1. Introduction
1. L’islamophobie, ou la discrimination
envers les musulman·e·s et les personnes perçues comme tel·le·s, ,
est un phénomène très répandu et en constante augmentation dans
les États membres du Conseil de l’Europe et au-delà. Si l'islamophobie
est parfois considérée comme une forme de discrimination fondée uniquement
sur la croyance religieuse, il importe de souligner que les musulman·e·s
sont souvent soumis à un processus de «racialisation» qui les conduit
à être perçus comme un groupe ethnique distinct, au point que les Européens
convertis à l’islam font l’expérience d'être perçus comme «pas tout
à fait blancs» ou même comme «non blancs»
. Ce processus repose
sur divers marqueurs de différence parmi lesquels l’origine ethnique
ou nationale, l’apparence et les caractéristiques culturelles et
peut s’entremêler à des sentiments d’hostilité envers les immigré·e·s,
de xénophobie et à des préjugés liés au milieu social.
2. Le 15 mars 2022, l'Assemblée générale des Nations Unies a
adopté à l'unanimité une résolution proclamant le 15 mars Journée
internationale de lutte contre l'islamophobie. C'est un pas dans
la bonne direction et le signe d'une prise de conscience croissante
au niveau intergouvernemental de la nécessité de contrer cette forme
de discrimination à l'échelle mondiale. Dans les États membres du
Conseil de l'Europe, l'islamophobie est une forme d'intolérance
très répandue et en constante augmentation. Il convient de noter que
l’absence d’une définition largement acceptée de l’islamophobie
a été évoquée lors de l’Assemblée générale. En effet, une définition
commune est utile pour prévenir et combattre toute forme donnée
de discrimination. Plusieurs définitions ont été proposées jusqu'à
présent. Parmi elles, j'aimerais citer la définition de travail
proposée en 2019 par le groupe parlementaire multipartite du Royaume-Uni
sur les musulman·e·s britanniques, qui s'est appuyé sur une large
consultation impliquant des expert·e·s, des responsables politiques
et des représentant·e·s des communautés musulmanes. Elle est énoncée
comme suit: «l'islamophobie est ancrée dans le racisme. C’est un
type de racisme qui cible les expressions du fait d’être musulman
ou d’être perçu comme tel». Cette définition a le mérite de souligner
le rapport entre l'islamophobie et la notion plus générale de racisme,
et d’inclure dans son champ d'application non seulement les musulman·e·s,
mais également celles et ceux qui sont perçus comme tels.
3. Le terme islamophobie est employé dans le présent rapport,
car il est largement utilisé au niveau international par des organisations
intergouvernementales et non gouvernementales, y compris au sein
du système des Nations Unies. Des organismes de lutte contre la
discrimination lui préfèrent d’autres termes, pour éviter le mot
«phobie» ou la référence à l’Islam, la discrimination visant les
êtres humains plutôt qu’une religion. De toutes les possibilités,
l’expression «racisme antimusulman» est à mon sens la plus appropriée,
car elle met en évidence le caractère raciste du phénomène concerné.
4. Les préjugés à l'encontre des personnes musulmanes imprègnent
les sociétés européennes, ils s’inspirent d’idées fausses, telles
que le concept selon lequel l’islam «n’est pas compatible avec les
valeurs européennes» et qu’un processus «d’islamisation» de notre
continent est en cours. Dans un paysage politique caractérisé par
la montée des mouvements racistes et xénophobes, ces idées fausses
sont souvent instrumentalisées pour provoquer des divisions au sein
de la société et semer les graines de la haine à des fins politiques.
En outre, ce type de discours tend à se propager des mouvements
extrémistes aux partis politiques traditionnels, ce qui est un motif
de grave préoccupation, étant donné que la lutte contre l'intolérance et
la promotion d'un vivre ensemble pacifique devraient être une priorité
absolue pour toutes les forces de l'éventail politique.
5. L'Assemblée parlementaire a dénoncé, dans sa
Résolution 2069 (2015) «Reconnaître et prévenir le néo-racisme», l'incompatibilité
supposée entre des groupes d'origines différentes pour des raisons
culturelles et religieuses, conduisant à des formes de «racisme
sans race». En 1991 déjà, elle soulignait dans sa
Recommandation 1162 (1991) «Contribution de la civilisation islamique à la culture
européenne» que «l’islam, sous ses différentes formes, a eu au cours
des siècles une influence sur la civilisation européenne et la vie quotidienne,
et pas seulement dans les pays à population musulmane comme la Turquie»,
et qu'il a cependant «souffert et souffre encore de représentations
erronées, par exemple à travers des stéréotypes hostiles ou orientaux,
et l'Europe est très peu consciente de l'importance de la contribution
passée de l'islam ou du rôle potentiellement positif de l’islam
dans la société européenne d'aujourd'hui. Les erreurs historiques,
l'éclectisme éducatif et l'approche trop simpliste des médias sont
responsables de cette situation». Trente ans plus tard, cette analyse
de la situation est toujours d'actualité, et il reste beaucoup à
faire pour corriger les stéréotypes et les représentations erronées.
6. La combinaison de divers éléments, dont la croyance religieuse
minoritaire, l'origine migratoire (même si cela ne s'applique qu'à
certains membres de ce groupe) et l'émergence du terrorisme islamiste
ou djihadiste, a fait des musulman·e·s en tant que groupe l'incarnation
parfaite de «l'autre», voire de l'ennemi qui se cache au sein de
la société. La propagation de l'islamophobie ne nécessite ni ne
suit nécessairement l'émergence d'une communauté musulmane dans
un pays ou une région. Des recherches montrent qu'un sentiment antimusulman·
généralisé peut être observé dans des pays européens où la présence
de musulman·e·s est très limitée. Ce sentiment est souvent le résultat
d'idées fausses et de récits stigmatisants diffusés et instrumentalisés
par des personnes actives sur la scène publique, y compris en politique.
Ces mythes sont crus et intériorisés même par celles et ceux qui
n'ont jamais rencontré de musulman·e·s – et en fait surtout par
eux.
7. Si l’islamophobie a souvent été passée sous silence ou sous-estimée
en Europe et dans le monde, la fréquence et la gravité de ce phénomène
s’imposent progressivement dans les consciences. En 2021, M. Ahmed
Shaheed, Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté de
religion ou de conviction, a présenté son rapport «Combattre l’islamophobie
et la haine antimusulmane pour éliminer la discrimination et l’intolérance
fondées sur la religion ou la conviction» au Conseil des droits
de l’homme des Nations Unies. Celui-ci indique notamment que «malgré
ses effets omniprésents, l’islamophobie et la haine antimusulmane restent
mal comprises, et les débats sur les moyens de remédier à ses conséquences
sont souvent marqués par des tensions». Il ajoute plus loin que
«on s’accorde de plus en plus à considérer que le peu de cas qui
est fait des idéologies intolérantes envers les musulmans et le
phénomène d’amplification de ces idéologies comptent parmi les causes
profondes de la discrimination, de l’hostilité et de la violence
à l’égard des musulmans». Lors de la présentation de son rapport,
M. Shaheed a déclaré que «l’islamophobie érige des structures imaginaires
autour des musulmans, invoquées par la suite pour justifier la discrimination,
l'hostilité et la violence envers les musulmans, avec des conséquences
dramatiques pour l’exercice de leurs droits fondamentaux, notamment
la liberté de religion ou de croyance». Bien que les travaux du
Rapporteur spécial portent sur l’islamophobie au niveau mondial,
il convient de noter que ce phénomène se manifeste essentiellement
en Europe et dans d’autres régions. Ainsi, les théories du complot
reposant sur l’idée inventée de toutes pièces que les populations
musulmanes immigrées vont «métisser» et remplacer les populations autochtones
sont courantes en Europe et en Amérique du Nord notamment. La théorie
du «grand remplacement» a été explicitement évoquée comme l’une
des motivations derrière plusieurs actes terroristes commis à travers
le monde, notamment les attentats perpétrés contre deux mosquées
à Christchurch qui ont fait 49 morts le 15 mars 2019.
8. Le présent rapport a été élaboré sur la base de recherches
documentaires, des conclusions de deux auditions organisées par
la commission sur l’égalité et la non-discrimination à Strasbourg
le 28 septembre 2021 et à Stockholm le 12 mai 2022, de multiples
activités et d’autres réunions. J'ai effectué deux visites d'information,
respectivement en France les 8 et 9 mars 2022 et au Royaume-Uni
les 24 et 25 mai 2022. Ces deux pays ont été choisis avant tout
parce qu'ils comptent tous deux une importante population de confession
musulmane. L'objectif principal de ces visites était de recueillir
des informations sur les défis auxquels les musulman·e·s sont confrontés,
et sur les mesures adoptées pour lutter contre la discrimination, notamment
la législation, les politiques, les initiatives des autorités locales
et les activités de la société civile. Bien que ces deux pays diffèrent
en termes de culture et d'histoires politiques et juridiques, nombre
de questions que j'ai eu l'occasion d'aborder leur sont communes
et le sont aussi à d'autres États membres du Conseil de l'Europe.
En juillet 2022, j’ai eu la possibilité d’organiser deux autres
réunions en ligne avec des représentant·e·s des autorités françaises,
afin d’en savoir davantage sur la vision des choses du Gouvernement
français. Je remercie la Représentation permanente de la France
à Strasbourg de m’avoir aidé à identifier les interlocuteurs et
interlocutrices idoines et d’avoir facilité ces réunions. J’ai voulu
tenir des réunions supplémentaires avec les autorités gouvernementales
britanniques, qui auraient été l’occasion pour elles de répondre
et de faire part de leur point de vue sur les informations que j’avais
recueillies à Londres et présentées dans mon avant-projet de rapport,
mais malgré l’aide de la délégation britannique auprès de l’Assemblée
et de la Représentation permanente à Strasbourg, leurs collègues
de Londres ont refusé.
9. Des organisations de la société civile et des expert·e·s indépendant·e·s
m’ont envoyé leurs observations écrites et je les en remercie vivement.
Amnesty International a élaboré un «Panorama régional de l’islamophobie
en Europe»
contenant
des informations sur l’évolution de ce phénomène dans un certain nombre
de pays (dont l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la France, l’Allemagne,
les Pays-Bas et le Royaume-Uni) et formulant plusieurs séries de
recommandations. L’ONG française Action Droits des Musulmans (ADM),
que j’ai rencontrée lors de ma visite à Paris, m’a fait parvenir
une contribution
sur la situation en France. Certaines
des recommandations figurant dans ce document peuvent cependant s’appliquer
à l’ensemble des États membres du Conseil de l’Europe.
