1. Introduction
1. Conformément à son mandat défini
dans la
Résolution 1115
(1997) (modifiée), la Commission pour le respect des obligations
et engagements des États membres du Conseil de l'Europe (Commission
de suivi) est saisie pour procéder à des examens périodiques réguliers
du respect, par les États membres qui ne font pas déjà l’objet d’une
procédure complète de suivi ou d’un dialogue postsuivi, des obligations
découlant de leur adhésion au Conseil de l’Europe. L’établissement
et la présentation des rapports d'examen périodique doivent être
effectués conformément à l'article 26 du Règlement.
2. La commission détermine l’ordre et la fréquence de ces rapports
selon ses méthodes de travail internes. Sous le mode de sélection
précédent, déterminé par l’ordre alphabétique, un rapport d’examen
périodique de la France a été adopté en 2017
.
Il établissait que «La France offre un niveau élevé de protection
des droits de l’homme. Elle possède une législation complète en
la matière et assume un rôle important sur la scène internationale
dans ce domaine. Elle est caractérisée par de solides institutions
de tradition démocratique et représente un système véritablement
basé sur la primauté du droit» mais exprimait des réserves en raison, notamment,
de la surpopulation carcérale, de la montée des discours de haine,
de la nécessité de régler des manques significatifs en matière de
prévention de la corruption et de réformer le ministère public.
De plus, le rapporteur y avait «réitéré en outre les préoccupations
exprimées dans l’avis de la commission de suivi du 3 septembre 2015,
concernant le recours abusif aux contrôles d’identité par les autorités
répressives en tant que moyen de gestion des foules pendant les
manifestations, en violation flagrante des dispositions légales régissant
ce type de vérification» et «invité les autorités à se saisir de
cette question sans délai.» La Commission avait décidé d’évaluer
la mise en œuvre de ces recommandations à l’occasion de son prochain cycle
d’évaluation périodique.
3. À la suite de la réflexion de la commission de suivi sur l'amélioration
de ses méthodes de travail et de son impact, le format de ces examens
périodiques a considérablement changé. À partir de 2019, les pays
ont été sélectionnés, non plus dans l’ordre alphabétique, mais pour
des raisons de fond; les rapports ont été accompagnés de résolutions
spécifiques et présentés indépendamment du rapport d’activité, contrairement
à la pratique antérieure. L'objectif de procéder, au fil du temps,
à un examen périodique de chacun des États membres a été maintenu
. Les raisons de fond
sur lesquelles la sélection est déterminée sont les constats et les
conclusions des autres organes de suivi du Conseil de l’Europe,
les constats de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe,
en particulier ceux qui sont contenus dans les résolutions et les
rapports préparés par d’autres commissions de l’Assemblée, les questions
soulevées par les membres de la commission de suivi, par les organisations
de la société civile nationales et internationales et les médias
au sujet du fonctionnement des institutions démocratiques.
4. En application de ces principes, la commission de suivi a
sélectionné trois pays le 6 mars 2019, dont la France. Nous avons
été nommées rapporteures le 19 avril 2021.
5. La préparation du rapport a été retardée pour un certain nombre
de raisons, notamment la demande, adressée par la commission de
suivi au Bureau, de faire clarifier par la commission du Règlement
la procédure de sélection des pays pour les rapports périodiques;
la présidence française du Comité des Ministres; et les campagnes
électorales pour l’élection présidentielle et les élections législatives
en France.
6. Pour la préparation de ce rapport, nous avons pris en considération
les constatations et les conclusions des institutions et mécanismes
de suivi pertinents mis en place dans le cadre des conventions du
Conseil de l’Europe auxquelles la France est partie. En particulier,
nous nous sommes fondées sur les rapports établis par la Commissaire
aux droits de l'homme, le Groupe d'États contre la corruption (GRECO),
le Comité d'experts sur l'évaluation des mesures de lutte contre
le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (MONEYVAL),
le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines
ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), la Commission européenne
contre le racisme et l'intolérance (ECRI) et le Groupe d’experts sur
la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence
domestique (GREVIO). Nous avons étudié les arrêts de la Cour européenne
des droits de l'homme dans les domaines couverts par le présent
rapport et pris en compte les travaux du Comité des Ministres dans
sa fonction de surveillance de l'exécution des arrêts de la Cour.
De plus, nous avons consulté les rapports annuels récents sur l’état
de la démocratie, des droits de l'homme et de l’État de droit établis
par la Secrétaire Générale du Conseil de l'Europe.
7. Deux auditions par la commission de suivi ont eu lieu à notre
initiative. La commission a entendu en avril 2022 Mme Claire
Hédon, Défenseure des droits de la République française, avec qui
elle a échangé au sujet de la lutte contre les discriminations et
la déontologie des forces de l’ordre. En décembre 2022, la commission a
entendu M. Ugo Bernalicis (La France insoumise), président de la
commission d’enquête parlementaire sur les obstacles à l’indépendance
du pouvoir judiciaire. Nous avons eu de nombreux contacts avec les organisations
de défense des droits humains nationales et internationales et des
représentants de la société civile, notamment une série de réunions
en ligne avec la Commission nationale consultative des droits de l’homme
(CNCDH) le 28 septembre 2022 et le 23 janvier 2023 et les services
de la Défenseure des droits, que nous considérons comme des sources
précieuses d'informations de première main sur la situation dans
le pays. Nous nous référerons souvent à leurs rapports dans le présent
exposé.
8. Nous avons effectué deux visites à Paris, les 15 et 16 septembre
2022 et les 30 et 31 janvier 2023. La première a été consacrée à
des rencontres avec les représentants de la société civile et des
médias, notamment l’Observatoire international des prisons, Transparency
international France, Amnesty international France, Reporters sans
Frontières, qui ont fait part de leurs préoccupations dans les domaines
pertinents pour ce rapport.
9. La deuxième visite nous a permis d’engager un dialogue politique
direct avec les autorités gouvernementales, des autorités administratives
indépendantes et des membres du parlement sur les préoccupations
identifiées lors de nos contacts avec la société civile et dans
les rapports de différents mécanismes de suivi. Nous avons eu des
échanges de qualité avec la Secrétaire d’État chargée de l’Europe, Mme Laurence
Boone, et des membres du cabinet de la Première ministre et du cabinet
du ministre de la Justice. Au parlement, nous avons rencontré la
vice-présidente de l’Assemblée nationale (Mme Valérie Rabault,
Parti socialiste), les présidents des commissions des lois du Sénat
(M. François-Noël Buffet, Les Républicains) et de l’Assemblée nationale
(M. Sacha Houlié, Renaissance), la présidente de la délégation aux droits
des femmes du Sénat (Mme Annick Billon,
Union centriste) et des représentants des principaux groupes politiques
de la majorité et de l’opposition. Concernant le pouvoir judiciaire,
nous avons eu des échanges avec des représentants du principal syndicat
de magistrats (Union syndicale des Magistrats) et des membres du cabinet
du ministère de la Justice. Nous avons également eu des entretiens
très intéressants et instructifs avec la Haute autorité pour la
transparence de la vie publique (HATVP) et l'Autorité de régulation
de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).
