1. Introduction
1. L’impact des conflits armés,
des guerres et des agressions militaires sur l’environnement peut
prendre diverses formes et être plus ou moins grave, mais il est
généralement irréversible. En attestent plusieurs conflits armés
de l’histoire, notamment la guerre du Vietnam, la guerre du Golfe,
mais aussi les guerres en ex-Yougoslavie et dans le Caucase, ou
encore le conflit militaire entre Israël et les Territoires palestiniens
et la guerre d’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine.
Ces conflits portent de graves atteintes à l’environnement et les
dommages causés peuvent également avoir, à terme, des conséquences
sur la santé humaine bien au-delà de la zone de conflit et après
la fin des combats. Durant ces conflits, la protection de l’environnement
est généralement reléguée au second plan (c’est une «victime silencieuse»),
le droit international imposant aux parties belligérantes de se
concentrer sur la protection de la vie et des droits des civils
pris entre deux feux. Pourtant, la protection des civils suppose
aussi de protéger l’environnement dans lequel ils vivent et dont
ils dépendent.
2. Les dommages environnementaux surviennent principalement durant
les conflits armés, mais aussi avant leur déclenchement
et après l’arrêt des combats: les «guerres
propres» n’existent pas. Il convient d’envisager ces dommages au
regard de la responsabilité de l’humanité pour la préservation de
l’intégrité des écosystèmes ainsi qu’au regard des conséquences
de ces dommages pour la santé humaine (droit à un environnement
sain). Face à ces préoccupations, la proposition intitulée «Impact
des conflits armés sur l’environnement transfrontalier» (
Doc. 15074) a été renvoyée à la commission des questions sociales,
de la santé et du développement durable pour rapport et j’ai été
nommé rapporteur.
3. Le présent rapport examine les caractéristiques du cadre juridique
international existant en matière de protection de l’environnement
en période de conflit armé, vise à fournir des orientations aux
décideurs politiques pour améliorer son utilisation et cherche à
proposer, le cas échéant, des mesures supplémentaires pour renforcer
la protection (par exemple en ce qui concerne la réparation des
dommages, la restauration des habitats naturels dégradés, la définition
de l’«écocide», etc.). Le rapport examine quelques exemples de dommages
à l’environnement liés à des conflits armés passés ou en cours sur
le territoire européen. À cet égard, il convient de souligner que
ce rapport ne porte pas sur
les aspects politiques de ces conflits, mais sur les dommages environnementaux
et sur leurs conséquences pour la santé publique. J’insiste sur
ce dernier point: il ne s’agit pas ici de traiter des aspects politiques
de ces conflits.
4. En tant que rapporteur, je voudrais remercier très chaleureusement
les expert·e·s qui ont apporté des éléments très précieux à ce rapport
lors de l’audition de la commission le 23 juin 2022, notamment Mme Marja Lehto,
membre de la Commission du droit international des Nations Unies
et rapporteure spéciale sur la protection de l’environnement en
relation avec les conflits armés; Mme Helen
Obregón Gieseken, conseillère juridique du Comité international
de la Croix-Rouge (CICR) et co-auteure de ses Directives actualisées
sur la protection de l’environnement naturel dans les conflits armés;
et Mme Karen Hulme, Présidente du Groupe
de spécialistes sur la sécurité environnementale et le droit des
conflits de la Commission mondiale du droit de l’environnement de
l’Union internationale pour la conservation de la nature, professeure
de droit à l’Université d’Essex. Je tiens également à remercier
mes collègues qui ont non seulement pris la parole lors de l’audition, mais
qui m’ont également fourni des informations détaillées sur les cas
sélectionnés évoqués dans ce rapport. J’aimerais enfin remercier
le Parlement ukrainien et en particulier sa commission des politiques environnementales
et de la gestion de la nature qui a tenu le 10 novembre 2022 une
audition sur «l’impact des hostilités sur l’environnement en Ukraine
et sa restauration» à laquelle j’ai pu participer et contribuer
en ligne.
2. Cadre juridique: protection directe
et indirecte de l’environnement en période de conflit armé
5. Durant la seconde moitié du
XXème siècle, le cadre juridique international
relatif à la protection de l’environnement s’est progressivement
étoffé. Il contient des dispositions relatives à la protection directe
ou indirecte de l’environnement durant les conflits armés. En période
de guerre, le droit humanitaire international est applicable, et
notamment la Convention des Nations Unies sur l’interdiction d’utiliser
des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires
ou toutes autres fins hostiles et le Protocole additionnel aux Conventions
de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés
internationaux (Protocole I). D’après l’étude sur le droit international
coutumier menée par le CICR en 2005, plusieurs de ces instruments juridiques
auraient atteint le statut de droit coutumier. La Déclaration de
Rio sur l’environnement et le développement de 1992, instrument
de droit dit «souple», prévoit que les États doivent «respecter
le droit international relatif à la protection de l’environnement
en temps de conflit armé».
6. La doctrine du droit international en est venue à accepter
l’interaction entre le droit international humanitaire et le droit
international relatif aux droits humains dans l’avis consultatif
de 1996 de la Cour internationale de Justice sur «la légalité de
la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires». Cela a été repris plus
loin, notamment dans l’avis consultatif sur «les conséquences juridiques
de la construction d’un mur dans les territoires palestiniens occupés».
La co-application du droit relatif aux droits humains et du droit
humanitaire en période de conflit armé a également été confirmée
par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies
et
la Cour européenne des droits de l’homme
. Le droit
international des droits de l’homme impose donc de nouvelles obligations
matérielles et procédurales aux États impliqués dans des conflits
armés. Avec l’acceptation croissante que le droit à un environnement
sain constitue un droit humain
, les États pourraient avoir
des obligations extraterritoriales en matière de droits humains
découlant de telles activités.
7. Si ces instruments prévoient à la fois une protection directe
et une protection indirecte de l’environnement en période de conflit
armé, ils sont également complétés par plusieurs autres instruments internationaux
prévoyant une protection indirecte additionnelle
.