10. Le 8 décembre 2021, la Commission européenne contre le racisme
et l’intolérance (ECRI) a révisé sa Recommandation de politique
générale (RPG) n°5 sur la prévention et la lutte contre le racisme
et la discrimination envers les musulmans (adoptée initialement
en 2000)
.
La RPG n°5 contient une multitude de recommandations, articulées
en 60 points regroupés en 4 rubriques, à savoir Politiques et coordination institutionnelle,
Prévention, Protection et Poursuites / Application des lois. Ce
document a été une importante source d’information et d’inspiration
pour l’élaboration de mon rapport. Le projet de résolution reprend
certains concepts et certains termes de la RPG n°5. L’ECRI préfère
en revanche utiliser «racisme envers les musulmans» que «islamophobie»,
tout en faisant remarquer que le terme «islamophobie» est plus couramment
utilisé au niveau international. J’ai eu l’occasion de discuter
de ce document important avec Mme Domenica
Ghidei Biidu, membre du Bureau de l’ECRI et Présidente du Groupe
de travail de l’ECRI en charge de la révision de la RPG n°5, lors
d’une réunion en ligne en mai 2022. La RPG n°5 révisée est un texte nécessaire
et fort à propos que l’Assemblée devrait promouvoir et appuyer sans
réserve. Par ailleurs, je tiens à souligner, en citant textuellement
la RPG, que «si les RPG de l’ECRI s’adressent aux autorités nationales des
États membres du Conseil de l’Europe, il revient à tous les membres
de la société de lutter contre le racisme et la discrimination envers
les musulmans et de les prévenir».
11. Le 20 mai 2022 à Turin, le Comité des Ministres a adopté la
Recommandation CM/Rec(2022)16 sur la lutte contre le discours de
haine. Conformément aux travaux menés par différentes parties de
l'Organisation dans le domaine de la lutte contre le discours de
haine, la recommandation contient des orientations à l'intention
des autorités des États membres sur la manière de lutter contre
le discours de haine par le biais du droit civil, administratif
et pénal, ainsi que des mesures alternatives, en fonction du type
et de la gravité des cas. Outre les indications destinées aux autorités
étatiques, la recommandation comprend des lignes directrices pour
d'autres acteurs, tels que les fonctionnaires, les partis politiques,
les intermédiaires de l’internet, les médias et les organisations
de la société civile. Cette recommandation concerne l'islamophobie et
d'autres formes de racisme et de discrimination telles que l'afrophobie,
l'antisémitisme, l'antitsiganisme, ainsi que les discours de haine
sexiste. C'est une étape importante de plus pour soutenir les États
membres du Conseil de l'Europe dans leur lutte contre le discours
de haine, qui devrait toujours être en tête de leurs priorités.
12. En juin 2022, je me suis entretenu avec M. Daniel Holtgen,
le Représentant spécial de la Secrétaire Générale du Conseil de
l’Europe sur les crimes de haine antisémites et antimusulmans et
toute forme d’intolérance religieuse, et j’ai à cette occasion pu
faire le point sur les activités menées par les différents organes
du Conseil de l’Europe dans ce domaine. M. Holtgen suit de près
l’évolution de la situation et est résolu à combattre toutes les
formes de haine et d’intolérance relevant de son mandat. J’espère
que le budget du Conseil de l’Europe et les autres contributions
permettront d’allouer les ressources financières et humaines nécessaires
à la réalisation de ce travail essentiel.
2. La dimension de genre de l’islamophobie
13. Pour comprendre la portée de
l’islamophobie et ses effets concrets sur la vie des gens, il est
essentiel de prendre en considération ses rapports mutuels avec
d’autres types de discrimination et d’intolérance. Une approche
intersectionnelle de l’islamophobie aide à comprendre comment plusieurs
systèmes d'inégalité sexiste, l'origine ethnique, la croyance religieuse,
la catégorie sociale et d'autres formes de discrimination peuvent
se conjuguer pour créer des dynamiques et des effets uniques sur
différentes personnes.
14. L'aspect du genre est essentiel dans ce contexte, car les
femmes musulmanes sont affectées de manière disproportionnée par
l’islamophobie. Elles sont confrontées à une situation difficile
résultant d'une discrimination multiple et intersectionnelle fondée
sur les motifs précités, à savoir le genre, la croyance religieuse,
l'origine ethnique, l'origine migratoire et le statut social. Entre
autres, la législation interdisant les symboles et les vêtements
religieux dans certains États membres du Conseil de l'Europe affecte
gravement les femmes portant le foulard
.
Les conclusions du rapport du Réseau européen contre le racisme
(ENAR) «Femmes oubliées: l'effet de l'islamophobie sur les musulmanes»,
fondé sur un projet de recherche mené dans huit pays d'Europe occidentale,
sont préoccupantes. L'Assemblée a déjà travaillé sur ce sujet, notamment
à la faveur de la
Résolution
1887 (2012) «Discriminations multiples à l'encontre des femmes musulmanes
en Europe: pour l'égalité des chances», fondée sur un rapport de
Mme Athina Kyriakidou (Chypre, SOC).
Cependant, près d’une dizaine d’années se sont écoulées depuis l'adoption
de ce texte et il est temps de mettre à jour ses conclusions et
ses recommandations.
15. Les musulmanes se retrouvent souvent dans des situations particulièrement
vulnérables où elles sont victimes d'islamophobie surtout si leur
appartenance à cette catégorie peut être facilement perçue par autrui. Lorsqu'une
musulmane portant un foulard est victime de discrimination, on ne
peut dissocier son identité féminine de son appartenance à l’islam.
C'est pourquoi l'islamophobie est souvent qualifiée de «forme sexiste de
racisme». L'islamophobie genrée existe dans un continuum et affecte
de différentes manières la vie des femmes et des filles musulmanes.
16. Selon le rapport du réseau ENAR «Les femmes oubliées», les
musulmanes souffrent des mêmes inégalités que les autres femmes,
mais la perception de leur musulmanité aggrave la situation. Les
préjugés à l'encontre des femmes musulmanes sont également alimentés
par les médias, où elles sont souvent dépeintes de manière binaire
comme étant soit opprimées, soit dangereuses. Les musulmanes sont
souvent présentées et perçues non pas comme des agentes actives
et des personnes indépendantes ayant des opinions et des capacités
propres, mais plutôt comme contrôlées par leur conjoint ou par leur
famille. Les médias traditionnels et en ligne, y compris les médias
sociaux
,
ont contribué à la diffusion de stéréotypes qui se sont révélés néfastes
pour les musulmanes, et les musulmans en général. J'ai eu l'occasion
d'en parler avec l’ambassadrice Ismat Jahan, observatrice permanente
de l'Organisation de la conférence islamique auprès de l'Union européenne.
Elle a notamment souligné l’effet déterminant des médias sur la
perception des musulman·e·s aux yeux de la population et le rôle
positif qu'ils peuvent éventuellement jouer. Je ne peux que souscrire
à ce point de vue, car les médias, me semble-t-il, devraient jouer
leur rôle dans la lutte contre les discriminations, principalement
en diffusant des informations exactes et en combattant les mythes.
Les pouvoirs publics et les organisations de la société civile devraient
encourager les actions qu’ils mènent dans la bonne direction.
17. Entre autres choses, l’islamophobie liée au genre est exacerbée
par la manière dont les institutions publiques surveillent ou contrôlent
les femmes musulmanes. La forme la plus répandue de cette politique publique
est l'adoption de lois interdisant les vêtements religieux, ce qui
affecte gravement les femmes qui portent un foulard. Dans certains
cas, ce type de législation empêche les femmes d'occuper des emplois spécifiques
et les exclut de ces environnements. Comme un grand nombre de musulmanes
en Europe sont également des migrantes, une telle législation interdisant
les vêtements religieux dans certains milieux professionnels rend
encore plus difficile pour elles d'acquérir une indépendance financière
et de s'intégrer au sein de la société. Le rapport du réseau ENAR
a révélé qu'en France, le taux d’emploi des femmes immigrées originaires
de pays à prédominance musulmane tels que l'Algérie, le Maroc, la
Tunisie et la Türkiye est plus faible que celui des femmes immigrées
originaires d'Europe du Sud et du reste de l'Union européenne. 19 % des
femmes victimes de discrimination dans le secteur privé disent l’être
pour un motif religieux, ce chiffre étant de 8 % dans le secteur
public. Même si l'interdiction française du port de signes religieux
dans le secteur public ne s'applique pas au secteur privé, l'extension
du principe de laïcité au secteur privé a été régulièrement utilisée
comme argument par les employeurs pour adopter la même règle dans
le privé. De plus, les femmes portant le foulard sont souvent perçues
comme étant plus centrées sur la famille, ce qui renforce la discrimination
liée à la grossesse et à la garde des enfants dans leur recrutement
et leur carrière. L'interdiction du port de vêtements religieux
dans le domaine public empêche également certaines femmes et filles musulmanes
d'accéder à l’éducation, car on leur demande d'enlever leur foulard
pour aller à l'école.
18. En mars 2021, la Suisse s’est prononcée à une courte majorité
(51,2 %) en faveur de l’initiative «Oui à l’interdiction de se dissimuler
le visage» (initiative anti-burqa) qui visait à interdire le port
de la burqa, du niqab et d’autres formes de dissimulation du visage,
en dépit des vives inquiétudes exprimées par des responsables politiques
et la société civile. Comme il ressort du document que j’ai reçu
d’Amnesty International, le Conseil fédéral suisse lui-même avait
fait remarquer, dans sa déclaration publiée en amont du référendum,
que l’interdiction ne répondait pas aux objectifs visés, à savoir
le renforcement de l’ordre public et la prévention de la discrimination
envers les femmes, et contrevenait aux valeurs d’une société libérale
en Suisse. Le Conseil fédéral a en outre souligné que l’initiative
ne concernait qu’un nombre infime de femmes portant la burqa dans le
pays et risquait d’entraîner une polarisation de la société.
19. Au Danemark, la dissimulation du visage dans l’espace public
constitue une infraction pénale depuis août 2018; l’interdiction
vise le port du niqab et de la burqa ainsi que de fausses barbes,
de cagoules et d’autres accessoires qui dissimulent le visage dans
les lieux publics. Le débat parlementaire autour de cette loi a clairement
montré que les femmes musulmanes étaient au centre des préoccupations
des législateurs. Les autorités ne recensant pas l’origine ethnique
ou la religion des personnes contrevenant à l’interdiction, il est impossible
de mesurer son impact sur les femmes musulmanes, qui sont probablement
les plus touchées par cette mesure.
