1. Introduction
1. René Cassin a declaré «Il n'y
aura pas de paix sur cette planète tant que les droits de l'homme
seront violés en quelque partie du monde que ce soit». Le co-auteur
de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme a souligné qu’il
ne pouvait y avoir de paix sans justice.
2. La proposition de résolution à l’origine du présent rapport
indique d’emblée que les avancées de la lutte en faveur de l’égalité
entre hommes et femmes en Europe sont «lentes et inégales» et entravées
par des conflits endémiques dans certaines zones. L’égalité globale
entre hommes et femmes tarde à se réaliser, et des événements récents
en Europe ont même fait apparaître une tendance à la régression
là où les droits sociaux, économiques et politiques des femmes sont
remis en cause par des États autoritaires – au Bélarus et en Fédération
de Russie, par exemple, mais pas uniquement. En situation de conflit
et de tension, les droits des femmes sont particulièrement menacés.
3. La proposition rappelle également les liens avérés entre conflits,
inégalités entre hommes et femmes et violences à l’égard des femmes.
En effet, la guerre, les conflits et les tensions exacerbent des
comportements sexistes extrêmement préjudiciables aux femmes et
plus généralement les attitudes hostiles envers les groupes minoritaires.
Déjà répandue en Europe en temps de paix, la violence à l’égard
des femmes constitue un phénomène d’autant plus grave en période
de conflit, où l’intimidation, les violences sexuelles et la violence fondée
sur le genre sont utilisées comme moyens de répression et où les
femmes sont considérées depuis des siècles comme des «cibles faciles».
4. La nouvelle agression de la Fédération de Russie contre mon
pays, l’Ukraine, a commencé le 24 février 2022 alors que je revenais
de ma mission d’information à La Haye des 21 et 22 février. Elle
nous montre brutalement les atrocités que la guerre inflige à toutes
les populations civiles, graduellement, systématiquement et sans
discernement. La guerre soulève de nombreuses questions concernant
la vulnérabilité des femmes, mais aussi leur autonomisation et leur
capacité à changer le cours des choses quand on leur donne la possibilité
d’agir et de s’exprimer. Elle rend aussi plus visible l’absence
de femmes autour de la table des négociations malgré leur statut
de victimes, de parties prenantes ou de militantes, ou leur action en
tant que législatrices nationales et internationales.
5. Lorsque les conflits cessent ou s’estompent, la justice transitionnelle
vise à accompagner un changement de régime et à rompre avec les
environnements qui ont donné lieu à une répression violente. Cela dépend
de la capacité à amener les auteurs de crimes commis pendant le
conflit à répondre de leurs actes, en veillant à ce que ni le temps,
ni «l’amnésie volontaire», ni le changement de régime ne leur permettent d’échapper
à la juste sanction des crimes commis; la société doit obtenir réparation
si l’on veut parvenir à une paix durable. Ces procédures judiciaires
font partie intégrante des processus de paix et de réconciliation,
et les femmes, en tant que premières victimes des conflits, ont
un rôle déterminant à jouer à toutes les étapes de ces processus.
6. Dans ce rapport, je m’efforce de donner un aperçu de la situation
dans l’Europe d’aujourd’hui sous l’angle de la justice et de la
sécurité pour les femmes, pendant et après les conflits, et de formuler
des recommandations quant à la manière dont elles pourraient être
mieux protégées durant les conflits, davantage associées aux négociations
de paix et mieux représentées au cours des procédures de justice
transitionnelle. Les femmes doivent être en mesure de jouer un rôle
plus important à tous les niveaux, y compris au sein des plus hautes
instances décisionnelles, pour créer les conditions d’une réconciliation
pacifique et d’une coexistence future. Pour cela, il faut mettre
fin à la discrimination à l’égard des femmes et des filles dans
les sociétés d’après-conflit et partager et appliquer les bonnes
pratiques en la matière; hommes et femmes doivent travailler ensemble
pour atteindre cet objectif. En finir avec la discrimination est
un moyen d’éviter et empêcher les confits.
2. Bref historique (onusien) de la lutte
en faveur de la participation des femmes aux processus de paix et
de sécurité
7. L’Organisation des Nations
Unies – et en particulier ONU Femmes, avec son programme pour la
justice et la sécurité – a précisé dans ses résolutions et ses directives
les conditions de la place des femmes dans les processus de paix
et de réconciliation, et a œuvré sur le terrain dans tous les pays
du monde touchés par des conflits. Ces travaux, ainsi que leur articulation
autour des Objectifs de développement durable des Nations Unies,
notamment l’Objectif 5: «Parvenir à l’égalité des sexes et autonomiser
toutes les femmes et les filles»
, constituent une référence et un
guide fiables pour orienter l’approche de l’Assemblée parlementaire
en la matière.
8. L’article 27 de la Convention de Genève de 1949 relative à
la protection des personnes civiles en temps de guerre et les Protocoles
additionnels de 1977 prévoient que les femmes seront spécialement
protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre
le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur
pudeur
.
9. La 4e Conférence mondiale des Nations
Unies sur les femmes a adopté, en 1995, le Programme d’action de
Beijing comme feuille de route pour la création de sociétés inclusives
et pacifiques, avec l’égalité entre les femmes et les hommes comme
priorité centrale. «Les femmes et les conflits armés» est l’un des objectifs
stratégiques du programme. Aux termes de la Déclaration de Beijing,
«un environnement qui assure le maintien de la paix mondiale et
la promotion et la défense des droits de l’homme, de la démocratie
et du règlement pacifique des différends, conformément aux principes
du non-recours à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité
territoriale ou l’indépendance d’un pays [...] est un élément important
pour favoriser l’amélioration de la condition de la femme»
.
10. Le Programme de développement durable à l’horizon 2030
a reconnu formellement les liens intrinsèques
entre l’égalité des sexes, le développement durable et la paix.
En 2015, la Résolution 2250 sur la jeunesse, la paix et la sécurité
du Conseil de Sécurité de l’ONU
a souligné que «les jeunes devraient
prendre une part active à l’instauration d’une paix durable et œuvrer
à la justice et à la réconciliation».
