1. Introduction
1. En avril 2017, l’Assemblée
parlementaire a décidé de placer la Türkiye
sous
procédure de suivi. Depuis lors, elle suit de près l’évolution de
la situation dans le pays dans un esprit de dialogue et de coopération
avec les autorités turques. L’Assemblée a accordé une attention
particulière aux défaillances structurelles qui perdurent dans le
fonctionnement des institutions démocratiques de la Türkiye, telles
que mises en évidence par les mécanismes de suivi du Conseil de
l’Europe. Parmi les sujets de préoccupation figurent le manque d’indépendance
du pouvoir judiciaire, la séparation des pouvoirs et les freins
et contrepoids, les restrictions à la liberté d’expression et des
médias, l’interprétation excessivement large de la législation antiterroriste,
la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de
l’homme, les restrictions appliquées à la protection des droits
humains et des droits des femmes, et les atteintes aux droits fondamentaux
des responsables politiques et des (anciens) parlementaires de l’opposition,
des avocats, des journalistes, des universitaires et des militants
de la société civile
.
2. Depuis lors, la coopération entre la commission de suivi,
les rapporteurs de l’Assemblée chargés du suivi et la Türkiye est
restée soutenue, malgré les changements de rapporteurs
et la pandémie de covid-19 qui
a sérieusement entravé les travaux réguliers de ces derniers. En
2018, les corapporteurs de l’Assemblée Mme Marianne
Mikko (Estonie, SOC) et M. Nigel Evans (Royaume-Uni, CE/AD) ont
publié une note d’information faisant suite à leur visite effectuée
dans le pays en mars 2018
, qui portait notamment sur les conséquences
du coup d’État manqué et les mesures disproportionnées (dont les
licenciements massifs de fonctionnaires et les nombreuses fermetures
de médias et d’associations de la société civile) prises dans le cadre
de l’état d’urgence; la création d’une commission d’enquête sur
les mesures de l’état d’urgence ayant vocation à examiner les requêtes
émanant de fonctionnaires limogés ou d’entités contraintes de fermer,
et à leur offrir un recours juridique; et la préparation des élections
législatives et présidentielle de 2018 ainsi que des élections locales
de 2019. Les rapporteurs conviennent du fait que la Türkiye est
confrontée à un niveau élevé de terrorisme que le pays a le droit
légitime de combattre
,
mais ils ont également cherché à savoir si la législation n’a pas
été formulée d’une manière trop vague, qui a des effets néfastes
sur les droits humains.
3. Ces dernières années, des développements politiques inquiétants
ont pesé sur le fonctionnement des institutions démocratiques, et
en particulier sur la capacité des membres de l’opposition politique
à exercer leurs mandats électifs dans un environnement favorable
à la tenue de véritables débats politiques ouverts qui caractérisent
une société démocratique. Face à cette situation, l’Assemblée a
organisé trois débats d’urgence intitulés «Aggravation de la situation
des membres de l’opposition politique en Turquie: que faire pour
protéger leurs droits fondamentaux dans un État membre du Conseil
de l’Europe?» en janvier 2019 (voir la
Résolution 2260 (2019)), «Nouvelle répression de l’opposition politique et
de la dissidence civile en Turquie: il est urgent de sauvegarder
les normes du Conseil de l’Europe» en octobre 2020 (voir la
Résolution 2347 (2020)) et «Le fonctionnement des institutions démocratiques
en Turquie» en avril 2021 (voir la
Résolution 2376(2021)).
4. Des évolutions politiques importantes sont intervenues depuis
le rapport susmentionné de 2017. Les amendements constitutionnels
établissant un système présidentiel ont été adoptés en 2017 par
51,4 % des électeurs, dans le cadre d’un référendum tenu pendant
l’état d’urgence. Le 24 juin 2018, le Président Erdoğan a été réélu
avec 52 % des voix, tandis que la coalition formée par le Parti
de la justice et du développement (AKP) et le Parti d'action nationaliste
(MHP) a remporté la majorité des sièges au parlement. La mission d’observation
électorale de l’Assemblée a estimé que les électeurs ont eu véritablement
le choix lors de ces élections mais que les conditions pour faire
campagne n’ont pas été équitables, étant donné l’avantage indu dont
ont bénéficié le Président sortant et le parti au pouvoir
. En mars 2019, les élections locales
ont marqué un tournant important, l’opposition remportant des grandes
villes, dont Istanbul et Ankara.
5. Au cours de cette période, le pays a dû faire face à de nombreux
défis, tant au niveau national qu’international, notamment sur le
plan économique. La situation est aujourd’hui marquée par une forte inflation
– le taux d’inflation annuel de 80% en août 2022 étant le plus élevé
de ces 24 dernières années
, ainsi que
par une hausse du chômage, une chute du cours de la livre turque
et la présence de près de quatre millions de réfugiés. La Türkiye
a lancé plusieurs interventions militaires (dans le nord de la Syrie,
en Irak et en Libye) et mené des opérations extérieures (en Méditerranée
orientale). Par ailleurs, elle a récemment annoncé l’engagement
d’une nouvelle opération militaire en Syrie (avec laquelle le pays
partage une frontière de 900 kilomètres) visant à établir une zone
tampon de 30 kilomètres de profondeur, le long de la frontière turque
, l'objectif
principal de cette opération, telle que décrite par les autorités
étant «d’éliminer les formations terroristes le long des frontières
de la Türkiye»
. Nous gardons également
à l'esprit le contexte régional instable et le fait que le pays
accueille 4,5 millions de réfugiés
. L’évolution
de la situation concernant la résolution du conflit chypriote bénéficie
également de l’attention des rapporteurs pour le suivi de la Türkiye (cette
question relève du mandat de la sous-commission sur les conflits
concernant les États membres du Conseil de l’Europe) et de la commission
des questions politiques et de la démocratie
.
L’agression de l’Ukraine par la Russie constitue un autre défi,
car la Türkiye entretient des relations tant avec la Russie qu’avec
l’Ukraine: le pays soutient l’intégrité territoriale de l’Ukraine
mais n’applique pas les sanctions prises à l’égard de la Russie,
la politique générale de la Türkiye étant de ne pas se joindre aux
sanctions unilatérales. La Türkiye est restée déterminée à appliquer
les dispositions de la Convention de Montreux concernant le régime
des détroits de 1936 et a fermé le détroit du Bosphore aux navires
militaires; elle a par ailleurs proposé de jouer le rôle de médiateur
lors d’une rencontre entre les ministres des Affaires étrangères
russe et ukrainien organisée le 10 mars 2022 en marge du Forum diplomatique
d’Antalya, a accueilli des négociations directes entre les deux
pays à Istanbul le 29 mars 2022, a facilité la signature, le 22
juillet 2022, de l'accord sur l’exportation de céréales en mer Noire
sous l’égide des Nations Unies (qui a permis la reprise des exportations commerciales
de denrées alimentaires à partir de trois ports ukrainiens clés)
et l'ouverture d'un centre de coordination conjoint à Istanbul pour
mettre en œuvre cet accord. En tant que membre de l'OTAN, la Türkiye exprimée
sa position sur la demande d'adhésion à l'Organisation du traité
de l'Atlantique Nord (OTAN) de la Suède et de la Finlande en raison
de leur prétendue «propagande permanente et soutien aux activités
de recrutement et de financement d'organisations terroristes dans
ces pays»
. Le 28 juin 2022, la
Türkiye, la Finlande et la Suède ont signé un
mémorandum
trilatéral sous les auspices de l'OTAN, afin de répondre aux préoccupations
sécuritaires soulevées par la Türkiye et d'ouvrir la voie à l'adhésion
de la Finlande et de la Suède à l'OTAN.
6. La décision du Président Erdoğan de se retirer de la Convention
du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence
à l’égard des femmes et la violence domestique (
STCE
n° 210, «Convention d’Istanbul») constitue un autre élément
majeur et regrettable. Ce retrait a pris effet le 1e juillet 2021.
La mesure a suscité de vives réactions, aux niveaux national et
international, et a été traitée dans le rapport précédent de l’Assemblée
sur la Türkiye qui a été examiné dans le cadre d’un débat d’urgence.
Depuis lors, la société civile et les organisations de femmes n’ont
cessé de contester cette décision et ont fait part de leur attachement
à la Convention d’Istanbul qui est devenue la référence en matière
de lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence
domestique. Dans le même temps, elles ont assuré avec insistance
que la nouvelle loi dans ce domaine, adoptée par le parlement en
avril 2022, ne sera pas suffisante pour prévenir les féminicides
. Les autorités
ont affirmé que la dénonciation de la Convention n'affectait pas
la structure juridique et administrative mise en place en Türkiye
pour la protection, le soutien et l'autonomisation des victimes
de violence, et notamment la loi n° 6284 sur la protection de la
famille et la prévention de la violence à l'égard des femmes, en
vigueur depuis 2012, qui comprend toutes les mesures de la Convention
d'İstanbul. Ils ont également souligné l'engagement de la Türkiye
à faire preuve d'une tolérance zéro à l'égard des violences faites
aux femmes
.
Il faut s'en féliciter. Néanmoins, nous soulignons combien il est
important de sauvegarder et de renforcer les droits des femmes et
l'égalité entre les femmes et les hommes en Türkiye et réitérons
le souhait sincère de l'Assemblée exprimé dans sa
Résolution 2376 (2021) qu'un moyen soit trouvé pour que la Türkiye réintègre
la Convention d'Istanbul. Nous tenons à souligner l'importance de
la coopération internationale et de l'échange de bonnes pratiques
dans ce domaine, qui n'est possible que dans un cadre international
tel que la Convention d'Istanbul et qui pourrait encore renforcer
l'efficacité des efforts de la Türkiye pour lutter contre la violence
domestique.
7. Depuis mars 2021, plus de 200 requêtes ont été déposées devant
le Conseil d’État par des organisations de la société civile et
des dirigeants politiques, comme Mme Meral
Akşener, présidente du parti IYI (Bon Parti), contestant la légalité
de la décision présidentielle de se retirer de la Convention d’Istanbul.
À une majorité de trois voix contre deux, la 10e chambre
du Conseil d’État a rejeté les demandes de sursis à exécution. Cependant,
selon les deux opinions dissidentes émises par des juges et celles
formulées par des procureurs du Conseil d’État, le Président n’avait
pas le pouvoir de dénoncer des traités internationaux
.
Le 28 avril 2022, au terme de la première audience portant sur six
de ces affaires, le procureur du Conseil d’État a réaffirmé sa position
selon laquelle la décision du Président était illégale. Cette même
position a été réitérée le 7 juin 2022, lors de l’audience consacrée
à l’examen de 15 autres requêtes au Conseil d’État. Le 19 juillet 2022,
la 10e chambre du Conseil d'État a jugé,
par un vote de 3-2, que le décret présidentiel sur le retrait était légal
et ne violait pas la Constitution et les lois turques. Ce verdict
peut faire l'objet d'un appel. Nous continuerons de suivre la situation,
en collaboration avec la rapporteure générale de l’Assemblée sur
la violence à l’égard des femmes, Mme Zita Gurmai
(Hongrie, SOC).
8. Bien d’autres questions relatives à la démocratie, aux droits
humains et à l’État de droit en Türkiye méritent d’être examinées
dans le cadre du présent rapport de suivi sur le pays, le premier
depuis la réouverture de la procédure de suivi à son égard. Cependant,
compte tenu du contexte actuel et en accord avec la commission de
suivi, nous proposons de présenter un premier rapport intérimaire
et de nous intéresser à trois grandes problématiques qui ont eu
une incidence majeure sur le fonctionnement des institutions démocratiques,
à savoir les défis posés à l’État de droit, l’exécution des décisions
de la Cour européenne des droits de l’homme et la préparation des
élections législatives et présidentielle de 2023.
9. Ce rapport s’appuie sur les conclusions des mécanismes de
suivi du Conseil de l’Europe et d’autres grandes organisations non
gouvernementales nationales et internationales, sur les travaux
menés par la commission de suivi depuis la dernière visite effectuée
par les rapporteurs précédents en 2018 (c’est-à-dire quatre échanges
de vues sur les développements récents et trois auditions consacrées
aux élections locales de 2019, à la réforme du système judiciaire
et à la situation des maires démis de leurs fonctions et remplacés), ainsi
que sur nos activités en tant que rapporteurs: des réunions ont
été organisées en ligne en 2021 avec des étudiants, des universitaires,
des représentants du Conseil de l’enseignement supérieur, du ministère
de l’Intérieur et du ministère de la Justice, au sujet des manifestations
à l’université du Bosphore. Nous nous sommes également rendus dans
le pays en mars 2022 dans le cadre d’une visite d’information régulière.
À la suite de la condamnation d’Osman Kavala à la réclusion à perpétuité
sans possibilité de remise de peine, en dépit d’un arrêt antérieur
de la Cour européenne des droits de l’homme demandant sa libération,
la commission de suivi nous a demandé d’effectuer une visite
ad hoc en mai 2022, pour suivre
l’évolution de la situation et en rendre compte. Le 8 août 2022,
nous avons reçu les commentaires sur l'avant-projet de rapport de
la délégation turque auprès de l'Assemblée, en coopération avec
les autorités compétentes de la Türkiye
. Ces commentaires comprenaient
des contributions des autorités et du parti au pouvoir, ainsi que
des partis d'opposition, Parti républicain du peuple (CHP), Parti
démocratique des peuples (HDP) et le parti IYI, qui ont apporté
une contribution utile et constructive à ce rapport.
10. Nous avons constamment souligné qu’il est essentiel d’engager
des discussions ouvertes et constructives avec les autorités turques.
À cet égard, nous tenons à remercier la délégation turque auprès
de l’Assemblée pour son excellente coopération et sa volonté d’apporter
l’assistance et le soutien nécessaires aux rapporteurs dans l’accomplissement
de leur mandat.
2. État de droit
2.1. État
de droit et indépendance du système judiciaire dans le cadre constitutionnel
actuel
11. Comme il en est fait état dans
des résolutions et avis précédents de la Commission européenne pour
la démocratie par le droit (Commission de Venise), l’indépendance
du pouvoir judiciaire en Türkiye suscite depuis longtemps des préoccupations
.
Cette question est devenue encore plus critique en 2017, avec l’adoption
le 16 avril de cette même année, de modifications constitutionnelles
établissant un régime présidentiel par une majorité d’électeurs
(51,4 %) (avec un taux de participation de 85,32 %), au terme d’une
procédure parlementaire expéditive et pendant l’état d’urgence.
Bien que les amendements susmentionnés prévoient l’abolition des
tribunaux militaires – ce dont l’Assemblée s’est félicitée, ils
ont dans le même temps donné lieu à certaines mesures négatives.