10. Nous avons adressé un avant-projet de ce rapport aux autorités
afin de recueillir leurs commentaires. Nous avons reçu des contributions
écrites de la part du gouvernement, du président de la commission
des lois de l’Assemblée nationale, du président de la commission
des lois du Sénat, du Groupe Socialiste, Écologiste et Républicain
du Sénat. Nous tenons à remercier les auteurs de ces contributions
qui ont permis d’apporter des éléments complémentaires à notre avant-projet
de rapport.
11. À notre initiative, la commission de suivi a adressé deux
demandes d’avis à la Commission européenne pour la démocratie par
le droit (Commission de Venise). La Commission de Venise a adopté
un avis
sur le statut de la magistrature
et un avis intérimaire
sur l’article 49.3
de la Constitution les 9 et 10 juin 2023. Nous nous félicitons de
l’excellence des relations de travail entre l’Assemblée et la Commission
de Venise, dont les analyses apportent une expertise précieuse.
Notre rapport s’appuie dans une large mesure sur ces avis
.
12. Nous pensons que les informations recueillies à partir de
sources aussi variées nous ont donné une vue d'ensemble équilibrée
et nous ont permis d’élaborer un rapport objectif dans lequel nous
nous sommes attachés à évaluer le fonctionnement des institutions
démocratiques et la situation des droits humains en France. À la
différence des rapports complets de suivi et de postsuivi, ce rapport
n'est pas une étude exhaustive mais plutôt une analyse de la situation
en France au regard des normes spécifiques du Conseil de l'Europe
dans les domaines considérés comme particulièrement significatifs
pour le fonctionnement des institutions démocratiques.
13. Nous tenons à souligner que, lors de l’élaboration du présent
rapport, nous avons bénéficié d’une excellente coopération avec
les membres de la délégation française à l’Assemblée, qu’ils représentent
la coalition gouvernementale ou l’opposition.
2. Le
contexte politique
14. Le débat politique français
est déterminé dans une large mesure par l’élection au suffrage universel
du Président de la République. Depuis 1981, ces élections avaient
toujours couronné un candidat issu soit des rangs du Parti socialiste,
soit des rangs de la droite parlementaire, et le second tour opposait
traditionnellement les candidats de ces deux formations – à une
exception près, la présence du candidat d’extrême droite Jean-Marie
Le Pen au second tour en 2002. Les deux tours de l’élection présidentielle
traduisaient ainsi le clivage politique entre la droite et la gauche
.
15. L’élection présidentielle de 2017, à cet égard, a marqué un
tournant dans l’histoire de la Ve République, puisque
les deux candidats présents au second tour, Emmanuel Macron et Marine
Le Pen, rejetaient la validité du clivage entre la gauche et la
droite. Emmanuel Macron a été élu le 7 mai 2017 avec 66 % des suffrages, contre
33,9 % pour Marine Le Pen.
16. La plupart des observateurs doutaient de la possibilité pour
le nouveau président d’obtenir une majorité à l’Assemblée nationale
lors des élections législatives, prévues quelques semaines plus
tard. Au moment de créer son propre parti politique, «La République
en marche», Emmanuel Macron ne pouvait compter que sur le soutien
de quelques élus, ne disposait pas des financements publics pour
les partis politiques
et
n’avait que peu de relais locaux. Toutefois, la dynamique en faveur
du président récemment élu a prévalu. Marquées par un taux de participation
historiquement bas (48,7 % au premier tour, 42,6 % au second), les
élections ont permis au parti La République en marche d’obtenir
la majorité absolue des sièges (308 élus, le seuil se situant à
289). Le parti Les Républicains a obtenu 112 sièges; le Modem, 42
sièges; le Parti socialiste, 30; l’UDI (centriste), 18; La France
insoumise, 17; le Parti communiste, 10 sièges et le Front National,
8 sièges
. Ces résultats ont entraîné
un renouvellement sans précédent et une féminisation accrue de l’Assemblée nationale
.
17. Édouard Philippe, choisi par Emmanuel Macron pour être le
Premier ministre, a constitué un gouvernement qui rassemblait des
personnalités politiques de gauche comme de droite, ainsi que des nouveaux
venus en politique, issus de la société civile.
18. Parmi les premières mesures du nouveau pouvoir exécutif figurait
une réforme institutionnelle ambitieuse. Un projet de loi constitutionnelle
tendait à accélérer la procédure législative au détriment du Sénat, à
limiter le pouvoir d’amendement des parlementaires, à renforcer
les pouvoirs de contrôle du parlement, à renforcer le rôle du Conseil
supérieur de la magistrature ou encore le régime de responsabilité
pénale des ministres. Un projet de loi organique prévoyait la réduction
du nombre de parlementaires et la limitation du cumul des mandats
dans le temps, tandis qu’un projet de loi ordinaire tendait à introduire
une dose de proportionnelle lors des élections législatives et à
redécouper les circonscriptions en conséquence. Faute de recueillir
la majorité requise, la réforme n’a pas abouti.
19. À partir de l’automne 2018, plusieurs mouvements sociaux d’ampleur
ont marqué la vie politique française. En réaction à la publication
du rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution
du climat (GIEC) en octobre 2018, une marche pour le climat a rassemblé
130 000 personnes. Un mouvement de contestation inédit par sa forme, les
«gilets jaunes», est apparu au mois de novembre. Autour de groupes Facebook
protestant contre la hausse des taxes sur le carburant se sont agrégées
des revendications multiples, parfois contradictoires, exprimant
souvent un vif rejet du gouvernement et demandant un changement
de système politique et une meilleure justice sociale et économique.
Cette mobilisation a pris la forme de blocages illégaux de routes
et de ronds-points, ainsi que de manifestations chaque samedi pendant plus
d’un an. La première journée d’action des «gilets jaunes» aurait
rassemblé 282 000 personnes selon le ministère de l’Intérieur, puis
160 000 et 136 000 les samedis suivants. La participation aux journées
de mobilisation s’est ensuite lentement érodée
.
Au mois de décembre 2019, 806 000 personnes ont manifesté contre
un projet de réforme des retraites. Le mouvement s’est poursuivi
jusqu’à l’irruption de l’épidémie de covid-19, le gouvernement ayant
décidé de suspendre l’examen du projet
.
20. Ces manifestations ont parfois été accompagnées d’actes de
violence et d’affrontements avec les forces de police. La Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a estimé en février
2019 que le nombre et la gravité des blessures infligées aux manifestants
mettaient «en question la compatibilité des méthodes employées dans
les opérations de maintien de l’ordre avec le respect des droits
[humains]»
.