2.1. La
Résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations Unies et sa mise
en œuvre dans les États membres
11. La Résolution 1325 du Conseil
de sécurité des Nations Unies sur les femmes, la paix et la sécurité, adoptée
en 2000, est un instrument phare qui vise à encourager la participation
des femmes à toutes les étapes du règlement des conflits et à assurer
leur participation sur un pied d’égalité à la promotion de la paix et
de la sécurité. Elle vise également à mieux protéger les femmes
lors des conflits armés. La mise en œuvre de cette résolution a
été rendue possible par la création de l’Équipe de travail inter-institutions
sur les femmes, la paix et la sécurité, chargée d’élaborer des plans
d’action nationaux (PAN). Chaque pays a son propre plan d’action,
qui porte sur des aspects différents en fonction des questions les
plus urgentes dans le pays
.
12. Les PAN exposent les mesures prises par les gouvernements
pour mettre en œuvre le programme «Femmes, paix et sécurité». Ils
présentent les objectifs et les activités menées aux niveaux national
et international pour assurer le respect des droits humains des
femmes et des filles dans les zones de conflit, prévenir les conflits
armés et la violence, notamment la violence faite aux femmes et
aux filles, et garantir une véritable participation des femmes aux
processus de paix et de sécurité. Plus de 80 pays se sont dotés
d’un plan d’action et certains ont élaboré des PAN de deuxième,
troisième ou même quatrième génération en s’appuyant sur les travaux
antérieurs et sur les enseignements tirés des plans d’action précédents.
Les PAN sont fréquemment alignés sur les plans nationaux de développement,
les politiques d’égalité femmes-hommes et d’autres cadres stratégiques
pertinents.
13. Les PAN varient considérablement en termes de priorités, échéancier,
contenu, budget et cadres de suivi et d’évaluation. Certains sont
aussi mis en œuvre aux niveaux régional et local. Lors de ma visite d’information
à La Haye, j’ai rencontré les membres du comité de pilotage du plan
d’action national des Pays-Bas pour l’application de la Résolution 1325
du Conseil de sécurité des Nations Unies. Le modèle de cadre de mise
en œuvre du plan d’action et de suivi des progrès accomplis défini
par ce pays est exemplaire, notamment en ce qui concerne la coopération
entre les pouvoirs publics et la société civile.
2.2. La
Résolution 1820 du Conseil de sécurité des Nations Unies sur la
violence sexuelle comme arme de guerre
14. En 2008, le Conseil de sécurité
des Nations Unies a adopté une seconde résolution, la Résolution 1820 sur
la violence sexuelle comme arme de guerre. En lien avec le sujet
du présent rapport, tout en dénonçant la violence sexuelle comme
tactique de guerre, la résolution exprime aussi des préoccupations
concernant «les problèmes et obstacles persistants à la pleine participation
des femmes aux entreprises de prévention ou de règlement des conflits,
du fait de la violence, de l’intimidation et de la discrimination,
ce qui entame leur aptitude et leur qualité à participer à la vie
publique au sortir d’un conflit» et reconnaît «que cet état de fait
peut être préjudiciable à la paix, à la sécurité et à une réconciliation
durable, y compris sur la consolidation de la paix après les conflits».
Cette déclaration, qui exprime en quelques mots le potentiel réprimé
des femmes dans nombre de circonstances liées aux conflits, trouve
un écho singulier dans tous les conflits récents; elle prend notamment
une résonance toute particulière au vu du sort tragique réservé
aux femmes en Afghanistan depuis le retour des talibans, après des
années d’autonomisation graduelle, limitée certes, mais mesurable.
La résolution appelle aussi les organes des Nations Unies eux-mêmes
à «inviter les femmes à participer aux débats sur la prévention
et le règlement des conflits, le maintien de la paix et de la sécurité
et la consolidation de la paix au lendemain de conflits, et encourage
toutes les parties à ces débats à faciliter la participation pleine et
égale des femmes à la prise de décisions».
15. Tout comme le viol et d’autres formes de violence sexuelle
ont été commis dans les Balkans, et en Syrie depuis, ces mêmes actes
se répètent aujourd’hui en Ukraine, comme l’atteste le nombre croissant
de rapports depuis que le Kremlin a envahi son voisin le 24 février
2022. Après le retrait des troupes russes des villes et des faubourgs
autour de la capitale, des femmes et des filles se sont adressées
à la police, aux médias et aux organisations des droits humains
pour raconter l’histoire des horreurs qu’elles ont vécues aux mains
des soldats russes. Le viol et la violence sexuelle sont des crimes
de guerre proscrits par le droit international humanitaire; la Procureur
générale de l’Ukraine et la Cour pénale internationale ont annoncé
qu’ils ouvriront des enquêtes sur les allégations de violence sexuelle.
La vérité et la justice seront d’autant plus importantes dans ces
cas, puisque le traumatisme dû à la violence sexuelle est très difficile
à guérir.
2.3. La
contribution d’ONU Femmes au programme sur les femmes, la paix et
la sécurité
16. En 2020, un nouveau Pacte sur
les femmes, la paix et la sécurité et l'action humanitaire a été
adopté et promu notamment lors du Forum Génération Égalité d'ONU
Femmes accueilli par la France et le Mexique. Ce pacte quinquennal
repose sur cinq piliers: financement du programme sur les femmes,
la paix et la sécurité, et égalité des sexes dans les programmes
humanitaires; la participation significative des femmes aux processus
de paix; la sécurité économique des femmes, l'accès aux ressources
et aux autres services essentiels; le leadership et la participation
des femmes dans les secteurs humanitaire, de la paix et de la sécurité;
et la protection des femmes dans les situations de conflit et de
crise, y compris les femmes défenseuses des droits humains
. Fidèle aux méthodes de travail inclusives
d'ONU Femmes, le pacte compte actuellement 161 signataires, dont
des gouvernements, des organisations et réseaux de la société civile,
des entités des Nations Unies, des institutions universitaires,
le secteur privé, des organisations et réseaux de jeunesse et des
organisations internationales ou régionales. Une grande partie de
l'action dans ce cadre est dirigée vers des régions en dehors de
l'Europe, notamment l'Afrique. Néanmoins, d'une part les acteurs européens
sont à la fois partenaires et bénéficiaires du pacte et d'autre
part, sans cette approche globale, la paix ne sera une réalité nulle
part dans le monde.
