mesure où nous avons été informés que la législation géorgienne concernant
l’utilisation et la protection des langues régionales et minoritaires
semblait satisfaire largement aux exigences de la Charte. À l’instar
des précédentes, les autorités actuelles évoquent des préoccupations d’ordre
sécuritaire
ainsi que
l’opposition de certaines parties de la société, dont l’Église orthodoxe géorgienne,
comme principales raisons pour ne pas signer et ratifier la Charte.
Cette opposition à la signature et à la ratification de la Charte
semble essentiellement due à une méconnaissance de la Charte et
à des idées fausses à son sujet. Comme nous l’avons mentionné précédemment
à diverses reprises, nous recommandons aux autorités de mettre en
place une stratégie de sensibilisation, avec la participation des
différentes parties prenantes, de manière à dissiper les malentendus
et à favoriser la compréhension de la Charte et de ses exigences.
En 2015, le Conseil de l'Europe a lancé un projet de sensibilisation
à la Charte en Géorgie. Ce projet comprenait une série de réunions
et de discussions sur la question de la Charte avec des décideurs,
des représentants des agences étatiques concernées, des acteurs
de la société civile et des personnalités publiques. En outre, des
campagnes d'information ont été organisées à Tbilissi et Batumi
ainsi que dans les municipalités densément peuplées de minorités
ethniques. Par principe, nous sommes opposés à toute renégociation
des engagements et obligations, auxquels l’État signataire a souscrit
volontairement et de son plein gré. L’ensemble des États ayant pris
des engagements similaires ont signé la Charte avant de passer à l’étape
suivante de la procédure de suivi et tous, à l’exception de la Macédoine
du Nord, l’ont ratifiée. Par conséquent, nous recommandons vivement
aux autorités géorgiennes de signer la Charte sans plus tarder puis
d’organiser, en coopération avec les services compétents du Conseil
de l’Europe, une stratégie de sensibilisation appropriée en vue
de la ratification en temps opportun de l’instrument par le Parlement géorgien.
Les principaux partis d’opposition nous ont fait savoir qu’ils soutiendraient
la majorité au pouvoir dans l’éventualité d’une telle décision.
6. Conséquences de la guerre entre la
Fédération de Russie et la Géorgie
203. Le 13 octobre 2015, après plusieurs
années d’examen préliminaire, le Bureau du Procureur de la Cour pénale
internationale a annoncé qu’il avait demandé à la Cour d’autoriser
l’ouverture d’une enquête formelle sur le conflit de 2008 opposant
la Géorgie et la Fédération de Russie, concernant en particulier
les crimes suivants
:
- meurtres, déplacements forcés
et persécution de civils d’origine géorgienne, et destruction et
pillage de leurs biens, par les forces sud-ossètes (avec la participation
éventuelle des forces russes);
- attaques dirigées intentionnellement contre des soldats
géorgiens chargés du maintien de la paix par les forces sud-ossètes
et contre des soldats russes chargés du maintien de la paix par
les forces géorgiennes.
204. Malheureusement, la situation concernant les régions géorgiennes
d’Abkhazie et la région de Tskhinvali/Ossétie du Sud occupées de facto a continué de se détériorer
alors que l'annexion rampante de ces régions par la Fédération de
Russie se poursuit sans relâche, en violation constante de l'accord
de cessez-le-feu signé par la Fédération de Russie. Dès lors, en
dépit de la mise en place par les autorités géorgiennes d’une approche
humanitaire vis-à-vis de ces deux régions, les contacts entre les
Géorgiens vivant à l’intérieur et à l’extérieur de ces deux régions
sont devenus de plus en plus difficiles, d’autant qu’il existe toujours
des restrictions au passage de la ligne de démarcation administrative
pour les civils géorgiens et les membres des organisations internationales.
Ces derniers mois, la situation s’est légèrement améliorée s’agissant
de l’Abkhazie, en partie du fait des efforts déployés par les autorités
de Tbilissi pour aider à réagir à la pandémie de covid-19, mais
les déplacements et les contacts par-delà la ligne de démarcation
administrative avec la région de Tskhinvali/Ossétie du Sud restent
impossibles. Nous appelons les «autorités» de fait, ainsi que la Fédération
de Russie en tant que pays exerçant un contrôle effectif sur ce
territoire, à lever sans retard tous les obstacles à la libre circulation
des civils entre les deux régions et le reste de la Géorgie.