21. En réponse au mouvement des «gilets jaunes», le gouvernement
a annoncé des mesures en faveur du pouvoir d’achat et la tenue d’une
vaste consultation: le Grand débat national. Pendant trois mois,
plus de 10 000 réunions d’initiative locale ont été organisées et
1,9 million de contributions ont été déposées sur une plateforme
en ligne dédiée. La synthèse a été présentée et débattue à l’Assemblée
nationale et au Sénat au mois d’avril 2019 et a abouti à l’adoption
d’une série de mesures portant essentiellement sur la fiscalité
et l’organisation et la qualité des services publics.
22. En mai 2019, les élections au Parlement européen ont été marquées
par une faible participation, à 50,12 %. La liste du Rassemblement
national est arrivée en tête (23,34 % des voix), suivie de la liste
soutenue par Emmanuel Macron (22,42 %) et du parti écologiste (13,48 %).
Les partis historiques de la droite et de la gauche ont à nouveau
enregistré de mauvais résultats
.
23. Au mois d’octobre 2019, à l’initiative du président de la
République, une «Convention Citoyenne pour le Climat» a été instituée.
Cette assemblée temporaire rassemblait 150 personnes tirées au sort
chargées de délibérer afin de définir une série de mesures permettant
d’obtenir une baisse d’au moins 40 % des émissions de gaz à effet
de serre, dans un esprit de justice sociale. Cette convention a
fonctionné pendant six mois, se réunissant les samedis, et a rendu
149 propositions. Le président Macron s’était engagé à ce que 146
des 149 mesures proposées par cette convention soient soumises «sans
filtre» soit à référendum, soit au vote du parlement, soit à application
réglementaire directe. Le parlement a exercé son droit de regard
et a adopté en 2021 un projet de loi largement inspiré des travaux
de la Convention. Lors de l’ultime réunion de cette convention,
ses membres ont eu l’opportunité de donner leur avis sur les réponses
apportées à leurs propositions. À la question: «Quelle est votre
appréciation de la prise en compte par le gouvernement des propositions
de la convention?», la note moyenne était de 3,3 sur 10. À la question:
«Dans quelle mesure la convention a-t-elle été utile à la lutte
contre le changement climatique en France?», la note moyenne était
de 6 sur 10. À la question: «le recours aux conventions citoyennes
est-il de nature à améliorer la vie démocratique de notre pays?»,
la note moyenne était de 7,7 sur 10.
24. En réaction à la pandémie de covid, le parlement a autorisé
le gouvernement à instaurer un état d’urgence sanitaire
.
Le gouvernement a imposé à trois reprises
un confinement de la population
et instauré un «passe sanitaire», l’accès à de nombreux lieux accueillant
du public étant soumis à la présentation d’une preuve vaccinale,
d’un test négatif ou d’un certificat de rétablissement. Sur habilitation
du parlement, le gouvernement a légiféré par ordonnance pour faire
face aux conséquences de l’épidémie
.
25. La Défenseure des droits a rendu de très nombreuses décisions
et avis sur les mesures prises durant l’application de l’état d’urgence
sanitaire ou sur certaines situations appelant des mesures urgentes (personnes
incarcérées ou hospitalisées sans consentement, personnes âgées
en établissement de santé, etc.) En application d’une ordonnance
du mois de mai 2020, 13 500 détenus auraient été libérés de manière anticipée
afin d’éviter la propagation du covid-19 dans les prisons. Pendant
toute la durée de l’état d’urgence sanitaire, le gouvernement a
été tenu de présenter au parlement une note d’information hebdomadaire
sur les mesures prises
.
26. À l’automne 2021, le début de la campagne pour les élections
présidentielle et législatives de 2022 a été marqué par la forte
présence médiatique de l’éditorialiste d’extrême droite Éric Zemmour,
précédemment condamné pour «provocation à la discrimination raciale»
et pour «provocation à la haine» envers les musulmans, qui disposait
d’une émission quotidienne sur la chaîne d’information continue
CNews. L’autorité de régulation audiovisuelle (CSA, devenu Arcom)
a dû imposer que son temps de parole soit décompté au même titre
que les candidats déclarés ou le gouvernement, puis elle a mis la
chaîne en demeure de respecter ses obligations en matière de pluralisme
. Selon le Bureau des institutions démocratiques
et des droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (BIDDH/OSCE): «le discours politique a (…)
été dominé par la montée des populismes à chaque extrémité du spectre
politique, couplée à une extrême droite qui a façonné le discours
politique dans les premières heures de la campagne (…)
».
27. Le déclenchement de l’agression militaire de l’Ukraine par
la Russie le 24 février 2022 et les premières semaines du conflit
armé ont accaparé l’attention jusqu’au premier tour. Comme en 2017,
Emmanuel Macron (27,85 %) et Marine Le Pen (23,15 %) sont arrivés
en tête, Jean-Luc Mélenchon, candidat de la gauche radicale, rassemblant
21,95 % des voix et Éric Zemmour, 7,07 % des voix. Aucun candidat
des partis historiques de la gauche ou de la droite parlementaire
n’a dépassé le seuil des 5 % qui permet d’obtenir le remboursement
des frais de campagne.
28. La campagne pour le second tour a été marquée par l’appel
des principaux candidats, à l’exception d’Éric Zemmour, à ne pas
apporter de voix à Mme Le Pen et à l’extrême-droite.
Le 24 avril 2022, Emmanuel Macron a remporté l’élection avec une
large avance, réunissant 58,55 % des suffrages exprimés. Il est
le premier président de la République réélu depuis l’instauration
du quinquennat en 2000
et
sera aussi le premier auquel s’appliquera la règle constitutionnelle
en vertu de laquelle un président ne peut exercer plus de deux mandats
consécutifs. Il ne pourra donc être candidat en 2027.
29. Le 16 mai 2022, le président a nommé Première ministre Mme Élisabeth
Borne, seconde femme à occuper cette fonction en France après Édith
Cresson (mai 1991 – avril 1992). Sur les 28 membres de son gouvernement,
15 faisaient partie du gouvernement précédent. Les titulaires des
portefeuilles de l’Intérieur, de la Justice et de l’Économie et
des Finances ont été maintenus à leur poste.
30. Les élections législatives étaient fixées les 12 et 19 juin
2022. Les partis de gauche ont annoncé très rapidement une alliance
permettant
de présenter des candidatures uniques dans un grand nombre de circonscriptions.
Les différents partis soutenant Emmanuel Macron ont formé la coalition
«Ensemble» et appelé à donner une majorité absolue au président
pour qu’il puisse appliquer son programme.
31. Le premier tour des élections législatives a été marqué par
un taux de participation historiquement bas (46,23 %). La coalition
«Ensemble» (25,75 %) et la coalition de gauche (25,66 %) sont pratiquement parvenues
à l’égalité, le Rassemblement national de Mme Le
Pen arrivant à la troisième place (18,68 %). Les résultats du second
tour ont permis à la coalition «Ensemble» de rester la première
force politique à l’Assemblée mais sans majorité absolue (250 sièges,
contre 308 dans l’assemblée précédente). La coalition de gauche,
avec 149 députés, est devenue la deuxième force politique à l’Assemblée.