17. ONU Femmes a été créée en 2010 en tant qu'entité indépendante
des Nations Unies et, à ce titre, son action repose presque totalement
(98 %) sur des contributions volontaires, et selon les termes de
l'organisation elle-même, «De manière générale, le soutien politique
ne s’est traduit en soutien financier que de façon modeste et partielle»
. Les États membres doivent redoubler
d'efforts pour lui garantir des ressources durables.
3. La
Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe et le rôle des femmes
dans les conflits
18. La Convention du Conseil de
l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard
des femmes et la violence domestique (
STCE n° 210, «Convention
d’Istanbul») souligne, dans son préambule, la nécessité d’apporter
une attention accrue aux violations des droits humains subies par
les femmes lors des conflits et aux menaces particulières qui pèsent
sur les femmes même après les conflits. Le Conseil de l’Europe a
toujours œuvré pour établir un dialogue pacifique entre les États
membres et apaiser les tensions, mais son acquis conventionnel est
réaliste; il comporte en effet des dispositions pour la protection
des droits humains en toutes circonstances, y compris dans les conflits.
C’est pourquoi la Convention d’Istanbul énonce clairement qu’elle
s’applique en temps de paix et en situation de conflit armé.
19. La Convention d’Istanbul doit dès lors être respectée et mise
en œuvre en temps de paix comme en temps de guerre. Elle souligne
également l’importance de l’éducation, pour les femmes et les hommes,
sur les stéréotypes et rôles sociaux et sur la résolution non violente
des conflits. Ce type d’enseignement devrait être dispensé dans
les structures éducatives officielles comme informelles; il est
essentiel que les générations futures connaissent les fondements
historiques de la situation des femmes dans la société d’aujourd’hui,
et comprennent la nécessité de renforcer leur autonomie.
20. Le nouveau rapport (en préparation) de la commission sur l’égalité
et la non-discrimination sur la Convention d’Istanbul
traitera
du rôle de l’Assemblée et des parlements nationaux dans la promotion
et la surveillance de la mise en œuvre de la convention. Il soulèvera
certainement la question de savoir comment et dans quelle mesure
le traité assure la protection contre le viol et la violence sexuelle
dans les conflits et leur prévention, ainsi que la protection des
femmes et des filles ayant le statut de réfugiée, qui sont couvertes
par le texte
.
21. En 2010, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe adoptait
la Recommandation CM/Rec(2010)10 sur le rôle des femmes et des hommes
dans la prévention et la résolution des conflits et la consolidation
de la paix
,
en notant d’emblée que «les femmes […] ont moins accès que les hommes
aux ressources, au pouvoir et au processus décisionnel avant, pendant
et après les conflits». Il s’agit d’un texte important qu’il convient
de rappeler dans le contexte présent. Même si son intitulé mentionne
le rôle «des femmes et des hommes», il porte entièrement sur les
questions d’(in)égalité entre les femmes et les hommes et la nécessité
de reconnaître et prendre en compte les inégalités et d’y remédier,
préalable indispensable à toute résolution de conflit. L’autonomisation
des femmes est donc le principal objectif. Je crois que le Comité
des Ministres devrait se pencher sur ce sujet: douze ans se sont
écoulés depuis l’adoption de cette recommandation, et il est temps d’en
préparer et d’en adopter une nouvelle sur les femmes, la paix et
la sécurité, à la lumière des récents événements.
4. Portée,
méthodes de travail et objectifs du rapport
22. Le rapport porte sur trois
grandes questions: les violences et dangers spécifiques auxquels
sont confrontées les femmes pendant les conflits, le rôle des femmes
dans la prévention et le règlement des conflits, et leur contribution
à la réconciliation et à la justice transitionnelle. On pourrait
considérer ces différents volets comme une séquence chronologique
d’événements, ce qui est notamment utile pour examiner séparément
la prévention des conflits et les besoins dans les situations d’après-conflit.
Cependant, tous les expert·e·s avec qui j’ai échangé sur cette question
ont
souligné que pour avoir la moindre chance de succès, les stades «ultérieurs»
des négociations de paix et les plans pour le rétablissement de
la paix doivent être intégrés dans les actions et les politiques
menées dès le déclenchement du conflit.
23. Je pense donc que la prévention des conflits et les négociations
de paix devraient former un tout, ce qui suppose de prendre en compte
à la fois l’éventualité d’une guerre lors des étapes de prévention,
et le fondement et la nature des futurs efforts pour éviter les
conflits lors des pourparlers de paix durant le conflit. Cela assurerait
en outre une meilleure participation des femmes aux négociations.
Les femmes sont en effet les plus actives en matière de prévention
aux niveaux individuel, local, régional et national. Ma propre expérience
est révélatrice, en cet instant, de ce que pourparlers de paix et
plans de réconciliation peuvent aussi être menés parallèlement aux
nécessaires actions défensives ou de représailles, dont l’intervention armée.
Lorsqu’un pays est victime d’une agression armée, les démarches
pour le rétablissement de la paix et les pourparlers de paix ne
sauraient subsister sans cela. Ces initiatives entretiennent toutefois
une lueur d’espoir pour l’avenir et constituent une incitation supplémentaire
pour mettre fin au conflit le plus rapidement possible.
24. L’objectif premier du rapport est de promouvoir le rôle des
femmes dans la prévention et la résolution des conflits. Mes premières
recherches m’ont convaincue que la plupart des accords de paix ne
comportent pas de dispositions relatives aux priorités des femmes
et des filles et à leur sécurité, et qu’ils ne reflètent pas leurs
points de vue sur leur vie et leur communauté. Cette hypothèse s’étant
largement vérifiée, j’ai formulé une recommandation en ce sens dans
le présent rapport.
25. Les six priorités identifiées en 2018 par le Secrétaire général
des Nations Unies en ce qui concerne les femmes dans les processus
de paix donnent des orientations pour de futures recommandations
et ont aidé à définir les domaines méritant une attention particulière.