À cet égard, il convient de rappeler les problèmes mis en exergue
par la Commission de Venise dans son avis de 2017 sur ces modifications
de la Constitution
, concernant le fonctionnement
du système judiciaire dans ce que les autorités turques avaient
alors décrit comme un «système présidentiel à la turque». Rappelons
brièvement certaines des préoccupations soulevées à l’époque:
12. En ce qui concerne la séparation
et l’équilibre des pouvoirs: la Commission de Venise
a fait observer qu’«[u]n régime présidentiel doit comporter de puissants
freins et contrepoids. Il est essentiel, en particulier, que la
justice y soit forte et indépendante» car les différends entre le
pouvoir exécutif et le pouvoir législatif «doivent souvent être
tranchés par les tribunaux» dans un régime présidentiel. En vertu
de la nouvelle Constitution, le Président de la République aura
la double fonction de chef d’État et de chef de gouvernement. De
plus, les modifications constitutionnelles conduiront «à une concentration
excessive des pouvoirs exécutifs sur la fonction présidentielle
et à l’affaiblissement du contrôle exercé sur cette dernière par
le parlement»
.
13. En ce qui concerne l’affaiblissement
de l’indépendance du pouvoir judiciaire: la Commission
de Venise a précisé que la composition du Conseil des juges et des
procureurs (CJP) posera problème, car les 13 membres seront nommés
soit par le Président (quatre + deux membres
ex
officio, c’est-à-dire le ministre de la Justice
et son
sous-secrétaire, nommés par le Président), soit par le parlement
(sept), ce qui est contraire à la position de la Commission de Venise
et à la Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux
États membres sur les juges: indépendance, efficacité et responsabilités.
De plus, étant donné que le Président appartiendra à une mouvance
politique, son choix des membres du Conseil des juges et des procureurs
«n’aura pas à être politiquement neutre». «Plus aucun membre du
Conseil ne serait élu par ses pairs. Eu égard aux importantes fonctions
du Conseil en ce qui concerne la nomination, la promotion, le transfert,
les mesures disciplinaires et la révocation des juges et des procureurs,
le Président contrôlerait ainsi l’ensemble de la justice. Ce contrôle
exercé sur le Conseil des juges et des procureurs permettrait indirectement
aussi au Président de mieux contrôler la Cour constitutionnelle»
.
14. Par ailleurs, les modifications de la Constitution accroîtraient
l’influence de l’exécutif sur la Cour constitutionnelle avec
le changement de mode de désignation des membres du Conseil des
juges et des procureurs: «Le Conseil élit les membres de la Cour
de cassation et du Conseil d’État. Ces deux juridictions choisissent
deux membres de la Cour constitutionnelle en soumettant trois candidatures
pour chaque siège au Président, qui procède aux nominations
. Ce contrôle
exercé sur le Conseil des juges et des procureurs permettrait indirectement
aussi au Président de mieux contrôler la Cour constitutionnelle
.
15. Dans son dernier rapport, le GRECO a également confirmé ces
conclusions. Rappelant que la nouvelle composition du CJP va à l’encontre
des normes européennes relatives à l’indépendance des conseils de justice,
il a souligné que «le pouvoir exécutif conserve une forte influence
sur un certain nombre de questions clés concernant le fonctionnement
du système judiciaire: processus de sélection et de recrutement
des candidats à la fonction de juge ou de procureur; mutation des
titulaires d’une charge judiciaire contre leur gré; procédures disciplinaires;
et formation des juges. En ce qui concerne la formation des juges
et des procureurs, des conférences consacrées à la Déclaration d’éthique
judiciaire sont déjà données, mais le GRECO a recommandé une formation
plus pratique basée sur des éléments d’orientation plus détaillés,
et une formation séparée pour les juges et les procureurs
. Nous
avons été informés que le CJP a adopté, le 8 mars 2022, une «Directive
sur l'utilisation des médias sociaux» et qu'il travaille à l'élaboration
d'une directive comprenant des exemples concrets de la mise en œuvre
de la Déclaration d'éthique de la magistrature turque. L'Académie
de la Justice de Türkiye organise également des formations sur l'éthique
judiciaire à l'intention des candidats et des juges et procureurs
en exercice
, ce qui devrait être encouragé,
compte tenu toutefois des recommandations du GRECO.
16. Concernant la prévention de la corruption à l'égard des membres
du parlement, des juges et des procureurs (quatrième cycle), le
dernier rapport de conformité du GRECO de mars 2022
a
conclu qu'aucun progrès n'avait été réalisé par la Türkiye: le niveau
de mise en œuvre est resté le même que dans le précédent rapport
publié en 2020
. Le parlement n'a pas encore été
saisi ni n'a examiné un projet de loi sur la conduite éthique des
membres du parlement; la transparence du processus législatif et
les mesures visant à garantir l'intégrité des députés font toujours
défaut. Le GRECO a également rappelé que «les raisons sous-jacentes aux
recommandations du GRECO restent les changements structurels fondamentaux
qui ont affaibli l'indépendance de la justice et ont également conduit
le système judiciaire à apparaître encore moins indépendant des
pouvoirs exécutif et politique qu'au moment de l'adoption du rapport
d'évaluation»
. Ce retard inquiétant
dans la mise en œuvre des recommandations du GRECO doit être traité
de toute urgence afin d'améliorer le cadre de la lutte contre la
corruption, ainsi que la transparence et la responsabilité des institutions
de l'État.
17. En 2017, la Commission de Venise avait estimé que la révision
proposée de la Constitution turque introduirait un régime présidentiel
«dépourvu des freins et contrepoids nécessaires à la prévention
d’une dérive autoritaire». Elle avait précisé que «la teneur des
modifications proposées constitue un périlleux pas en arrière dans
la tradition constitutionnelle démocratique de la Turquie». En résumé,
la Commission de Venise a conclu que les amendements constitutionnels
de 2017 établissant un système présidentiel ne garantissaient pas
la séparation des pouvoirs. De son côté, l’Assemblée a, dans plusieurs
résolutions, appelé à la révision de ces dispositions constitutionnelles
afin de rétablir la séparation des pouvoirs.
18. Le système présidentiel a introduit de profonds changements
dans le système institutionnel turc, et reste un sujet de débat
politique. Les partis d'opposition unis (voir ci-dessous) se sont
engagés à rétablir le système parlementaire s'ils remportent les
prochaines élections. À la lumière des évaluations susmentionnées effectuées
les années précédentes par la Commission de Venise et le GRECO,
le principal parti d'opposition, le CHP, a partagé avec nous son
évaluation du fonctionnement actuel du système politique
:
- Le CHP estime que «les pouvoirs
de contrôle du pouvoir législatif sont devenus dysfonctionnels.
Avec le pouvoir de décret accordé au président, l'autorité législative
qui appartenait exclusivement au parlement a été confiée au président,
perturbant la séparation des pouvoirs au profit de l'exécutif. Les contrôles
législatifs sur l'exécutif ont été effectivement oblitérés. Le pouvoir
de censurer et de poser des questions verbales aux ministres a été
supprimé. Par ailleurs, les enquêtes parlementaires, qui constituaient
l'un des contrôles les plus efficaces du pouvoir législatif, ont
été rendues inopérantes en raison de l'augmentation du quorum. En
outre, le droit budgétaire inaliénable exercé par le législateur au
nom de la nation a été supprimé. Ce droit a été transféré au président,
le budget de l'année précédente prenant effet en cas de rejet du
budget élaboré par le président. Ainsi, les négociations au parlement
et le rejet du budget n'ont aucune conséquence pratique pour l'exécutif»;
- Le CHP a ajouté que «le fait que la Cour constitutionnelle
soit sous pression et menacée par le gouvernement et que presque
tous ses membres soient nommés directement ou indirectement par
le président sape l'indépendance et l'impartialité de la haute cour.
Les nominations à la Cour constitutionnelle sont effectuées pour
des motifs politiques. L'objectif est d'avoir une cour constitutionnelle
soumise à l'exécutif. Les verdicts de la Cour constitutionnelle
ne sont pas appliqués en raison de la pression de l'exécutif et
le Conseil des juges et des procureurs n'impose pas de sanctions contre
les juges des tribunaux inférieurs qui ne respectent pas les verdicts
mentionnés. Ces juges sont même récompensés par le Conseil. De tels
développements oblitèrent le principe de l'État de droit».
19. Commentant notre rapport, le parti IYI a également souligné
que «la Türkiye est un État de droit démocratique avec 150 ans de
parlement et 100 ans de tradition républicaine»: l'IYI mettrait
en place un «système parlementaire renforcé» après une victoire
électorale, avec «une administration d'État basée sur des valeurs
telles que la démocratie, la dignité humaine, la liberté, l'État
de droit et les droits humains».
2.2. Sujets
de préoccupation compte tenu du fonctionnement actuel du système
judiciaire
20. L’État de droit et l’indépendance
du pouvoir judiciaire sont essentiels pour assurer la protection
des libertés fondamentales au moyen de procès équitables et de garanties
procédurales. Le nombre de procès portant sur des questions liées
à la liberté d’expression, à la liberté des médias ou à la privation
de liberté est inquiétant. Les rapporteurs actuels et précédents
de l’Assemblée chargés du suivi ont réagi à plusieurs reprises
à
ce que l’Assemblée a qualifié de harcèlement judiciaire à l’encontre
de personnes issues de divers groupes de la société (responsables
politiques, journalistes, universitaires, étudiants, militants de
la société civile, etc.), qui expriment des avis divergents ou des
opinions critiques, ce qui est parfaitement légitime dans une société
démocratique. Cette tendance méconnaît les principes démocratiques
consacrés par la Constitution turque et la Convention européenne
des droits de l’homme (STE no 5) (qui,
conformément à l’article 90 de la Constitution, prime sur la législation
nationale en Türkiye).
21. Nous avons fait part de ces préoccupations aux autorités.
Celles-ci ont précisé en retour que la Constitution prévoit l’indépendance
du pouvoir judiciaire. Elles ont également rappelé que les révocations massives
de plus de 4 000 juges et procureurs en raison de leur allégeance
présumée au mouvement Gülen – que les autorités turques appellent
«Organisation terroriste Fetullahiste (FETÖ)»
– a eu des répercussions sur
le fonctionnement du système de justice, avec notamment le recrutement
de juges et de procureurs débutants
.
Enfin, elles ont ajouté que les décisions des tribunaux doivent
être traitées dans le cadre du système judiciaire turc.
22. À cet égard, la Commission de Venise et l’Assemblée ont considéré
que la détention provisoire de juges et de procureurs après leur
limogeage collectif était contraire aux normes du Conseil de l’Europe.
Plus récemment, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu
un arrêt dans les affaires
Turan et autres
c. Turquie , qui
portaient sur l’arrestation et le placement en détention provisoire,
à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, de
427 de ces juges et procureurs soupçonnés d’appartenir au mouvement Gülen.
En l’espèce, la Cour a conclu à une violation de l’article 5.1 de
la Convention en raison de l’illégalité de la détention provisoire
initiale des requérants, qui étaient des juges et procureurs ordinaires
et membres de la Cour de cassation et de la Cour suprême administrative
au moment de leur arrestation. La Cour a réaffirmé sa position juridique
et sa jurisprudence concernant le défaut de légalité de la mise
en détention provisoire de membres de l’appareil judiciaire et de
l’interprétation déraisonnable, par les tribunaux turcs, de la notion
de flagrant délit en vue de soustraire aux garanties procédurales.
La position de la Cour avait été précédemment établie dans les requêtes
similaires introduites par des membres de la Cour constitutionnelle,
Alparslan Altan et Erdal Tercan, ainsi que par le juge Hakan Baş,
qui avaient été démis de leurs fonctions.
23. S’agissant de certaines affaires que nous avons suivies de
près, un certain nombre de points ont été abordés avec les autorités:
24. Nous avons rappelé la nécessité pour les juridictions inférieures
de se conformer aux décisions des juridictions supérieures (dont
la Cour constitutionnelle), conformément à la Constitution turque.
Nous restons préoccupés par le fait que les tribunaux inférieurs
ne respectent pas immédiatement les décisions rendues par la Cour
constitutionnelle – comme dans le cas de (l’ancien) député M. Enis Berberoğlu
. Le Comité des Ministres
(dans le cadre de sa surveillance de l’exécution des arrêts rendus
dans les affaires relatives à la violation de la liberté d’expression)
a également fait état de cette situation, notant que «les procureurs
et les tribunaux inférieurs ne suivent pas la jurisprudence des
tribunaux supérieurs et continuent d’engager des poursuites ou de
condamner des journalistes et d’autres personnes, pour des activités
qui devraient être tolérées en tant qu’exercice de la liberté d’expression
protégée par l’article 10». Il a par ailleurs demandé des informations
sur la pratique pertinente des procureurs et des juridictions inférieures
pour lui permettre d’évaluer la situation actuelle
.
25. La question de
l’équité des procédures
judiciaires est très présente, comme en atteste la Cour constitutionnelle,
auprès de laquelle peuvent être déposées depuis 2012 des requêtes
individuelles pour violation des droits consacrés par la Convention
européenne des droits de l'homme. En dix ans, la Cour constitutionnelle
a été saisie de 392 758 plaintes. Quatre-vingt-dix pour cent d’entre
elles ont été rejetées (soit pour des raisons administratives (4 %),
soit au motif d’irrecevabilité (86 %). 80% de toutes les affaires restantes
ont été traitées. Dans 28 402 dossiers (c’est-à-dire 9,1 % de l’ensemble
des plaintes déposées), la Cour a conclu à au moins une violation
de la Convention. Dans 70,8 % de ces affaires, elle a estimé que
le droit à un procès équitable avait été violé
.
En 2021, 60 000 requêtes individuelles ont été introduites devant la
Cour constitutionnelle, ce qui équivaut, comme l’a fait remarquer
son président, au nombre de celles reçues par la Cour européenne
des droits de l’homme la même année
. Cette
tendance s'est confirmée ces dernières années: depuis 2020, la Cour
reçoit un nombre important de requêtes dérivées du "droit à un procès
dans un délai raisonnable" (plus de 39 000 pour le seul premier
semestre 2022); dans près de 90 % de ses arrêts rendus en 2020 et
2021, la Cour constitutionnelle a constaté une violation de ce droit.
C'est pourquoi, le 5 juillet 2022, la Cour a appliqué une "procédure
d'arrêt pilote" et a décidé de reporter les affaires concernées
pour un certain temps à condition que les législateurs prennent
les mesures nécessaires pour faire appliquer l'arrêt.
Nous
ne pouvons que demander aux autorités de procéder rapidement aux
réformes attendues afin de résoudre ce problème systémique.
26. Le recours à des
témoins anonymes a
également suscité des préoccupations. Depuis l’admission du témoignage
anonyme en 2008, cette pratique fait l’objet de controverses dans
les procès politiques en Türkiye
. Le
13 octobre 2020, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé
qu’à moins de disposer d’autres éléments de preuve solides, il n’est
pas possible de condamner légalement une personne mise en cause
sur le seul fondement de déclarations de témoins anonymes
.