Cependant, dans l’ensemble, les instruments internationaux existants
semblent offrir une protection très limitée contre les dommages
à l’environnement transfrontalier en période de conflit armé. Le
droit humanitaire international est surtout anthropocentrique et vise
à protéger l’environnement pour préserver les intérêts humains.
Eu égard aux initiatives politiques récemment lancées au niveau
de l’Assemblée et des Nations Unies en vue d’établir solidement
le droit à un environnement sain, cette approche anthropocentrique
pourrait évoluer vers une approche plus «éco-centrique» visant à
protéger l’environnement en tant que tel.
8. Ainsi, entre 1955 et 1975, la guerre du Vietnam a été le théâtre
d’une destruction de l’environnement devenue l’objectif essentiel
de la stratégie militaire. Les États-Unis ont mené des expériences
visant à modifier les conditions météorologiques en Indochine en
vue de provoquer des pluies, de la boue et des inondations au Nord-Vietnam
pour limiter les mouvements ennemis et couper les lignes d’approvisionnement
. Ces évènements ont conduit à l’adoption,
le 10 décembre 1976 sous les auspices des Nations Unies, d’un nouvel instrument
juridique relatif à la protection de l’environnement en période
de conflit armé: la Convention sur l’interdiction d’utiliser des
techniques de modification de l’environnement à des fins militaires
ou toutes autres fins hostiles (également appelée Convention sur
la modification de l’environnement ou Convention ENMOD)
. Cette convention a été le premier instrument
du droit humanitaire international à envisager l’environnement de manière
directe. Elle demeure également le seul instrument juridique qui
interdit d’instrumentaliser l’environnement pour en faire une arme
de guerre: l’article 1er de la Convention
ENMOD interdit d’«utiliser à des fins militaires ou toutes autres
fins hostiles des techniques de modification de l’environnement
ayant des effets étendus, durables ou graves».
9. En 1977, un an après l’adoption de la Convention ENMOD, a
été adopté le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du
12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés
internationaux (Protocole I). Ce traité international contient deux
dispositions – l’article 55 et l’article 35.3 – relatives à la protection
de l’environnement contre les effets des conflits armés. L’article
55 adopte une approche foncièrement anthropocentrique: l’obligation
de protéger l’environnement naturel repose sur la nécessité de protéger
la population civile. Selon l’article 55, «la guerre sera conduite
en veillant à protéger l’environnement naturel contre des dommages
étendus, durables et graves. Cette protection inclut l’interdiction
d’utiliser des méthodes ou moyens de guerre conçus pour causer ou
dont on peut attendre qu’ils causent de tels dommages à l’environnement
naturel, compromettant, de ce fait, la santé ou la survie de la
population». «Les attaques contre l’environnement naturel à titre
de représailles sont interdites». En outre, le Protocole protège
aussi l’environnement naturel en tant que tel: ainsi, l’article
35.3 «interdit d’utiliser des méthodes ou moyens de guerre qui sont
conçus pour causer, ou dont on peut attendre qu’ils causeront, des
dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel».
10. Le Conseil de l’Europe a élaboré plusieurs instruments juridiques
en la matière: la Convention sur la responsabilité civile des dommages
résultant d’activités dangereuses pour l’environnement (STE n° 150)
et la Convention sur la protection de l’environnement par le droit
pénal (STE n° 172), ainsi que la Convention sur la conservation
de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe (STE n° 104,
«Convention de Berne»), et la Convention sur le paysage (STE n°
176)
. La Convention
n° 150 vise à assurer une réparation adéquate des dommages causés
à l’environnement et prévoit des moyens de prévention et de restauration.
Les problèmes de réparation adéquate pour les émissions produites
dans un pays et causant des dommages dans un autre pays revêtent
également un caractère international. En revanche, cette convention
ne couvre pas les dommages qui «résulte[nt] d’un acte de guerre,
d’hostilités, d’une guerre civile, d’une insurrection»
.
La Convention n° 172 vise à dissuader et à prévenir les comportements
les plus préjudiciables pour l’environnement au niveau européen,
en recourant au droit pénal. Elle vise aussi à harmoniser les législations nationales
dans ce domaine, notamment en obligeant les États contractants à
introduire des dispositions spécifiques dans leur droit pénal ou
à modifier les dispositions existantes en la matière. Depuis la
Conférence de haut niveau sur la protection de l’environnement et
les droits de l’homme (organisée le 27 février 2020 à Strasbourg),
la Convention sur la protection de l’environnement par le droit
pénal est en cours de révision
. De
plus, il convient de noter que la Recommandation CM/Rec(2022)20
du Comité des Ministres sur les droits de l'homme et la protection
de l’environnement, adoptée le 27 septembre 2022, mentionne «les
dommages environnementaux découlant des conflits armés», réaffirme
que «tous les droits de l'homme sont universels, indivisibles, interdépendants
et étroitement liés» et encourage à prendre des dispositions pour
reconnaître, au niveau national, le droit à un environnement sain
comme un droit de l’homme.
11. Les normes du droit international coutumier prévoient une
protection indirecte de l’environnement durant les conflits armés.
Ces normes coutumières énoncent les principes de limitation, de
nécessité militaire, de proportionnalité, de discrimination (entre
objectifs civils et militaires), de précaution et d’interdiction
de causer des blessures ou des souffrances inutiles. Le CICR a élaboré,
en 1994, des Directives pour les manuels d’instruction militaire qui
ont été mises à jour en 2020
.
L’objectif était de proposer aux États, non pas une nouvelle codification,
mais un référentiel, et de contribuer, de manière concrète et efficace,
à les sensibiliser à la nécessité de protéger l’environnement naturel.
Ces directives doivent être intégrées dans les manuels, instructions
et règlements militaires relatifs au droit de la guerre. Elles découlent
des dispositions existantes du droit international, en particulier
du droit humanitaire, et reflètent les pratiques nationales sur
la protection de l’environnement contre les effets des conflits
armés. Les directives actualisées recommandent aux parties belligérantes
d’adopter des mesures spécifiques pour limiter l’impact environnemental
des conflits armés.