Ces priorités sont les suivantes:
- veiller
à ce que les femmes soient des décideuses dans les processus de
relance économique;
- protéger les femmes défenseuses des droits humains et
la société civile dans les situations de conflit;
- accroître le financement pour les femmes, la paix et la
sécurité;
- accroître le nombre de femmes au sein du personnel en
tenue dans les opérations de police et de maintien de la paix des
Nations Unies;
- garantir la participation réelle des femmes aux processus
de paix;
- générer et mettre à disposition davantage de données,
de preuves et d’analyses sur les femmes, les conflits et la paix.
26. Le présent rapport s’intéresse à des «moments» particuliers
des processus en cours pendant et après un conflit. La région qui
présente le plus d’intérêt pour l’analyse d’une situation post-conflit
est celle des Balkans, avec notamment les cas de la Serbie, de la
Croatie et de la Bosnie-Herzégovine ainsi que du Kosovo*
. Le conflit
y a pris fin au début des années 2000, mais la société en subit
encore les séquelles et le traumatisme demeure, malgré de nombreuses
actions positives. On observe aussi des signes inquiétants de résurgence
des tendances nationalistes qui avaient causé le conflit (célébration
des «héros de guerre», etc.). J’entendais aussi mettre l’accent
sur la région post-soviétique de l’Europe de l’Est, et examiner
la façon dont les femmes prenaient part aux processus de rétablissement
de la paix et de règlement des conflits et constituaient un moteur
de changement politique en Ukraine. Malheureusement, la situation
a changé du tout au tout depuis que j’ai entrepris mes travaux de
recherche; la guerre a jeté une ombre sur cette région du monde,
anéantissant presque entièrement les efforts déployés pour construire
(et reconstruire) des sociétés pacifiques, et montrant les lacunes
qui font obstacle à l’instauration d’une paix et d’une réconciliation
durables.
27. Pour la préparation de ce rapport, j’ai organisé, le 15 mars
2021, une audition avec la participation de M. Fabián Salvioli,
Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice,
de la réparation et des garanties de non-répétition mandaté par
le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies, et
de M. Kevin Schumacher, directeur exécutif adjoint de l’organisation
Women for Afghan Women. Le 21 mai 2021, j’ai tenu une table ronde
en ligne avec des organisations de la société civile travaillant
avec les femmes dans les Balkans.
28. J’ai également effectué une visite d’information à La Haye
les 21 et 22 février 2022, à la veille du déclenchement de la guerre
dans mon pays, dans le but d’en savoir plus sur le rôle des femmes
aux trois stades du conflit que j’avais identifiés, notamment au
regard des aspects suivants: consolidation de la paix dans le cadre
des activités de prévention, lors de la montée des tensions avant
que le conflit n’éclate; risques et vulnérabilités spécifiques des
femmes durant le conflit, ainsi que leur protection; enfin, nécessité
de ce que l’on donne aux femmes un siège à la table des négociations
et qu’elles puissent faire entendre leur voix sur un pied d’égalité
lors des pourparlers de paix et dans les situations d’après-conflit.
Cette mission m’a fourni des éléments très substantiels pour mon
rapport, en particulier s’agissant de la nécessité de reconnaître
les victimes et d’engager des poursuites contre les criminels si
l’on veut que la réconciliation au sortir du conflit soit effective,
ou même possible. Je profite de cette occasion pour remercier la
délégation néerlandaise à l’Assemblée pour son assistance. Je remercie
aussi notre collègue, Petra Stienen, qui m’a reçue au Sénat et a
organisé un dîner de travail.
5. Etude
de cas: paix et réconciliation dans les Balkans, plus de deux décennies
après le conflit
29. Les pays de l’ex-Yougoslavie
ont connu l’un des conflits les plus meurtriers en Europe depuis
la seconde guerre mondiale – jusqu’à aujourd’hui. Les femmes ont
subi les pires conséquences; le viol a été utilisé comme arme de
«nettoyage ethnique»: selon les estimations, entre 20 000 et 50 000
femmes auraient été victimes de viol. Pourtant, lors de la reconstruction,
non seulement la voix des femmes n’a été que rarement entendue, mais
bien souvent, l’aide fournie par les gouvernements et les organisations
internationales s’est concentrée sur la réinsertion des soldats
et n’a pas accordé une attention suffisante à la situation des femmes.
La table ronde tenue en ligne le 21 mai 2021, organisée par le Bureau
du Conseil de l’Europe à Belgrade, m’a apportée des informations
sur la région qui sont rapportées ci-dessous. Je tiens à remercier
le chef du Bureau, M. Tobias Flessenkemper, pour ses excellents
conseils pour l’organisation de cette table ronde.
5.1. Les
femmes œuvrant pour les femmes et avec les femmes
30. Mme Nina
Popovic, de la Maison des droits de l’homme de Zagreb (B.a.B.e),
Mme Emina Bošnjak, de l’Open Centre de
Sarajevo, et Mme Sonja Stojanović Gajić,
du Centre pour la politique de sécurité de Belgrade, représentaient
des organisations de la société civile de Croatie, de Bosnie-Herzégovine
et de Serbie. Lors de la deuxième partie de la rencontre, saisissant
dans une perspective plus large les évolutions régionales, je me suis
entretenue avec Mme Denisa Kostovicova,
de la London School of Economics and Political Science (LSE), et
avec M. Thomas Osorio, de la faculté de sciences sociales de l’université
de Louvain.
31. L’ONG B.a.B.e a été fondée en 1994, en pleine période de conflit
dans les Balkans, pour protéger les droits humains des femmes. L’ONG,
dont le siège est à Zagreb et qui possède une antenne à Vukovar,
jouit d’une grande notoriété pour sa lutte sans compromis pour le
respect des droits humains de tous les citoyen·ne·s sur un pied
d’égalité, et pour son engagement en faveur de l’égalité entre les
femmes et les hommes. Aujourd’hui, son travail consiste principalement
à organiser des ateliers, à faire campagne auprès des personnes
ayant le pouvoir de décision et à œuvrer en faveur d’une société
plus solidaire et pacifique. L’ONG fournit également des foyers
d’hébergement pour les femmes et les enfants et gère une ligne d’assistance
téléphonique.