27. La question de
l’impartialité du
système judiciaire doit également être abordée. Compte
tenu de l’affaire Kavala, qui a retenu notre attention lors de notre
dernière visite, plusieurs problèmes soulevés par les avocats et
la famille des requérants nous ont interpellés, car ils remettent
sérieusement en cause l’impartialité de plusieurs juges et procureurs
chargés de l’affaire depuis 2013, et ont considérablement ébranlé
la confiance des intéressés dans la procédure et leur attente d’un
procès équitable. Nous souhaitons mettre en exergue certaines des
questions suscitées par cette affaire:
- Muammer Akkas, le procureur qui avait à l’origine mené
les investigations et fait mettre sur écoute des défenseurs des
droits humains, a été révoqué dans le cadre d’une enquête sur les
opérations anticorruption menées du 17 au 25 décembre 2014 [par
des membres présumés du mouvement Gülen] et a fui le pays. Son témoignage
a toutefois été versé au dossier;
- L’un des juges, qui ont condamné M. Kavala à la réclusion
à perpétuité aggravée et ses coaccusés à 18 ans de prison, avait
été candidat à la députation pour l’AKP au pouvoir en 2018 (tandis
que les requérants, dans l’affaire Osman Kavala, étaient membres
du cabinet de M. Erdoğan, alors Premier ministre).
28. L’affaire Kavala suscite également des interrogations quant
aux décisions prises par le Conseil des juges et des procureurs:
- En juin 2019, Galip Mehmet Perk,
le juge qui s’est prononcé contre le maintien en détention de M. Kavala
et M. Aksakoğlu, a été muté dans un autre tribunal par le Conseil
des juges et des procureurs ;
- Les trois juges qui ont acquitté les défendeurs en février 2020,
et dont la décision a été ouvertement critiquée par le Président Erdoğan,
ont fait l’objet d’une enquête par le Conseil ;
- Bafouant son propre principe selon lequel les juges qui
ne se conforment pas aux arrêts de la Cour constitutionnelle ne
peuvent faire l’objet d’une promotion, le Conseil a élevé au rang
de «juge de première classe» Akın Gürlek, qui est à l’origine de
plusieurs condamnations litigieuses controversées et a même passé outre à la décision
de la Cour constitutionnelle dans l’affaire du journaliste Enis Berberoğlu.
Cet avancement a ouvert la voie à sa nomination à la Cour de cassation,
la plus haute juridiction d’appel, et à la Cour constitutionnelle . M. Gürlek
était président de la 14e haute cour
pénale d’İstanbul (qui a rejeté, le 10 mai 2022, le pourvoi formé
par les huit défendeurs). Enfin, tout récemment le 2 juin 2022,
Akın Gürlek a été nommé vice-ministre de la Justice par le Président Erdoğan .
29. Les autorités ont indiqué que certaines de ces problématiques
étaient actuellement traitées dans le cadre de différents plans
d’action, ajoutant qu’une stratégie pour la réforme de la justice
a été mise en place en 2019. Le 2 mars 2021, le Président Erdoğan
a dévoilé le Plan d’action pour les droits humains, qui définit neuf
objectifs, 50 cibles et près de 400 activités à mettre en œuvre
au cours des deux prochaines années. Celui-ci vise notamment à «renforcer
le droit à un procès équitable», à «protéger et à renforcer la liberté d’expression,
d’association et de religion» et à «promouvoir la prévisibilité
et la transparence juridiques». Un conseil de suivi et d'évaluation
a été créé par une circulaire présidentielle le 30 avril 2021
.
Les autorités nous ont fourni des informations détaillées sur son
contenu et sa mise en œuvre et ont indiqué que 40% des activités prévues
avaient été mises en œuvre. Nous nous référons aux informations
spécifiques reçues par les autorités et suivrons leur mise en œuvre.
Nous notons également que le rapport annuel devrait être examiné
par le parlement.
30. Le 8 juillet 2021, les autorités turques ont également adopté
le quatrième paquet judiciaire, notamment un amendement à l’article 100
du Code de procédure pénale qui a introduit l’exigence de disposer
de preuves concrètes justifiant une forte suspicion pour détenir
des personnes. Le Comité des Ministres s’est félicité de cette modification,
mais néanmoins, «compte tenu du nombre croissant de nouveaux arrêts
examinés dans le cadre du groupe d’affaires Nedim Şener», il a invité
instamment les autorités «à prendre des mesures supplémentaires
pour que les autorités judiciaires se fondent sur des éléments de
preuve concrets justifiant un fort soupçon lorsqu’elles placent
des personnes en détention et à fournir des informations sur la
pratique judiciaire actuelle»
.
31. Sur un autre plan positif, les autorités turques et le Conseil
de l’Europe mettent en œuvre plusieurs programmes de coopération
visant à remédier aux problèmes constatés et à améliorer la pratique
juridique, ce qui est essentiel pour renforcer l’indépendance et
l’impartialité du pouvoir judiciaire. Nous saluons par exemple le
projet «Soutenir la mise en œuvre effective des arrêts de la Cour
constitutionnelle turque dans le domaine des droits fondamentaux»,
qui pourrait favoriser une mise en œuvre plus efficace des décisions
de la Cour constitutionnelle par les juridictions inférieures
. Cette coopération
technique illustre bien la manière dont le Conseil de l’Europe et
les différentes parties prenantes représentant les autorités turques
peuvent échanger et rechercher des solutions pour combler les lacunes
structurelles.
2.3. Répercussions
de l’administration de la justice sur la situation dans les prisons
32. Le coup d’État manqué de 2016
qui a été suivi de détentions massives a aussi eu des conséquences pour
le fonctionnement de la justice. Depuis lors, des personnes présumées
appartenir au mouvement Gülen ont continué d’être arrêtées dans
la police, l’armée et d’autres institutions publiques. D’après la
déclaration du ministre de l’Intérieur, M. Soylu, du 22 novembre
2021, 99 962 personnes ont été arrêtées dans le cadre d’opérations
contre les partisans du mouvement Gülen depuis la tentative de coup
d’État. Sont actuellement en prison 22 340 personnes ayant des liens
présumés avec le mouvement, qu’elles purgent une peine ou soient
en détention provisoire. En outre, 25 026 personnes sont actuellement
recherchées pour terrorisme
.
33. Cette évolution a contribué à rendre la situation dans les
prisons encore plus difficile. Actuellement, 319 587 personnes sont
détenues
. D’après les statistiques pénales
annuelles du Conseil de l’Europe sur les populations carcérales
de 2021 (étude dite SPACE I
) et parmi les pays de plus de 300 000 habitants,
la Türkiye était le deuxième pays dans lequel le taux d’incarcération
était le plus élevé au 31 janvier 2021 (325 détenus pour 100 000
habitants) après la Russie (328). La Türkiye a fait état d’une densité
carcérale supérieure à 105 détenus pour 100 places (108 en fait,
ce qui est le signe d’une «forte surpopulation»). Si l’étude SPACE
relève que la pandémie de covid-19 a contribué à la réduction de
la population carcérale en Europe en 2020, confortant une tendance
observée depuis 10 ans dans la plupart des pays européens, la Türkiye
a été le seul pays (de plus de 300 000 habitants) dont la population
carcérale a été en 2021 supérieure à celle de 2011
.
34. La commission des prisons de l’antenne d’Istanbul de l’Association
des droits de l’homme considère que 15 à 20 % environ de ces 300 000
détenus ou presque ont été arrêtés pour des raisons politiques et
sont victimes de graves violations de leurs droits
; ils sont privés de liberté plus
longtemps que les autres détenus purgeant la même peine et sont
soumis à des conditions plus rigoureuses, telles que l’isolement
.
35. Malgré les mesures de libération anticipée prises en raison
de la pandémie (desquelles ont toutefois été exclues les personnes
condamnées ou détenues pour des «charges liées au terrorisme» dont,
notamment
, de nombreux intellectuels,
journalistes, parlementaires, maires élus, représentants de la société
civile ou simples citoyens en détention pour avoir exprimé des opinions
critiques), les établissements pénitentiaires demeurent surpeuplés.
Pendant la pandémie de Covid-19, la loi sur l'exécution des peines
adoptée le 14 avril 2020 avait permis la libération anticipée ou
conditionnelle de 90 000 prisonniers afin d'éviter la propagation
de la pandémie de covid-19 dans les prisons surpeuplées
.
Nous avons été informés que cette législation a été prolongée jusqu'au
31 juillet 2023. En janvier 2022, la présidence turque a alloué
2 milliards de livres turques à la construction de 36 nouveaux établissements
pénitentiaires en 2022, en plus des 383 existants actuellement
. Cette
décision pourrait toutefois avoir pour effet d’augmenter sensiblement
le taux d’incarcération déjà élevé en Türkiye.
36. Dans l’intervalle, nous continuons à recevoir des informations
sur des allégations de torture et de mauvais traitements, comme
le rapporte l’Association des droits de l’homme qui a récemment
apporté la preuve que les détenus souffraient de traumatismes à
la suite de fouilles à nu (désormais appelées «fouilles détaillées»
), de tortures, de mauvais
traitements et de diverses autres violations graves de leurs droits
. D’autres
allégations émanent de la Plateforme pour un pouvoir judiciaire
indépendant qui n’a eu de cesse d’alerter ouvertement sur les agressions
brutales et les mauvais traitements subis par des juges et des procureurs
turcs emprisonnés
.
Le refus du Barreau d’Ankara de rendre public le rapport sur les
allégations de torture de Gülenistes en garde à vue, préparé par
le Centre des droits de l’homme du Barreau, a encore alimenté les
inquiétudes quant à l’étendue du problème
.
37. Nous avons fait part de nos préoccupations au président de
la commission d’enquête parlementaire sur les droits de l’homme
qui effectue des visites d’inspection dans les prisons et qui pourrait
jouer un rôle positif en abordant les questions relatives aux conditions
de détention. Nous croyons aussi comprendre que les autorités pourraient,
dans le cadre de la mise en œuvre du Plan d’Action pour les droits
humains de 2021, favoriser le renforcement de l’Institution des
droits de l’homme et de l’égalité pour qu’elle respecte les Principes de
Paris et soit accréditée en tant que mécanisme national de prévention
de la torture. Nous avons été informés par la suite que le processus
de candidature lancé en juillet 2021 par l'Institution des droits
de l'homme et de l'égalité devrait être examinée par le Secrétariat
du sous-comité d'accréditation de l'Alliance mondiale des institutions
nationales des droits de l'homme au cours du second semestre 2022
.
38. Au Conseil de l'Europe, les allégations de torture et de mauvais
traitements dans les lieux de détention sont contrôlées par le CPT
. Le CPT du Conseil de
l’Europe suit les allégations de torture et de mauvais traitements
dans les lieux de détention. Il a effectué une visite régulière
en Türkiye en janvier 2021 pour examiner le traitement et les garanties
accordés aux personnes privées de liberté par les forces de l’ordre
ainsi que le traitement et les conditions de détention dans les
établissements pénitentiaires. Il a aussi examiné les suites données
à ses recommandations antérieures sur la situation des détenus de
la prison de haute sécurité de type F d’Imralı
. Nous encourageons
les autorités turques à mettre en œuvre les recommandations du CPT,
à traiter la question de l'isolement des détenus
, et à autoriser la publication
de tous ses rapports. Nous avons également pris note de l'engagement
réitéré des autorités en faveur d'une politique de tolérance zéro
à l'égard de la torture
, qui requiert toutefois une
action déterminée et une position ferme. À cet égard, il convient
de noter une décision unanime de la Cour constitutionnelle le 9
août 2022 suite au décès d'Ali İsmail Korkmaz, 19 ans, en 2016,
qui avait été battu à mort par des policiers et des civils lors
des manifestations du parc Gezi en 2013. La famille de M. Korkmaz
avait déposé une requête individuelle auprès de la Cour constitutionnelle,
qui a jugé que M. Korkmaz avait été «soumis à la torture» en violation
de l'article 17 de la Constitution sur l'interdiction de la torture.
Elle a également ordonné à l'État de verser une indemnisation à
la famille et a ordonné la révision du procès du policier Hüseyin
Engin, qui avait été acquitté précédemment. La Cour a également
souligné que «les agents chargés de l'application des lois doivent
respecter la dignité humaine en toutes circonstances»
.
39. La situation des détenus malades en Türkiye est une autre
préoccupation à laquelle il conviendrait de répondre d’urgence.
D’après la déclaration de la commission des prisons de l’Association
des droits de l’homme du 14 décembre 2021, 59 détenus malades au
moins sont décédés depuis le début de 2020, dont sept peu après
le report de l’exécution de leur peine. D’après la déclaration de
l’Association des droits de l’homme du 19 novembre 2021, 1 569 détenus
au moins sont malades, dont 591 gravement. Le nombre de détenus
malades a été multiplié par six en dix ans. Les autorités nous ont
informés que la Türkiye a entre-temps mis en service des établissements
pénitentiaires fermés de type R à Metris, Menemen et Elazığ de manière
à accueillir, réhabiliter et soigner les condamnés et détenus malades
et dépendants
.
40. L’une de ces prisonniers gravement malades est l’ancienne
députée Aysel Tuğluk, qui est détenue depuis 2016 et est atteinte
de démence précoce (voir ci-dessous). Malheureusement, neuf autres
détenus sont décédés dans les prisons turques au cours des trois
derniers mois. Le HDP a aussi fait part de son inquiétude et documenté
la détérioration de la situation des détenus malades en Türkiye
, à laquelle les autorités doivent s’attaquer
d’urgence.
3. Exécution
des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
41. La Türkiye a été parmi les
premiers États à devenir membre du Conseil de l’Europe et a joué
un rôle de premier plan dans l’Organisation. L’évolution des dernières
années a toutefois suscité des inquiétudes quant au respect de ses
obligations. Il s’agit notamment de l’exécution des arrêts de la
Cour européenne des droits de l’homme (supervisée par le Comité
des Ministres) qui est essentielle pour garantir l’efficacité de
la protection des libertés fondamentales et des droits humains.
En février 2022, le Comité des Ministres a lancé une procédure d’infraction
pour non-respect de l’arrêt de la Cour dans l’affaire Osman Kavala.
42. La question est claire. Les autorités turques affirment qu’en
libérant M. Kavala, elles se sont conformées à l’arrêt de la Cour
européenne des droits de l’homme bien que celui-ci ait de nouveau
été arrêté par la suite. La plupart des observateurs estiment que
l’arrêt de la Cour s’applique aux éléments de preuve sur lesquels
la décision judiciaire initiale était fondée, or ces éléments font
largement défaut. Le 11 juillet 2022, la Cour européenne a clarifié
la question et confirmé que la Türkiye n'avait pas exécuté cet arrêt
.
3.1. Faits
et chiffres
43. En 2021, la Türkiye a représenté
21,7 % du nombre de requêtes (contre 15,7 % en 2019 et 19 % en 2020)
et 7 % des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme
en 2021
. Au 31 décembre 2021,
70 150 requêtes étaient pendantes devant une formation judiciaire.