20. Une loi interdisant partiellement le port de vêtements dissimulant
le visage a également été adoptée aux Pays-Bas. Ici encore, comme
l’a souligné la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les formes contemporaines
de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance
qui y est associée, bien que la loi «interdise le port de vêtements
qui couvrent le visage dans un certain nombre de lieux publics, et
bien que son libellé se veuille neutre en apparence, le discours
politique qui l’entoure a clairement montré que cette loi visait
les femmes musulmanes». Dans sa déclaration à l’issue de sa visite
aux Pays-Bas, la rapporteuse spéciale a également souligné «tout
le paradoxe de cette mesure, étant donné que les femmes musulmanes
sont parmi les plus exposées au harcèlement et aux agressions physiques
en public, et même à la discrimination sur le lieu de travail, surtout
si elles portent un foulard. Cette loi n’a pas sa place dans une société
qui se targue de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes»
.
21. En ce qui concerne le discours et le crime de haine islamophobes,
les femmes musulmanes sont les principales cibles de ces violences,
surtout si elles portent un foulard, comme le confirment les rapports annuels
de l’ECRI. Le rapport «Forgotten women» du réseau ENAR a révélé
qu'aux Pays-Bas et en France, respectivement plus de 90% et 80%
des victimes d'incidents islamophobes signalés en 2015 et en 2014
étaient des femmes musulmanes, la plupart d'entre elles portant
un symbole religieux visible. Les musulmanes sont également considérées
de manière disproportionnée comme une menace pour la sécurité et
font l'objet d'une surveillance accrue, selon des recherches menées
dans des pays européens. Un rapport de l'Agence fédérale de lutte
contre la discrimination en Allemagne indique que les musulmanes
sont de plus en plus la cible d'attaques islamophobes et que les
incidents verbaux et physiques à l'encontre de femmes musulmanes
sont devenus plus agressifs, directs et menaçants. Lors d’une enquête
menée auprès de musulmanes en Allemagne, 59 % des personnes interrogées
ont déclaré avoir été intentionnellement insultées, agressées verbalement
ou accostées. Les recherches montrent également qu'un nombre considérable
de musulmanes évitent de sortir seules, par crainte d'agressions
potentielles.
22. Le rapport du réseau ENAR recommande plusieurs moyens de prévenir
le renforcement de l'islamophobie à l'encontre des musulmanes. Il
indique que la Commission européenne devrait engager des procédures
d'infraction sur la base de la directive européenne sur l'emploi
lorsqu'il existe une discrimination systématique en matière d'emploi
fondée sur la religion et les croyances. Au niveau national, les
mesures politiques visant à promouvoir l'égalité entre les femmes
et les hommes et à lutter contre la discrimination devraient inclure
des dispositions relatives à la discrimination multiple et adopter
une approche intersectionnelle. Les pays devraient également assurer
une collecte et une analyse comparables et fiables des données relatives
à l'égalité, y compris des données ventilées par ethnie, par genre
et par religion. En outre, il faudrait adopter des stratégies nationales
de lutte contre l'islamophobie couvrant la discrimination dans l'emploi
et d'autres aspects de la vie et s'attaquant au crime de haine.
3. Les
politiques de lutte contre le terrorisme et leur impact sur les
musulman·e·s
23. L’islamophobie est également
liée aux politiques de lutte contre le terrorisme et la radicalisation. Adoptées
à la suite des attentats perpétrés en Europe par des terroristes
affiliés à Al-Qaïda, à Daech et à d'autres groupes de terrorisme
djihadiste, ces mesures conduisent à un profilage ethnique accru
et déclenchent finalement une stigmatisation et des préjugés visant
l'ensemble de la communauté musulmane. Il ne faut pas sous-estimer
l'effet néfaste du profilage ethnique sur les groupes cibles et
au-delà. Comme l'a récemment souligné l'Assemblée dans sa
Résolution 2364 (2021) «Le profilage ethnique en Europe: une question très
préoccupante», cette pratique peut avoir un effet négatif à la fois
sur les personnes contrôlées et sur la société dans son ensemble,
car elle contribue à promouvoir une vision déformée et à stigmatiser certaines
catégories de la population. J'ai eu l'occasion de contribuer au
lancement de «A Human Rights Guide for Researching Racial and Religious
Discrimination in Counterterrorism» («Un guide des droits humains
pour la recherche sur la discrimination raciale et religieuse dans
la lutte contre le terrorisme en Europe») in Europe
, publication
résultant de la collaboration entre Amnesty International et l'Open
Society Initiative for Europe, qui met en lumière l’effet potentiellement
néfaste des politiques antiterroristes en Europe. Cette publication
est particulièrement opportune et pertinente.
24. Alors qu’un État démocratique a le droit et l’obligation de
défendre ses habitant·e·s contre le terrorisme, aucune communauté
ou groupe social ne doit être pris comme bouc émissaire. Il convient
de noter que le terrorisme est un phénomène complexe et diversifié,
certains groupes prétendant représenter diverses orientations politiques
ou idéologiques, dont l'extrême droite, l'extrême gauche et l’ultra-nationalisme. Le rapport
2020 d'EUROPOL sur la situation et les tendances du terrorisme dans
l'Union européenne souligne que «comme les années précédentes, les
attaques qualifiées de terrorisme ethno-nationaliste et séparatiste ont
représenté la plupart des attentats terroristes (57 sur 119)»
.
25. L’idée fausse selon laquelle les musulman·e·s sont au mieux
une communauté potentiellement «distincte» ou «parallèle» et au
pire une menace pour la sécurité nationale rend souvent particulièrement difficile
la situation des défenseuses et défenseurs des droits humains qui
s’attachent à dénoncer l'islamophobie. Des particuliers et des organisations
de la société civile sont confrontés à une certaine stigmatisation
et à de l'hostilité. La loi française dite «contre le séparatisme»
est un exemple de cette attitude. Elle comprend des dispositions
qui peuvent être interprétées comme permettant de dissoudre les
associations qui mènent des activités «non mixtes», telles que la
création d'espaces de sécurité réservés aux membres de groupes formés
sur des bases raciales. Des organisations respectées qui apportent
une contribution positive à la société risquent d'être dissoutes.
26. Étant donné que l'islamophobie sert de concept visant à désigner
une catégorie de personnes comme un groupe homogène, certaines mesures
antiterroristes adoptées à la suite des attentats menés en Europe par
des groupes terroristes djihadistes ont renforcé l'idée que tous
les musulman·e·s étaient intrinsèquement dangereux. Selon la publication
du BIDDH/OSCE
«Combattre le
terrorisme, protéger les droits de l'homme
» , «l’un des effets secondaires des
activités terroristes et de la réaction internationale face à celles-ci
a été la tendance à opposer les idées de liberté, de droits de l'homme
et de sécurité». La notion de protection des droits humains a souvent
été présentée comme étant en conflit avec la protection contre le
terrorisme. Cela est extrêmement trompeur.
27. Lors de l'audition de la commission du 28 septembre 2021,
le chercheur Tufyial Choudhury, de l'Université de Durham, qui a
mené des recherches dans toute l'Europe pour étudier l'effet des
mesures antiterroristes sur les minorités et les communautés racialisées,
a souligné que bien que 70 % des attentats terroristes en Europe
soient le fait de groupes ethno-nationalistes ou séparatistes, le
terrorisme était presque exclusivement lié à l'islam dans le discours
public et politique. En revanche, la violence de droite est rarement qualifiée
de terrorisme. Ainsi, l'accent disproportionné mis sur l’islam comme
unique source du terrorisme en Europe a renforcé l'islamophobie
à l'égard des communautés musulmanes.
28. Un autre aspect important des mesures antiterroristes mis
en évidence par M. Choudhury est l'adoption de dispositions légales
sur les pré-infractions pénales dans les systèmes de droit pénal
de plusieurs pays européens. Cela marque la criminalisation d'actions
qui sont considérées comme potentiellement dangereuses en raison
de l'intention de la personne concernée. Elles sont fondées sur
la prévision des activités futures probables de la personne en question.
Cette pratique renforce l'idée déjà existante que certain·e·s doivent
être considérés comme terroristes aux yeux du public, ce qui aggrave
ainsi la suspicion visant les musulman·e·s et leurs pratiques religieuses.
On observe une nette transition de la présomption d'innocence à
une «présomption de culpabilité», selon laquelle les musulman·e·s
sont censés être potentiellement dangereux.
29. La loi antiterroriste adoptée en Autriche notamment, a été
largement critiquée car elle pourrait être utilisée à mauvais escient
et aggraver la discrimination à l'encontre des musulman·e·s. Une
commission d’enquête a été formée pour examiner la loi. Elle a conclu
que la loi n’était d’aucune utilité pour les politiques antiterroristes
et elle a recommandé l'adoption de mesures préventives fondées sur
la culture. En Autriche, comme dans d'autres pays européens, on
constate une aggravation des crimes et des discours de haine à l'encontre
des musulman·e·s. Les défenseuses et défenseurs des droits humains
craignent que l'islamophobie ne se normalise au sein des sociétés
européennes. Des groupes de défense des droits humains ont dénoncé une
augmentation des crimes haineux à la suite de la publication de
la «carte de l'islam» à l’initiative du Gouvernement autrichien,
une carte interactive en ligne indiquant l'emplacement d'environ
600 mosquées et organisations musulmanes dans le pays. Cette initiative
a déclenché un tollé de la part des organisations musulmanes et
de défense des droits humains en Autriche et dans le monde. Je tiens
notamment à mentionner la déclaration du représentant spécial du
Conseil de l'Europe sur les crimes de haine antisémites, et antimusulmans
et toute forme d’intolérance religieuse, M. Daniel Holtgen, qui
a qualifié cette carte de l’islam d'«hostile aux musulmans et potentiellement
contre-productive».
30. Le Guide des droits humains d'Amnesty International et d'Open
Society
traite également des effets discriminatoires
potentiels des politiques antiterroristes en Europe. Il souligne
que les activités et affiliations légales des musulman·e·s ont été
utilisées pour justifier la surveillance, l'arrestation, l'expulsion,
la déchéance de nationalité et d'autres restrictions de leurs droits
et libertés. Eda Seyhan, l’auteure du guide, estime que le ciblage
des musulman·e·s par des mesures antiterroristes en Europe a renforcé
l'idée raciste selon laquelle l’islam est une menace pour la sécurité,
tout en créant un environnement où le discours de haine à l'encontre des
musulman·e·s s’est normalisé. Cette publication est une initiative
louable, car elle fournit aux chercheuses et chercheurs, aux défenseuses
et défenseurs des droits humains et à toutes celles et ceux qui
s'engagent à promouvoir l'égalité des conseils fiables sur la manière
de détecter et de documenter la discrimination. Utilisée correctement,
elle peut contribuer à prévenir et à combattre la discrimination,
et à protéger celles et ceux qui sont soumis à un traitement injustifié
et illégal au nom de la lutte contre le terrorisme.