12. Parallèlement aux travaux du CICR, la Commission du droit
international (CDI) des Nations Unies a présenté, en 2019, un projet
de 28 principes sur la protection de l’environnement en rapport
avec les conflits armés, tels qu’adoptés en première lecture («projet
de principes de la CDI»). Après avoir été révisé sur la base des
divers commentaires formulés, le projet de principes définitif (27
principes au total) a été adopté en deuxième lecture le 27 mai 2022
et sera soumis à l’Assemblée générale des Nations Unies conjointement
avec les commentaires et recommandations de la CDI. Ce projet de
principes vise à réduire l’écart entre la réalité des conflits actuels
et la portée restreinte des règles conventionnelles existantes.
C’est pourquoi ils incluent les phases d’avant-conflit et d’après-conflit
et mentionnent le droit international des droits de l’homme et le
droit international de l’environnement
. L'Assemblée générale des Nations
Unies devrait joindre le projet de principes et les commentaires
en annexe à sa propre résolution, en recommandant aux États, aux organisations
internationales, ainsi qu’à toutes les entités concernées de les
mettre en œuvre et en encourageant leur diffusion la plus large
possible
.
3. Limites
du cadre juridique existant
13. Aussi prometteurs soient-ils,
les instruments juridiques existants concernant la protection directe
de l’environnement en période de conflit armé présentent de multiples
problèmes. Leur champ d’application est clairement limité. La Convention
ENMOD, par exemple, manque d’universalité. En effet, elle ne s’applique qu’aux
États parties et entre ces États. À ce jour, seuls 78 États ont
ratifié la convention et 16 l’ont signée mais ne l’ont pas ratifiée.
De nombreux pays européens ont adhéré à la convention, mais onze
ne l’ont pas fait
. En
outre, la convention interdit uniquement l’utilisation de techniques
de modification de l’environnement, mais pas, par exemple, la recherche,
le développement ou la mise au point de telles techniques. En outre,
il existe des ambiguïtés concernant les termes utilisés: ainsi,
l’interprétation de ce qu’on entend par «techniques de modification
de l’environnement», «ayant des effets étendus, durables ou graves»
et «manipulation délibérée de processus naturels» manque de clarté.
14. Comme la Convention ENMOD, le Protocole I (aux Conventions
de Genève du 12 août 1949) s’applique uniquement aux conflits armés
internationaux, et le Protocole additionnel Il relatif à la protection
des victimes des conflits armés non internationaux ne contient pas
de disposition protégeant l’environnement de manière directe. Même
si 174 États sont parties au Protocole I, certains États impliqués
dans des conflits en cours provoquant des dommages environnementaux
n’en font pas partie, notamment les États-Unis et Israël. Des doutes
persistent également quant au caractère coutumier de certaines dispositions
de ce protocole. Son applicabilité concernant les armes nucléaires
pose aussi question: de nombreux pays, comme la France et le Royaume-Uni,
considèrent que les articles 35.3 et 55 ne s’appliquent qu’aux armes
conventionnelles, ce qui exclut donc les armes nucléaires. Par ailleurs,
le Protocole prévoit la nécessité de «dommages étendus, durables
et graves à l’environnement naturel»: ces critères cumulatifs imposent
un seuil élevé d’atteinte à l’environnement. Tout comme pour la
Convention ENMOD, l’interprétation de ces notions est floue, ambiguë et
laisse une large place à la subjectivité.
15. S’agissant des conventions nos 150
et 172 du Conseil de l’Europe, il convient aussi de relever leur manque
d’universalité. La Convention sur la responsabilité civile n’a été
signée que par neuf États membres du Conseil de l’Europe
et
n’a été ratifiée par aucun d’entre eux, tandis que la Convention
sur la protection de l’environnement par le droit pénal a été signée
par 14 États membres
et
a été ratifiée par un État (l’Estonie). Trois ratifications étant
nécessaires, aucune de ces conventions n’est entrée en vigueur.
La
Résolution 2398 (2021) de
l’Assemblée intitulée «Examen des questions de responsabilité civile
et pénale dans le contexte du changement climatique» appelait à
«renforce[r] la responsabilité pénale pour des actes ou omissions
susceptibles […] de causer des dommages sérieux à l’environnement»
et demandait aux États membres d’harmoniser «la législation relative
à la responsabilité pour les dommages causés à l’environnement,
en accordant une attention particulière à la définition des crimes
environnementaux et des sanctions correspondantes», de «réviser
ou […] remplacer, dès que possible, la Convention STE n° 172 afin de
disposer d’un instrument juridique mieux adapté aux défis actuels»,
d’introduire «le crime d’écocide dans leur droit pénal national»
et d’«envisager de reconnaître le principe de compétence universelle
pour l’écocide et les crimes environnementaux les plus graves, notamment
dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale de 1998».
16. En outre, la Résolution appelait «à renforcer, si besoin est,
la responsabilité civile pour les dommages causés à l’environnement
[…] en allégeant la charge de la preuve, en établissant notamment
la présomption de fait du lien de causalité pour les personnes qui
demandent réparation d’un préjudice; en ajoutant des dispositions
particulières relatives à la responsabilité pour préjudice écologique;
et/ou en élargissant le champ d’application de la responsabilité
stricte aux situations appropriées, liées aux dommages causés à l’environnement».
La Recommandation 2213 (2021) de l’Assemblée exhortait à remplacer
la Convention n° 172 par un nouvel instrument juridique et appelait
à réviser ou remplacer la Convention n° 150.