205. Dans ce contexte, la ministre d’État pour la Réconciliation
et l’Égalité civique a souligné que la situation des communautés
géorgiennes de souche de la région de Tskhinvali/Ossétie du Sud
et d’Abkhazie était de plus en plus difficile sur le plan social
et des droits humains. En Abkhazie, l’enseignement en langue géorgienne
disparaît à une vitesse alarmante: en novembre 2017, 11 écoles seulement
sur les 58 que compte la région habitée par des Géorgiens de souche
continuaient de dispenser un enseignement en géorgien, avec le soutien
des autorités géorgiennes. Les Géorgiens de souche qui refusent
de détenir un «passeport» abkhaze ou à qui l’on refuse de délivrer
un tel document doivent s’enregistrer comme étrangers, sont privés des
droits d’héritage et ne peuvent vendre leur bien qu’à des «citoyens»
abkhazes. Des maisons de Géorgiens de souche auraient été détruites
dans le district d’Akhalgori.
206. Nous avons été informés, ce qu’il faut saluer, que plusieurs
projets d’assistance développés par les autorités de Tbilissi dans
le cadre de leur approche humanitaire, dont le soutien aux projets
de petites entreprises en Abkhazie, étaient de plus en plus utilisés.
207. Le 21 janvier 2021, la Grande Chambre de la Cour européenne
des droits de l'homme a rendu ses arrêts dans l'affaire Géorgie
contre Russie (II) (requêtes 38263/08)
. Dans cette décision historique,
la Cour européenne des droits de l'homme a conclu qu'après la phase
active des hostilités de la guerre de 2008 entre la Fédération de
Russie et la Géorgie, la Fédération de Russie avait exercé un contrôle
effectif sur l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie.
7. Conclusions
208. Depuis son adhésion au Conseil
de l'Europe, la Géorgie a marqué des progrès constants et substantiels en
matière de respect des obligations et engagements qu'elle a souscrits
en rejoignant l'Organisation. Dans le même temps, il reste un certain
nombre de points préoccupants qui doivent être traités pour que
la Géorgie passe à l'étape suivante de la procédure de suivi. Reconnaissant
les progrès accomplis, nous avons tenté dans le présent rapport
d’attirer l’attention sur les engagements non honorés et les problèmes
non réglés qui empêchent pour l’instant le pays de passer à l’étape
du dialogue postsuivi. Nous sommes convaincus qu'un tel progrès
est possible dans un avenir pas trop lointain si toutes les forces
politiques s'engagent à aborder ces questions en suspens. Toutefois,
deux points importants doivent être soulignés dans ce contexte. Premièrement,
une telle évolution ne pourra intervenir qu’à condition qu’il n’y
ait aucun recul par rapport aux progrès enregistrés, ce qui doit
être clair et net. Deuxièmement, tout avancée dans la procédure
de suivi nécessite l’engagement total et la volonté politique, y
compris la volonté de travailler ensemble, tant des autorités au
pouvoir que de l’opposition. Il appartient à toutes les forces politiques
du pays, et non aux seules autorités ou à l’opposition, d’assurer
une consolidation réelle de la démocratie. Nous demandons donc instamment
à ces dernières de placer le bien commun de la nation au-dessus
de toute stratégie politique partisane étroite. Cela est d'autant
plus important qu'une grande partie des changements requis ne peuvent pas
simplement être légiférés – en effet, bon nombre des cadres et mécanismes
juridiques nécessaires sont en place et en principe adéquats – mais
dans de nombreux cas, ils nécessiteront également un changement proportionnel
d'attitude et de comportement.