31. Lorsqu'il s'agit de trouver un juste équilibre entre sécurité
et libertés civiles, certains pays, comme l'Allemagne, ont défini
plus soigneusement les pré-infractions pénales que d'autres, comme
le Royaume-Uni, où les dispositions sont plus vagues. Afin d'éviter
que les mesures antiterroristes ne renforcent ou n'entretiennent
l'islamophobie, il est important d'analyser les effets potentiels
de ces mesures sur les droits humains avant qu'elles ne soient adoptées.
En outre, toute législation exceptionnelle dans ce domaine devrait comporter
une «clause de caducité», c'est-à-dire une disposition relative
à sa suppression progressive, afin que les parlementaires puissent
décider si les mesures sont toujours nécessaires. En outre, les
organismes chargés de l'égalité et des droits humains devraient
se voir confier un rôle plus important au niveau national en matière
d’examen de la législation existante afin de veiller à ce qu'elle
ne soit pas discriminatoire envers un groupe spécifique de personnes,
comme les musulman·e·s, parce qu’elle restreint de manière disproportionnée
leurs droits et leurs libertés.
32. L'impact des politiques de lutte contre le terrorisme a été
au centre des conversations que j'ai eues lors de mes visites d'information
en France et au Royaume-Uni.
4. Principales
conclusions de la visite en France
33. Les 8 et 9 mars 2022, j'ai
effectué une visite d'information à Paris, où j'ai pu rencontrer
des collègues parlementaires du Sénat et de l'Assemblée nationale,
des représentant·e·s d'organisations de la société civile, plusieurs
juristes, des chercheuses et chercheurs d'universités françaises,
des journalistes et le chef de la Délégation interministérielle
française à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine
anti-LGBT (DILCRAH).
34. Cette visite était destinée à la fois à faire le point sur
la situation en recueillant des informations sur les différentes
formes de discrimination auxquelles les musulman·e·s sont confrontés
en France, et de repérer les bonnes pratiques, qu’il s’agisse de
législation, de politiques, d’actions de la société civile ou de
toute autre initiative qui s’est révélée efficace pour combattre
l’islamophobie et favoriser l’inclusion et qui pourrait être reprise
dans d’autres contextes. En ce qui concerne la situation actuelle,
des recherches préliminaires et des contacts avec des organisations
de la société civile avaient attiré mon attention sur l'effet potentiellement négatif
que la loi antiterroriste de 2017 et la loi dite «contre le séparatisme»
,
adoptée l'année dernière, pouvaient avoir sur les musulman·e·s de
France. J’avais aussi l’intention de demander si ces textes législatifs avaient
été évalués par les autorités françaises, s'ils avaient atteint
leur objectif et si des effets secondaires avaient été détectés.
En outre, je souhaitais aborder avec mes interlocutrices et interlocuteurs
français la question de la représentation politique des musulman·e·s.
35. La plupart des acteurs que j'ai rencontrés se sont référés
au principe de laïcité, ou laïcité d'État, pour expliquer la situation
des musulman·e·s en France, la façon dont ils sont perçus, et l'origine
des législations et des politiques qui affectent leur vie. En effet,
certaines réunions ont tourné presque entièrement autour de ce concept.
La laïcité d'État est un élément important de la culture juridique
et politique française et fait constamment partie du discours politique,
encore plus pendant les campagnes électorales (la visite en France a
eu lieu pendant la campagne pour l'élection présidentielle, qui
s’est tenue en avril 2022). Instituée par la loi de 1905 sur la
séparation des Églises et de l'État, la laïcité est généralement
interprétée en France comme reposant sur trois éléments principaux:
la liberté de conscience et de religion (la liberté d’exprimer ses convictions),
la séparation de l'État et de la religion, et l'égalité de toutes
et tous devant la loi sans discrimination fondée sur la croyance
religieuse. Si, dans un premier temps, la loi de 1905 a suscité
l’opposition de l'Église catholique, la laïcité est devenue de plus
en plus consensuelle dans la culture politique française et elle
a consolidé sa position en droit public. Inscrite dans l'actuelle
Constitution française de 1958, la laïcité est un principe fondateur
de la Cinquième République et une valeur commune partagée par l’ensemble
de la classe politique et des partis, quelle que soit leur orientation
politique. Certain·e·s de mes interlocutrices et interlocuteurs
semblaient croire que la laïcité était typique de la France et inconnue
ailleurs. En fait, la plupart des systèmes de droit public des pays
européens prévoient une séparation explicite entre l'État et la
religion, et tous les États membres du Conseil de l'Europe reconnaissent
la liberté de conscience et de religion, qui est l'une des libertés
fondamentales consacrées dans la Convention européenne des droits
de l'homme (STE n° 5).
36. La laïcité en France vise à défendre la liberté de religion
et à contribuer à protéger les personnes et les groupes sociaux
contre toute discrimination fondée sur la croyance religieuse. L'évolution
politique et juridique de l'interprétation de ce principe semble
toutefois s'éloigner de son esprit et de ses objectifs initiaux,
comme me l'ont expliqué plusieurs expert·e·s que j'ai rencontrés
à Paris. L'une d'entre eux, Stéphanie Hennette-Vauchez, professeur
de droit public à l'Université de Paris-Nanterre, a relevé que «ces
dernières années, les gouvernements de droite et de gauche ont exprimé
leur soutien à une vision ‘exigeante’ de la laïcité». Elle a poursuivi
en expliquant qu'après que le Gouvernement de 2010 du Premier ministre
François Fillon a imposé «l’interdiction de la burqa»
(loi
n° 2010-1192 interdisant la dissimulation du visage dans les espaces
publics), le Gouvernement de 2014 dirigé par Manuel Valls s'est
régulièrement opposé à la conception libérale de la laïcité, y compris
en des termes qui ont déclenché beaucoup d’inquiétudes et de troubles
.
37. Mme Hennette-Vauchez estime que
si les rapports entre l'État et les religions sont un thème controversé dans
beaucoup de sociétés contemporaines, deux caractéristiques du débat
sont propres à la France: premièrement, la tension croissante autour
du concept de laïcité depuis le milieu des années 2000, qui a atteint une
intensité sans précédent. Ensuite, ces tensions ne sont pas seulement
de nature politique, mais aussi juridique: les réglementations ont
«subi une évolution profonde». En particulier, la laïcité était
comprise comme générant des obligations pour les seuls pouvoirs
publics, et des droits pour les particuliers. Ainsi, les pouvoirs publics
et leurs représentant·e·s devaient s'en tenir à une stricte neutralité
religieuse, tandis que la liberté de conscience et de religion était
garantie aux particuliers.
38. La loi de 2004 interdisant les symboles religieux à l'école
publique a marqué un tournant, car pour la première fois, une stricte
neutralité était attendue non pas des fonctionnaires, mais aussi
des particuliers. Cette évolution a été confirmée par plusieurs
textes législatifs ultérieurs. Dans un article de 2017 (antérieur
à la loi «contre le séparatisme» votée en 2021), Mme Hennette-Vauchez
conclut que «la laïcité française contemporaine a des dimensions
antilibérales, car elle est de plus en plus définie comme l'antonyme
de la liberté religieuse – comme un motif juridique potentiellement
valable pour diverses restrictions à la liberté religieuse. En outre,
comme le montre une analyse détaillée, les nouvelles mesures, nombreuses,
qui ont étendu la portée de la laïcité en tant que principe juridique
au cours des dix dernières années sont étroitement liées aux inquiétudes
croissantes face à l’islam. Il n'est donc pas surprenant que la
nouvelle laïcité ait un effet discriminatoire».
39. En effet, alors que la loi de 2021 confortant le respect des
principes de la République (loi dite «contre le séparatisme») ne
vise spécifiquement aucune croyance religieuse, le discours qui
a conduit au projet de loi et l'ensemble du débat parlementaire
à son sujet ont tourné autour de l'islam et des musulman·e·s. Le
président Emmanuel Macron a ouvert la voie en octobre 2020 par un
discours dans lequel, tout en reconnaissant l’existence de millions
de citoyens français qui sont musulmans et la nécessité d’éviter
de les stigmatiser, il a dénoncé une tendance au «séparatisme islamiste»
qui cherche à créer une «contre-société» rejetant la laïcité, l'égalité
entre les sexes et d'autres aspects de la culture et du droit français.
40. À Paris, j'ai également eu l'occasion de rencontrer Mme Jacqueline
Eustache-Brinio (Les Républicains, opposition de droite) et Mme Dominique
Vérien (Union des démocrates indépendants, parti centriste), rapporteures
de ce projet de loi au Sénat. Mme Eustache-Brinio
a déclaré que l'islamophobie «n'existait pas» en France et a qualifié
à plusieurs reprises de «victimisme» l'attitude des musulman·e·s
français dénonçant la discrimination – ce qui est à la fois un déni
de la réalité et une façon insensible de culpabiliser les victimes. Elle estimait
que la nouvelle réglementation était nécessaire, mais elle a regretté
qu'elle n'aille pas assez loin (elle n'a pas précisé quelles mesures
manquaient). Elle a rappelé que la loi avait été adoptée à la suite
des attentats terroristes perpétrés par des individus et des organisations
prétendant agir au nom de l'islam. Le meurtre de Samuel Paty, professeur
de lycée, perpétré par un terroriste tchétchène en octobre 2020,
entre autres, a profondément choqué l’opinion publique française.
La sénatrice Eustache-Brinio a insisté sur le fait que la loi visait
à apaiser les tensions existant au sein de la société française
et à combattre le danger du fanatisme religieux.
41. Je n’ai pas pu m'empêcher de rappeler que, si la France a
été frappée par de multiples attentats terroristes djihadistes,
au niveau européen, la plupart des attentats terroristes ont des
motivations d'extrême droite, suprématistes ou ultra-nationalistes,
comme cela est indiqué précédemment dans ce rapport. Je dois ajouter
que si, comme le dénoncent un grand nombre d’expert·e·s et d’organisations,
les effets secondaires involontaires de la loi «contre le séparatisme»
incluent la stigmatisation et la marginalisation potentielle des musulman·e·s
français, il est difficile de croire que l'objectif d'apaisement
des tensions sera atteint.