Le Rassemblement national a obtenu 89 sièges.
32. Pour la première fois depuis l’instauration du quinquennat,
le président ne dispose que d’une majorité relative à l’Assemblée
nationale. La polarisation des différentes forces en présence complique
les possibilités d’accord entre les partis.
33. Le gouvernement d’Élisabeth Borne a été remanié, les ministres
battus lors des élections n’étant pas maintenus. La Première ministre
n’a pas sollicité de vote de confiance de l’Assemblée suite à son
discours de politique générale mais a annoncé qu’elle chercherait
des majorités négociées sur chaque projet. Au cours des douze premiers
mois de la législature, 29 projets de lois ont ainsi été adoptés.
Toutefois, le budget de l’État, le financement des dispositifs de
protection sociale et une importante réforme des retraites ont été
adoptés en recourant à l’article 49.3 de la Constitution, un dispositif
que nous exposerons dans le chapitre 3.1 consacré à l’équilibre
des pouvoirs
.
34. Le projet de loi visant à modifier le système des retraites,
présenté en janvier 2023, a été dénoncé par les organisations syndicales
et les négociations n’ont pas permis d’obtenir le soutien de partis
d’opposition. De nombreuses manifestations contre le projet ont
été organisées, rassemblant parfois plus d’un million de personnes.
À l’Assemblée nationale, les partis d’opposition ont déposé un grand
nombre d’amendements
afin de ralentir l’examen du projet,
dont les principales dispositions n’ont pas été débattues en séance
publique. Le texte a été débattu et adopté par le Sénat. Craignant
de ne pas disposer d’une majorité à l’Assemblée pour adopter le
texte, le gouvernement a utilisé la procédure de l’article 49.3
de la Constitution pour faire adopter le projet sans vote de l’Assemblée
nationale. Une motion de censure déposée en réaction a été repoussée
de 9 voix.
35. Après l’annonce de l’adoption de la réforme par le recours
à l’article 49.3, des manifestations spontanées ont eu lieu dans
plusieurs villes, donnant parfois lieu à des actes de violence.
Des cas d’usage disproportionné de la force par la police ont été
dénoncés. La Commissaire aux droits de l’homme a déclaré le 23 mars
2023 que: «Les conditions dans lesquelles les libertés d’expression
et de réunion trouvent à s’exercer en France dans le cadre de la
mobilisation sociale contre la réforme des retraites sont préoccupantes»
.
La CNCDH s’est également inquiétée «de certains agissements des
forces de l’ordre observés en particulier depuis [l’annonce du recours
à l’article 49.3 de la Constitution]»
. La
Défenseure des droits a également fait part de son inquiétude
,
ainsi que le rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits
à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association,
Clément Nyaletsossi Voule.
36. Le 27 juin 2023, un adolescent a été abattu à bout portant
par un policier lors d’un contrôle routier, dans des circonstances
qui font actuellement l’objet d’une enquête. Ce drame a été le point
de départ d’une semaine d’émeutes et de violences sans précédent
dirigées contre les forces de l’ordre et les bâtiments publics.
Selon un bilan établi par le ministre de l’Intérieur, plus de 2 500
bâtiments ont été dégradés dont 273 appartenant aux forces de l’ordre,
105 mairies et 168 écoles
.
Plus de 1 200 jugements ont été prononcés à l’encontre des émeutiers
– majoritairement de jeunes adolescents sans casier judiciaire –
dont 742 peines de prison ferme pour une durée moyenne de 8,2 mois
d’incarcération
.
Le policier auteur du coup de feu mortel a été mis en examen pour
«homicide volontaire» et placé en détention provisoire, ce qui a
soulevé l’indignation de certains syndicats de police tandis que
les représentants des juges et des procureurs déploraient que «la
remise en cause publique de ces décisions [de justice] par les plus
hauts responsables de la police nationale et par le ministre de
l’Intérieur lui-même ne peut que renforcer l’inquiétude des magistrats
quant à la dégradation de l’État de droit que de tels propos révèlent.
»
L’inspection de la police a été saisie d’une vingtaine d’enquêtes sur
les agissements des forces de l’ordre lors de ces manifestations
et émeutes.
3. Fonctionnement
des institutions démocratiques
3.1. L’équilibre
des pouvoirs
37. La Ve République
est qualifiée de régime semi-présidentiel
.
Le président de la République, chef de l’État, est élu pour cinq
ans au suffrage universel direct. Il nomme le Premier ministre et
les membres du gouvernement sur proposition de ce dernier mais il
n’a pas le pouvoir de le révoquer: le gouvernement n’est pas responsable
devant le chef de l’État. Le président préside le Conseil des ministres,
promulgue les lois et assure la fonction de chef des armées. Il
peut dissoudre l’Assemblée nationale et, en cas de crise grave,
il peut exercer temporairement des pouvoirs exceptionnels
.
Le Premier ministre dirige l’action du gouvernement, assure l’application
des lois et exerce le pouvoir réglementaire.
38. Le parlement, bicaméral, se compose de l’Assemblée nationale
et du Sénat. Il examine et adopte les lois, contrôle l’action du
gouvernement et évalue les politiques publiques. Les 577 membres
de l’Assemblée nationale sont élus pour cinq ans, au suffrage universel
direct, au scrutin majoritaire uninominal à deux tours
. Le Sénat assure
la représentation des collectivités territoriales; les 348 sénateurs
sont élus au suffrage indirect par des représentants de ces dernières
.
Ils exercent un mandat de six ans, les sièges étant renouvelés par moitié
tous les trois ans. Le prochain renouvellement partiel aura lieu
le 24 septembre 2023.
39. La Constitution définit le domaine de la loi. L’initiative
des lois est partagée entre les parlementaires et le gouvernement,
mais les parlementaires ne peuvent déposer de proposition de loi
ou d’amendement dont l’adoption aurait pour effet de diminuer les
ressources ou d’aggraver les charges publiques. Chaque projet est examiné
successivement par les deux chambres en vue d’adopter un texte identique.
En cas de désaccord entre les deux assemblées, une commission mixte
paritaire composée de sept députés et de sept sénateurs peut être
convoquée afin de trouver un consensus. Lorsque celui-ci s’avère
impossible, le gouvernement peut laisser le dernier mot à l’Assemblée
nationale. Le Conseil constitutionnel peut être saisi pour vérifier
la conformité d’un texte adopté à la Constitution et aux droits
fondamentaux et les juridictions administratives et judiciaires
s’assurent du respect des conventions internationales.
40. Le gouvernement détient de nombreux leviers pour intervenir
à toutes les étapes de la procédure législative: il partage l’initiative
des lois et peut faire inscrire à l’ordre du jour des assemblées
les projets qu’il estime prioritaires. Il peut imposer à la chambre
saisie de se prononcer en un seul vote sur tout ou partie d’un texte
en discussion et peut demander une seconde délibération.