17. La plupart des dispositions juridiques internationales relatives
à la protection de l’environnement au cours d’un conflit armé ont
été élaborées pour les conflits armés internationaux. Toutefois,
selon les conclusions de l’étude de 2005 du CICR sur le droit coutumier,
elles peuvent également s’appliquer aux conflits internes, qui constituent
aujourd’hui la majorité des situations de ce type. Cependant, un
mécanisme international permanent chargé de contrôler les manquements
au droit et d’examiner les demandes en réparation des dommages causés
à l’environnement fait actuellement défaut. Les lignes directrices
du CICR et les projets de principe de la CDI visent à combler une
partie de l'écart entre les règles juridiques en vigueur et la réalité,
en montrant qu’il est possible de procéder à une lecture plus cohérente
des règles existantes. Néanmoins, l'ambassadrice Marja Lehto, Rapporteure
spéciale de la CDI sur la protection de l’environnement en rapport
avec les conflits armés, fait valoir qu'il n’existe toujours pas
de cadre juridique cohérent pour la protection de l’environnement
en relation avec les conflits armés
.
18. La protection indirecte de l’environnement garantie par le
droit international coutumier est limitée. L’environnement n’est
protégé que de manière incidente, sa protection étant soumise aux
exigences de la guerre et aux impératifs humanitaires. Par exemple,
le principe de nécessité militaire interdit aux belligérants de
commettre des atteintes à l’environnement, si une attaque ne comporte
aucun avantage militaire. Si ce principe semble utile aux fins de
protéger l’environnement en période de conflit armé, il peut, a contrario, légitimer les destructions
environnementales imposées par les objectifs de guerre et justifier
de nombreuses mesures désastreuses pour l’environnement.
19. Il en va de même concernant le principe de proportionnalité:
il peut être licite d’infliger des dommages environnementaux collatéraux
lorsque l’avantage militaire conféré par l’attaque est suffisamment
important pour justifier d’exposer l’environnement à un risque accru.
Plus l’objectif est important, plus le risque environnemental sera
accepté: «lors de l’application de ce principe, il est nécessaire
d’évaluer l’importance de l’objectif par rapport aux dommages collatéraux
attendus: si l’objectif est suffisamment important, un niveau de risque
plus élevé pour l’environnement peut être justifié»
. De plus, ces principes
ne sont pas faciles à appliquer en pratique. La nécessité de hiérarchiser
les priorités conduira, en période de guerre, à faire passer l’environnement
après d’autres valeurs. En tout état de cause, la protection incidente
de l’environnement est incertaine.
4. Dommages
à l’environnement transfrontalier
20. Les dommages à l’environnement
transfrontalier sont les dégradations qui résultent d’activités
menées dans les régions relevant de la juridiction ou du contrôle
d’un État et qui surviennent dans des régions relevant de la juridiction
ou du contrôle d’un autre État ou dans des régions ne relevant d’aucune
juridiction nationale. Les dommages à l’environnement transfrontalier
prennent principalement trois formes: la pollution de l’air, la pollution
d’un cours d’eau (ou d’un territoire en cas de modification des
frontières entre États) transfrontalier, et le transport ou le déversement
transfrontalier de déchets. En période de conflit militaire, l’environnement souffre
généralement des dommages causés aux infrastructures stratégiques
et de la pollution qui en découle, mais aussi de la «tactique de
la terre brûlée», qui comprend la destruction délibérée d’installations
agricoles (en particulier de canaux, de puits et de pompes), de
cultures et de forêts.
21. Conformément à la théorie de la souveraineté territoriale
limitée, les États sont responsables des dommages environnementaux
qui s’étendent au-delà des limites de leur territoire. Cette théorie
du droit international est une analogie de la maxime du droit romain
sic utere tuo ut alienum non laedas («utilise
tes biens sans porter atteinte aux biens d’autrui»). Elle a été
appliquée dans une sentence arbitrale rendue en 1941 dans l’affaire
de la Fonderie de Trail. En vertu de cette décision, les États doivent
veiller à ne pas causer de dommage à l’environnement dans d’autres
États (également en cas d’occupation)
ou
dans des régions ne relevant d’aucune juridiction nationale. Ce
principe figure dans plusieurs conventions internationales et instruments
non contraignants
et possède
une valeur coutumière. Il ressort de l’affaire du détroit de Corfou (1947-1949)
qu’il est applicable en période de conflit armé et s’impose aux
États belligérants dans leurs relations avec les États non belligérants.
22. Concernant la question spécifique des situations d’occupation,
le devoir de diligence de l’État occupant ou de la puissance occupante
est renforcé par quelques dispositions du droit international humanitaire.
La plupart de ces dispositions sont contenues dans le Règlement
de la Haye de 1907, dans la quatrième Convention de Genève (de 1949)
et dans le premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève
(de 1977). Elles ont acquis une valeur coutumière et apportent une
protection indirecte par le biais de la protection des propriétés
publiques et privées
,
et par le biais des obligations de la puissance occupante. L’occupant
est ainsi soumis à l’obligation (obligation de moyens et non de
résultat) de protéger l’environnement au titre du droit international
(devoir de diligence) et au titre du droit interne de l’État occupé
.
23. En outre, les règles de neutralité du droit international
humanitaire s’appliquent en période de conflit armé et d’occupation,
le territoire des États neutres étant considéré comme inviolable
et protégé contre les dommages collatéraux
.
L’obligation de prévenir les dommages transfrontières est également
liée à la pratique internationale en matière d’indemnisation des
dommages. La Commission d’indemnisation des Nations Unies
,
par exemple, a systématiquement appliqué les principes du droit
de l’environnement dans l’examen des réclamations environnementales.
Certains accords multilatéraux sur l’environnement prévoient une
approche conciliante de la protection de l’environnement pendant
les conflits armés
. Il convient de noter en outre
que les obligations de diligence raisonnable (ou obligations de
«due diligence») des États impliquent la responsabilité du manque
de vigilance à l’égard des actes d’acteurs non étatiques
.
4.1. La
guerre du Kosovo
24. La guerre du Kosovo sur le
territoire yougoslave (du 6 mars 1998 au 10 juin 1999) fait partie
des exemples pertinents à examiner aux fins du présent rapport.