42. Il a été encourageant de rencontrer, plus tard au cours de
la visite, deux autres députés de l'opposition de gauche, à savoir
Mme Danièle Obono du parti La France
Insoumise et M. Aurélien Taché qui est maintenant un représentant
de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES). Ils
ont partagé leurs points de vue et leurs préoccupations sur la situation
des musulman·e·s français d'une manière qui m'a semblé beaucoup
plus réaliste et crédible. En ce qui concerne l'islamophobie, Mme Obono
a notamment souligné l'impact des politiques gouvernementales sur
la société civile, les ordres de dissolution visant les organisations non
gouvernementales émanant des autorités administratives, et non du
pouvoir judiciaire. L'islamophobie est souvent niée et cette méconnaissance
entrave la possibilité d'adopter des politiques antidiscriminatoires pertinentes.
M. Taché a constaté que l'islamophobie se manifestait sous diverses
formes. Si les agressions verbales et physiques sont préoccupantes,
les difficultés d'accès au logement et à l'emploi sont des formes
de discriminations plus subtiles, mais tout aussi inquiétantes.
M. Taché a ajouté que l'islamophobie avait tendance à se répandre
dans l'élite politique, non seulement parmi les partis et mouvements
de droite radicale, mais souvent aussi dans les partis traditionnels,
y compris de gauche. En effet, les préjugés antimusulmans sont produits
en partie par la politique de haut niveau et les médias, a-t-il
constaté. Un rapport de 2019 du Défenseur des droits français (Ombudsman)
a confirmé l'existence d'une discrimination systémique à l'encontre
des musulman·e·s. M. Taché estime qu'un observatoire des discriminations
devrait être créé en France et que davantage de fonds devraient
être alloués à la recherche dans ce domaine.
43. Les représentant·e·s des organisations de la société civile
que j’ai rencontrés m’ont fait part de leur préoccupation concernant
les formes de discrimination auxquelles sont actuellement confrontés
les musulman·e·s français. Ils ont indiqué que les stéréotypes négatifs
constituent un réel danger pour les musulman·e·s, qu’ils touchent
particulièrement les femmes, notamment en raison de l’idée erronée
qui fait du port du hijab ou du voile islamique un acte politique
ou une forme de prosélytisme religieux. Ils estiment qu’en réalité,
il s'agit uniquement d'une habitude dictée par des obligations religieuses,
et en tant que telle, protégée par la liberté de religion. Le fait
de considérer le hijab comme un signe de radicalisme et comme une
violation du principe de laïcité a conduit à des interdictions légales
de plus en plus strictement appliquées, y compris dans des espaces
qui, à l'origine, n’étaient pas visés par l’interdiction.
44. La réglementation est souvent incohérente et confuse. Par
exemple, ce sont les différents barreaux qui décident si les avocates
ont le droit de porter le hijab dans les tribunaux, ce qui entraîne
des réglementations différentes selon les villes françaises. Certains
barreaux interdisent le port du hijab dans les tribunaux, mais autorisent
les nouvelles membres à le porter lors de la prestation du serment
professionnel. L'interdiction du port du hijab a également suscité
une controverse dans le monde du sport, où un groupe de joueuses
de football a contesté le règlement de la Fédération française de
football (l’affaire a alors été portée devant le Conseil d’État
en novembre 2021). En février 2022, Élisabeth Moreno, ministre déléguée
chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, a exprimé son
soutien à cette initiative en déclarant que «la loi dit que ces jeunes
femmes peuvent porter un foulard et jouer au football. Aujourd'hui,
sur les terrains de football, le foulard n'est pas interdit. Je
veux que la loi soit respectée». Je ne peux que souscrire à la position
de Mme Moreno, et à sa conclusion: «les
femmes doivent pouvoir choisir de s’habiller comme elles le souhaitent».
45. En effet, le respect de la liberté individuelle devrait être
la priorité. Dans certains pays, le radicalisme religieux oblige
les femmes à porter le voile islamique. Il est ironique de tenter
de combattre le radicalisme et de protéger la liberté des femmes
en les obligeant à ne pas le porter. La liste toujours plus longue
des interdictions du hijab est aussi injuste que contre-productive.
L'interdiction vise les femmes en particulier (à titre de comparaison,
les hommes musulmans sont aussi souvent clairement reconnaissables,
mais il n’a jamais été envisagé d’interdire la barbe ou de réglementer
sa longueur ou son style dans certaines activités ou professions).
La législation limite la participation des femmes musulmanes à l'économie
et à la vie publique, car celles qui se sentent obligées par leur
foi de porter le hijab ont tendance à renoncer à la pratique de
certains sports ou à certaines professions plutôt que de renoncer
au voile.
46. Une évolution inquiétante au cours des dernières années est
la fermeture d'un grand nombre d'organisations musulmanes. En décembre
2020, le ministre de l'Intérieur Gérard Darmanin a annoncé une vague
de répression contre 76 mosquées soupçonnées par les autorités de
se livrer au «séparatisme» et d'encourager l'extrémisme. Selon les
statistiques publiées par le Gouvernement français en janvier 2022, 24 887
enquêtes ont été menées, 718 organisations musulmanes, fermées ou
dissoutes et 46 millions d'euros, confisqués.
47. Selon mes interlocutrices et interlocuteurs à Paris, dont
plusieurs avocates qui ont suivi des cas individuels, ces chiffres
indiquent une tendance punitive disproportionnée: les autorités
agissent de manière à restreindre les droits des organisations visées.
Les avocats ont indiqué que les motifs de la dissolution des organisations
sont souvent peu clairs, insuffisants ou répétitifs, ce qui semble
montrer que les mesures prises ne font pas suite à des enquêtes
appropriées. Des organisations qui ont été financées par les collectivités locales
et qui ont coopéré avec elles sans problème pendant des années se
sont retrouvées dissoutes, accusées de radicalisation.
Mediapart, cybermédia très respecté,
a publié un rapport sur une année de politiques anti-séparatistes
(les qualifiant de «chasse aux sorcières»). Selon les conclusions
du rapport, «il est rare qu’en France une population ait fait l’objet
d’autant de procédures administratives en raison de son origine ou
de sa religion supposée ou réelle»
.
48. La question de savoir pourquoi la représentation politique
des musulman·e·s en France semble si limitée est une question à
la fois politiquement sensible et à laquelle il est difficile de
répondre. Les responsables politiques les plus conservateurs que
j'ai rencontrés ont tout simplement rejeté l'idée qu’un groupe ou
une communauté puisse avoir besoin d’être représenté par des élu·e·s,
l’idée étant qu'il n'existe qu’une seule grande communauté nationale
composée par l’ensemble des citoyen·ne·s. D’autres personnalités
politiques, expert·e·s et représentant·e·s de la société civile
ne se sont pas opposés à l’idée, mais ont semblé prudents à son
sujet.
49. Le manque de représentation politique de la communauté musulmane
découle probablement d'une combinaison de facteurs. L'un des principaux
obstacles est probablement l'idée, bien ancrée dans la culture politique
française et rarement remise en question, de la «communauté» comme
quelque chose qui met en danger l'unité nationale en fracturant
la société, plutôt que d’en simplement constituer un élément. Les communautés,
pense-t-on, mènent au communautarisme, terme à la mode dans le discours
politique de ces dernières décennies, qui se réfère souvent spécifiquement
aux musulman·e·s (
communautarisme islamique)
. Ces
derniers temps, le terme de communautarisme est souvent remplacé
par celui de «séparatisme», qui repose sur une vision similaire,
mais qui, comme je l'ai déjà mentionné, met surtout en évidence
le risque supposé que certains groupes mènent une vie distincte
du reste de la population.
50. L'image de «sociétés parallèles» est elle aussi souvent utilisée.
Les responsables politiques de confession ou d'origine musulmane
peuvent être perçus comme les représentants d’une catégorie spécifique, plutôt
que comme les membres de la communauté nationale, ce qui peut réduire
leurs chances d'être retenus comme candidat·e·s par leurs partis
politiques respectifs et d’obtenir des suffrages. Cela conduit également nombre
d'entre eux à minimiser leur appartenance à la communauté musulmane
et à exclure de leur programme politique les éléments qui peuvent
être considérés comme liés à celle-ci.
51. Plusieurs de mes interlocutrices et interlocuteurs ont réitéré
la même recommandation, à savoir la nécessité de former les fonctionnaires
de tous les secteurs à la laïcité, afin qu’ils en apprennent davantage
sur sa signification réelle et la manière dont elle doit être appliquée.
Cette formation devrait être dispensée, entre autres, au personnel
enseignant, aux responsables du maintien de l’ordre, tant au sein
de la justice que des forces de police, ainsi qu'aux professionnel·le·s
de la santé. Cela fait également partie des dispositions de la récente
loi «contre le séparatisme», qui prévoit en outre que toutes les
administrations doivent désigner un «référent laïcité» chargé de
promouvoir et de contrôler le respect de la laïcité. Des actions
de formation sur ce sujet seront également préconisées par le prochain
plan d’action de la DILCRAH. Il est utile de dispenser une formation,
cela constitue un pas dans la bonne direction, car les représentant·e·s
des organisations de la société civile avec lesquels je me suis
entretenu, œuvrant en faveur des droits humains en général, et pas seulement
les droits des personnes musulmanes, ainsi que d’autres expert·e·s
ont insisté sur le fait que les fonctionnaires «n’ont aucune idée»
de ce qu'est réellement la laïcité. Les «17 décisions pour la laïcité»
adoptées
récemment par le Gouvernement français prévoient elles aussi de
former l’ensemble des agent·e·s publics à la laïcité, notamment
les agent·e·s des forces de l’ordre, les professionnel·le·s de santé
et le personnel enseignant. Il est capital que cette formation transmette
la véritable signification de la laïcité, celle qui respecte la
diversité religieuse et la liberté de religion, et qu'elle évite
tout risque de stigmatisation d'une croyance particulière. L’impartialité
est l’un des piliers du principe de la laïcité en France et il conviendrait
d’en tenir systématiquement compte lors de l’élaboration de politiques
dans ce domaine.