32. La plupart des initiatives visant à reconstruire une société
pacifique proviennent d’acteurs du secteur non gouvernemental et
des milieux culturels et artistiques. La majorité des personnes
qui s’engagent dans ces initiatives sont des femmes; il peut s’agir
d’organisations de femmes qui mènent des activités en rapport avec la
Résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations Unies, d’associations
de lutte contre les violences sexuelles et les violences en temps
de guerre, ou encore d’artistes de premier plan, comme Jasmila Žbanić
. Une affaire emblématique connaît
actuellement un grand retentissement dans les médias: la bataille
juridique menée par Fata Orlović contre les institutions de la Republika
Srpska à la suite de la construction illégale d’une église orthodoxe
sur sa propriété qu’elle avait dû fuir à cause de la guerre. L’affaire
est en cours depuis vingt ans.
5.2. Les
relations transfrontalières, des liens distendus vers la coopération
33. En ce qui concerne l’inclusion
sociale en Bosnie-Herzégovine, le Rapport national sur le développement humain
2020 montre que les liens sociaux entre les ethnies se sont affaiblis
au cours de la dernière décennie. Lors d’enquêtes menées auprès
de la population bosniaque, le taux de personnes interrogées déclarant n’avoir
aucun·e ami·e serbe est passé de 55 % en 2009 à 70 % en 2019. Dans
la population serbe, au cours de la même période, le taux de personnes
déclarant n’avoir aucun·e ami·e bosniaque est passé de 49 % à 72 %.
Les structures politiques créées par l’Accord de Dayton, qui se
fondent sur l’appartenance ethnique, ont pour effet d’isoler et
de séparer les peuples constitutifs de la Bosnie-Herzégovine dans
des systèmes administratifs et des espaces sociaux distincts. Avec
le temps, en l’absence de mesures institutionnelles et politiques
fortes, ces tendances négatives rendront le travail de consolidation
de la paix et de réconciliation de plus en plus difficile.
34. Pourtant, le soutien et la coopération entre pairs fonctionnent
bien, en particulier de manière transfrontalière (entre la Serbie
et la Bosnie-Herzégovine, par exemple). La ratification de la Convention d’Istanbul
par les trois Etats (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie) a permis
d’établir des indicateurs de sa mise en œuvre et les réseaux d’ONG
ont pu travailler ensemble en s’appuyant sur les dispositions de
la convention. Le financement de l’Union Européenne a également
aidé la société civile à consolider et à poursuivre son action positive.
D’autre part, l’instrumentalisation par les partis nationalistes
est généralisée et il n’y a pas de réglementation ou de sanctions
imposées au discours révisionniste niant le génocide. Il y a un grand
besoin d’efforts pour s’assurer que le langage public soit basé
sur la vérité du passé.
5.3. Les
effets durables et la résurgence des traumatismes non-résolus
35. Dans ces trois pays des Balkans
la violence faite aux femmes a augmenté dans la région depuis la guerre.
Selon Denisa Kostovicova du LSE: «Quand la guerre s’arrête, la violence
ne s’arrête pas». Malgré quelques difficultés à compiler des statistiques,
il est clair que la violence fondée sur le genre en général, dont le
niveau est déjà élevé dans la région, est exacerbée par la récession
économique, les récentes catastrophes naturelles (tremblements de
terre) en Croatie et la pandémie de covid-19, qui frappent un pays
confronté aux problèmes persistants de la «paix inachevée» et à
la fuite des cerveaux. Au Kosovo*, le nettoyage inter-ethnique pendant
la guerre a été en quelque sorte remplacé par les violences au sein
de la famille (y compris les féminicides) dans la période post-conflit.
À l’heure actuelle, les femmes sont victimes de violence à un âge de
plus en plus précoce.
36. Plusieurs phénomènes ont pu être observés au fil du temps:
par exemple, les femmes victimes de violences durant la guerre ont
passé les deux dernières décennies à s’occuper de leur famille,
souvent en l’absence des hommes tués pendant la guerre, et ce n’est
que maintenant qu’elles se manifestent pour raconter leur histoire
et réclamer justice. Il y a aussi beaucoup de traumatisme transgénérationnel,
dans des familles où les enfants ont été témoins de violence à un
très jeune âge.
37. Emina Bošnjak, directrice de l’Open Centre de Sarajevo, a
décrit la situation en Bosnie-Herzégovine. 25 ans après la fin de
la guerre, la Bosnie-Herzégovine n’a pas vraiment engagé de processus
institutionnel pour se confronter au passé. Des criminels de guerre
ont été publiquement et ouvertement célébrés, les divisions ont
été attisées. Les acteurs institutionnels ont réduit au minimum
les processus de consolidation de la paix, entravés de surcroît
par la pandémie de covid-19. La perpétuation de gouvernements faibles
a rendu les progrès difficiles. L’impunité persistante des criminels
de guerre est également un obstacle sérieux à une paix durable.
38. Thomas Osorio de l’université de Louvain a observé une détérioration
de la gouvernance dans la région, qu’il estime actuellement au niveau
le plus bas depuis la guerre. Les reculs, l’absence de véritable
changement et la montée du nationalisme en sont caractéristiques.
Il y a eu aussi ce qu’il a appelé un «détournement de moralisation»,
qui se traduit par des positions très divergentes sur les héros
et les victimes, et qui rend très difficile la commémoration de
la souffrance d’un seul groupe. Le déni des crimes de guerre est
un problème très grave.
39. Dans ce contexte, j’ai pu attirer l’attention de la commission
sur l’égalité et la non-discrimination sur le besoin de reconnaître
et d’établir les faits sur la violence fondée sur le genre pendant
les conflits lors d’un échange de vues concernant ce rapport. En
2021 l’ONG Média Initiative a conduit douze entretiens avec des femmes
qui ont été incarcérées dans les parties du Donbass occupées par
la Russie (les républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk
). Selon celle-ci, 301 personnes
dont 31 femmes sont retenues ou emprisonnées pour espionnage, constamment
torturées et victimes d’intimidation par le personnel de ces «pénitenciers»
et par d’autres prisonniers. Depuis 2017, toutes les «audiences»
se sont déroulées dans un endroit fermé sans accès pour la famille
ou pour les médias. Les femmes ont été condamnées à de longues peines
d’incarcération pour «activités d’espionnage» et vivent dans des
conditions terribles dans la prison des femmes «Snezhnove», destinée
aux personnes coupables de crimes graves.