Ce conflit militaire a opposé les forces armées de la République
fédérale de Yougoslavie à l’Armée de libération du Kosovo. Durant
cette guerre, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN)
a également mené des opérations militaires contre la République fédérale
de Yougoslavie. Des sites industriels et des installations énergétiques
ont été endommagés par des bombardements et des frappes de missiles.
Les destructions et les incendies survenus sur ces sites ont causé de
graves dommages à l’environnement naturel du pays. Les bombardements
ont eu, dans les Balkans, des répercussions néfastes sur les écosystèmes,
les eaux superficielles, les eaux souterraines, les zones protégées,
les forêts, les paysages, les sols et l’air qui ont subi une pollution
sans précédent. Plus de 100 substances toxiques ont été utilisées:
l’OTAN a notamment eu recours à des munitions contenant de l’uranium
appauvri dans plusieurs opérations
. De plus en plus de preuves attestent
du lien possible entre la dispersion d’uranium appauvri et l’augmentation
des taux d’incidence de cancers agressifs tels que la leucémie chez
la population locale, le personnel militaire et les forces de maintien
de la paix
.
25. Les atteintes à l’environnement causées par la guerre du Kosovo
étaient de nature transfrontalière. Des phénomènes de pollution
ont été enregistrés en ex-Yougoslavie (Macédoine du Nord, Serbie),
mais aussi dans plusieurs autres pays du sud-est de l’Europe, notamment
en Albanie, en Bulgarie, en Grèce, en Hongrie, en Roumanie et en
Ukraine. Le bassin danubien, les cours d’eau transfrontaliers et
les nappes phréatiques ont été touchés. Les atteintes à l’environnement
ont également conduit à des déplacements de population et à l’installation
de camps de réfugiés, principalement en Albanie et en Macédoine
du Nord.
26. En 2001, l’Assemblée a adopté un rapport sur les «Conséquences
de la guerre en Yougoslavie pour l’environnement de l’Europe du
sud-est»
. Le rapporteur, M. Serhiy Kurykin,
avait souligné que les États qui ont participé à ces opérations
«ont méconnu les normes juridiques internationales» (articles 55
et 56 du Protocole I (1977) aux conventions de Genève de 1949 et
Principe 24 de la Déclaration de Rio (1992) sur l’environnement
et le développement) «visant à limiter les dommages causés à l’environnement
en cas de conflit armé». Selon l’Assemblée, la guerre du Kosovo
a révélé «l’incapacité du droit international actuel» à prévenir
les violations des droits fondamentaux de l’homme, ou tout au moins
à réduire l’ampleur de ces violations, en cas de conflit futur.
Ces normes doivent être «renforcées et appliquées». Dans sa Recommandation
1495 (2001), l’Assemblée avait appelé à rédiger une nouvelle convention
européenne «sur la prévention des dommages environnementaux consécutifs
à l’usage de la force militaire et sur les mesures visant à désamorcer
les situations de crise, destinée notamment à garantir le respect
des articles 55 et 56 du Protocole I aux conventions de Genève de
1949».
27. Toutefois, dans son rapport intitulé «Les conflits armés et
l’environnement» de 2011
, le rapporteur a adopté une
approche différente, soutenant qu’il n’était «pas nécessaire de
créer une nouvelle convention qui serait consacrée exclusivement
à la protection de l’environnement en temps de guerre». Il a proposé
«que les conventions existantes soient correctement mises en œuvre»,
notamment en relançant «la Convention […] ENMOD afin de restreindre
les programmes militaires de contrôle du climat» et en mettant en
œuvre les «directives de la Croix-Rouge de 1994 pour les manuels
d’instruction militaire dans les programmes nationaux de formation
des militaires» (comme précisé dans la
Résolution 1851 (2011)). Dans le
même temps, l’Assemblée recommandait «d’encourager la rédaction
d’un traité interdisant les armes au phosphore».
4.2. La
guerre d’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine
28. Depuis février 2014, un conflit
militaire prolongé oppose la Fédération de Russie et l’Ukraine et
a des répercussions importantes sur l’environnement. À la suite
de l’annexion illégale de la péninsule de Crimée au nord de la mer
Noire par la Fédération de Russie, l’Ukraine a bloqué le canal de
Crimée du Nord qui assurait 85 % de l’approvisionnement en eau de
la péninsule de Crimée. Depuis lors, la Crimée souffre d’une pénurie d’eau
sans précédent. Pour compenser la perte de l’eau du canal, de nombreux
puits ont été forés en Crimée, provoquant la salinisation des nappes
phréatiques et des sols, et la perte consécutive des cultures agricoles. Les
conditions météorologiques exceptionnelles de 2020 – caractérisées
par l’absence de neige pendant l’hiver et un printemps sans pluie
– ont aggravé la situation.
29. La pénurie d’eau a également entraîné l’assèchement d’un réservoir
d’acide situé près de l’usine de titane de Crimée, producteur chimique
de dioxyde de titane
. Cet assèchement a entraîné une
importante libération de dioxyde de soufre dans l’air. Le dioxyde
de soufre est un polluant atmosphérique extrêmement nocif qui provoque
des irritations et une inflammation de l’appareil respiratoire.
Au contact de l’eau, il produit de l’acide sulfurique qui contribue
au phénomène des pluies acides. Celles-ci peuvent conduire à une acidification
des eaux superficielles qui entraîne une dégradation des sols et
a des effets nocifs pour les plantes et les animaux.
30. Alors que la situation environnementale de l’est de l’Ukraine
était déjà fragilisée par la présence d’environ 5 300 entreprises
de l’industrie lourde (notamment des usines à charbon, des usines
sidérurgiques et chimiques, des mines, des raffineries de pétrole,
des centrales électriques, etc.) opérant dans cette région, le conflit
militaire a considérablement aggravé la pollution de l’air, des
sols et de l’eau par des produits chimiques toxiques. Les pannes
d’électricité dues aux combats militaires ont provoqué de fréquents
arrêts des systèmes de ventilation et des pompes à eau dans les
installations industrielles et les mines de charbon de la région,
entraînant des fuites de substances toxiques et des accidents. Ainsi,
le rejet et l’explosion de méthane dans la mine de Zaysadko à Donetsk
pendant le bombardement de l’aéroport voisin (mars 2015) ont provoqué la
mort de 33 des 200 mineurs présents dans les galeries souterraines.