52. Le 21 juillet 2022, j’ai eu l’occasion de m’entretenir par
visioconférence avec M. Christophe Farnaud, récemment nommé envoyé
spécial du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Diplomate
chevronné, ancien ambassadeur et jusqu’il y a peu, directeur Afrique
du Nord et Moyen-Orient à l’administration centrale du Quai d’Orsay,
il a expliqué que plusieurs directions au sein du ministère étaient
engagées dans la lutte contre le séparatisme et qu’il avait pour
rôle de coordonner cette action. Dans d’autres échanges, M. Farnaud a
souligné que le ministère menait une coopération avec le monde musulman
par le biais de programmes d’échanges culturels, scientifiques et
politiques. Citant le Président Macron, il a déclaré qu’il existait
en France un risque réel de séparatisme, qui menace la cohésion
nationale. Il a précisé que la loi dite «contre le séparatisme»,
officiellement intitulée «loi confortant le respect des principes
de la République», ne visait pas tous les musulman·e·s, mais seulement
les radicaux. Il a estimé au contraire que la nouvelle loi protégerait
les musulman·e·s en général, ainsi que le reste de la population,
car l’islam radical leur est souvent préjudiciable. M. Farnaud a
assuré que la loi de 2021 était conforme au principe de laïcité,
car profondément ancrée dans la culture juridique et la pratique
judiciaire françaises, et à l’approche universaliste qu’il considère
comme étant la meilleure garante de la liberté de religion (je cite
«la meilleure manière de respecter les musulmans»). Alors que nous
évoquions l’égalité entre les femmes et les hommes et le risque
que la loi sur les symboles religieux ne favorise une discrimination
envers les femmes musulmanes ou ne limite leur autonomie, M. Farnaud
a indiqué qu’un débat était en cours au sein de l’administration
française sur la manière de réglementer le port des symboles religieux
dans le sport et que la ligne majoritaire qui se dégageait était
de laisser à chaque fédération sportive le libre choix sur la question.
Plus généralement, en France, toutes les questions relatives à la
laïcité et à l’islam font l’objet d’un débat, qui peut amener la
législation et les politiques à évoluer, puisque, par définition,
elles sont perfectibles. Ménager un équilibre entre la liberté de
religion et la neutralité de l’État, tout en assurant l’ordre public,
la santé publique et l’accès à l’éducation, est une tâche tout aussi
nécessaire que difficile. M. Farnaud a reconnu que, dans certains
domaines, les règles de la laïcité étaient simples, mais qu’elles
étaient plus compliquées à mettre en œuvre.
53. Il est encourageant que le débat démocratique et la possibilité
que les lois et les politiques évoluent aient été évoqués. Profitant
de la sincérité de notre échange, j’ai demandé à M. Farnaud si la
France comptait user de son influence aux niveaux européen et international
afin que les mesures qui s’imposent soient prises pour lutter contre
l’islamophobie. J’ai mentionné le retard inquiétant pris dans la
nomination d’un nouveau coordinateur de la Commission européenne
pour la lutte contre la haine à l’égard des musulman·e·s, car il
peut donner l’impression d’un manque de volonté de la part des institutions
de l’Union européenne de s’attaquer au problème de l’islamophobie.
M. Farnaud m’a assuré que la France userait de toute son influence
pour promouvoir la lutte contre la discrimination en général.
54. J’ai brièvement abordé la question de la représentation politique
des musulman·e·s avec M. Farnaud. Tout en confirmant que les responsables
politiques affichaient rarement leurs croyances religieuses quelles qu’elles
soient, il a indiqué qu’un nombre croissant de représentant·e·s
politiques français étaient de confession ou de tradition musulmane.
55. En France, grâce notamment aux travaux de recherche en sciences
sociales et à plusieurs études réalisées ces dernières années, les
législateurs et les décideurs prennent progressivement conscience
du problème de l’islamophobie. En 2019, une étude réalisée à la
demande de la DILCRAH a montré que les musulman·e·s étaient soumis·e·s
à un niveau très élevé de discriminations du fait de leur religion
ou de leurs origines, notamment dans l’accès au logement. Restituant
les chiffres de cette étude, Mme Marlène
Schiappa, alors secrétaire d'État en charge de l'égalité entre les
femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations,
a déclaré qu’ils témoignaient de «l’échec de notre modèle d’intégration
». Elle a ajouté que la discrimination
pouvait inciter au séparatisme, car les personnes qui se sentent
exclues des institutions peuvent être attirées par des mouvements
qui sont contraires aux valeurs de la République. Il semblerait
en effet que ce risque soit souvent sous-estimé par les responsables
politiques et les législateurs. En fait, la lutte contre toutes
les formes de discrimination contribue à promouvoir la cohésion
sociale et, en définitive, à protéger les institutions démocratiques.
56. Le rapport publié en 2020 par le Défenseur des droits «Discrimination
et origines: l’urgence d’agir» ne traite pas spécifiquement de l’islamophobie,
mais souligne que les personnes de descendance arabe (qui, comme
le confirment plusieurs études, sont souvent perçues comme des musulman·e·s,
quelle que soit leur véritable appartenance religieuse) sont fortement
discriminées dans l’accès au logement et à l’emploi. Ce rapport
fait également explicitement référence à la dimension intersectionnelle
de la discrimination, notamment en ce qui concerne la discrimination
à l’égard des femmes musulmanes. En 2021, le Défenseur des droits
a publié une contribution à la consultation citoyenne sur les discriminations,
contenant un large éventail de recommandations. Il réaffirme que
les discriminations fondées sur l’origine (qui, comme le précise
le texte, se cumulent bien souvent avec les discriminations fondées
sur la couleur de peau, la religion et le nom d’origine étrangère)
doivent être une priorité politique et recommande de mettre en place
un système de veille statistique de ce type de discrimination. Le
plan d’action contre le racisme et l’antisémitisme 2018-2020 recommande également
d’améliorer la collecte de données statistiques pour soutenir l’action
du gouvernement en faveur de la lutte contre la discrimination.
57. En 2021 également, une mission d’information de l’Assemblée
nationale a présenté un rapport détaillé intitulé «Rapport d’information
sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme
et les réponses à y apporter»
. Concernant
l’islamophobie, il indique que les actes de haine dirigés contre
les musulman·e·s sont en forte hausse, enregistrant une augmentation
d’environ 50 % entre 2018 et 2019.
58. Une plateforme antidiscrimination a été créée en 2021 pour
donner à toutes les personnes qui s’estiment victimes de discrimination
la possibilité d’être accompagnées. Le mandat de la plateforme couvre
tous les domaines où une discrimination peut s’exercer – tels que
l’accès à l’emploi, au logement et aux soins de santé – ainsi que
tous les motifs de discrimination, dont l’origine et la religion.
Le collaborateur de la ministre déléguée chargée de l’Égalité entre
les femmes et les hommes avec lequel je me suis entretenu a souligné que
d’importants moyens, tant humains que financiers, avaient été alloués
à la plateforme et que ce dispositif devrait produire des résultats
significatifs.
59. Je ne peux que souscrire à la recommandation du Défenseur
des droits appelant à faire une priorité de la lutte contre les
discriminations. Cela s’applique bien entendu à toutes les formes
de discrimination, y compris l’islamophobie, et exige une forte
volonté politique. Pour assurer un suivi efficace de ces phénomènes
et de l’impact des mesures de lutte, il est nécessaire de recueillir
des données ethniques, ce qui est difficile en France compte tenu
des dispositions réglementaires encadrant la collecte de données.
Des efforts sont toutefois déployés pour recueillir des informations
sur l’origine ethnique au moyen d’indicateurs indirects tels que
le patronyme des personnes, leur pays d’origine ou la nationalité
antérieure à la nationalité française. J’espère qu’à l’avenir les
réglementations sur la collecte de données évolueront et que la
collecte de données relatives à l’égalité sera autorisée. L’Union
européenne montre la voie dans ce domaine et utilise l’expression «données
relatives à l’égalité» pour désigner les données qui sont nécessaires
pour promouvoir les politiques en matière d’égalité et de lutte
contre la discrimination. En 2018, la Commission européenne a adopté
des «Orientations pour améliorer la collecte et l'utilisation des
données relatives à l'égalité» et en 2021, a publié une «Note d’orientation
sur la collecte et l’utilisation de données relatives à l’égalité
et fondées sur la race ou l’origine». La collecte de données ethniques,
si elle respecte les critères recommandés par l’Union européenne,
l’ECRI
et
d’autres acteurs internationaux, à savoir les principes de l’anonymat,
du consentement et de l’auto-identification volontaire, est parfaitement
compatible avec les droits fondamentaux.
5. Caractéristiques
de l’islamophobie en Suède
60. L’audition organisée à Stockholm
le 12 mai 2022 a permis d’examiner les caractéristiques de l’islamophobie
en Suède. Estimée selon une étude
de
2017 à 810 000 personnes, la population musulmane représente 8,1 %
de la population suédoise, proportion que seule la France dépasse
(8,8 %) en Europe occidentale. En outre, cette audition a permis
à la commission sur l’égalité et la non-discrimination d’en apprendre
davantage sur la RPG n°5 révisée de l’ECRI, grâce à la présentation
de Mme Anna Lind, membre de l’ECRI au
titre de la Suède.
61. Selon M. Mattias Gardell, historien et professeur émérite
de religion comparée à l’Université d’Uppsala, qui a également participé
à l’audition, l’islamophobie procède d’une vision monolithique de
la religion et de la culture, selon laquelle ces aspects déterminent
exactement ce que les personnes sont. L’islam est dès lors envisagé
comme une entité qui empêche les personnes nées dans cette religion,
même si elles sont nées en Suède, de devenir des citoyen·ne·s à
part entière. C’est oublier que l’islam est présent en Europe depuis
des siècles. Comme dans d’autres pays européens, l’islamophobie
se manifeste dans de nombreux domaines de la société suédoise, y
compris dans le discours public et politique. Il est intéressant
de noter que la stigmatisation et le discours de haine visant les
musulman·e·s ont reculé pendant la pandémie de covid-19, au moment
où certains médias et expert·e·s autoproclamés de l’islam ont subitement
concentré leur attention sur la pandémie.
62. Comme l’a expliqué M. Gardell, certain·e·s Suédois·e·s semblent
penser qu’il n’y a rien de mal à être musulman·e·s du moment qu’on
ne le montre pas et les musulman·e·s de Suède ressentent cette pression implicite
au quotidien. Certain·e·s sont allé·e·s jusqu’à changer de nom pour
être moins visibles. Par ailleurs, comme dans d’autres pays européens,
les femmes qui portent le hijab sont particulièrement exposées à
la discrimination, laquelle se manifeste notamment sous la forme
d’un harcèlement de rue violent et éhonté. La ségrégation est de
plus en plus marquée dans la société suédoise, et même si elle est
essentiellement liée à la classe sociale, elle se conjugue souvent
à d’autres facteurs, notamment la religion et l’origine migratoire. Les
études montrent qu’il y a souvent une relation de cause à effet
entre le fait de côtoyer des concitoyen·ne·s musulmans et un niveau
moindre d’islamophobie. En d’autres termes, les personnes qui fréquentent
des musulman·e·s ont tendance à avoir une meilleure opinion de ce
groupe. Ce remède à l’islamophobie perd donc en efficacité du fait
de la ségrégation physique des musulman·e·s dans certains centres
urbains. Et c’est là selon moi l’une des nombreuses raisons pour
lesquelles nous devrions repenser les politiques en matière de logement,
en Suède et ailleurs, et en faire des outils d’intégration sociale
et de promotion de l’égalité des chances pour toutes et tous.