209. Comme nous l’avons souligné, le climat politique extrêmement
tendu et polarisé, mû par des stratégies politiques à somme nulle
et par de fréquentes manifestations de l'absence de compréhension
et de compromis de la part de l'opposition comme de la majorité
au pouvoir qui campent l'une et l'autre sur leurs positions et se retranchent
derrière le rôle qui est le leur, affecte la fonction des institutions
démocratiques et est un obstacle de taille pour la consolidation
démocratique en Géorgie. Malheureusement, les élections sont devenues
de plus en plus une source de crises politiques au lieu d’être un
moyen de les désamorcer, ce qui nuit à la stabilité politique du
pays. Toutes les forces politiques doivent maintenant se concentrer
sur la gouvernance du pays. S'il convient d'éviter les élections
répétées et les boycotts parlementaires, toutes les forces politiques
devraient maintenant s'engager pleinement en faveur d'un système
électoral entièrement proportionnel à compter des prochaines élections
générales. Les amendements constitutionnels et les modifications
du code électoral nécessaires à la mise en œuvre de ce système électoral,
conformément aux accords politiques de 2020 et 2021, devraient faire
l’objet de larges concertations et d'un consensus entre tous les
acteurs politiques.
210. Le climat politique extrêmement polarisé est aggravé par une
indépendance encore fragile d’un pouvoir judiciaire qui peut être
facilement politisé et instrumentalisé. Malgré les progrès notables
réalisés dans le respect de l'État de droit et l'indépendance du
pouvoir judiciaire, la Géorgie doit toutefois poursuivre sans relâche
ses efforts pour garantir pleinement l’indépendance et l’impartialité
de la justice. Comme convenu à l'origine entre toutes les forces
politiques, une évaluation indépendante complète des quatre premières
vagues de réformes judiciaires doit être réalisée, et toutes les
parties prenantes s'engagent à en respecter les conclusions et à
mettre en œuvre les recommandations qui en découlent. Dans ce contexte,
le fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature, qui constitue
un obstacle de taille à la mise en place d'un système judiciaire
véritablement indépendant et impartial, reste une source majeure
de préoccupation. Cette question doit être abordée en priorité.
En outre, comme nous l'avons souligné, la réforme complète de la
loi sur les infractions administratives, qui date de l'époque soviétique,
est attendue depuis longtemps et doit être mise en œuvre sans délai.
211. Si les droits de l'homme sont dans l’ensemble bien respectés,
un certain nombre de faits nouveaux suscitent des préoccupations.
Des efforts supplémentaires et continus sont nécessaires pour traiter
les dysfonctionnements constatés dans le cadre de protection des
droits de l’homme et veiller à ce que les avancées dans ce domaine
soient à la fois solides et pérennes. Les droits des personnes LGBTI
doivent être pleinement garantis et respectés. Les récentes agressions
déplorables contre des personnes LGBTI et leurs organisations doivent
faire l'objet d'une enquête approfondie et leurs auteurs et organisateurs
doivent être traduits en justice. Il ne peut y avoir d'impunité
pour de tels actes et il incombe aux autorités de prendre des mesures
résolues et concrètes à cet égard. L'autonomie et l'indépendance
de tous les mécanismes de protection des droits de l'homme, et notamment
de l'institution du Médiateur, doivent être pleinement respectées
et, le cas échéant, renforcées. À cet égard, nous demandons instamment
à toutes les forces politiques de veiller à ce que la personne qui
succédera à l'actuelle médiatrice, dont le mandat expirera bientôt, soit
nommée de manière impartiale, sur la base du consensus et du soutien
les plus larges possibles au sein de la société géorgienne.
212. De plus, comme indiqué dans ce rapport, il reste des engagements
souscrits lors de l'adhésion qui ne sont pas encore respectés, même
s'ils sont très peu nombreux, et qui doivent être traités avant
que la Géorgie puisse passer à l'étape suivante de la procédure
de suivi.
213. En conclusion, à la lumière de nos constatations, nous recommandons
à l'Assemblée de poursuivre sa procédure de suivi à l'égard de la
Géorgie. Nous espérons que l’attention portée dans ce rapport aux engagements
non honorés et aux problèmes non réglés nous permettra bientôt d’être
en mesure de recommander d’envisager l’ouverture d’un dialogue postsuivi
pour la Géorgie. Nous restons pleinement disponibles et disposés
à aider le pays dans ce processus.