41. La Constitution permet également, sous certaines conditions,
l’adoption d’un texte sans discussion ni vote en séance publique
à l’Assemblée nationale, en application de l’article 49.3. Lors
de notre visite en France, plusieurs responsables politiques ont
appelé notre attention sur les effets de cette procédure. Conçue pour
pallier l’instabilité gouvernementale qui prévalait sous la IVe République,
cette procédure a été utilisée à de nombreuses reprises par des
gouvernements de tous bords politiques
.
Critiquée en raison des restrictions des droits du parlement qu’elle
entraîne, sa portée a été réduite par une révision constitutionnelle
en 2008: elle ne peut plus être engagée que sur le vote des textes
financiers et sur un seul autre projet (ou proposition) de loi au
cours d’une même session.
42. Face à des opinions très tranchées et difficilement conciliables,
et alors que les différentes forces politiques sont invitées à élaborer
des propositions en vue d’une réforme des institutions, il nous
a semblé utile de recueillir l’avis de la Commission de Venise sur
cette disposition de la Constitution au regard des standards constitutionnels
européens. La Commission de Venise a adopté un avis intérimaire
les 9 et 10 juin 2023
.
Cet avis doit être complété par une analyse comparative des constitutions
et législations des États membres.
43. Le mécanisme précis de l’article 49.3 est décrit aux paragraphes
25 à 38 de l’avis intérimaire. Au terme de cette présentation, la
Commission de Venise relève que: «L'activation de l'article 49.3
n'entraîne donc pas l'effacement mais une réduction significative
du contrôle du parlement sur le contenu de la loi. (…) C'est aussi un
outil puissant contre l'obstructionnisme. Afin d’évaluer l’équilibre
nécessaire des pouvoirs entre le Parlement et l’Exécutif, il reste
à voir quels sont les garde-fous qui existent contre leur utilisation
excessive et pour empêcher leur abus.
»
44. A ce sujet, la Commission «estime que la suppression du vote
final d'une chambre du parlement pour l'adoption d'une loi représente
une ingérence significative de l'exécutif dans les pouvoirs et le
rôle du pouvoir législatif, est apparemment unique dans l'expérience
comparative européenne et est problématique. Tout en reconnaissant
la nécessité pour le gouvernement de disposer d'outils efficaces
pour mener à bien son programme, y compris dans le cas d'un gouvernement
minoritaire, en réunissant la majorité parlementaire et en contrant
l'obstruction et le boycott, la Commission n'est pas convaincue
qu'il ne serait pas possible pour le gouvernement d’atteindre les
mêmes objectifs en liant la question de confiance au vote positif
de l'Assemblée nationale, préservant ainsi l'exigence formelle de
l'adoption de la loi par les deux chambres.
»
45. Si, pour la Commission de Venise, la limitation du recours
à cette disposition aux matières financières peut se comprendre,
la disposition permettant également l’utilisation de cette disposition
«pour un autre projet ou une proposition de loi par session» est
jugée «excessivement large
».
Par ailleurs, la Commission de Venise préconise que la pratique
en vertu de laquelle le Premier ministre ne peut déclencher l’article
49.3 qu’après la discussion générale soit érigée en obligation
.
46. Si le recours à cette procédure permet au gouvernement de
faire adopter les textes qu’il estime essentiels à la poursuite
de sa politique, au premier rang desquels figure le budget, son
utilisation pour d’autres réformes, souvent en réponse à une stratégie
d’obstruction du débat parlementaire de la part de l’opposition, peut
avoir pour effet d’accentuer la polarisation du paysage politique
et de nuire à la recherche de compromis. Au lieu de porter sur le
fond de la réforme discutée, le débat se déplace sur le recours
à cette procédure, gouvernement et opposition se rejetant la responsabilité
d’un appauvrissement du débat. La légitimité des réformes adoptées
ainsi et la confiance dans les institutions pourraient en souffrir.
47. Nous espérons que les conclusions que rendra la Commission
de Venise dans son avis définitif fourniront les éléments d’un débat
apaisé et fondé sur des données objectives et nous invitons toutes
les parties au débat politique en France, autorités gouvernementales
et partis politiques représentés au Parlement, à les étudier attentivement
et à en tenir compte dans les futures discussions sur la réforme
des institutions.
48. Le mécanisme classique de mise en jeu de la responsabilité
du gouvernement n’est possible que devant l’Assemblée nationale.
L’opposition doit réunir la majorité absolue des votes pour qu’elle
soit adoptée. Ainsi, un gouvernement ne disposant que d’une majorité
relative peut échapper à la censure si les différents groupes d’opposition
ne s’accordent pas pour voter conjointement, comme c’est le cas
depuis juin 2022. Historiquement, une seule motion de censure a
été adoptée, en octobre 1962, à la suite de laquelle le président de
la République a prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale.
49. Les questions écrites permettent à chaque parlementaire d’interroger
publiquement le gouvernement. De plus, une séance est consacrée
chaque semaine aux questions orales, lors de laquelle les députés
peuvent interroger le gouvernement sur n’importe quel sujet. La
retransmission télévisée de la séance et la spontanéité des échanges
en font un moment d’interpellation politique plutôt que d’information
publique.
50. Les parlementaires peuvent s’informer de manière plus approfondie
dans le cadre de commissions d’enquête ou de missions d’information.
Dotées de pouvoirs importants, elles peuvent demander communication
des documents à l’administration ou effectuer des vérifications
sur place, et citer des témoins à comparaître, ces derniers déposant
sous serment. Depuis 2008, chaque groupe parlementaire peut obtenir la
création d’une commission d’enquête par an, qu’il présidera ou dont
il sera rapporteur
. Au cours de la XVe législature,
25 commissions d’enquêtes ont été créées. Leurs travaux font l’objet
de rapports très détaillés comprenant les comptes rendus écrits
des auditions; elles permettent d’exercer un contrôle pointu et
sans concession sur les politiques menées ou l’action de l’administration.
51. Le parlement dispose donc de pouvoirs étendus pour contrôler
l’action du gouvernement, en particulier depuis la réforme constitutionnelle
de 2008. En pratique, l’effectivité de ces procédures de contrôle
dépend du degré d’autonomie des parlementaires à l’égard du gouvernement
et du président de la République.
3.2. Mode
de scrutin et participation
52. Les modes de scrutin au niveau
national ne sont pas déterminés par la Constitution mais par des
lois organiques. Ils ont été modifiés à plusieurs reprises depuis
l’adoption de la Constitution de 1958 et font l’objet de débats.
53. Le Sénat est composé de 348 sénateurs élus pour un mandat
de six ans, le Sénat se renouvelant par moitié tous les trois ans
depuis 2011. Les sénateurs sont élus au suffrage universel indirect
par environ 162 000 grands électeurs. Dans chaque département, les
sénateurs sont élus par un collège électoral de grands électeurs
formé d'élus de cette circonscription: députés et sénateurs, conseillers
régionaux, conseillers départementaux, conseillers municipaux, élus
à leur poste au suffrage universel.