De même, l’incendie qui a ravagé l’usine d’Avdiivka en mai 2015
à la suite d’un bombardement a provoqué une fuite massive de gaz
de charbon contenant du benzol, du toluène, du naphtalène, du sulfure
d’hydrogène, de l’ammonium et du méthane. Un autre aspect encore
est la pollution chimique des terres agricoles et des cours d’eau
par des métaux lourds et des nitrates provenant des explosions d’armes
et des déversements d’effluents miniers, de carburants et de lubrifiants
.
L’Observatoire des conflits et de l’environnement (
Conflict and Environment Observatory)
a recensé plus de 500 incidents et perturbations opérationnelles
ayant touché des sites industriels de l’est de l’Ukraine entre 2014
et 2017, tandis que 60 des 135 sites naturels protégés ont été endommagés
.
31. L’escalade actuelle des hostilités par la Fédération de Russie
en guerre totale a étendu les dommages aux infrastructures et à
l’environnement dans de nombreuses régions de l’Ukraine. À l’heure
actuelle, nous n’avons pas une vue d’ensemble complète des destructions
massives qui se poursuivent. Cependant, une préoccupation immédiate
concerne la sûreté des centrales nucléaires ukrainiennes: les 15
réacteurs nucléaires du pays (dont 8 actuellement en exploitation)
et la centrale nucléaire fermée mais non démantelée de Tchernobyl
risquent d’être endommagés accidentellement ou intentionnellement
par des attaques de missiles ou des perturbations dans les opérations
de maintenance.
32. Selon l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA),
plusieurs coupures d’approvisionnement en électricité de la centrale
de Tchernobyl (y compris les installations de stockage de déchets
radioactifs) ont été réparées après que les forces armées russes
ont pris le contrôle du site. L’AIEA a estimé que plusieurs des sept
piliers indispensables à la sûreté nucléaire «ont été compromis
ou remis en question» à Tchernobyl pendant la guerre d'agression
à grande échelle contre l’Ukraine, qui a débuté le 24 février 2022.
En outre, la centrale nucléaire de Zaporijjia – la plus grande d’Europe
– est contrôlée par les forces russes depuis le 4 mars; deux des
quatre lignes électriques de la centrale et les bâtiments administratifs
ont été endommagés par la guerre.
33. L’AIEA qualifie la situation actuelle en Ukraine de sans précédent,
difficile et éprouvante, ajoutant qu’elle «deviendra insoutenable»
sur certains sites comme celui de Zaporijjia
. La dernière mission de l’AIEA à Zaporijjia
avait pour objectif d’évaluer les dommages causés à la centrale
électrique, ainsi que l’état des systèmes de sécurité en place alors
que de violents affrontements continuaient de se produire à proximité.
Elle relevait, le 5 septembre 2022, qu'«il y a eu de nombreux incidents
de bombardement à [la centrale nucléaire de Zaporijjia] ou à proximité,
causant des dommages à l’installation et suscitant des inquiétudes
généralisées quant au risque d’un accident nucléaire grave pouvant
mettre en danger la santé humaine et l’environnement»
.
34. Dans sa
Résolution
2463 (2022) «Nouvelle escalade dans l’agression de la
Fédération de Russie contre l’Ukraine», l’Assemblée a fermement
condamné «l’occupation illégale et la militarisation de la centrale nucléaire
de Zaporijjia» et considéré que «les dirigeants de la Fédération
de Russie ont multiplié les menaces de guerre nucléaire». L’Assemblée
a estimé que «ces menaces sont contraires au droit international
et incompatibles avec les responsabilités qui incombent à une puissance
nucléaire disposant d’un siège permanent au Conseil de sécurité
des Nations Unies». Début octobre 2022, la Russie a annoncé l’annexion de
la centrale nucléaire de Zaporijjia en violation du droit international.
35. Dans ce contexte, il convient de noter que l’article 56 du
Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949
relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux
(Protocole I) prévoit une protection renforcée spécifique pour tous
les «ouvrages et installations contenant des forces dangereuses».
Cela inclut expressément les centrales nucléaires et autres installations
situées à proximité de ces centrales qui ne doivent pas faire l’objet
d’attaques, même lorsque ces objets sont des objectifs militaires, si
«de telles attaques peuvent provoquer la libération de ces forces
et, en conséquence, causer des pertes sévères dans la population
civile». Toutefois, cette protection spéciale pour les centrales
nucléaires peut cesser «si elles fournissent du courant électrique
pour l'appui régulier, important et direct d'opérations militaires,
et si de telles attaques sont le seul moyen pratique de faire cesser
cet appui».
4.3. La
question des réfugiés environnementaux
36. Comme l’indique la proposition
de résolution à l’origine du présent rapport, «les conflits armés
aggravent la crise du dérèglement climatique mondial» et «les guerres
causent aussi un appauvrissement en ressources naturelles qui engendre
des catastrophes humanitaires et des crises alimentaires», ce qui
contribue fortement «à l’augmentation du nombre de réfugiés dans
le monde». L’Assemblée a examiné la question des réfugiés environnementaux
dans le contexte du changement climatique et a exhorté à mieux protéger
les victimes de catastrophes naturelles et causées par l’homme
. Dans un second
temps, l’Assemblée a adopté, en janvier 2022, une résolution et
une recommandation sur l’impact du changement climatique sur les
droits de l’enfant qui invite les États membres à collaborer «en
vue d’établir un statut juridique international pour les réfugiés environnementaux»
aux niveaux international et européen «et de protéger les victimes
des migrations forcées dues au changement climatique et à la dégradation
de l’environnement, en particulier les enfants»
. Ce statut juridique
devrait également protéger les réfugiés environnementaux fuyant
un conflit militaire.