63. Les musulman·e·s de Suède se heurtent à des difficultés concrètes
et préoccupantes: des mosquées et des organisations de la société
civile ont notamment été la cible d’attaques et le théâtre d’actes
de vandalisme et d’incendies criminels. M. Kitimbwa Sabuni, porte-parole
de l’association nationale des Afro-Suédois et du comité musulman
des droits humains, troisième intervenant de l’audition, a déclaré
que les musulman·e·s de Suède étaient de plus en plus exclu·e·s
de la vie politique et sociale. Selon lui, les mesures administratives
spéciales prises à l’égard des imams musulmans dans le cadre des
politiques de lutte contre le terrorisme et la fermeture d’une école
à charte (charter school)
de confession musulmane dénommée Framstegsskolan (L’école du progrès)
sont des exemples de ce processus d’exclusion. Le modèle des écoles à
charte (gérées par des organismes privés ou non gouvernementaux,
mais financées par des fonds publics) est très répandu en Suède.
Les seuls huit établissements musulmans de ce type, qui ne représentent
que quelques milliers d’élèves, suscitent pourtant une attention
et une inquiétude disproportionnées de la part des autorités et
des médias.
64. L’audition a montré qu’au cours des dix dernières années en
Suède, les musulman·e·s ont été de plus en plus considéré·e·s sous
l’angle sécuritaire, et que, de ce fait, des responsables politiques
ont été exclus de partis politiques, certains commentateurs écartés
des médias et certaines organisations de la société civile privées
de financement au motif de sympathies terroristes à ce jour non
avérées.
65. Au printemps 2022, un responsable politique d’extrême droite
a joué la provocation dans des quartiers à forte population musulmane
en brûlant des exemplaires du Coran en pleine journée, déclenchant
des protestations qui ont dégénéré en émeutes. Le débat public qui
a suivi a porté sur la notion de liberté d’expression, souvent invoquée
pour justifier ce genre de provocation. L’autodafé de livres n’a
en réalité rien d’innocent, car il détruit symboliquement toute
une culture. M. Gardell a établi un parallèle avec des incidents survenus
précédemment au cours de l’histoire où des livres publiés et lus
par des personnes juives et musulmanes avaient été intentionnellement
détruits pour infliger une blessure psychologique à ces groupes
et accélérer leur disparition. Je ne peux que convenir que les provocations
manifestes de ce type ne peuvent être justifiées au nom de la liberté
d’expression et que les autorités doivent faire tout ce qui est
en leur pouvoir pour les empêcher.
66. Les problèmes rencontrés par les musulman·e·s de Suède évoqués
lors de l’audition à Stockholm sont source d’inquiétude, mais les
pouvoirs publics semblent les sous-estimer ou ne pas s’y atteler
faute de volonté politique. Il faut que cela change. L’ambition
et l’ardeur dont mon pays fait preuve depuis des décennies dans l’instauration
de politiques novatrices, notamment en matière d’égalité entre les
femmes et les hommes, doivent aussi s’appliquer au racisme sous
toutes ses formes et manifestations. Comme l’a indiqué la membre de
l’ECRI, Mme Lind, les États doivent veiller
à ce que la lutte contre le racisme antimusulman soit menée à tous
les niveaux, tant national, régional que local, et qu’un large éventail
d’acteurs y soit associé.
67. Lors de la réunion à Stockholm, nous avons également eu l’occasion
d’écouter Ute Steyer, femme rabbin, qui s’est exprimée sur l’antisémitisme
en Suède. Ses propos s’appliquent pour la plupart non seulement à
la communauté juive, mais aussi à d’autres minorités et sa référence
à «un manque généralisé de respect, de tolérance et de compréhension
à l’égard des traditions et des exigences religieuses autres que
celles de la culture majoritaire» reflète l’expérience de nombreux
musulman·e·s dans mon pays. Je ne comprends que trop bien sa remarque
concernant la méconnaissance des traditions juives dans la société
suédoise et l’absence de reconnaissance des fêtes juives dans l’espace
public. Une société inclusive devrait se soucier de reconnaître
et de tenir compte des différentes exigences religieuses et culturelles,
y compris les aspects qui peuvent sembler futiles pour une partie
de la population. Je ne peux que souscrire à la conclusion d’Ute
Steyer selon laquelle «une société démocratique suédoise forte est
une société où les minorités ethniques et religieuses occupent une
large place dans un dialogue et des échanges mutuels et respectueux».
68. Pour conclure sur une note plus positive, je souhaiterais
reprendre les propos du professeur Gardell concernant les signes
de déségrégation visibles dans mon pays. La présence accrue de personnes musulmanes
dans les forces armées et dans l’univers du sport, du divertissement
et du design montre que le progrès est possible et, dans une certaine
mesure, qu’il est déjà en marche.
6. Principales
conclusions de la visite au Royaume-Uni
69. Les 24 et 25 mai 2022, j'ai
effectué une visite d'information au Royaume-Uni, où j’ai rencontré
des parlementaires, des universitaires et de nombreuses organisations
de la société civile. Comme indiqué précédemment, les mesures antiterroristes
et leur impact sur les musulman·e·s ont été un thème récurrent des conversations
que j'ai eues à Londres.
70. La contribution écrite que j'ai reçue du Dr Zin Derfoufi,
maître de conférences à l'université St Mary de Londres, qui se
réfère à des recherches menées par de nombreux auteurs, affirme
que la législation et les politiques antiterroristes ont un impact
particulièrement néfaste sur les personnes d'origine musulmane au Royaume-Uni.
Ces personnes sont notamment soumises aux pouvoirs de la police
en matière d'interpellation et de fouille des personnes et des véhicules
dans les espaces publics, aux pouvoirs étendus de détention, d'interrogatoire
et de fouille des personnes et de leurs biens dans les ports et
les aéroports, ainsi qu'à d'autres activités relevant de la stratégie
Prevent, qui vise à empêcher les personnes de devenir sensibles
aux récits terroristes.
71. La facilité avec laquelle les individus d'origine musulmane
sont mis en contact avec les mesures antiterroristes est due à la
nature délibérément vague de la législation antiterroriste qui donne
aux autorités une grande discrétion dans l'utilisation de leurs
pouvoirs, et aussi à l'absence de responsabilité de ces autorités envers
les communautés concernées. L'absence de suspicion requise par la
loi pour que les agent·e·s puissent fouiller des personnes dans
le cadre de la législation antiterroriste, par exemple, a permis
de cibler de manière disproportionnée les personnes d’origine sud
asiatique. J’ai moi-même subi le même sort lorsque je suis arrivé
à l’aéroport d’Heathrow à la veille des réunions et que j’ai été
arrêté par un agent de sécurité; l’expérience que j’ai vécue constitue
selon moi un cas de profilage ethnique et un signe inquiétant de
l’attitude de représentant·e·s des forces de l’ordre à l’égard de
membres de groupes racialisés.
72. La nature arbitraire de ce pouvoir et son impact disproportionné
sur les personnes asiatiques et noires ont été reconnus par la Cour
européenne des droits de l'homme. Dans l'affaire Gillan et Quinton contre le Royaume-Uni,
la Cour a jugé que ces pouvoirs étaient incompatibles avec l'article
8 (droit à la vie privée) de la Convention européenne des droits
de l'homme, car ils n'étaient «ni suffisamment circonscrits ni soumis
à des garanties juridiques adéquates contre les abus».
73. Les recherches montrent que l'expérience quotidienne d'être
la cible du contrôle de l'État crée un sentiment d'aliénation chez
les musulman·e·s du Royaume-Uni. Cela soulève une suspicion de discrimination, en
particulier si l'on considère que la violence politique de l'extrême
droite et des groupes sécessionnistes ne fait guère partie de ces
mesures, malgré les avertissements constants d'EUROPOL sur les menaces
posées par ces derniers
.
Cela donne également le sentiment, au sein des communautés musulmanes,
que l'État ne s'intéresse pas aux priorités de leurs membres en
tant que victimes de la criminalité, ni aux types de racisme antimusulman
et d'inégalités sociales qui sont renforcés par les préjugés raciaux
qui sous-tendent souvent les stratégies de lutte contre le terrorisme
et la «radicalisation».
74. La stratégie Prevent fait partie de l'ensemble des activités
de lutte contre le terrorisme et, comme l'indique le site web de
la police antiterroriste, elle vise à «empêcher que des personnes
vulnérables soient entraînées vers des comportements criminels.
Le programme Prevent, dirigé par le gouvernement et réunissant plusieurs
agences, vise à empêcher les individus de devenir des terroristes
et la police joue un rôle clé»
. Cette
stratégie exige que le personnel de certaines autorités, y compris
les professionnel·le·s de santé et les enseignant·e·s, dans l'exercice
de leurs fonctions, tienne «dûment compte de la nécessité d'empêcher que
des personnes ne soient attirées par le terrorisme». Cela signifie
que lorsqu'ils constatent des signes de radicalisation possible,
ils ont le devoir de signaler la personne concernée aux responsables
de Prevent.
75. Prevent a été largement critiqué par les organisations de
défense des droits humains, tant aux niveaux intergouvernemental
que non gouvernemental. Amnesty International du Royaume-Uni, par
exemple, a écrit dans une lettre ouverte en 2018
: «Élaboré sans une base factuelle solide
et ancré dans une définition floue et large de l' «extrémisme»,
Prevent a été largement critiqué pour avoir favorisé la discrimination
à l'encontre des personnes de confession ou d'origine musulmane,
et pour avoir découragé l’exercice du droit d’expression.»
76. Ces dernières années, la pression exercée par les organisations
de la société civile et les expert·e·s pour qu'un examen indépendant
de la stratégie Prevent soit réalisé s'est intensifiée. Adriana
Edmeades Jones, directrice juridique et politique de Rights Watch
(Royaume-Uni), a déclaré: «Face aux preuves croissantes que Prevent
sape les relations de confiance et entrave la liberté d'expression
dans les salles de classe et les salles de consultation à travers
le pays, il est évident que Prevent n'est tout simplement pas adapté
à son objectif. Il est dans l'intérêt de toutes et tous – les communautés
qui sont ciblées, les enseignants, les médecins et les travailleurs
sociaux chargés de le mettre en œuvre, et le gouvernement lui-même
– que Prevent fasse l'objet d'un examen indépendant.»
77. Enfin, un examen a été commandé par le gouvernement et dirigé
par Sir William Shawcross. Cet examen a été remis au gouvernement
en avril 2022. Des dizaines d'organisations de défense des droits humains
ont refusé de participer au processus d'examen en raison de déclarations
antérieures de Shawcross, qui ont été considérées comme islamophobes.