54. L’Assemblée nationale est renouvelée en totalité tous les
cinq ans. Depuis 2002, les élections législatives suivent l’élection
présidentielle. L’Assemblée est composée de 577 députés élus au
scrutin uninominal à deux tours. Un député est élu dans chaque circonscription.
Au premier tour, un candidat doit réunir la majorité absolue des
suffrages exprimés représentant au moins un quart des électeurs
inscrits pour être élu
.
Dans les circonscriptions n’ayant pas élu leur député au premier
tour, un second tour est organisé. Peuvent y participer les candidats
ayant recueilli un nombre de voix au moins égal à 12,5 % du nombre d’inscrits
.
Le niveau de participation électorale détermine donc le nombre de
candidats éligibles au second tour. Une faible participation augmente
la probabilité de duels au second tour. Les candidats qualifiés
pour le second tour peuvent choisir de se désister. Il est d’usage
qu’au soir du premier tour, des négociations se tiennent entre partis
politiques en vue d’obtenir le désistement ou le ralliement de candidats.
55. Le mode de scrutin uninominal à deux tours facilite la formation
d’une majorité parlementaire en favorisant les alliances et amplifie
le succès en nombre de sièges du parti ou de la coalition qui bénéficie
d’un avantage en nombre de voix. En incitant aux alliances avant
le second tour, il tend à cristalliser des positions antagonistes
et contribue à la polarisation du paysage politique. Certains critiquent
ses effets sur la représentation des petites formations et lui imputent
une part de responsabilité dans l’abstention.
56. Si les institutions démocratiques françaises ont prouvé leur
capacité à s’adapter à des configurations politiques très diverses
sans remettre en question la gouvernabilité du pays, elles sont
parfois évoquées parmi les causes de la défiance des Français à
l’égard de la politique. Pour 67 % des Français, la démocratie fonctionne
mal en France
. S’agissant de l’Assemblée nationale,
un Français sur deux juge que l’absence de majorité absolue n’a
pas d’impact significatif sur le fonctionnement de la démocratie,
55 % que le gouvernement ne fait pas assez de concessions aux oppositions
et 71 % que l’opposition doit savoir voter avec le gouvernement
les lois qui se rapprochent de ses vœux. 70 % des Français préfèrent
la situation dans laquelle il existe une majorité relative à l’Assemblée,
car elle oblige le gouvernement à tenir compte de l’avis des oppositions
et à rechercher des compromis
.
57. Les possibilités de réforme sont abondamment discutées et
plusieurs expérimentations ont été menées. L’introduction d’un mode
de scrutin mixte pour les députés, dont une part serait élue au
suffrage proportionnel, faisait partie des propositions du président
Macron. L’organisation d’un grand débat national ou de consultations
thématiques
correspondent à des
tentatives d’institutionnaliser la démocratie participative. Certains
s’inquiètent toutefois des effets de telles innovations sur la participation
électorale. Une étude sur les causes de l’abstention électorale
relève ainsi un paradoxe: «Pour l’électeur, il n’est pas simple
de s’y retrouver. D’un côté, on cherche à le mobiliser au moment
des élections, on rappelle l’importance des assemblées représentatives,
on affirme que la décision électorale est la source de la décision
publique; mais, d’un autre côté, les pouvoirs publics eux-mêmes
manifestent un grand intérêt pour des formes non électives de désignation
de représentants, voire de législateurs de fait. Ainsi, (…) la Convention
citoyenne pour le climat, issue d’un tirage au sort, (…) semblait
investie d’un pouvoir que les parlementaires n’ont pas. On pouvait
alors y lire l’expression d’un déclassement de la procédure électorale,
d’une préférence pour une modalité non élective de désignation des
assemblées délibératives, y compris en donnant le sentiment que
le tirage au sort allait orienter le travail des élus. De fait,
le suffrage universel et la fonction législative pouvaient s’en
trouver sinon disqualifiés, à tout le moins déclassés»
.
58. Lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2022,
Emmanuel Macron a annoncé la création d’une commission transpartisane
qui pourrait soumettre un projet de réforme constitutionnelle au
parlement. Le lancement de cette commission a été annoncé pour le
printemps 2023.
3.3. Financement
de la vie politique
59. Dans sa
Recommandation 1516 (2001), l’Assemblée a défini certains principes sur lesquels
devrait reposer le financement des partis politiques. Ces principes
ont guidé le GRECO pour le troisième cycle d’évaluation, consacré
en partie au financement des partis politiques
.
Commencé en 2009, ce cycle d’évaluation a été clos en 2017. Les
multiples rapports de conformité ont mis en lumière des réticences
de la part des autorités françaises, notamment sur la question de
la transparence du financement des partis politiques. Au terme de
la procédure, cinq des onze recommandations du GRECO spécifiques
au financement des partis politiques n’ont été que partiellement
mises en œuvre. Sur ce sujet, bien qu’il ait été mis un terme au
cycle d’évaluation après la publication de pas moins de six rapports
de conformité, le GRECO encourage le pays à redoubler d’efforts
pour poursuivre les réformes
.
60. Le financement de la vie politique englobe l’activité des
partis politiques et les campagnes électorales. Le financement est
mixte: une part provient des dons privés, une autre est constituée
par un financement public composé de subventions directes, de déductions
fiscales et du remboursement d’une partie des frais de campagne.
Le financement des partis politiques et des campagnes électorales
est régi par la loi du 11 mars 1988 relative à la transparence financière
de la vie politique complétée par la loi du 15 septembre 2017 pour la
confiance dans la vie politique. Les comptes des partis et groupements
politiques font l’objet d’une publication détaillée, en open data,
sur le site de la Commission nationale des comptes de campagne et
des financements politiques
(CNCCFP).
61. Dans ses premières constatations
, le GRECO appelait
à porter une attention particulière au régime applicable aux dons
privés. Les dons privés ne sont possibles que pour les personnes
physiques; les dons de personnes morales sont interdits, à l’exception
des dons réalisés par les partis politiques au bénéfice des candidats
faisant campagne. Actuellement, une personne physique ne peut verser
un don à un parti ou à un candidat que si elle est française ou
réside en France et la liste des dons et des donateurs est transmise
– à titre confidentiel – à la CNCCFP. Depuis 2017
, les prêts accordés
par des personnes physiques doivent être consentis pour une durée
maximale de cinq ans et la CNCCFP est destinataire du contrat. S’agissant
des personnes morales, seules les banques ayant leur siège dans
l’Union européenne peuvent accorder des prêts.