5. Ouvrir
la voie à la reconnaissance de l’écocide au niveau international
37. Comme les discussions au sein
de la commission l’ont montré, l’idée d’incorporer la notion d’écocide dans
l’ordre juridique international suscite de plus en plus d’intérêt.
Plusieurs États ont d’ailleurs déjà intégré cette notion dans leur
législation nationale, le plus souvent dans leur Code pénal
. Le soutien politique apporté
à la reconnaissance internationale de l’écocide dans le contexte
du Statut de Rome de la CPI se renforce lui aussi de manière impressionnante,
par le biais de déclarations politiques de chefs d’État ou de ministres
ou par le biais d’initiatives
parlementaires
. En outre, la mise en œuvre
régionale de la notion d’écocide a été annoncée par le Conseil nordique
des ministres en juin 2022 et a été préconisée par le Parlement
européen dans sa Résolution 2021/2181(INI) du 17 février 2022 sur
les droits de l’homme et la démocratie dans le monde et la politique
de l’Union européenne en la matière. Dans cette résolution, le Parlement
européen «encourage l’Union et les États membres à promouvoir la
reconnaissance de l’écocide en tant que crime international au titre
du Statut de Rome de la CPI», demande à la Commission européenne d’«étudier
la pertinence de la qualification d’écocide pour le droit de l’Union
et sa diplomatie» et invite l’Union et les États membres à «prendre
des initiatives audacieuses afin de lutter contre l’impunité de
la criminalité environnementale à l’échelon mondial».
38. Toutefois, étant donné que la notion d’écocide peut être comprise
de façon différente au niveau national et au niveau régional, il
est nécessaire de s’entendre sur le sens de cette notion si l’on
veut intégrer l’écocide dans l’ordre juridique international. Bien
qu’il n’existe pas encore de définition de l’écocide établie au
niveau international, des travaux ont déjà été consacrés à ce sujet.
Parmi ces travaux figure notamment la proposition de définition,
largement saluée, élaborée par le groupe d’experts indépendants
pour la définition juridique de l’écocide, mandaté par la fondation
Stop Ecocide
. Certains traits communs
se retrouvent aussi dans toutes les définitions de l’écocide données
dans les législations nationales. Il convient ainsi de noter que,
dans toutes les définitions adoptées ou proposées, la notion d’écocide
s’applique en temps de paix et en temps de guerre. Je trouve pertinent,
pour le Conseil de l'Europe, de se référer à la première définition
juridique de l’écocide intégrée dans une législation nationale,
soit l’article 422 du Code pénal du Vietnam
. Cette définition
a en effet inspiré la plupart des initiatives nationales ultérieures
visant à incorporer l’écocide dans le droit interne. De plus, la
description de l’environnement comme «source de subsistance» établit
un lien clair avec les droits humains.
39. L’Assemblée devrait donc plaider pour que la notion d’écocide
soit mise en œuvre et rendue opérationnelle à l’occasion des procédures
en cours visant à réviser les instruments juridiques pertinents
au niveau européen, dont la Directive 2008/99/CE du Parlement européen
et du Conseil relative à la protection de l’environnement par le
droit pénal
et la Convention du Conseil de
l'Europe sur la protection de l'environnement par le droit pénal
(STE n° 172). Les États membres du Conseil de l'Europe devraient
aussi soutenir les efforts visant à faire reconnaître l’écocide
comme un crime international en modifiant le Statut de Rome de la
CPI. Ils pourraient favoriser cette dynamique en intégrant la notion
dans leur législation et leur pratique nationales. Les États qui
ont déjà intégré l’écocide dans leur droit interne devraient s’attacher
à rendre cette infraction «opérationnelle», c'est-à-dire à mobiliser
les moyens nécessaires pour que cette infraction entraîne des poursuites,
et à en faire une priorité dans les lignes directrices destinées
au ministère public, notamment dans les pays où s’applique le principe
d’opportunité des poursuites.
6. Conclusions
et recommandations
40. Il ressort de ce tour d’horizon
que le cadre juridique existant est disparate, mais en développement.
Le Conseil de l’Europe pourrait tirer parti de cet essor et de l’attention
politique accrue accordée au lien vital entre les droits humains
et l’environnement pour réviser, mettre à jour ou compléter les
instruments juridiques pertinents en vue d’améliorer la protection
de l’environnement dans le contexte des conflits armés. Cette commission
(et par la suite l’Assemblée) devraient plaider pour que le cadre
juridique international applicable puisse être invoqué et interprété
de manière moins restrictive afin d’offrir une protection plus complète
de l’environnement et de la santé humaine en cas de conflit armé.
Nous devrions en particulier soutenir fermement le projet de principes
de la CDI, tel qu’adopté en 2022, et promouvoir leur mise en œuvre
pratique par l’intermédiaire des États membres du Conseil de l’Europe.
41. Je crois que différents instruments et mécanismes juridiques
pourraient être mieux associés pour surmonter les problèmes d’application
pratique. En effet, comme l’a souligné Antoine Bouvier, juriste
au CICR, «le droit existant offre une protection suffisante pour
autant qu’il soit correctement mis en œuvre et respecté», mais les
États doivent assurer collectivement «une meilleure application
des obligations internationales existantes». Cela dit, il y a certaines
limites inhérentes à l’interaction entre les domaines du droit.
La réalisation d’une étude sur l’interaction possible entre le droit
pénal international existant et les dommages environnementaux survenant
pendant les conflits armés serait d’un grand intérêt. La possibilité
d’invoquer les crimes de guerre existants devrait être au centre
d’une telle étude. Le Conseil de l’Europe pourrait servir de laboratoire
à de tels nouveaux développements juridiques et ainsi prendre la
tête de cette étude en impliquant d’autres organisations (la CDI,
le CICR, l'Observatoire des conflits et de l'environnement, PAX
, etc.) qui travaillent déjà sur
des sujets similaires.