44. Dans son rapport sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour
(2020), le rapporteur de l’Assemblée, M. Constantinos Efstathiou
(Chypre, SOC) a souligné que la Türkiye occupe toujours le deuxième
rang des pays comptant le plus grand nombre d’arrêts non exécutés
de la Cour et reste confrontée à de graves problèmes structurels
ou complexes dont certains durent depuis plus de dix ans. «Cette
situation est probablement due à des problèmes fortement enracinés,
tels que les préjugés persistants à l’encontre de certains groupes
de la société, une organisation nationale inadéquate, l’absence
de ressources nécessaires ou de volonté politique, voire l’existence
d’un désaccord manifeste avec un arrêt de la Cour
». À la fin de 2019, 21 affaires de
référence pendantes depuis plus de cinq ans, sous surveillance soutenue,
concernaient la Türkiye
.
45. Les autorités turques ont souligné que le taux d’exécution
des arrêts de la Cour en Türkiye était élevé (88 %). Elles se sont
aussi opposées à ce qu’elles considèrent comme l’application de
deux poids deux mesures puisque d’autres États membres n’exécutent
pas non plus les arrêts les concernant depuis des années. Elles
ont spécifiquement fait référence à trois arrêts de la Cour européenne
des droits de l'homme contre la Grèce
concernant
la dissolution et le refus d'enregistrement d'associations (portant
le mot "turc" dans leur nom) établies par des personnes appartenant
à la communauté turque de Thrace occidentale. Les autorités ont
souligné que, dans ces trois affaires, la Cour européenne des droits
de l'homme a constaté, en 2007 et 2008, une violation de la liberté
d'association garantie par l'article 11 de la Convention européenne
des droits de l'homme. Bien que les arrêts aient été rendus il y
a plus de dix ans, leur mise en œuvre par la Grèce est toujours
en suspens
.
46. Nous considérons cependant que les affaires de MM. Demirtaş
et Kavala, détenus respectivement depuis 2016 et 2017, sont d’une
nature différente et caractéristiques de la situation des droits
humains en général. Ces détentions provisoires étaient illégales
en l’absence de preuves concrètes. Dans le même temps, elles dissimulaient
un but inavoué (la Cour européenne des droits de l’homme a constaté
une violation de l’article 18 de la Convention), portant ainsi très
gravement atteinte au fonctionnement d’une société démocratique:
la détention de M. Demirtaş visait à étouffer le pluralisme et à
limiter la liberté du débat politique tandis que celle de M. Kavala
visait à le réduire au silence et à dissuader d’autres défenseurs
des droits humains, ce qui a incité l’Assemblée et ses rapporteurs
à demander à plusieurs reprises leur libération immédiate
.
Ces deux affaires sont devenues emblématiques des déficiences du
système judiciaire turc.
47. Dans l'une des affaires contre M. Demirtaş, la Cour constitutionnelle
a estimé le 20 juillet 2022 que les droits de M. Demirtaş avaient
été violés lorsqu'il a été poursuivi pour avoir assisté en 2011
à une manifestation au cours de laquelle des slogans de soutien
au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont été scandés. La Cour
a déclaré que la seule présence de M. Demirtaş aux réunions ne signifiait
pas automatiquement qu'il en était l'organisateur ou le gestionnaire,
ni qu'il était complice des activités de ceux qui agissaient contre
la loi. Le lancement d'un tel procès ne pouvait pas être légitime
en premier lieu (malgré la suspension des poursuites judiciaires
à son encontre à l'époque) au motif que «certains manifestants ont
scandé des slogans et déployé le drapeau de l'organisation terroriste
[PKK] lorsque [M. Demirtaş] était présent à la réunion»
.
48. Si l’on examine les dernières statistiques relatives à l’exécution
des arrêts (mars 2022), il conviendrait de tenir compte de certains
critères supplémentaires pour dresser un tableau objectif du respect
des obligations de la Türkiye. La situation est différente en ce
qui concerne l’exécution dans les affaires de référence (qui exige
des mesures législatives et autres des États membres pour éviter
que la même violation ne se reproduise et qui sont plus difficiles
à clore) et l’exécution des affaires répétitives: à la suite de
la nouvelle approche adoptée par le Comité des Ministres en 2018,
les affaires répétitives sont closes lorsqu’aucune mesure individuelle
n’est requise ou ne peut être prise (poursuites prescrites par exemple).
De ce point de vue, si globalement la Türkiye a clos 88 % de l’ensemble
des affaires (le pays se classe au 23e rang
sur 47 États membres), 91 % de ces dernières étaient des affaires
répétitives (25e rang), mais 63 % seulement
étaient des affaires de référence (39e rang
sur 47 États
).
49. En outre, la révocation de milliers de fonctionnaires (environ
130 000) après le coup d’État manqué pour leurs liens présumés avec
le mouvement Gülen devrait donner lieu à de nombreuses saisines
de la Cour. Ces fonctionnaires ont été révoqués après le coup d’État
en application de décrets d’urgence. Ils ont pu contester cette
décision devant la commission d’enquête sur l’état d’urgence (ces
contestations n’ont pas abouti dans la grande majorité des cas)
et devant les tribunaux nationaux, ce qui a ouvert la voie à l’épuisement
des recours internes. La Cour européenne pourrait devoir faire face
à de nombreuses affaires, ce qui risquerait d’entraver sérieusement
son fonctionnement.
50. Nous avons partagé nos points de vue avec les autorités turques
et souligné que l’exécution des arrêts de la Cour est au cœur de
la protection des droits fondamentaux et que ces arrêts doivent
être respectés par les autorités, y compris par toutes les branches
du pouvoir judiciaire. À titre d’exemple positif, nous rappelons que
la Cour de cassation a décidé de la libération du journaliste et
romancier de renom Ahmet Altan (détenu depuis 2016) le 14 avril
2021, c’est-à-dire le lendemain du jour où la Chambre de la Cour
européenne des droits de l’homme avait estimé, dans deux arrêts,
que les droits à la liberté d’expression, à la liberté et à la sécurité
d’Ahmet Altan et de Murat Aksoy avaient été bafoués en l’absence
de preuves, de soupçon raisonnable et d’accès à leur dossier
. Nous notons également que,
dans le sillage de l'affaire Kavala, l'opposition a demandé l'application
des arrêts de la Cour
.
3.2. Affaire
du philanthrope Osman Kavala: arrêt de la Cour européenne des droits
de l’homme, recours en manquement et procédure interne
3.2.1. Informations
générales sur l’affaire de M. Kavala et de ses co-accusés dans le
contexte des manifestations de Gezi
51. L’affaire de M. Kavala et de
ses co-accusés trouve son origine dans les manifestations de Gezi
de 2013. Des millions de personnes ont manifesté dans la rue pendant
des semaines, initialement contre un plan d’aménagement urbain touchant
le parc de Gezi sur la place Taksim, puis contre de nombreuses préoccupations,
dont la liberté de la presse, d’expression et de réunion. Certaines
manifestations ont dégénéré, avec un usage disproportionné de la
force par la police. Onze personnes ont été tuées et des milliers ont
été blessées. En juillet 2013, 26 personnes, dont Mücella Yapıcı
de l’Ordre des architectes et Ali Çerkezoğlu de l’Ordre des médecins
d’Istanbul, ont été arrêtées puis relâchées. En mars 2014, elles
ont toutefois fait face à un procès pour «fondation et direction
d’une organisation» (de protestation). Les parties lésées plaignantes
dans cette affaire faisaient partie du 61e cabinet
formé en 2011
.
52. Le philanthrope Osman Kavala a été arrêté en 2017 et placé
en détention. Il a été inculpé en 2019 au motif qu’il aurait organisé
et financé les manifestations de Gezi de 2013 (sur la base de l’article
309 du Code pénal, tentative de renversement du gouvernement). L’acte
d’accusation de 657 pages qualifie les manifestations de Gezi d’«insurrection
en vue d’un coup d’État» tandis que les défendeurs ont été accusés d’«avoir
organisé et financé les manifestations», inculpés de «tentative
de renversement du gouvernement», de «dommages aux biens», de «dommages
aux lieux de culte et aux cimetières», de «violation de la loi sur
les armes à feu, les couteaux et autres outils», de «pillage aggravé»
et de «violation de la loi sur la protection des biens culturels
et naturels».
53. Le 18 février 2020, tous les prévenus (à l’exception de ceux
qui étaient à l’étranger) ont été acquittés (sur la base de l’article
309). M. Kavala a été libéré mais de nouveau immédiatement arrêté
en exécution d’un ordre de placement en détention émis par le procureur
général d’Istanbul le même jour pour cette fois des accusations
d’espionnage (article 328 du Code pénal) dans le cadre d’une enquête
sur la tentative de coup avortée de juillet 2016. Le 8e tribunal
pénal d’Istanbul l’a placé en détention provisoire le 19 février
2020. Le 23 janvier 2021, la cour d’appel a annulé les verdicts
d’acquittement dans le procès de Gezi, expliquant que les éléments
de preuve tels que les messages des prévenus postés sur les médias
sociaux, les déclarations à la presse et les slogans scandés n’avaient
pas été pris en compte dans le rendu du jugement
.
54. Un nouveau procès a donc été organisé. Le 25 avril 2022, la
13e Haute Cour pénale a condamné Osman Kavala
à une peine de réclusion à perpétuité aggravée, sans possibilité
de libération conditionnelle, pour financement de la manifestation
de Gezi. M. Kavala a été acquitté du chef d’espionnage. Sept de
ses co‑accusés, à savoir Mücella Yapıcı, Çiğdem Mater, Mine Özerden,
Ali Hakan Altınay, Can Atalay, Tayfun Kahraman et Yiğit Ekmekçi,
ont été condamnés à 18 ans de réclusion chacun pour «tentative de renversement
du gouvernement par la force» en lien avec les manifestations antigouvernementales
du parc de Gezi de 2013, et incarcérés dans les prisons Silivri
et Bakirkoy d’Istanbul. Le 10 mai 2022, la 14e Haute Cour
pénale d’Istanbul a rejeté les appels des co-accusés à l’unanimité
et estimé que la décision du 25 avril 2022 ne comportait aucune
faille, que ce soit sur le plan juridique ou sur celui de la procédure
.
Les co‑accusés sont tous des architectes, des intellectuels et des
militants de premier plan de la société civile, et non des responsables
politiques. L’un des co-accusés, Ali Hakan Altınay, est le directeur
de l’École d’études politiques du Conseil de l’Europe, créée en
2014 sous les auspices de ce dernier. Sa condamnation et sa détention
sont d’autant plus choquantes.
3.2.2. Recours
en manquement: rappel des faits et situation actuelle
55. Osman Kavala a saisi la Cour
européenne des droits de l’homme en 2018. Dans son arrêt du 10 décembre
2019 (définitif en mai 2020), la Cour a conclu que l’arrestation
et la détention provisoire avaient eu lieu en l’absence de preuves
propres à permettre de conclure de manière plausible qu’il existait
un soupçon raisonnable à l’appui des accusations portées d’avoir
commis une infraction (violation de l’article 5.1 de la Convention)
et également qu’elles poursuivaient un but inavoué, à savoir le
réduire au silence et dissuader les autres défenseurs des droits
de l’homme (violation de l’article 18 combiné avec l’article 5.1).
La Cour a en outre estimé que le délai d’examen par la Cour constitutionnelle
du recours du requérant concernant sa détention (un an, quatre mois
et 24 jours) ne saurait être considéré comme «bref» étant donné
que sa liberté personnelle était en jeu (violation de l’article
5.4)
.
56. Le 1er septembre 2021, un tribunal
a décidé de prolonger la détention de M. Kavala malgré six décisions et
une résolution intérimaire du Comité des Ministres appelant à sa
libération, ce que la Commissaire aux droits de l’homme, Dunja Mijatović,
a considéré comme un mépris des droits de l’homme et de l’État de
droit
.
57. Le 2 février 2022, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
a décidé de lancer un recours en manquement contre la Türkiye en
raison de la non-exécution de l’arrêt de la Cour européenne des
droits de l’homme dans l’affaire Kavala et a renvoyé l’affaire à
la Cour européenne des droits de l’homme qui devrait revoir le dossier
d’Osman Kavala et rendre son jugement définitif plus tard en 2022.
Il est rare que le Comité des Ministres prenne la décision de lancer
la procédure de recours en manquement, il ne l’a fait qu’une fois dans
l’affaire d’Ilgar Mammadov, lequel a toutefois été libéré pendant
la procédure, ce qui montre à quel point cette affaire est devenue
grave.
58. Lors de notre visite d’information régulière en Türkiye en
mars 2022, nous avons discuté de l’exécution de l’arrêt Kavala avec
plusieurs interlocuteurs. Les responsables étaient d’avis que l’arrêt
de la Cour avait été exécuté (car M. Kavala avait été libéré en
février 2020). Cela étant, la nécessité de trouver une solution conforme
aux exigences légales pour régler cette affaire au sein du système
judiciaire turc et éviter un recours en manquement douloureux a
fait l’objet d’un certain consensus ou d’une certaine compréhension.
59. La décision du 25 avril 2022 de la 13e Haute
Cour pénale de condamner M. Kavala à la prison à vie a donc été
un choc; le Président de l’Assemblée, Tiny Kox, a appelé à une libération
sans délai de M. Kavala
. Le
verdict (condamnation à 18 ans de prison) prononcé contre les co-accusés
de M. Kavala et leur détention immédiate ont aussi été choquants.
La commission de suivi a décidé le lendemain matin de reporter sa
réunion prévue les 23 et 24 mai à Ankara et a demandé aux rapporteurs
chargés du suivi de la Türkiye de se rendre dans le pays et de lui
rendre compte à sa prochaine réunion des faits nouveaux dans cette
affaire.
60. Lors de la visite ad hoc que
nous avons effectuée du 18 au 20 mai 2022 à Istanbul et à Ankara,
nous avons rencontré les avocats de M. Kavala et de ses co-accusés,
les membres de sa famille ainsi que le vice‑ministre de la Justice.
Nous regrettons de ne pas avoir pu nous rendre à la prison Silivri
pour nous entretenir avec M. Kavala. Nous avons exprimé notre consternation
face à la peine de réclusion à perpétuité aggravée prononcée à son
encontre le 25 avril 2022, qui défie de manière flagrante l’arrêt
rendu en 2019 par la Cour européenne des droits de l’homme. Les
autorités ont fait valoir que l’arrêt avait été exécuté, car M. Kavala
avait été libéré (le 19 février 2020). Cependant, après avoir pris
connaissance des arguments juridiques des deux parties, il nous
est difficile de souscrire à ce récit: il nous a semblé clair que
des éléments jugés insuffisants par la Cour de Strasbourg pour justifier
ne serait-ce qu’une détention provisoire avaient néanmoins servi
de base à la condamnation la plus sévère possible en première instance,
ce qui équivaut à un mépris manifeste des conclusions de la Cour
européenne des droits de l’homme. L’arrêt de la Cour s’appliquait
aussi à l’acte d’accusation ultérieur sur la base duquel l’intéressé
a de nouveau été arrêté. Parallèlement, nous avons aussi noté qu’il
n’y avait pas eu de plaintes concernant les conditions de détention.