62. Le GRECO appelait également la France à engager des réformes
afin d’améliorer la transparence en la matière mais cette recommandation
n’a été que partiellement mise en œuvre. D’une part, les interventions
des partis politiques dans les campagnes électorales devraient faire
l’objet d’une meilleure transparence
,
d’autre part l’identité des donateurs privés les plus importants
devrait être rendue publique. Le BIDDH/OSCE porte un jugement proche
dans son rapport sur les élections législatives de 2022. Il écrit:
«Les lois relatives au financement de la campagne sont exhaustives
et fixent des limites modestes aux dépenses de campagne, contribuant
à l'égalité de traitement entre les candidats. Un certain nombre
d'amendements récents ont répondu à certaines recommandations antérieures
(…) Cependant, d'autres recommandations du BIDDH relatives à la
divulgation de l'identité des grands donateurs et à la publication
de comptes de campagne détaillés n'ont toujours pas été prises en
compte.
»
63. À ce sujet, le GRECO a dû constater «que les autorités ne
semblent pas partager les soucis exprimés par le rapport d’évaluation
en ce qui concerne la transparence relative à l’identité des donateurs
vis-à-vis du public (seul l’organe de contrôle a connaissance de
l’identité des donateurs mais pas le public), qui constitue (…)
un élément important de toute politique de transparence du financement
des partis et des campagnes électorales. Cette question n’a manifestement
reçu aucune attention»
. Le BIDDH recommande:
«Tout en tenant compte des préoccupations en matière de protection
de la vie privée, davantage d’informations sur les recettes et les
dépenses de campagne devraient être rendues publiques afin d'améliorer
la transparence du financement de la campagne
.
64. Il apparaît d’autant plus justifié d’insister sur la transparence
des dons privés que ces derniers représentent une part essentielle
du financement de la vie politique et que, selon des études récentes,
leur répartition peut créer des biais favorisant certains partis
.
Selon les lignes directrices publiées par la Commission de Venise,
le montant des dons privés devrait être limité afin qu’il n’y ait
pas de distorsion du processus politique en faveur des intérêts
des riches, sans pour autant décourager la participation politique
. La loi française limite
le montant des dons aux partis politiques à 7 500 euros par personne
et par an. C’est un premier pas pertinent pour empêcher la mainmise
de certaines organisations ou groupement d’individus sur des formations
politiques. Ce montant reste relativement élevé, il représente un
tiers du revenu médian en France. Aux dons directs aux partis politiques
s’ajoutent les dons aux candidats lors des élections. Pour les personnes
physiques, ils sont limités à 4 600 euros par élection tandis que
les dons des partis politiques ne sont pas plafonnés. Il ressort
des statistiques que les plus riches donnent davantage aux partis
politiques en proportion de leurs revenus: les 10 % des Français
les plus riches représentent 53 % du total des dons et cotisations
versés aux partis politiques
, ce qui est nettement
supérieur à leur part du total des revenus (33 %).
65. Ce déséquilibre est accentué par le mécanisme de déductibilité
fiscale des dons. Les dons aux partis politiques ouvrent droit à
une déduction des deux tiers de leur montant, mais seuls 57 % des
foyers paient l’impôt sur le revenu en France. Les 43 % les moins
riches ne peuvent donc bénéficier de cet avantage fiscal. Par conséquent,
les ménages les plus aisés se voient rembourser les deux tiers des
sommes qu’ils donnent tandis que les ménages les moins aisés doivent
en acquitter la totalité. Ainsi, selon les données de 2016, 60 % de
la dépense fiscale liée aux dons aux partis politiques a profité
aux 10 % des Français aux revenus les plus élevés
. Dans les faits, il apparaît donc que
l’État paie nettement plus pour subventionner les préférences politiques
des plus favorisés, dont les dons bénéficient majoritairement aux
partis situés à la droite du paysage politique
.
66. S’agissant des contributions financières directes de l’État,
l’Assemblée recommande de les calculer «au prorata du soutien politique
dont jouissent les partis» mais aussi qu’elles «permettent à de
nouveaux partis d’entrer dans l’arène politique et d’affronter dans
des conditions équitables les partis constitués de longue date»
. En France,
ce financement est fondé sur les résultats aux élections législatives,
une partie étant calculée en prenant en compte le nombre de suffrages
obtenus, une autre en fonction du nombre de députés se rattachant
à un parti donné. Ce système a l’inconvénient de figer le financement
de la vie politique pour cinq ans et ne permet pas l’émergence de
nouvelles forces politiques entre deux élections, à moins que celles-ci ne
soient capables de lever suffisamment de financements privés, dont
nous avons vu que la répartition n’était pas équitablement répartie.
De plus, le mode de scrutin aux élections législatives amplifie
le nombre de sièges des partis les plus importants, au détriment
des partis plus petits. Ces derniers reçoivent donc une moindre part
de financement
.
67. La France devrait donc poursuivre les efforts en vue d’améliorer
la transparence du système de financement de la vie politique. Les
recommandations du GRECO, partiellement mises en œuvre au terme
du troisième cycle d’évaluation, pourraient être reconsidérées,
notamment en vue de renforcer les moyens effectifs de la CNCCFP
(recommandation ix) et d’améliorer la transparence des dons privés.
Sur ce dernier point, les autorités françaises avaient justifié
leur refus en se fondant sur le principe de proportionnalité. Le GRECO
a rappelé qu’il s’agissait «de l’une des attentes de la Recommandation
Rec(2003)4 du Comité des Ministres aux États membres sur les règles
communes contre la corruption dans le financement des partis politiques
et des campagnes électorales (articles 12 et 13) (…) [et] que la
grande majorité des autres pays membres du GRECO ont réussi à introduire
le principe de la publicité des donateurs au-delà d’un certain seuil»
.
4. État
de droit
4.1. Lutte
contre la corruption
68. En 2001, le GRECO avait relevé
certaines conditions favorables à la corruption spécifiques à la
France: concentration du pouvoir politique dans les mains de l’exécutif,
émergence entre les élus et les fonctionnaires d’un type de relations
basé sur la loyauté personnelle plutôt que sur la loyauté envers
les institutions, persistance d’une certaine forme de clientélisme,
système précaire de financement des partis politiques et des campagnes
électorales et utilisation abusive des associations
.
Depuis, la France a été soumise aux cinq cycles d’évaluation du
GRECO et d’importants changements législatifs ont permis d’améliorer considérablement
l’encadrement juridique et l’organisation de la lutte contre la
corruption. Les trois premiers cycles d’évaluation ont été clos,
le premier se concentrait sur les organes nationaux engagés dans
la prévention de la corruption et la lutte contre ce phénomène,
le deuxième abordait plusieurs aspects dont les liens entre administration
publique et corruption et le troisième portait sur la transparence
du financement des partis politiques.
69. Entre 2012 et 2017, en réaction à un scandale mettant en cause
le ministre du Budget
,
le gouvernement a décidé de doter l'institution judiciaire d'instruments
nouveaux afin de lutter contre toutes les formes de fraudes et d'atteintes
à la probité. C’est ainsi qu’a été décidée en 2013 la création de
la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP),
du parquet national financier (PNF) et de l'Office central de lutte
contre la corruption et les infractions financières et fiscales
(OCLCIFF). Une Agence française anticorruption (AFA) s’est ajoutée
au dispositif en 2016.