L'étude n'a pas été publiée, mais a fait l'objet de fuites dans
la presse et a été sévèrement critiquée comme étant partielle et
politisée. Il semble que l'une de ses principales recommandations
soit que Prevent se concentre uniquement sur l'extrémisme islamiste
et cesse de travailler sur l'extrémisme d'extrême droite, qui a
représenté la plus grande part des cas (environ la moitié) jusqu'à présent.
78. Les universitaires et les représentant·e·s de la société civile
que j'ai rencontrés à Londres ont souligné plusieurs aspects spécifiques
de l'impact de Prevent sur la vie quotidienne des musulman·e·s.
Par exemple, la peur d'être dénoncé décourage les gens de chercher
des soins de santé mentale, car les psychologues et les psychiatres
font partie des professionnel·le·s soumis au «devoir de signalement».
Des universitaires m'ont dit que le climat de suspicion qui entoure
la recherche sur l'islamophobie les conduit à s'autocensurer. L'un d'eux
a déclaré que la crainte d'être dénoncé par ses étudiant·e·s était
constamment présente dans son esprit.
79. Ce climat affecte directement les organisations de la société
civile de diverses manières, notamment sur le plan financier. Beaucoup
d'entre elles sont financées par les communautés et ne dépendent
pas des fonds publics, ce qui signifie qu'elles ne sont pas affectées
par les coupes financières décidées par les pouvoirs publics. Cependant,
la gestion de leur travail peut être rendue difficile par la fermeture
de leurs comptes par les banques. Les banques justifient généralement
cette décision en se référant à l'évaluation des risques financiers
réalisée en interne.
80. L'une des organisations que j'ai rencontrées a déclaré qu'une
vague d'enquêtes a été lancée à son encontre, ce qu'elle considère
comme une forme de harcèlement. Elles estiment que les organisations musulmanes
subissent le préjudice de la Charity Commission, qui les examine
de manière excessive. Non seulement les enquêtes sont disproportionnellement
nombreuses, mais elles durent souvent beaucoup plus longtemps que
d'habitude.
81. Dans le cadre des mesures antiterroristes, les citoyen·ne·s
britanniques peuvent être privés de leur citoyenneté. Cette mesure
a été adoptée dans certains cas en visant des citoyen·ne·s qui se
trouvaient à l'étranger et n'avaient pas la possibilité de faire
appel de la décision. Les travailleuses et travailleurs humanitaires,
entre autres, sont exposés au risque d'être sanctionnés par cette
mesure.
82. L'un des représentant·e·s de la société civile que j’ai rencontrés
pense que certaines organisations sont officieusement inscrites
sur une liste noire et que celles-ci n'ont pas accès aux parlementaires.
Si cette idée peut sembler farfelue, je peux confirmer, sur la base
de mon expérience personnelle, tant pendant la visite d'information
qu'après, que les responsables politiques subissent des pressions
pour ne pas rencontrer certaines organisations musulmanes, car tout
contact avec elles est présenté comme légitimant les opinions extrémistes.
La pression indue que j’ai subie soulève des inquiétudes, car tout·e
rapporteur·e de l’Assemblée doit pouvoir recueillir des informations
dans les États membres du Conseil de l’Europe et s’entretenir avec
les expert·e·s concernés même si ceux-ci peuvent être en désaccord
avec les politiques mises en place par leurs autorités nationales.
Si je partage l'opinion selon laquelle les organisations antidémocratiques
ou visant à saper l'ordre social ne devraient pas bénéficier d'une
visibilité ou d'une tribune, j'ai constaté que certains responsables
politiques britanniques lancent trop facilement des accusations
d'extrémisme, ce qui est le cas de tous ceux qui critiquent la stratégie
Prevent. Le raisonnement, exprimé récemment dans la préface d'un rapport
sur la lutte contre le terrorisme par l'ancien Premier ministre
David Cameron, est que critiquer les stratégies antiterroristes
équivaut à soutenir le terrorisme. En fait, plutôt que de préconiser
la suppression de toutes les mesures antiterroristes, les personnes
qui critiquent Prevent visent à corriger les lacunes et les effets secondaires
discriminatoires indésirables de ces politiques, qui sont manifestes
pour beaucoup.
83. Parmi les autres problèmes mentionnés par mes interlocutrices
et interlocuteurs londoniens figure la représentation dans les médias,
les reportages négatifs sur les musulman·e·s et l'Islam étant 24
fois plus fréquents que les nouvelles positives. Même les reportages
sur la covid-19, a noté l'un des expert·e·s que j'ai rencontrés,
montrent constamment des images de femmes à la peau brune.
84. L'absence de données claires et comparables sur les discours
de haine antimusulman et les crimes haineux est un autre problème
récurrent dans les conversations que j'ai eues. Souvent, les cas
d'incidents islamophobes sont classés comme génériquement racistes,
faute d'une classification plus spécifique.
85. La représentation politique des musulman·e·s n’est pas un
sujet tabou au Royaume-Uni. J’ai eu l’occasion d’aborder cette question,
parmi d’autres, avec la Baroness Lady Sayeeda Warsi. Ancienne coprésidente
du parti conservateur, Baroness Lady Warsi a été la première femme
musulmane secrétaire d’État au Royaume-Uni et elle est aujourd’hui
encore membre de la Chambre des Lords. Elle est la trésorière du
groupe parlementaire multipartite sur les musulman·e·s britanniques,
créé en 2018 pour poursuivre les travaux engagés par le précédent
groupe parlementaire multipartite sur l’islamophobie. Depuis qu’elle
a démissionné de son poste de secrétaire d’État en 2014, Sayeeda
Warsi dénonce ouvertement l’islamophobie dans la société et la vie
politique britanniques, y compris au sein de son propre parti
. Elle a affirmé que l’islamophobie
s’invitait désormais «dans les conversations de fin de repas» (autrement
dit qu’elle était devenue socialement acceptable) et en 2018 elle
a déclaré à la
BBC que la
direction du parti conservateur se devait «d’être très explicite
quant à la reconnaissance de ce problème et au fait que le parti
[allait] y remédier». Le livre qu’elle a publié en 2017, et auquel
elle a fait référence à plusieurs reprises au cours de notre entretien,
The Enemy Within (
L’ennemi de l’intérieur) revient
sur la manière dont les musulman·e·s sont perçu·e·s par certains
membres de la scène politique et de la société britanniques.
86. Le Conseil musulman britannique a demandé à plusieurs reprises
qu’une enquête sur l’islamophobie soit menée au sein du parti conservateur,
dénonçant «des incidents devenus plus qu’hebdomadaires» impliquant
des candidat·e·s et des représentant·e·s du parti conservateur.
En 2018, alors qu’il était secrétaire d’État aux Affaires étrangères,
Boris Johnson avait comparé les musulmanes portant le voile intégral
à des boîtes aux lettres et à des braqueuses de banque. Ces propos
sont un exemple criant de déshumanisation et de stigmatisation d’un
groupe, et la mise hors de cause de M. Johnson pour une éventuelle
violation du code de déontologie du parti conservateur est révélatrice
de l’état d’esprit qui règne au sein de celui-ci
. Des formes d’islamophobie
se manifestent également au sein du parti travailliste, comme il
ressort d’un rapport élaboré à la demande du parti lui-même et publié
en juillet 2022
. Certains membres et personnels interrogés
aux fins du rapport ont jugé que le parti était un milieu peu accueillant
pour les personnes de couleur et les musulman·e·s et que certaines
formes de discrimination n’étaient pas prises au sérieux, comme
s’il existait une «hiérarchie du racisme».
87. Force est de constater que, si l’on observe des comportements
discriminatoires au sein des deux grands partis, le parti conservateur
montre une tendance inquiétante à les intégrer dans la législation
et les politiques que, en tant que parti au pouvoir, il met actuellement
en place.
7. Conclusions
88. Les chiffres de l’islamophobie
en Europe, qui n’ont cessé d’augmenter au cours des dernières décennies
pour atteindre un niveau significatif ces dernières années, constituent
de sérieux motifs de préoccupation. L’islamophobie est une grave
violation des droits et de la dignité de la personne humaine qui non
seulement touche les musulman·e·s, ou les personnes perçues comme
telles, mais qui crée également des divisions au sein des communautés
nationales et nuit à la cohésion sociale et à la coexistence pacifique auxquelles
tous les États membres du Conseil de l’Europe aspirent.
89. Comme l’a mis en évidence le présent rapport, de nombreux
facteurs culturels et politiques, débouchant souvent sur des lois
et des politiques, favorisent la propagation de cette forme de discrimination.
Parmi ces facteurs, il convient de citer le «racisme culturel» fondé
sur des stéréotypes et une représentation des musulman·e·s comme
étant incompatibles avec les valeurs européennes ainsi que les théories
du complot, comme la fameuse théorie du «grand remplacement», colportées
par les xénophobes et les extrémistes, mais parfois également reprises
de manière subtile par des personnalités politiques appartenant
aux partis traditionnels. Les propos dénigrants et stigmatisants
visant les musulman·e·s sont également très largement utilisés dans
le discours politique et public et par les médias.
90. En dépit des manifestations toujours plus nombreuses d’islamophobie
en Europe, ce problème n’a pas bénéficié d’une attention suffisante
pendant de nombreuses années. La situation évolue progressivement, comme
le montrent des études et des rapports publiés ces dernières années
aux niveaux national, européen et mondial. Par ce rapport, je souhaite
contribuer à éveiller les consciences et j’appelle tous les acteurs
à s’impliquer dans la prévention et la lutte contre toutes les formes
de racisme, y compris l’islamophobie. Ceci devrait figurer en tête
de l’agenda politique de tous les États membres du Conseil de l’Europe.
Si les parlements nationaux et leurs membres sont les premiers interlocuteurs
de l’Assemblée, d’autres acteurs, tels que les organisations de
la société civile, devraient bénéficier de l’appui et des moyens
leur permettant de jouer un rôle essentiel à cet égard.
91. L’instauration d’une Journée internationale de lutte contre
l’islamophobie, décidée à l’unanimité par l’Assemblée générale des
Nations Unies un peu plus tôt cette année, est une avancée symbolique
qui pourrait ouvrir la voie à des avancées concrètes. J’espère que
le Conseil de l’Europe, qui attache depuis toujours une grande importance
aux commémorations, intégrera cette date dans ses activités. Ce
serait là une occasion annuelle de dresser le bilan de la lutte
contre l’islamophobie et d’appeler les acteurs concernés à assumer leurs
responsabilités.