61. Le 2 février 2022, le Comité des ministres a renvoyé l'affaire
à la Cour européenne des droits de l'homme pour évaluer si l'arrêt
dans l'affaire Kavala a été exécuté ou non. Le 11 juillet 2022,
la Cour européenne des droits de l'homme a rendu son deuxième arrêt
dans l'affaire Kavala, jugeant que «la Türkiye a manqué à l'obligation
qui lui incombe en vertu de l'article 46.1 [force obligatoire et
exécution des arrêts] de se conformer à l'arrêt rendu le 10 décembre
2019, qui invitait le Gouvernement à mettre fin à la détention du
requérant et à obtenir sa libération immédiate». La Cour a souligné
que «s'agissant de ce nouveau chef d'espionnage militaire ou politique
(article 328 du code pénal), il ressortait de l'ordonnance du 9
mars 2020 renvoyant M. Kavala en détention provisoire et de l'acte
d'accusation du 28 septembre 2020 que
les soupçons d'espionnage avaient été fondés sur des faits similaires,
voire identiques, à ceux que la Cour avait déjà examinés dans l'arrêt Kavala». La
Cour a donc conclu que ni les décisions
de détention de M. Kavala ni l'acte d'accusation ne contenaient
de faits substantiellement nouveaux susceptibles de justifier ce
nouveau soupçon. Comme lors de la détention initiale
de M. Kavala, les autorités chargées de l'enquête avaient à nouveau
fait référence à de nombreux actes accomplis en toute légalité pour
justifier son maintien en détention provisoire, nonobstant les garanties
constitutionnelles contre la détention arbitraire. (c'est nous qui
soulignons).
62. La Cour a constaté que la Türkiye avait pris certaines mesures
en vue de l'exécution de l'arrêt de chambre du 10 décembre 2019
et avait également présenté plusieurs plans d'action. Elle a toutefois
relevé qu'à la date à laquelle le Comité des Ministres l'avait saisie,
et malgré trois décisions ordonnant sa mise en liberté sous caution
et un jugement d'acquittement, M. Kavala était toujours en détention
provisoire depuis plus de quatre ans, trois mois et quatorze jours.
La Cour estime que les mesures indiquées par Türkiye ne lui permettent
pas de conclure que l'État partie a agi de «bonne foi», d'une manière
compatible avec «les conclusions et l'esprit» de l'arrêt Kavala,
ou d'une manière qui aurait rendu concrète et effective la protection des
droits de la Convention que la Cour a estimé avoir été violés dans
cet arrêt
.
63. Dans une déclaration conjointe prononcée le même jour, le
ministre irlandais des Affaires étrangères et président du Comité
des Ministres du Conseil de l'Europe, Simon Coveney, le président
de l'APCE, Tiny Kox, et la Secrétaire générale du Conseil de l'Europe,
Marija Pejčinović Burić, se sont félicités de cet arrêt qui clarifie la
question de la mise en œuvre du jugement Kavala, ont renouvelé leur
appel à la libération immédiate de M. Kavala et ont exhorté la Türkiye,
en tant que Partie à la Convention, «à prendre toutes les mesures nécessaires
pour exécuter l'arrêt»
.
64. Kavala a estimé que cette décision «donnerait de la force
aux membres du système judiciaire turc qui continuent d'agir dans
le respect de l'État de droit malgré les pressions politiques»
.
65. Les autorités turques n'ont toutefois pas tenu compte de cet
arrêt et ont estimé que la Cour européenne des droits de l'homme
avait agi «comme s'il s'agissait d'un tribunal de première instance
en ne tenant pas compte des procédures internes en cours et n'a
pas évalué l'affaire sur une base équitable. Ainsi, la Cour a une
fois de plus remis en question la crédibilité du système européen
des droits de l'homme». Ils ont également souligné que la condamnation
de M. Kavala du 25 avril 2022 n'est pas définitive et qu'elle fait
actuellement l'objet d'un contrôle judiciaire; les procédures judiciaires
internes indépendantes doivent être respectées et tout acte susceptible
d'y porter atteinte doit être évité
.
66. Tant que le jugement n’est pas définitif, ces personnes restent
détenues et ne sont pas définitivement condamnées. Elles attendent
un jugement motivé de la cour pour faire appel (cour régionale d’appel,
Cour de cassation et éventuel recours devant la Cour constitutionnelle).
Nous avons précisé que la solution dans l’affaire Kavala est entre
les mains du système judiciaire turc, qui a la capacité de trouver
une solution juridique conforme à l’arrêt de la Cour européenne
des droits de l’homme, dans le respect du droit international, et obtenue
sans pression politique ni ingérence indue. Nous avons aussi exprimé
l’espoir que les juridictions de degré supérieur feront preuve d’une
interprétation plus diligente de l’arrêt de la Cour européenne
.
Dans l'intervalle, nous suivrons les travaux du Comité des Ministres.
67. De même, nous suivrons de près les cas des coaccusés de M. Kavala
qui ont été condamnés à 18 ans de prison en relation avec l'affaire
de M. Kavala. Trois de ses coaccusés – Tayfun Kahraman, Mücella
Yapıcı et Can Atalay – avaient saisi la Cour constitutionnelle.
Le 18 août 2022, la Cour a jugé que le droit à la liberté d'expression,
le droit de manifester et la liberté d'organisation des requérants
n'avaient pas été violés, affirmant que les arguments des requérants
étaient «manifestement mal fondés». Les avocats des requérants ont contesté
la légalité de la décision, car elle a été signée par İrfan Fidan
(qui avait exercé les poursuites dans plusieurs affaires importantes,
dont le procès du parc Gezi lui-même) et Selahaddin Menteş (un ancien
sous-secrétaire du ministère de la Justice)
.
3.3. L’affaire
Selahattin Demirtaş
68. L’Assemblée a aussi suivi l’affaire
de l’ancien coprésident du HDP, Selahattin Demirtaş, en prison depuis 2016
pour faits de terrorisme. En décembre 2020
, la Grande Chambre a statué
que M. Demirtaş était détenu en l’absence d’éléments de preuve à
l’appui d’une raison plausible de soupçonner le requérant d’avoir commis
une infraction (violation de l’article 5.1 et 5.3) et que son arrestation
et sa détention provisoire avaient pour but inavoué d’étouffer le
pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique (violation
de l’article 18 combiné avec l’article 5).
69. En mars 2022, le Comité des Ministres a rappelé que la Cour
avait déclaré que la Türkiye devait prendre toutes les mesures nécessaires
aux fins de la libération immédiate du requérant, mais devait s’acquitter
de son rôle en vertu de l’article 46.2 de la Convention compte dûment
tenu de l’évolution de la situation du requérant. Dans ce contexte,
il a pris note «des nouveaux éléments de preuve et allégations évoqués
par les autorités et invoqués par la juridiction interne pour maintenir
le requérant en détention au motif que ces nouvelles preuves et
allégations sont en substance différentes de celles examinées par
la Cour dans son arrêt; [a estimé] que dans ces circonstances, des
informations supplémentaires sur cette question sont nécessaires
avant que le Comité puisse procéder à une évaluation décisive sur
les mesures individuelles requises pour remédier aux violations
constatées par la Cour; [a encouragé] les autorités à prendre toutes
les mesures possibles pour que la Cour constitutionnelle prenne
une décision sur la détention continue du requérant, dans les plus
brefs délais et en tenant pleinement compte des conclusions de la
Cour dans cette affaire, notamment de son raisonnement au titre
de l’article 18 de la Convention.»
.
70. En juin 2022, à la lumière des «nouveaux éléments de preuve
et allégations mentionnés par les autorités», le Comité des Ministres
a demandé des informations supplémentaires avant de pouvoir faire
son «évaluation décisive sur les mesures individuelles requises
pour remédier aux violations constatées par la Cour» et a réitéré
ses demandes concernant l'examen de la plainte de M. Demirtaş par
la Cour constitutionnelle «sans plus tarder et d'une manière compatible
avec l'esprit et les conclusions de l'arrêt de la Cour, y compris
en particulier son raisonnement au titre de l'article 18 de la Convention».
Le Comité des Ministres a également exhorté les autorités à prendre
«des mesures efficaces pour renforcer l'indépendance structurelle
du Conseil des juges et des procureurs afin d'assurer la pleine
indépendance du pouvoir judiciaire, en particulier par rapport au
pouvoir exécutif, en s'inspirant des normes pertinentes du Conseil
de l'Europe» et à adopter «des mesures concrètes, législatives et
autres, susceptibles de renforcer la liberté du débat politique, le
pluralisme et la liberté d'expression des élus, notamment des membres
de l'opposition».
Nonobstant
les discussions actuelles au sein du Comité des Ministres, nous
pensons que M. Demirtaş doit être libéré.
3.4. Exécution
des arrêts de la Cour concernant l’immunité parlementaire
71. La Cour a aussi décidé dans
l’affaire Demirtaş que la levée de l’immunité parlementaire du requérant
et la manière dont le droit pénal avait été appliqué pour sanctionner
le requérant pour des discours politiques n’étaient pas prévisibles
et prescrites par la loi (article 10) et que sa détention qui en
avait résulté avait rendu effectivement impossible la participation
du requérant aux activités de l’Assemblée nationale (article 3 du Protocole
additionnel à la Convention STE no 9)
.
Cette question renvoie à la levée des immunités de 139 députés à
la suite de l’adoption d’une modification constitutionnelle du 20 mai
2016, décision critiquée par la Commission de Venise et l’Assemblée.
La Cour avait statué dans une affaire concernant notre ancienne membre,
Filiz Kerestecioğlu Demir, que la levée de l’immunité parlementaire
de la requérante était contraire au droit à la liberté d’expression
(article 10)
.
72. En février 2022, la Cour a rendu une autre décision importante
concernant la levée des immunités parlementaires de 40 députés du
HDP
, confirmant
la violation de l’article 10 (liberté d’expression) dans le cas
de ces députés dont les immunités parlementaires avaient été levées,
ce qui avait conduit à des poursuites pénales contre eux. Quatorze
ont été placés en détention provisoire.
73. Nous espérons que les autorités turques exécuteront ces arrêts
et remédieront aux conséquences des violations de la Convention
qui ont eu des effets majeurs sur la vie politique de la Türkiye.
3.5. Exécution des arrêts concernant la
liberté d’expression et dispositions du Code pénal
74. Les arrêts rendus par la Cour
en matière de liberté d’expression sont un autre domaine qui mérite
d’être examiné. Cette question a été une source récurrente de préoccupation
et a été soulevée par l’Assemblée dans plusieurs résolutions dénonçant
les restrictions subies par des responsables politiques et, plus
généralement, par ceux qui expriment des opinions dissidentes. Les
poursuites et les condamnations ont souvent reposé sur des dispositions
du Code pénal que la Commission de Venise a jugées problématiques
ainsi que sur l’interprétation très
large de la loi antiterroriste. Le Comité des Ministres, qui supervise
nombre de ces affaires, a instamment demandé aux autorités, en mars
2022, «une fois de plus, de modifier l’article 301 du Code pénal à
la lumière de la jurisprudence claire de la Cour» et «d’envisager
d’autres modifications législatives du Code pénal et de la loi relative
à la lutte contre le terrorisme, par exemple en étendant l’amendement
de 2019 de l’article 7 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme
à d’autres dispositions, afin de préciser que l’exercice du droit
à la liberté d’expression ne constitue pas une infraction»
.
75. Le Comité des Ministres a aussi instamment demandé aux autorités
turques «compte tenu du nombre inquiétant de poursuites et de condamnations
au titre des articles 125 et 299 du Code pénal et de
l’émergence d’un consensus européen en faveur
de la dépénalisation de la diffamation du chef de l’État» (c’est
nous qui soulignons) d’«envisager de modifier l’article 125 et d’abroger
l’article 299 conformément à la jurisprudence de la Cour»
.
76. Il est important de garantir l’exécution des arrêts de la
Cour pour l’amélioration des normes du pays et éventuellement pour
la restauration des droits qui ont été bafoués. La décision de la
Türkiye de ne pas se conformer aux arrêts Kavala et Demirtaş a envoyé
un signal très négatif. Elle porte atteinte à l’efficacité du système
de protection des droits fondamentaux et à la crédibilité de la
Cour, ce qui ouvrirait la voie à une tendance dangereuse et préjudiciable
pour les autres États membres du Conseil de l’Europe.
4. Préparation des élections présidentielle
et législatives 2023
77. Des élections présidentielle
et législatives auront lieu en 2023, l’année où la République de
Türkiye célébrera son 100e anniversaire.
Il est important que ces élections se tiennent dans des conditions
libres et équitables. Dans de précédents rapports de mission d’observation
des élections, l’Assemblée s’était félicitée du fort taux de participation
(plus de 80 %) – qui s'inscrit dans l'histoire de la démocratie
et la tradition étatique de la Türkiye et démontre l'attachement
du peuple turc à la démocratie et sa confiance dans le système électoral
– et d’une scène politique dynamique, mais avait aussi mis en exergue
plusieurs questions problématiques liées pour l’essentiel à la question
de l’équité dans le processus électoral, qui commence bien avant
le jour du scrutin. L’Assemblée a par conséquent invité les autorités
turques, en avril 2021, «à prendre en considération la nécessité
de garantir des processus électoraux équitables, menés dans un environnement propice
à la liberté d’expression et à la liberté des médias» lors de la
révision de la législation électorale. Cette partie du rapport va
étudier les problèmes qui, selon nous, entraînent des conséquences
non négligeables sur l’équité du processus électoral. Les problèmes
abordés ici ne sont pas exhaustifs mais renvoient aux préoccupations
déjà identifiées par l’Assemblée.
4.1. Évolution politique récente
78. Ces dernières années, de nouveaux
partis ont fait leur apparition et une coalition a été formée. Les
partis AKP et MHP ont formé la coalition au pouvoir au sein du parlement
à la suite des élections de 2018.
79. Six partis de l’opposition, à savoir: le Parti républicain
du peuple (CHP), le Bon Parti (İYİ), le Parti de la félicité (SP),
le Parti démocrate (PD), le Parti du futur (créé le 12 décembre
2019 par Ahmet Davutoğlu, ancien ministre des Affaires étrangères
et Premier Ministre) et le Parti pour la démocratie et le progrès
(Parti DEVA, créé le 9 mars 2020 sous la direction d’Ali Babacan,
un ancien ministre de l’Économie de l’AKP) ont décidé d’unir leurs
forces.
80. Le 28 février 2022, ils ont signé un «Protocole d’accord pour
un système parlementaire renforcé», s’engageant à rétablir le système
parlementaire qui était en place de 1923 à 2017. Ils envisagent
d’abaisser le seuil électoral à 3 %, de renforcer le rôle de contrôle
du parlement, de réduire le quorum dans le cas des enquêtes parlementaires,
de limiter les mandats présidentiels à un seul mandat de sept ans,
de restaurer l’indépendance de la justice, de supprimer le Conseil
des juges et des procureurs (et de le remplacer par deux organes
distincts), d’améliorer les droits et libertés individuels (de mettre
fin aux pressions exercées sur la liberté d’expression, de réunion
et d’association), d’abolir le Conseil de l’enseignement supérieur,
de revoir la législation relative aux dons faits aux partis politiques
et aux candidats, etc. Ils ont l’intention de présenter un candidat
commun à l’élection présidentielle. Depuis février 2022, les six
partis ont déclaré une feuille de route commune concernant les mesures
qu'ils prendront pour faire pression en faveur d'élections libres
et équitables et pour restructurer les institutions de l'État dès
leur élection au pouvoir.