5.4. La
participation dynamique des femmes en tant qu’influences dissuasives
40. Mme Kostovicova
a présenté les études qu’elle a menées sur le Parlement croate:
si les femmes sont minoritaires et marginalisées, elles se font
plus entendre que les hommes, notamment sur le thème de la justice
transitionnelle. Les parlements ont la réputation d’être des forums
«masculins», et de confrontation, mais les femmes parlementaires
croates se sont montrées tout aussi antagonistes que les hommes, établissant
des priorités et dépassant les clivages partisans dans l’intérêt
du progrès. Le même type d’étude est en cours pour la Serbie. L’une
de ses conclusions est qu’une dynamique positive en temps de paix
est essentielle pour minimiser les effets des conflits.
41. Les femmes qui ont subi des violences sexuelles et d’autres
formes de torture pendant la guerre sont encore confrontées à de
nombreux obstacles administratifs et juridiques pour obtenir justice;
en Republika Srpska par exemple, les aides et prestations sociales
sont très réduites pour ces personnes. Les femmes qui ont subi des
tortures et qui demandent réparation dans le cadre de procès civils
sont victimes de discrimination et de stigmatisation sociale. Il
y a cependant quelques avancées positives, en 2015, la Cour de Bosnie-Herzégovine
a rendu une série de décisions sans précédent, dans plusieurs affaires
pénales, concernant l’indemnisation des victimes de violences commises
en temps de guerre. À ce jour, 15 décisions définitives ont été
rendues, qui imposent aux auteurs de violences sexuelles commises
pendant la guerre d’indemniser les victimes.
42. Pour reprendre l’exemple de la Bosnie-Herzégovine, on m’a
expliqué qu’afin de combler le fossé entre, d’une part, les femmes
qui se font entendre et s’engagent activement dans la sphère non
institutionnelle ou locale (collectivités locales, milieux artistiques
et culturels, ONG, militantisme individuel) pour obtenir justice
et promouvoir la paix et la réconciliation et, d’autre part, les
niveaux institutionnels (parlement, gouvernement), il est nécessaire
de renforcer la participation politique des femmes jusqu’à atteindre
les niveaux prévus par la loi sur l’égalité entre les femmes et
les hommes au niveau local. La culture de la masculinité, encore
omniprésente au sein du pouvoir politique, doit faire place à une
culture qui donne une nouvelle impulsion au travail en faveur de
la paix et de la réconciliation, et qui dépolitise ces processus.
Sans cela, ce travail restera relégué au second plan et marginalisé
là où il revêt la plus grande importance: la vie politique et institutionnelle
de la Bosnie-Herzégovine.
5.5. Les
conditions pour le changement dans la région: la jeunesse, la stabilité
économique, l’égalité et la démocratie
43. M. Osorio a beaucoup insisté
sur la nécessité d’une «vérité pour la jeunesse», c’est-à-dire que
les jeunes doivent pouvoir constater que justice est faite, que
les États sont engagés dans la réconciliation et que la haine et
les discours de haine ne sont pas autorisés: au contraire, il y
a eu un silence relatif tant dans la région que de la part des organisations
internationales. Les poursuites nationales pour crimes de guerre
ont été inefficaces et le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie
(TPIY) a largement échoué dans sa mission. Le nouvel accord partiel
élargi du Conseil de l’Europe sur un Observatoire de l’enseignement
de l’histoire
aiderait
certainement à établir des lignes directrices et des normes pour
l’enseignement des parties les plus difficiles de l’histoire de
l’Europe comme celle-ci. Le Fonds européen pour la jeunesse du Conseil
de l’Europe pourrait également être invité à accorder la priorité
aux jeunes femmes dans les conflits et à la transmission transgénérationnelle
de la mémoire des conflits.
44. Le coût économique du conflit doit être pris en compte. Les
femmes ont supporté le plus gros du coût du soutien aux familles
et aux communautés pendant la guerre; maintenant elles ont besoin
d’un retour sur leur investissement, avec des opportunités d’emploi
et des aides pour se lancer dans la création d’entreprises. La corruption
est un grave problème dans la région; les criminels sont revenus
et affichent publiquement leur richesse retrouvée.
45. Tous les intervenant·e·s sont convenus que les facteurs économiques
et la lutte contre la pauvreté sont essentiels, que l’égalité entre
les femmes et les hommes est primordiale et qu’il ne saurait y avoir
de réconciliation sans une véritable démocratie. Le «contrôle étatique»
du discours public s’est traduit par la mainmise du pouvoir sur
les médias selon les mêmes lignes et, malheureusement, ce dysfonctionnement démocratique
perpétue les tensions et le risque de nouveaux conflits. Les intérêts
des femmes ont besoin d’être mieux représentés, mais il faut aussi
que les femmes soient les représentantes de toutes les femmes, et
pas uniquement d’une élite très instruite. Tous les pays des Balkans
doivent également reprendre les discussions de réconciliation.
46. La première Marche des fiertés de Sarajevo, tenue le 9 septembre
2019, a été décrite par Emina Bošnjak comme une approche indirecte
intéressante de la consolidation de la paix; le comité d’organisation,
composé de membres de Sarajevo, Banja Luka, Mostar et Tuzla, a voulu
créer une «Marche des fiertés de Bosnie-Herzégovine» dépassant les
clivages ethniques et territoriaux.
47. On peut aussi signaler un exemple positif récent de reconnaissance
d’un crime de guerre: avec intégrité et honnêteté, la nouvelle maire
de Sarajevo, Benjamina Karić, a décidé d’élever sur le site de Kazani
un monument à la mémoire des citoyennes et citoyens serbes tués
pendant la guerre. En Serbie des progrès législatifs substantiels
ont été accomplis, excepté en ce qui concerne les crimes de guerre.
Il existe une permanence téléphonique pour les victimes de violences,
et le gouvernement a mis en place une nouvelle structure d’accompagnement
des femmes, qui est cependant entravée par un manque de confidentialité
dans les procédures. Une des conclusions de mes recherches est que
des gouvernements plus forts sont nécessaires pour que la justice
transitionnelle soit faite.