42. Par ailleurs, le Conseil de l’Europe devrait poursuivre ses
réflexions sur la possibilité de développer une nouvelle infraction
pénale d’«écocide» au niveau international. Cela pourrait être discuté
lors de la procédure de révision de la Convention du Conseil de
l’Europe sur la protection de l’environnement par le droit pénal
(STE n° 172). Lors de l’examen de ce sujet, une attention particulière
devrait être accordée au type de comportements qui doivent être
sanctionnés, aux entités qui devraient être tenues responsables,
au seuil de préjudice retenu, à la caractérisation de l’intention
et aux questions tenant à l’application effective. Le seuil des dommages
environnementaux devrait en particulier être défini avec précision,
en s’appuyant sur les travaux les plus récents et les Directives
actualisées du CICR sur la protection de l’environnement naturel
dans les conflits armés, ainsi que sur des exemples. Cet effort
de définition aiderait à abaisser l’obstacle que constitue cette
notion de seuil dans la pratique (c’est-à-dire ce qui constitue
un «dommage significatif» ou des «dommages étendus, durables et
graves»). La suppression pure et simple d’un tel seuil, en lieu
et place de la recherche d’une définition claire (ou plus claire),
pourrait également être une option à envisager.
43. En ce qui concerne la question de l’application du cadre juridique
existant, nous devrions plaider en faveur de la mise en place de
mécanismes d’examen et de suivi fondés sur les dispositions pertinentes
du Statut de Rome (de la Cour pénale internationale) et du droit
international humanitaire.
44. Le Conseil de l’Europe pourrait également encourager le développement
de nouveaux outils. La Convention de Berne (STE n° 104), par exemple,
pourrait servir de forum pour discuter de nouvelles politiques visant
à mieux protéger la faune et les habitats naturels en période de
conflit armé. Il convient de recommander vivement de cartographier
les zones présentant une importance ou une sensibilité environnementale particulière,
sur la base des aires protégées existantes (telles que les sites
du patrimoine mondial ou les réserves naturelles), en prévision
de toute forme de conflit armé. En cas de conflit armé, ces zones
devraient alors devenir des zones démilitarisées. Le Comité permanent
chargé de l’application de la Convention de Berne pourrait publier
des recommandations concernant la protection des zones écologiquement
sensibles pendant les conflits armés, étudier la faisabilité d’un
Protocole additionnel à la Convention à cette fin et créer un mécanisme
d’examen pour s’assurer que les recommandations sont appliquées
par les États parties. Ces recommandations devraient ensuite être
transposées dans le droit interne, incorporées à la doctrine militaire et
partagées entre les États membres en vue de l’élaboration de bonnes
pratiques. Le Comité de la Convention de Berne pourrait collaborer
avec le CICR sur ce sujet.
45. La rédaction d’un nouvel instrument juridique régional ou
d’un nouveau traité pourrait également être discutée sous les auspices
du Conseil de l’Europe. Dans ce cas, la proposition devrait clarifier
et combler les lacunes du régime juridique existant recensées (c’est-à-dire
en ce qui concerne le seuil de dommages, l’application effective,
la mise en œuvre de la responsabilité, ainsi que le principe de
diligence). Même si une telle proposition ne lierait finalement
que les États parties, elle pourrait contribuer à renforcer le droit humanitaire
coutumier relatif à la protection de l’environnement et inspirer
d’autres formes de coopération. En outre, la Cour européenne des
droits de l’homme devrait être encouragée à utiliser le modèle de
l’impact fonctionnel en matière de juridiction chaque fois que la
question de l’application extraterritoriale des droits humains se
pose dans des situations de conflit armé ou d’occupation. Selon
le modèle de l’impact fonctionnel, le lien juridictionnel serait
caractérisé dans les situations où l’impact est direct et raisonnablement
prévisible. Le but de cet effort serait de combler les lacunes juridiques
menant à des situations de «vide juridique» et à l’arbitraire.
46. Il est donc indispensable de continuer à s’appuyer sur les
bonnes pratiques pour établir ou renforcer de nouveaux principes
de droit coutumier. En conséquence, les États membres du Conseil
de l'Europe, ainsi que les observateurs et les États dont le parlement
jouit du statut d’observateur ou de partenaire pour la démocratie,
devraient ratifier les instruments juridiques existants, dont la
convention ENMOD, participer activement au processus de révision
de la convention n° 172 du Conseil de l'Europe, et allouer des moyens suffisants
pour garantir le suivi et la mise en œuvre appropriés des engagements
contractés. En outre, il a été observé que sur le terrain, en cas
de doute, les belligérants se réfèrent d’abord aux manuels d’instruction militaire.
Il importe donc que les États membres adoptent des documents opérationnels
adéquats et les mettent à jour régulièrement pour suivre l’évolution
du cadre juridique international.
47. Enfin, lorsque les autorités nationales planifient leurs futurs
travaux, elles devraient accorder davantage d’attention aux lacunes
détectées dans le cadre juridique existant. Une attention particulière
devrait être portée aux problématiques des réfugiés environnementaux,
de l’absence d’un cadre international clair et suffisamment développé
concernant les situations d’occupation, et du respect du droit international humanitaire
dans le contexte de conflits armés internes. Concernant ces conflits,
il est indispensable de coopérer avec les principaux acteurs de
terrain (CICR, pays tiers faisant office de médiateur, ONG) pour promouvoir
la connaissance et le respect des normes internationales auprès
des acteurs non étatiques. Il pourrait aussi être envisagé de créer
des groupes de travail et des coalitions qui seraient spécialement
chargés de sensibiliser les acteurs non étatiques à l’impact des
conflits armés sur l’environnement, et dans lesquels seraient représentés
toutes les organisations internationales pertinentes, les États,
les ONG stratégiques et la société civile, les principaux acteurs
de terrain et les milieux universitaires.