4.2. Répression de l’opposition
81. Les derniers rapports ayant
fait l’objet d’un débat d’urgence concernaient la répression des
membres de l’opposition politique. L’Assemblée a fait part de sa
préoccupation concernant les procédures qui demandaient de lever
l’immunité parlementaire d’un tiers des députés (appartenant pour
l’essentiel aux partis de l’opposition), la tentative de dissolution
du HDP et l’interdiction pour 451 responsables politiques du HDP
de participer à la vie politique, la poursuite de la répression
de ses membres et, de manière plus générale, la violence politique
ciblant les responsables politiques de l’opposition, qui ont mis
en danger le pluralisme politique et le fonctionnement des institutions
démocratiques. Dans sa
Résolution
2376 (2021) du 22 avril 2021, l’Assemblée a appelé les autorités
turques à inverser ces tendances inquiétantes, et à saisir l’opportunité de
la mise en œuvre du Plan d’action pour les droits humains, adopté
le 2 mars 2021, pour réviser la législation sur les élections et
les partis politiques, pour prendre des mesures significatives en
vue de mettre fin au harcèlement judiciaire de l’opposition et des
voix dissidentes, d’améliorer la liberté d’expression et des médias et
de restaurer l’indépendance du pouvoir judiciaire, conformément
aux normes du Conseil de l’Europe.
82. Récemment, la Cour constitutionnelle de Türkiye a pris position
sur certaines de ces affaires. En juillet 2022, elle a jugé que
les droits de l'ancienne coprésidente du HDP Figen Yüksekdağ avaient
été violés lorsqu'elle a été déchue de son immunité parlementaire
en 2016, en violation de ses droits à la liberté de pensée et d'expression,
ainsi qu'à être élue. La Cour constitutionnelle a ordonné à l'État
de lui verser 30 000 livres turques de dédommagement.
83. L’affaire contre Canan Kaftancıoğlu, chef de la branche provinciale
d’Istanbul du CHP, constitue un autre exemple du harcèlement judiciaire
contre des membres de l’opposition – et, dans cette affaire, contre une
femme politique de renom qui avait réussi à mener avec succès la
campagne électorale de 2019, aboutissant à l’élection d’Ekrem İmamoğlu
à la mairie d’Istanbul. Nous avons été consternés par la décision de
la Cour de cassation turque, qui a confirmé la plupart des condamnations
contre elle et l’a condamnée à près de cinq ans d’emprisonnement
et à une interdiction de participation à la vie politique
. Cette
sanction, fondée sur deux anciens tweets, pour, semble-t-il, «insulte
au Président», a été un autre coup porté à la démocratie turque
et à la scène politique dynamique de la Türkiye, et elle est d’autant
plus préoccupante à la veille des élections générales prévues en
2023. Cela a encore une fois montré combien il est urgent de revoir ces
dispositions controversées du Code pénal, qui sont contraires aux
normes européennes et aboutissent à des procédures judiciaires abusives.
En raison de la loi relative à l’exécution des peines, Mme Kaftancıoğlu
a été incarcérée à la prison de Silivri le 31 mai 2022. Toutefois,
elle a été libérée sous surveillance ce même jour. Elle fait néanmoins
toujours l’objet d’une interdiction politique, ce qui l’empêchera
de se présenter aux élections et de participer à des assemblées
élues. C’est une évolution très inquiétante.
84. La vie politique turque a également été marquée par des actes
de violence politique, qui ont abouti à des décès dramatiques. Nous
ne pouvons que déplorer l’assassinat de la jeune militante d’un
parti politique, Deniz Poyraz, à Izmir, le 17 juin 2021 elle a été
tuée par balles par un agresseur qui avait attaqué les bureaux du
HDP à İzmir en dépit de la protection de la police devant le bâtiment
; le 14 juillet 2021, un assaillant
armé d’un fusil de chasse a attaqué un autre bureau du HDP dans
le district de Marmaris et tiré plus d’une centaine de balles, et
en août 2021, le chef du Bon Parti à Istanbul a été agressé
, pour ne
citer que quelques exemples. Nous sommes également préoccupés par
une série d’attaques mortelles contre des familles kurdes qui ont
eu lieu l’été dernier (notamment l’assassinat d’une famille de sept
personnes dans la province de Konya, qui aurait été attaquée par
des membres des «Loups gris», une organisation ultranationaliste
qui serait proche du MHP). Une fois encore, ces actes doivent faire
l’objet d’une enquête et leurs auteurs doivent être sanctionnés
.
85. Les précédents rapports de l’Assemblée ont mentionné l’arrestation
de milliers de membres du HDP depuis 2015. L’une des principales
affaires en cours est le «procès de Kobané» concernant les incidents
et manifestations survenus du 6 au 8 octobre 2014 et qui auraient
coûté la vie à au moins 43 personnes. Le tribunal a rendu son verdict
provisoire à l'encontre de 108 responsables politiques. Vingt-deux
ont été arrêtés, dont les anciens co-présidents du HDP et les anciens
membres de son bureau exécutif central. Le HDP a dénoncé de nombreuses
lacunes procédurales dans ce procès
et a rappelé
que la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme
avait déjà examiné en détail ces messages Twitter (qui font partie
des preuves utilisées dans l'affaire de la fermeture du HDP, voir
ci-dessous). La Cour a conclu, dans son arrêt de décembre 2020,
que «ces appels sont restés dans les limites du discours politique,
dans la mesure où ils ne peuvent pas être interprétés comme un appel
à la violence. Les violences survenues du 6 au 8 octobre 2014, aussi
regrettables soient-elles, ne peuvent pas être interprétées comme
une conséquence directe des tweets en question et ne peuvent pas
justifier le placement en détention provisoire du requérant pour
les infractions en question
».
Nous espérons que la Cour constitutionnelle tiendra compte de ces
conclusions de la Cour européenne des droits de l'homme dans son
affaire de clôture en cours.
86. L’ancienne députée Aysel Tuğluk a été l’une des responsables
politiques arrêtés dans l’affaire de Kobané. Elle a été condamnée
pour «terrorisme» pour avoir assisté à des réunions et à des funérailles
en tant que vice-présidente de l’ancien Parti démocratique des régions
(DBP). Les poursuites ouvertes à son encontre ont cependant été
reportées de trois ans, durée pendant laquelle elle est restée en
détention. Elle a finalement été condamnée à dix ans d’emprisonnement.
Mme Tuğluk se trouve aujourd’hui dans
un état de santé critique, elle souffre d’un début de démence précoce;
ses demandes de libération (ou de voir sa peine différée) en raison
de son état de santé ont été rejetées jusqu’à présent, en dépit
d’un rapport médical de l’Institut médico-légal de Kocaeli, contredit
ultérieurement par ceux de l’institut de médecine légale d’Istanbul.
87. À la suite de sa requête individuelle, la Cour constitutionnelle
a statué le 25 mai 2022 que la détention de Mme Tuğluk,
faisant suite à la décision d’ajourner les poursuites, devait être
considérée comme une ingérence et une violation du droit de cette
dernière à tenir des réunions et à participer à des manifestations, garanti
par l’article 34 de la Constitution. Cela ouvre la voie à l’ouverture
d’un nouveau procès «afin d’éliminer les conséquences de cette violation».
Mme Tuğluk recevra 13 500 livres turques
pour indemnisation de dommages non pécuniaires
.
La décision de la Cour constitutionnelle est à saluer et il conviendrait
de tenir un nouveau procès dans les plus brefs délais, conformément
à cette décision et compte tenu de l’état de santé de Mme Tuğluk.
Le HDP a, pour sa part, noté que, dans le même temps, la Cour constitutionnelle
avait récemment rejeté une requête de Mme Tuğluk
contre son arrestation dans le cadre de l’enquête sur les événements
de Kobané sans avoir examiné l’affaire «sur le fond».
88. La répression de l’opposition a également eu lieu au niveau
local et la situation des maires révoqués n’a toujours pas été réglée.
Le ministre de l'Intérieur a justifié ces mesures par les liens
[présumés] des maires avec une organisation terroriste
.
Plus de 150 maires élus avaient été révoqués et remplacés par des gouverneurs
nommés dans les municipalités gérées par le HDP depuis 2016. Le
HDP nous a informés que beaucoup de ces maires ont été emprisonnés,
certains libérés plus tard, et que beaucoup d'autres ont dû quitter
le pays et vivent actuellement dans des pays européens en tant que
réfugiés ou demandeurs d'asile. Actuellement, 22 maires élus en
2014 et 7 maires élus en 2019 sont toujours derrière les barreaux
. Le Congrès
des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe a déploré
dans son dernier rapport le fait que le gouvernement continue de
suspendre des maires faisant l’objet d’une enquête pénale – basée
sur une définition trop large du terrorisme – et de remplacer ces
maires par des responsables non élus
. Malheureusement,
on n'enregistre aucun signe de progrès dans ce domaine. L’Assemblée
continuera à suivre de près cette situation et le fonctionnement
des institutions démocratiques au niveau local, qui est une partie essentielle
d'un système démocratique.
4.3. Tentative de dissolution du Parti
démocratique des peuples (HDP)
89. En mars 2021, le procureur
en chef de la Cour de cassation a envoyé son acte d’accusation à
la Cour constitutionnelle en demandant la dissolution du HDP et
l’interdiction de 687 membres du HDP pour leurs liens présumés avec
le PKK. Le 31 mars, la Cour constitutionnelle a renvoyé à la Cour
de cassation l’acte d’accusation pour «omissions et lacunes et procédurales».
90. Le 7 juin 2021, la Cour de cassation a de nouveau soumis l’acte
d’accusation à la Cour constitutionnelle, qui l’a accepté le 21
juin 2021
.
L’acte d’accusation demande la dissolution du HDP, une interdiction
politique de 451 responsables politiques du HDP et une saisie conservatoire
du compte bancaire du parti. L’affaire est actuellement pendante
devant la Cour constitutionnelle. Le moment où elle rendra sa décision
sera crucial compte tenu du calendrier électoral et de la nécessité
pour les partis politiques de s’organiser avant les prochaines élections,
en tenant compte des derniers amendements électoraux adoptés (voir
ci-dessous).
91. Dans sa
Résolution
2376 (2021) l’Assemblée rappelle que «les partis politiques jouissent
des libertés et droits consacrés par les articles 11 (liberté de
réunion et d’association) et 10 (liberté d’expression) de la Convention
européenne des droits de l’homme. La dissolution d’un parti représente
une mesure drastique qui ne devrait intervenir qu’en dernier recours.
L’Assemblée reste persuadée que la Cour constitutionnelle se laissera
guider par les dispositions strictes régissant cette procédure en
Türkiye, par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme – laquelle interprète strictement les exceptions prévues
à l’article 11 en ne conférant qu’une marge d’appréciation limitée
aux États contractants – et par les «Lignes directrices sur l’interdiction
et la dissolution des partis politiques et les mesures analogues»
adoptées en 1999 par la Commission de Venise». Depuis 1993, six
partis politiques pro-kurdes ont été dissous et mis hors la loi,
sur la base des mêmes accusations de terrorisme. Comme déjà souligné
dans le précédent rapport de l'Assemblée sur le fonctionnement des
institutions démocratiques, à l'exception d'un cas (concernant l'interdiction
du parti Refah), la Cour européenne des droits de l'homme a conclu
à une violation de l'article 11 de la Convention (liberté de réunion
et d'association) dans toutes ces affaires liées à la fermeture
de partis politiques turcs
.
92. Elle a ajouté que «quelle que soit l’issue de cette procédure
en cours, l’Assemblée souligne que le lancement d’une action en
justice (étayée par des éléments de preuve insuffisants) contre
le troisième plus grand parti d’opposition, combiné au harcèlement
continu et aux arrestations de ses membres, élus et dirigeants,
constitue en soi un signal d’alerte […] qui porte gravement atteinte
au fonctionnement des institutions démocratiques et au pluralisme
politique, à la fois aux niveaux national et local»
.
4.4. Modifications récentes du cadre électoral
93. Comme l'a expliqué la Commission
de Venise, en vertu du système présidentiel, il existe un système
de renouvellement «bilatéral» des élections: le Président peut dissoudre
le parlement pour quelque raison que ce soit et ce dernier peut
aussi se dissoudre lui-même pour quelque raison que ce soit (à la
majorité des trois cinquièmes). Dans les deux cas, les élections
présidentielle et législatives se tiendraient simultanément. Le Président
ne peut exercer que deux mandats, sauf si le parlement se dissout
pendant le deuxième mandat du Président, ce qui ouvre alors la voie
à son éligibilité pour un troisième mandat. La Commission de Venise
a estimé que la tenue simultanée d’élections signifie que «le Président
contrôlera d’habitude la majorité parlementaire […] il est peu probable
qu’il y ait effectivement séparation des pouvoirs […] [le projet]
vise à l’unicité du pouvoir, qui caractérise des systèmes moins
démocratiques»
.
94. La loi électorale proposée par l’AKP et le MHP et adoptée
le 16 mars 2018 a donné aux partis politiques la possibilité de
former des coalitions préélectorales, une nouveauté dans le système
électoral turc, qui a amené l’AKP et le MHP à former une coalition
pour les élections législatives. Les lacunes relevées par les observateurs
de l'Assemblée ces dernières années dans le domaine de la couverture
médiatique, du manque de transparence des ressources de l'État et
des partis ou du financement des partis politiques n'ont toujours pas
été prises en compte
. À cet égard, le GRECO a exhorté
à davantage de progrès sur la question de la transparence du financement
des partis
et a fait part
de sa déception quant aux avancées très faibles dans ce domaine;
il a regretté qu'au cours des dix dernières années, seule une de
ses neuf recommandations ait été pleinement mise en œuvre. Le GRECO
a exhorté les autorités turques à donner un nouvel élan à leurs efforts
législatifs en vue d’une transparence accrue du financement des
partis politiques, notamment en lien avec les élections, conformément
aux recommandations du GRECO. Un projet de loi sur la modification
de certaines lois en vue de renforcer la transparence du financement
des élections avait par exemple été élaboré en 2014 mais n’a jamais
été mis à l’ordre du jour du parlement, selon le GRECO.
95. Le 26 avril 2022, le parlement a adopté des amendements à
la loi électorale. Il a abaissé le seuil électoral de 10 % à 7 %,
ce qu’il convient de saluer, car la Türkiye avait le taux le plus
élevé d’Europe depuis des années, ce que l’Assemblée n’avait cessé
de critiquer à plusieurs reprises. Ces amendements incluent également
des dispositions relatives à l’attribution des sièges au sein des
coalitions, à la modification de la composition des commissions
électorales de district ou aux critères d’éligibilité définis pour
les partis politiques se présentant aux élections
. Compte tenu de la technicité
de ces changements, la commission de suivi a demandé un avis à la
Commission de Venise, qui a adopté son avis conjoint les 17 et 18
juin 2022
.