6. Etude
de cas: La Haye – siège des tribunaux pénaux internationaux et centre
d’initiatives et d’actions pour la consolidation de la paix
48. Aller à La Haye pour une visite
d’information sur ce thème était un excellent choix, étant donné
que la capitale néerlandaise est le siège de nombreuses organisations
et ONG œuvrant dans le domaine du rétablissement de la paix et dans
les situations d’après-conflit, dont certaines travaillent spécifiquement
aux côtés des femmes. J’y ai aussi trouvé des exemples très positifs
de bonnes pratiques au niveau gouvernemental. Cela m’a aussi permis
de faire la transition entre l’examen des activités de la société
civile dans le domaine des processus de paix et la réconciliation
dans des pays en situation de post-conflit, et celui des aspects
juridiques de la poursuite des crimes de guerre, l’identification
et la reconnaissance des victimes, et la punition des auteurs de
crimes. En même temps, j’ai pu mesurer le travail des ONG aux Pays-Bas,
dont la portée et l’assistance s’étendent à l’échelle mondiale,
plutôt que régionale.
49. J’ai pu rencontrer des représentant·e·s de la Cour pénale
internationale et étudier la façon dont la Cour met en œuvre des
mesures sexospécifiques pour toutes les phases de la procédure (poursuites, enregistrement
des témoins, protection des témoins et indemnisation des victimes).
Je me suis aussi entretenue avec le président et plusieurs fonctionnaires
du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles
du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. J’ai également
rencontré des membres du comité de surveillance de l’application
de la Résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations Unies sur
les femmes, la paix et la sécurité, composé de représentant·e·s
du ministère et d’ONG. C’est un excellent exemple de coopération
entre les pouvoirs publics et la société civile en matière de suivi
de l’application de la résolution, qui pourrait et devrait être
appliqué à d’autres traités
50. J’ai également rencontré Vanessa Newby, Directrice du programme
Femmes dans la Sécurité internationale Pays-Bas au campus La Haye
de l’Université de Leiden, et Meka Abdulgebbar, du Conseil consultatif
du programme. Enfin, j’ai participé à une table ronde organisée
au siège de l’Organisation de premier plan, WO=MEN, avec une douzaine
d’ONG qui travaillent avec et pour les femmes dans les domaines de
l’assistance, la protection et la consolidation de la paix, qui
s’est conclue par un déjeuner de travail, organisé par l’ONG Cordaid,
avec quatre femmes afghanes activistes, qui m’ont raconté de leurs
expériences en Afghanistan et depuis leur évacuation en août 2021.
6.1. La
défense de la justice et la sécurité des femmes devant les tribunaux
internationaux
51. Mes visites à la Cour pénale
internationale et au Mécanisme international appelé à exercer les
fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (TPIY, ex-Yougoslavie)
à La Haye m'ont donné un aperçu des défis que représente la poursuite
des crimes de guerre, en particulier en ce qui concerne la violence
basée sur le genre, et de la nécessité de délivrer des jugements
qui offrent une réparation suffisante aux victimes et ont un effet dissuasif
sur les futurs auteurs potentiels.
52. J'ai été impressionnée par l'action récente sur les questions
de genre à la CPI: d'une part, la jurisprudence sur les crimes à
caractère sexuel, qui est assez récente, se construit considérablement,
et des actions telles que l'accélération des procédures pour les
victimes de crimes sexuels et de crimes basés sur le genre, ainsi
que ceux contre les enfants, font partie des objectifs stratégiques.
En décembre 2021, le Procureur a nommé une nouvelle conseillère
spéciale pour les persécutions sexistes, et une nouvelle politique
sur les enquêtes sur les crimes basés sur le genre est en cours
de préparation, qui aura une dimension intersectionnelle. On m'a
rappelé que la violence basée sur le genre est également commise
contre les hommes, par exemple lors de conflits civils où ceux qui
s'opposent à la majorité belligérante sont opprimés. Lors de ma
visite, j’ai notamment rencontré Sanyu Ndagire, Point focal pour
les questions de genre auprès du Bureau du Procureur.
53. Un autre développement a été d’accorder une attention croissante
au rôle des enquêtrices: les témoins et victimes réagissent très
souvent différemment face à des hommes ou à des femmes, ce qui dans
le cas des violences fondées sur le genre peut conduire à une «sous-déclaration».
A la CPI, 41% des enquêteurs sont des femmes, pour un effectif global
composé à 56% de femmes. Parmi les procureurs, 64% sont des femmes.
54. Dans toutes les organisations internationales avec lesquelles
j'ai échangé, j'ai noté une reconnaissance croissante de la nécessité
d'une égalité interne entre les sexes au sein de la structure et
à tous les niveaux. Ceci est vu non seulement comme une garantie
d'équité dans les politiques du personnel – égalité des chances
de recrutement et de carrière, égalité des grilles salariales, etc
– mais aussi, et essentiellement, comme un moyen de permettre des
approches professionnelles et des valeurs de travail différenciées
et équilibrées, et comme une condition préalable à la réussite de
la mise en application des valeurs et des politiques démocratiques
de l'institution elle-même.
55. Le Président du Mécanisme, le juge Carmel Agius, a expliqué
qu'un rapport sur l'égalité des sexes est présenté chaque année
à l'Assemblée générale des Nations Unies. Le Président, le Procureur
et le Greffier sont désignés champions pour l'égalité des sexes,
et alors que dans l'ensemble du personnel la parité est proche,
il reste encore un long chemin à parcourir en ce qui concerne les
juges. Le Président Agius a contribué à façonner la définition du
viol comme crime contre l'humanité, et comme arme de nettoyage ethnique
(filles musulmanes en Bosnie-Herzégovine, mais aussi dans le contexte
du génocide au Rwanda).