96. La Commission de Venise et le BIDDH ont noté que ces amendements
– qui étaient attendus après le passage d’un système parlementaire
à un système présidentiel de gouvernement – ont été adoptés «en quelques
semaines dans le cadre d’un processus qui n’était pas pleinement
inclusif car la participation de l’opposition était limitée et la
société civile était exclue du processus». Par conséquent, la loi
«ne représente pas un consensus politique. Les interlocuteurs ont
également noté une tendance à modifier la législation électorale
avant chaque cycle électoral, sans garanties procédurales appropriées,
ce qui pourrait nuire à la crédibilité du processus électoral et
à la stabilité du cadre juridique».
97. La Commission de Venise et le BIDDH ont salué l’abaissement
du seuil électoral de 10 % à 7 % (qui demeure cependant un des plus
élevés d’Europe, même après son abaissement), ainsi que les nouvelles modalités
facilitant la participation des personnes malvoyantes aux élections,
répondant ainsi à de précédents avis et rapports d’observation des
élections du BIDDH. Les autorités turques sont encouragées «à envisager, après
un large débat public, la possibilité d’abaisser encore le seuil».
98. Concernant la question de l’attribution des sièges, qui a
été discutée pendant notre visite en Türkiye en mars 2022, la Commission
de Venise a expliqué que «la loi n° 7393 a modifié ce système, remplaçant l'attribution
en deux étapes
par une attribution
en une seule étape, dans laquelle les sièges sont répartis entre
tous les partis, qu'ils fassent ou non partie d'une alliance électorale,
et les candidats indépendants en utilisant à nouveau la méthode
d'Hondt. […] Le recours à une attribution en une seule étape, lorsqu'il
est combiné avec le seuil électoral élevé, risque d'opérer en nette
défaveur des petits partis appartenant à une alliance électorale,
limitant ainsi l'impact de la création de cette alliance».
99. Les amendements fixent désormais une seule condition pour
que les partis politiques puissent se présenter aux élections
, à savoir qu’ils doivent avoir
mis en place leur organisation dans au moins la moitié (41) des
provinces au moins six mois avant le jour des élections et avoir
tenu des congrès de parti; la Commission de Venise et le BIDDH constatent
que «la condition unique favorise les partis politiques plus importants
et bien établis, tout en rendant au contraire difficile pour les
partis plus petits et plus récents de s'établir et de trouver leur
place au Parlement». En outre, la loi semble exiger que deux congrès
de parti aient eu lieu aux niveaux national, provincial et de district
pour permettre à un parti de participer aux prochaines élections
législatives qui auront lieu l’année suivant l’entrée en vigueur
de la législation révisée, ce qui constitue une «charge excessive»
.
En outre, il serait «pratiquement impossible» pour les membres et
les partisans du HDP de créer un nouveau parti politique capable
de remplir la condition unique prévue par la loi et de se présenter
aux prochaines élections de 2023, si la Cour constitutionnelle décidait
de dissoudre le parti. La Commission de Venise recommande donc que
la loi «indique clairement qu’elle n’introduit pas des modifications
des conditions d’éligibilité des partis politiques aux élections
qu’il n’est
de facto pas possible
de respecter dans le laps de temps entre l’adoption des amendements
et l’élection suivante et qui, par conséquent, rendent potentiellement
certains partis inéligibles».
100. Les amendements revoient la composition des commissions électorales
au niveau des provinces et des districts, ce que les représentants
des partis d’opposition et des organisations non gouvernementales considèrent
comme l’aspect le plus problématique des amendements (cela a entraîné
le dépôt d’une plainte du CHP auprès de la Cour constitutionnelle
pour annuler trois de ses articles, dont celui sur la composition
des commissions électorales
): «Avant les amendements, les
trois juges les plus anciens de la province étaient automatiquement
nommés membres des conseils provinciaux, tandis que le juge le plus
ancien d'un district était automatiquement nommé président du conseil
de district correspondant. Les amendements ont remplacé ce système
d'ancienneté par un système de loterie, en vertu duquel les membres
judiciaires des conseils sont déterminés «par tirage au sort» parmi
les juges éligibles». La Commission de Venise estime que, «[à] la lumière
des garanties limitées dans le système de nomination des juges pour
assurer l'indépendance des juges, comme souligné dans les évaluations
précédentes de la Commission de Venise, ainsi que du licenciement
à grande échelle des juges qui a suivi la tentative de coup d'État
en 2016 et des déficiences dans l'administration des procédures
de tirage au sort pour la sélection des fonctionnaires pour les
bureaux de vote identifiées par la mission d'observation électorale
du BIDDH en 2018, le système nouvellement établi ne semble pas améliorer
l'intégrité de l'administration électorale, par rapport à sa composition
antérieure. La prévisibilité du règlement s'est détériorée, ce qui
rend potentiellement la nomination plus sensible aux pressions et
manipulations politiques».
101. D’autres modifications concernent l’inscription des électeurs
et la demande de changement d’adresse de ces derniers: les présidents
des commissions électorales de district sont habilités à «rejeter
une demande de changement d’adresse d’une circonscription à une
autre pendant la période de contrôle public s'ils considèrent que
cette demande de changement est ‘suspecte’. Cependant, la loi «ne
précise pas quels critères doivent être appliqués à ces demandes
et ce que peut recouvrir une «demande suspecte», ce qui pourrait conduire
à des décisions arbitraires ou incohérentes». La Commission de Venise
et le BIDDH recommandent donc de modifier la loi pour la rendre
plus précise tout en se félicitant du fait qu’«une demande de changement d'adresse
rejetée ne gèlera pas le dossier de l'électeur, comme c'était le
cas auparavant, mais les électeurs conserveront leur ancienne circonscription
d'inscription».
102. Enfin, les amendements traitent également des dispositions
légales concernant l’abus de pouvoir pendant les campagnes électorales
et la suppression des références au Premier Ministre (dont le poste
a été supprimé dans le système présidentiel) des articles 65, 66
et 155 de la loi n° 298. Ces dispositions «imposent des restrictions
à la participation aux campagnes électorales des ministres et des
fonctionnaires et prévoient des sanctions pour ceux qui ne respecteraient
pas ces restrictions». Elles visent à garantir que «tous les partis politiques
et les candidats puissent bénéficier de l'égalité des chances et
que certains d'entre eux ne soient pas favorisés par l'utilisation
de ressources publiques (véhicules officiels, banquets officiels,
réunions de bienvenue et protocolaires, etc.)». La Commission de
Venise et le BIDDH recommandent donc d'inclure explicitement la
référence au président dans les articles 65, 66 et 155 de la loi
n° 298, «étant donné que le président n'est pas en dehors du système
des partis mais en fait partie, il n'y a aucune raison pour qu'il
ne soit pas soumis aux mêmes restrictions que les autres hauts fonctionnaires
afin de prévenir les conflits d'intérêts et l'utilisation abusive
des ressources administratives».
103. Tout en félicitant les autorités pour l’abaissement du seuil
de 10 % à 7 % dans un premier temps, nous souhaiterions recevoir
des informations de leur part concernant la mise en œuvre rapide
des recommandations de la Commission de Venise mentionnées ci-dessus
en vue des élections à venir en 2023.
104. Conformément à l’article 67 de la Constitution, les «amendements
apportés aux lois électorales ne sont pas applicables aux élections
se déroulant dans l'année suivant leur date d'entrée en vigueur».
Le Président Erdoğan a annoncé le 8 juin 2022 que les prochaines
élections législatives et présidentielle se tiendraient en juin
2023 et qu’il serait le candidat présidentiel de l’AKP et du MHP.
4.5. Liberté d’expression
4.5.1. Dépénalisation de la diffamation
105. Le recours abusif à l’article 299
du Code pénal («insulte au Président») demeure une réalité: selon
les chiffres officiels, à la fin de l’année 2020, plus de 160 000
personnes avaient fait l’objet d’une enquête pour des insultes présumées
contre le Président Erdoğan et plus de 38 000 personnes avaient
fait l’objet d’un procès pour la même raison depuis 2002, pendant
l’époque où Erdoğan était Premier ministre puis Président
. Pour la
seule année 2020, 946 522 enquêtes pénales au total ont été menées
en vertu de l’article 125 du Code pénal, contre 31 297 en vertu
de l’article 299
. Compte tenu des chiffres
inquiétants de poursuites et de condamnations prononcées en vertu
des articles 125 (insultes à des représentants du pouvoir) et 299
du Code pénal, le Comité des Ministres a exhorté les autorités à
envisager de modifier l’article 125 et d’abroger l’article 299 conformément
à la jurisprudence de la Cour», constatant que se dégageait un consensus européen
en faveur de la dépénalisation de la diffamation du chef de l’État
.
106. Plusieurs résolutions de l’Assemblée ont appelé à la dépénalisation
de la diffamation, et en particulier la
Résolution 1577 (2007). La Commission de Venise a également confirmé dans
son
avis de 2016 que cette disposition du Code pénal était contraire
aux normes du Conseil de l'Europe.
107. Le 19 octobre 2021, la Cour européenne des droits de l’homme
a rendu pour la première fois un arrêt concernant l’article 299
du Code pénal («insulte au Président»): dans l’affaire
Vedat Şorli c. Turquie , la Cour a
estimé que condamner le requérant à une peine d’emprisonnement (avec
sursis) en raison de deux contenus partagés sur son compte Facebook
constituait une violation de son droit à la liberté d’expression.
La Cour a considéré que «[p]ar sa nature même, une telle sanction
produit immanquablement un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé
de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public compte
tenu notamment des effets de la condamnation»
.
4.5.2. Lutter contre le terrorisme dans le
respect des normes relatives aux droits humains
108. Tout pays a légitimement le
droit de lutter contre le terrorisme. La Türkiye est confrontée
à des menaces terroristes diverses et graves dans une région en
proie à l’instabilité. Nous comprenons qu'il s'agit d'une question
sensible pour la société turque
.
Toutefois, la réponse apportée à ces menaces doit être conforme aux
normes internationales relatives aux droits humains.
109. La large interprétation de la législation antiterroriste demeure
cependant un problème majeur qui a été dénoncé notamment par la
Cour européenne des droits de l’homme à de nombreuses reprises.
Elle a abouti à des poursuites illégales et à des condamnations
infondées
. La définition
trop large du terrorisme demeure un sujet de préoccupation. L’Assemblée
a demandé à plusieurs reprises de restreindre l’usage de la loi
relative à la lutte contre le terrorisme en respectant les limites
de la liberté d’expression, notamment dans sa
Résolution 2381 (2021) «Les responsables politiques devraient-ils être poursuivis
pour les déclarations faites dans l’exercice de leur mandat?»
. Cela a également eu des conséquences
sur le fonctionnement de la démocratie locale et a permis de justifier
la suspension de maires au moyen d’enquêtes pénales ouvertes contre
eux et leur remplacement par des responsables non élus
.
110. Le Comité des Ministres a constaté, en ce qui concerne le
groupe d'affaires Öner et Türk, que «le problème de l'utilisation
disproportionnée du droit pénal et de la législation antiterroriste
en Türkiye pour avoir exprimé des opinions critiques ou impopulaires
est pendant devant le Comité depuis plus de 20 ans, en relation avec
différents arrêts». Dans son rapport annuel 2021, la Cour a indiqué
qu’elle avait constaté un total de 418 violations de l’article 10
de la Convention contre la Türkiye, dont 31 pour la seule année
2021. Elle a aussi demandé instamment aux autorités «d’envisager
d'autres modifications législatives du Code pénal et de la loi relative
à la lutte contre le terrorisme afin de préciser que l'exercice
du droit à la liberté d'expression ne constitue pas une infraction»
.
111. Certaines dispositions du Code pénal sont également problématiques,
et en particulier l’article 220.6 et 220.7 du Code pénal, qui prévoient
que toute personne qui commet une infraction au nom d'une organisation illégale
ou qui aide et soutient sciemment et volontairement une organisation
illégale est condamnée en tant que membre de cette organisation.
Sur la base de ces dispositions, la plupart des requérants dans
ce groupe d'affaires ont été condamnés à plusieurs années d'emprisonnement
pour appartenance à une organisation illégale pour avoir, par exemple,
participé pacifiquement à une manifestation à l'appel d'une organisation illégale,
ou exprimé une opinion positive sur une telle organisation, sans
que l'accusation ait à prouver les éléments d'une appartenance effective.
La Cour a critiqué en particulier le libellé des dispositions et
leur interprétation extensive par les juridictions internes, qui
n'offraient pas de protection suffisante contre les ingérences arbitraires
des autorités publiques et, par conséquent, manquaient de prévisibilité
et avaient un effet dissuasif (violations des articles 10 et 11)
.
112. En octobre 2019, la Türkiye a amendé l’article 7 de la loi
relative à la lutte contre le terrorisme afin de préciser que «les
expressions de la pensée qui ne dépassent pas les limites du reportage
et celles faites à des fins de critique ne constitueront plus une
infraction». Cette mesure a été considérée comme une amélioration en
vue de limiter l’application de l’article 7. En conséquence, le
Comité des Ministres a également suggéré que «les autorités pourraient
être encouragées à envisager d'étendre cet amendement à d'autres
articles de la loi relative à la lutte contre le terrorisme et du
Code pénal qui ont conduit à des violations du droit à la liberté d'expression
afin de clarifier que l'exercice du droit à la liberté d'expression
ne constitue pas une infraction»
. Étendre
la modification de 2019 de l’article 7 de la loi relative à la lutte
contre le terrorisme à d’autres dispositions, comme recommandé par
le Comité des Ministres, permettrait de clarifier que l'exercice
du droit à la liberté d'expression ne constitue pas une infraction
.
113. Nous avons également exprimé l’espoir que le nouveau Plan
d’action pour les droits humains fournisse une occasion de régler
certains de ces problèmes – et apporte de réels changements dans
la pratique du droit. Nous avons été informés que certaines des
modifications introduites dans la loi relative à la lutte contre
le terrorisme seraient également incluses dans le Code pénal. Un
règlement du 4e paquet judiciaire devrait
éviter que "ceux qui font de la propagande pour les organisations
terroristes, qui impriment et publient les tracts ou les déclarations
des organisations terroristes, et ceux qui participent aux réunions
et aux manifestations illégales" soient condamnés comme «membres
d'une organisation terroriste»
.
Il est important de veiller à ce que la simple critique ne soit
pas traitée comme une infraction pénale ou liée au terrorisme.