56. Cette définition est l'un des héritages des mécanismes résiduels,
sur lesquels la Cour internationale de Justice a fondé ses travaux,
et dont le Statut de Rome s'est également inspiré. Le mécanisme
a servi à souligner la gravité des cas de violence basée sur le
genre et à faire la lumière sur les conséquences durables des conflits
dans la société. Comme je l'ai vu pour les Balkans, ces conséquences
pour les femmes comprennent le deuil (les mères de Srebrenica),
le préjudice moral (destruction de maisons et de lieux importants
tels que les lieux de sépulture), le blâme (les femmes violées sont
soupçonnées de collaboration, ou d'avoir provoqué l'acte) et d'autres
stigmates, qui se traduisent à leur tour par une marginalisation
sociale et économique. Pour les deux tribunaux, il était clair que
la restitution et la réhabilitation des victimes étaient difficiles,
et que l'indemnisation ne pouvait être que symbolique, décrite comme
seulement «suffisante pour essuyer leurs larmes».
57. La discussion avec des responsables au sujet de la nécessité
pour les femmes d'être représentées sur un pied d'égalité devant
les tribunaux fait écho aux développements récents en Ukraine, notamment
la nomination de la première femme Procureur générale, Iryna Venediktova.
S'adressant aux médias américains le 11 avril 2022, elle a expliqué
que son bureau enquêtait sur 5 800 affaires de crimes de guerre
russes, avec de plus en plus de procédures chaque jour. Son approche
consiste à examiner «qui a voulu cette guerre, qui a commencé cette
guerre et qui a continué cette guerre», à travers quatre approches:
enquêtes criminelles, coordination et soutien des enquêtes pour
la CPI (crimes de guerre et crimes contre l'humanité), coopération transfrontalière
des équipes d'enquêteurs (avec la Pologne, par exemple) et soutien
à d'autres enquêtes nationales, y compris par le biais de la compétence
universelle.
58. Le travail de la Commissaire aux droits de l'homme du Parlement
ukrainien (Médiatrice), Liudmyla Denisova, mérite également d'être
mentionné ici. Et parmi les femmes les plus visibles et actives
depuis le début de la guerre, on peut également citer la Vice-première
ministre Iryna Vereshchuk, responsable de la négociation de couloirs
sécurisés pour l’évacuation des civils et les échanges de prisonniers
de guerre
.
6.2. La
politique étrangère féministe – un concept en développement?
59. Selon le Centre for Feminist
Foreign Policy (Centre pour la politique étrangère féministe), une
telle politique constitue «une alternative à la pensée traditionnelle
de la politique étrangère axée sur la force militaire et la domination,
offrant une refonte intersectionnelle de la sécurité du point de
vue des plus vulnérables – les femmes et les autres groupes marginalisés».
Notre collègue Petra Stienen est l’auteur d’un rapport sur le sujet en
2020
.
Au ministère des Affaires étrangères à La Haye, j'ai rencontré le
groupe de travail sur l'égalité de genre et échangé sur la politique
étrangère féministe, et Mme Pascale Grothuis
a expliqué le rôle de la diplomatie dans la consolidation de la
paix. La diplomatie active et l'intégration de la dimension de genre
sont au cœur des activités, tout comme le fait de donner l'exemple
et défendre l'autonomisation des femmes.
7. Conclusions
60. Trouver des solutions qui garantissent
la justice et la sécurité des femmes dans les processus de paix et
de réconciliation est une question complexe qui recèle de multiples
dimensions, à commencer par la garantie de l’égalité dans tous les
domaines. Les femmes doivent non seulement être habilitées à devenir
des leaders, des responsables politiques, mais les rôles qu’elles
assument déjà dans leurs foyers et dans la communauté doivent dans
le même temps se voir attribués une plus grande valeur.
61. Les recommandations que j'ai formulées dans le projet de résolution
s'efforcent d'englober les différentes conditions permettant d'assurer
une place aux femmes dans les processus de paix et de réconciliation
en temps de paix comme en temps de conflit. Il s'agit notamment
de la nécessité d'adhérer aux conventions et outils internationaux
pour la protection, la participation et l'autonomisation des femmes,
y compris la Convention d'Istanbul du Conseil de l'Europe, la Convention
des Nations Unies pour l'élimination de toutes les formes de discrimination
à l'égard des femmes et l’Agenda de l’ONU pour les femmes, la paix
et la sécurité, ainsi que la Résolution 1325 du Conseil de sécurité,
et de s’en servir. La perspective de genre doit figurer dans toutes
les politiques, en tenant compte des besoins des femmes et des filles
pendant les conflits, le rapatriement et la réinstallation, la réhabilitation,
la réintégration et la reconstruction post-conflit. Les femmes doivent
être présentes et actives à toutes les étapes de la construction
de la paix, reconnues non seulement comme victimes de la guerre
mais aussi comme actrices de premier plan du maintien de la paix,
de la défense et de l'action humanitaire entre autres.
62. Mes recherches ont montré que la justice transitionnelle est
une condition préalable à la reconstruction de sociétés pacifiques
et à l'apaisement pour les victimes. Par conséquent, en ce qui concerne
la poursuite des crimes commis pendant un conflit, j'appelle tous
les États membres, y compris le mien, à ratifier le Statut de Rome
de la Cour pénale internationale s'ils ne l'ont pas déjà fait, afin
que les crimes contre l'humanité, les crimes et les agressions de
guerre soient soumis à des poursuites internationales. La collecte
de témoignages de personnes ayant subi des violences sexuelles pendant
un conflit doit être facilitée par un soutien professionnel et des
garanties de confidentialité.
63. Enfin, le travail des institutions indépendantes telles que
les défenseuses et défenseurs des droits doit être encouragé et
les organisations de femmes de la société civile autorisées à mener
à bien leur travail d'accompagnement des femmes qui subissent les
conséquences des conflits – les migrantes, réfugiées et demandeuses
d'asile ainsi que déplacées internes, personnes victimes de violences
basées sur le genre – et de soutien aux femmes victimes de violences
dues à la guerre.
64. Ma visite d’information à La Haye en particulier a fait ressortir
encore plus fortement la nécessité absolue, d'une part, que les
femmes soient présentes et actives dans tous les processus de paix
et de réconciliation, et, d'autre part, de continuer à développer
des pratiques intégrant la perspective de genre qui doivent être
sécurisées par la législation. Les femmes sont déjà décideuses,
meneuses de politiques, communicantes, législatrices et juges, mais
elles doivent être plus nombreuses.