114. Nous regrettons que les dispositions contenues dans la loi
de 2020 sur la prévention du financement de la prolifération des
armes de destruction massive, prévoyant la possibilité de suspendre
temporairement les dirigeants d’ONG faisant l’objet d’enquêtes liées
au terrorisme et de les remplacer par des administrateurs nommés
par le gouvernement n'aient pas été abrogées
. Cette loi poursuit un
but légitime en introduisant des mesures effectives pour lutter
contre le terrorisme, incluant des mesures pour lutter contre son financement,
conformément aux recommandations du Groupe d'action financière.
Cependant, la Commission de Venise a estimé que certaines dispositions
de cette loi vont «au-delà de son champ d’application, car les nouvelles
dispositions s’appliquent à toutes les associations, quels que soient
leurs objectifs et rapports d’activité, et a des conséquences très
larges pour les droits humains fondamentaux, en particulier le droit
à la liberté d’association et d’expression et le droit à un procès
équitable». Elle a également rappelé aux autorités turques que,
même dans de telles circonstances, les États membres doivent respecter
toutes les obligations que leur fait le droit international, en
particulier le droit international des droits de l’homme, le droit
international des réfugiés et le droit international humanitaire,
lorsqu'ils prennent des mesures pour lutter contre le terrorisme.
Le respect des droits de l’homme et de l’État de droit est un aspect
essentiel du succès de tout effort antiterroriste
.
115. Malheureusement, l’argument de la lutte contre le terrorisme
a aussi été utilisé comme motif pour engager des poursuites contre
des défenseurs des droits humains et des militants de la société
civile. L’Assemblée a exhorté les autorités à abandonner les charges
contre le président de l’Association pour les droits humains, Öztürk
Türkdoğan, qui a été poursuivi sous de multiples chefs d’accusation,
incluant l’«appartenance à une organisation terroriste» (article
314/2 du Code pénal), charges qui ont ensuite été abandonnées
. D’autres affaires sont en cours.
116. Une autre affaire préoccupante concerne les poursuites et
la condamnation de Taner Kılıç, président honoraire de la branche
turque de l’ONG Amnesty International, arrêté en juin 2017 parce
qu’il était soupçonné d’appartenir au mouvement Gülen
. Il a été libéré en août 2018. Dans
son arrêt de chambre en date du 31 mai 2022, la Cour européenne
a conclu à une violation des droits de Taner Kılıç à la liberté
et à la sécurité (article 5.1, 5.3 et 5.5) et à la liberté d’expression
(article 10)
.
La Cour n’a pas conclu à une violation de l’article 18, constatant
que «dans le cadre de son examen des griefs du requérant au regard
de l’article 10 de la Convention, [elle avait] suffisamment tenu
compte de la qualité de dirigeant d’une ONG et de défenseur des droits
de l’homme du requérant»
.
117. Malheureusement, le recours abusif à la législation sur la
lutte contre le terrorisme et à sa large interprétation a mis à
mal les libertés fondamentales et continue d’être utilisé comme
un outil pour museler le débat politique et entraver les activités
de la société civile.
4.6. Liberté des médias
118. La liberté des médias est un
sujet de préoccupation depuis longtemps. Lors d’une campagne électorale, l’accès
aux médias et la couverture médiatique sont fondamentaux pour fournir
des informations pluralistes aux électeurs. Malheureusement, les
derniers rapports d’observation des élections rendus par l’Assemblée
ont mis en lumière de graves problèmes dans ce domaine.
119. Dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2022
de l’organisation Reporters sans frontières (RSF), la Türkiye se
classe 149e sur 180 pays (contre 153e en
2021 et 157e en 2018)
. Il y a eu une légère amélioration:
la Türkiye n’est plus le pays qui a le nombre le plus élevé de journalistes
emprisonnés, cependant, le risque d’être emprisonné et la crainte
d’être soumis à un contrôle judiciaire ou privé de son passeport
demeurent très présents. RSF a constaté que l’«hyperprésidence de
Recep Tayyip Erdoğan et son autoritarisme étaient assortis d’un
refus de la liberté de la presse et d’une ingérence dans le système judiciaire».
Toutefois, «certains juges se sont récemment élevés contre ‘cette
répression qui dépasse les bornes’: des journalistes ont été acquittés
des charges abusives pesant contre eux, comme ‘insulte au Président’,
‘appartenance à une organisation terroriste’ ou ‘propagande’. Le
contrôle judiciaire l’emporte désormais sur l’incarcération des
journalistes». C’est une tendance qui mérite d’être saluée.
120. Cependant, RSF constate que «les agressions verbales et l’hostilité
politique vis-à-vis des journalistes n’ont cessé d'augmenter en
Türkiye depuis les élections locales de 2019, exacerbant le climat
d'impunité existant et encourageant les personnes soupçonnées de
liens avec les milieux de la corruption à s'en prendre aux reporters
locaux qui couvrent la corruption». Deux journalistes ont été assassinés
ces derniers mois: en mars 2021, Hazım Özsu, présentateur d’un programme
sur Radio Rahmet FMin Bursa, a été abattu par l’un de ses auditeurs
qui n’avait pas apprécié ses commentaires sur la religion. Son meurtrier
présumé, Halil Nalcaci, a été arrêté six jours plus tard et condamné
à la prison à vie par le tribunal. Le 19 février 2022, Güngör Arslan,
propriétaire et directeur de la rédaction d’un quotidien local à
Kocaeli, a été pris pour cible lors d’une attaque armée de son bureau.
Dix personnes ont été arrêtées, dont Ersin Kurt, qui avait été accusé
par M. Arslan dans une série d’articles récents publiés avant sa
mort de remporter des appels d’offre de la municipalité de Kocaeli,
enfreignant ainsi la loi
.
121. Des problèmes structurels supplémentaires portent atteinte
au pluralisme des médias. Les constats de RSF révèlent que «le gouvernement
contrôle 90 % des médias nationaux par le biais de régulateurs comme le
Conseil supérieur de la radio et de la télévision (RTÜK), tandis
que le Conseil de la publicité de la presse, qui répartit la publicité
de l’État, et la Direction présidentielle de la communication, qui
délivre les cartes de presse, utilisent des pratiques ouvertement
discriminatoires afin de marginaliser et criminaliser les médias
qui critiquent le régime
. Dans un arrêt historique du 10 août
2022, la Cour constitutionnelle de Türkiye a jugé que les amendes
infligées aux quotidiens Cumhuriyet, Evrensel, Sözcü et Birgün par
l'Agence pour la publicité dans la presse, l'organisme public chargé
de réglementer les publicités financées par l'État dans les médias, constituaient
une violation de la liberté de la presse et d'expression et a envoyé
une copie de sa décision au parlement pour qu’une réglementation
soit prise à ce sujet.
122. L’internet est surveillé de près; les plateformes internationales
de réseaux sociaux ne désignant pas de représentant légal en Türkiye
ou refusant d’appliquer les décisions de censure prises par les
tribunaux turcs s’exposent à un éventail croissant de sanctions,
notamment des amendes, le retrait de la publicité et la réduction
de la bande passante dont elles disposent.
123. Pour finir, le 26 mai 2022, la coalition au pouvoir a présenté
un projet de loi érigeant la «désinformation» en infraction. Ceux
qui «répandent de fausses informations concernant la sécurité extérieure
et intérieure du pays, l’ordre public et la santé publique de manière
à troubler la paix publique, dans le but de provoquer l’inquiétude,
la peur ou la panique au sein de la population» pourraient être
condamnés à des peines allant d’un à trois ans d’emprisonnement.
Les médias en ligne devront retirer tout «faux» contenu et le gouvernement pourra
plus facilement bloquer l’accès à leurs sites internet. Selon les
autorités, ce projet de loi vise à «réglementer et améliorer les
plateformes de médias en ligne, à l'instar de la future loi sur
les services numériques de l'Union européenne, qui vise à supprimer
les contenus illicites, à accroître la transparence de la publicité
et à améliorer la lutte contre la désinformation. Les réglementations
numériques de l'Union européenne obligent les géants de la technologie
comme Google et Meta à contrôler les contenus illégaux sur leurs
plateformes, ce qui est similaire aux dispositions des prochaines
lois de la Türkiye sur le même sujet»
.
124. Ce projet de loi a toutefois fortement inquiété les professionnels
des médias turcs, qui craignent qu’il ne vise à faire taire les
médias et à ‘dompter’ les plateformes de médias en ligne, où il
existe des reportages alternatifs et critiques». Cela signifie que
«la moindre objection politique dans les médias sera ‘supprimée’
par le pouvoir judiciaire, qui est sous l’influence du pouvoir en
place», selon le représentant de RSF Erol Önderoğlu
. Ce projet
de loi a également été critiqué pour sa formulation très vague et
risque d’exercer une pression supplémentaire sur les journalistes
. Le principal parti d'opposition,
le CHP, estime que ce projet de loi est une tentative de censurer
les médias en ligne, si ce projet de loi est adopté dans sa version
actuelle, et le CHP prévoit de porter ce projet de loi devant la
Cour constitutionnelle pour demander son annulation
.
125. Enfin, une nouvelle tendance semble émerger, avec des amendes
imposées par le RTÜK aux chaînes qui publient des commentaires des
membres de l’opposition. Tel a été le cas à la suite du verdict
rendu dans l’affaire Kavala: les médias qui avaient diffusé les
propos de deux députés de l’opposition, Özgür Özel (du CHP) et Ahmet
Şık (du parti des travailleurs de la Türkiye), qui s’étaient élevés
contre la condamnation d’Osman Kavala et de ses co-accusés, ont
reçu une amende du RTÜK s’élevant à 3 % de leurs recettes publicitaires
mensuelles le 10 mai 2022
.
En outre, un journaliste d’investigation, İsmail Saymaz, a fait
l’objet d’une enquête du Bureau de lutte contre le terrorisme et
la criminalité organisée du département de police d’Istanbul après
avoir déclaré que l’épouse de l’un des juges au procès de Gezi qui
avait prononcé la peine de réclusion à perpétuité aggravée, avait
été soupçonnée dans une enquête contre les partisans du mouvement Gülen.
Les rassemblements célébrant le 9e anniversaire
des manifestations du parc Gezi ont ensuite été restreints.
126. Plus récemment, des amendes ont été imposées à quatre chaînes
de télévision qui avaient diffusé le discours du chef du parti d’opposition
CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, dans lequel ce dernier affirmait que le Président
Erdoğan s’apprêtait à quitter la Türkiye avec les membres de sa
famille s’il perdait les élections. Les autorités affirment que
les amendes émises par RTÜK «ne visent pas à 'punir' ou à 'restreindre'
les plateformes médiatiques, mais à les responsabiliser, à détourner
leur attention des
fake news et
à accroître la qualité des médias nationaux» et que «l'amende de
RTÜK contre les fausses déclarations d'un politicien de l'opposition était
une mesure visant à protéger la démocratie en Türkiye contre les
attaques subversives de désinformation».
Il
s'agit d'une question très sensible qui pourrait avoir des effets
néfastes sur la liberté d'expression. Un avis de la Commission de
Venise serait utile pour évaluer la compatibilité de ce projet de
loi avec nos normes.
127. En conclusion, les conditions de la préparation des élections
2023 devraient être améliorées pour permettre aux partis politiques
de fonctionner et de faire campagne librement.
5. Remarques
finales
128. Cinq ans après la décision
de l'Assemblée de placer la Türkiye sous la procédure de suivi,
nous avons cherché à préparer un examen à mi-parcours de cette procédure,
en nous concentrant spécifiquement sur la mise en œuvre des arrêts
de la Cour européenne des droits de l'homme, le système judiciaire
et les défis à l'État de droit, et la préparation des élections
parlementaires et présidentielle de 2023.
129. Malgré certaines mesures prises dans le cadre du Plan d'action
pour les droits de l'homme du 4e paquet judiciaire,
les autorités n'ont pas suffisamment traité les sujets de préoccupation
identifiés dans les résolutions précédentes de l'Assemblée. Nous
ne pouvons qu'encourager la Türkiye à s'engager davantage dans une coopération
significative et orientée vers les résultats avec le Conseil de
l'Europe et ses mécanismes de suivi afin de les aborder et de trouver
une solution commune. La Cour constitutionnelle, par le biais du
mécanisme de recours individuel, a un rôle important à jouer pour
garantir les droits fondamentaux.
130. L'un des principaux développements récents a été le lancement
d'une procédure d'infraction en février 2022, suite à la non-exécution
par la Türkiye de l'arrêt Kavala. Nous avons souligné à plusieurs
reprises que la solution de l'affaire Kavala est entre les mains
du système judiciaire turc. Celui-ci a la capacité de trouver une
solution juridique et de faire preuve d'une interprétation plus
diligente de l'arrêt de la Cour européenne, conformément à son arrêt
et au droit international. L'Assemblée devrait donc suivre avec
attention les activités du Comité des Ministres en ce qui concerne
la procédure d'infraction en cours. Nous attendons également le soutien
des Etats membres au Comité des Ministres afin de garantir que les
décisions prises à cet égard ne compromettent pas ou ne mettent
pas en péril l'efficacité du système de protection des droits fondamentaux et
la crédibilité de la Cour. Nous encourageons donc vivement les autorités
turques à se conformer aux arrêts de la Cour, et nous réitérons
notre appel à la libération de M. Kavala et de M. Demirtaş.
131. Nous avons également observé que depuis que le système politique
a été modifié en 2017 par référendum – ce qui est un droit souverain
de tout État membre – et qu'un système présidentiel a été instauré, les
institutions démocratiques de la Türkiye ont été affaiblies, et
le système des freins et contrepoids rendu dysfonctionnel et déficient.
Il est urgent de procéder à des réformes pour rétablir en premier
lieu l'indépendance totale du pouvoir judiciaire et l'efficacité
des freins et contrepoids, conformément aux recommandations de la Commission
de Venise. Cela inclut la nécessité de réviser la Constitution pour
rétablir la séparation des pouvoirs.
132. Une autre question cruciale concerne la préparation des élections
présidentielle et parlementaires de 2023, qui devraient être observées
par l'Assemblée. L'abaissement du seuil électoral de 10 à 7 % –
une demande de longue date de l'Assemblée – est une évolution bienvenue.
Cependant, l'état de l'environnement électoral global, y compris
les défis à la liberté des médias et à l'égalité des chances, pourrait
sérieusement compromettre l'équité des processus électoraux. À cet
égard, nous restons préoccupés par la répression à l'encontre des
membres de l'opposition, et par la procédure de clôture en cours
contre le HDP, qui serait un signe alarmant. Nous espérons que la
Cour constitutionnelle prendra une décision conforme aux normes européennes
et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
Les autorités turques doivent également s'assurer que toutes les
conditions seront réunies pour garantir des élections libres et
équitables, y compris la capacité de l'opposition à fonctionner
et des journalistes à travailler de manière indépendante. Certains
des récents changements apportés à la législation électorale (comme
l'a souligné la Commission de Venise) et le projet de loi sur la
désinformation sont, dans ce contexte, très préoccupants.
133. Dans ce contexte, l'Assemblée devrait rester à la disposition
des autorités turques pour poursuivre un dialogue constructif et
continuer à suivre l'évolution de la situation dans le pays en matière
de démocratie, d'État de droit et de droits humains.