70. En dépit de ces avancées institutionnelles indéniables, la
perception de la corruption ne progresse pas en France
. Les institutions
créées paraissent manquer d’indépendance et de moyens, et la transparence reste
limitée. Les moyens humains et financiers octroyés à l’OCLCCIFF
ne sont pas suffisants pour lui permettre de conduire les enquêtes
complexes qui lui sont confiées. En 2021, le groupe de travail sur
la corruption dans le cadre des transactions commerciales internationales
de l’OCDE rapportait: «le grave manque de moyens alloués à l’OCLCIFF
fait l’objet de nombreuses critiques, malgré un récent renforcement des
effectifs et une baisse relative du stock d’affaires. (…) magistrats,
enquêteurs, avocats, journalistes et représentants de la société
civile ont unanimement confirmé ces difficultés.
»
Le groupe de travail recommandait donc instamment à la France «de
prendre, de toute urgence, les mesures nécessaires pour s’assurer
que des ressources suffisantes sont affectées aux services d’enquêtes
spécialisés, en particulier à l’OCLCIFF (…)»
Dans
le rapport 2022 sur la situation de l’État de droit en France
,
la Commission européenne pointe également les «ressources limitées»
de l’OCLCIFF. Pour sa part, le PNF est composé d'une équipe de 19
magistrats, renforcée par 7 assistants spécialisés
pour traiter les 600 affaires dont
il est chargé et le nombre de dossiers gérés par chaque procureur
est presque cinq fois supérieur au volume envisagé dans les travaux
préparatoires qui ont précédé sa création
.
71. L’Agence française anticorruption (AFA) a pour rôle d’aider
à prévenir et à détecter les faits de corruption. Elle est dirigée
par un magistrat hors hiérarchie de l’ordre judiciaire nommé par
le Président de la République pour une durée de six ans, non renouvelable.
Elle peut être sollicitée par les juridictions, les grandes entreprises,
les administrations ou encore les collectivités. Dotée d’un pouvoir
administratif de contrôle, elle peut vérifier la réalité et l’efficacité
des mécanismes de conformité anticorruption mis en œuvre, notamment
par les entreprises, les administrations de l’État ou les collectivités
territoriales. L’AFA, placée sous la double tutelle du ministre
de la Justice et du ministre du Budget, n’est pas indépendante
.
72. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique
(HATVP) a été créée afin de «donner aux citoyens une assurance raisonnable
quant à l’intégrité des responsables et agents publics pour garantir
que la décision publique est prise dans l’intérêt général», selon
les mots de son président. Il s’agit d’une autorité administrative
indépendante dont les prérogatives ont progressivement été élargies
par le législateur. Elle a pour mandat de contrôler les déclarations
de patrimoine des principaux décideurs publics
, de prévenir les conflits d’intérêts
et de réguler le lobbying. Les moyens attribués à la HATVP ne sont
pas jugés suffisants au regard de ses missions, la HATVP manquerait
de ressources humaines et de moyens juridiques
. Le renforcement des moyens
semble d’autant plus souhaitable qu’il a été proposé d’élargir encore
les missions de la HATVP en lui transférant certaines missions actuellement
remplies par l’AFA
.
73. Les quatrième et cinquième cycles d’évaluation du GRECO – consacrés
à la prévention de la corruption des parlementaires, juges et procureurs
et à la prévention de la corruption et la promotion de l’intégrité
au sein des gouvernements centraux et des services répressifs – sont
en cours, les rapports d’évaluation et plusieurs rapports de conformité
sont déjà parus. Les principaux griefs tiennent au manque de transparence.
S’agissant de la prévention de la corruption des parlementaires,
le GRECO salue les progrès réalisés pour le contrôle des frais de
mandats des députés mais appelle l’Assemblée nationale et le Sénat
à améliorer la transparence en publiant ces données
. Dans son rapport 2023, le déontologue
de l’Assemblée nationale note «une nette amélioration de l’appropriation
des exigences du contrôle des frais de mandat par les députés, leurs
experts-comptables et leurs collaborateurs». Le refus opposé à la
communication des frais de mandat fait l’objet d’un recours devant
la Cour européenne des droits de l’homme excipant d’une «atteinte
à la liberté de recevoir des informations d’intérêt général».
74. En outre, le GRECO estime que des interdictions de principe
de certains dons, cadeaux ou avantages mériteraient d’être posées
ou précisées par l’Assemblée nationale et le Sénat. Enfin, le GRECO
appelle à publier en ligne les déclarations de patrimoine des députés
et sénateurs, conformément aux recommandations de la HATVP.
75. S’agissant des hautes fonctions de l’exécutif, le GRECO recommande
également à la France des améliorations en matière de transparence.
Il préconise ainsi que les personnes exerçant de hautes fonctions de
l’exécutif publient à intervalles réguliers une liste des représentants
d’intérêts qu’elles ont rencontrés et des thèmes abordés. Il y va
de la transparence du processus décisionnel au plus haut niveau.
Le dispositif législatif prévu par une loi de 2016 n’est pas satisfaisant
,
une mission d’évaluation a estimé que la loi «a laissé une marge
d’appréciation au pouvoir réglementaire qui s’en est saisi pour
réduire la portée du dispositif et a facilité la possibilité de
contourner l’obligation (…)
». La HATVP concluait
dans son rapport d’activité pour 2021: «Les difficultés persistantes
du dispositif en vigueur ne permettent pas de mesurer de manière
efficace l’impact de la représentation d’intérêts sur le processus
normatif.»
76. Par ailleurs, une commission d’enquête parlementaire
s’est inquiétée du recours massif
et croissant du gouvernement aux cabinets de conseil lors du dernier
quinquennat, dénonçant des risques déontologiques de conflit d’intérêts
et
l’opacité autour de ces prestations. À la suite de ce rapport, le
parquet national financier a ouvert une enquête sur les conditions
d'intervention de cabinets de conseil dans les campagnes électorales
de 2017 et 2022
.
77. Dans leurs commentaires, les autorités ont fait savoir que
la France suit attentivement le rapport de conformité du GRECO et
s’attache à se conformer aux recommandations qui la concernent.
Un groupe de travail interministériel a été constitué en novembre
2022 afin de définir le nouveau plan national de lutte contre la
corruption pour la période 2023-2025 et de mobiliser l’ensemble
des acteurs publics.
4.2. Indépendance
du pouvoir judiciaire
78. En 2001, le GRECO relevait
que «le pouvoir judiciaire est évalué très défavorablement par le
public en ce qui concerne son indépendance par rapport aux cercles
économiques et financiers, et par rapport au pouvoir politique.
(…) 40 % des personnes interrogées estiment que les liens entre
le parquet et le pouvoir politique devraient être complètement coupés
afin de promouvoir la justice en France»
. Vingt ans plus
tard, le rapport remis le 8 juillet 2022 à la suite des États généraux
de la justice, organisés par le gouvernement, a dressé un constat
inquiétant: «L’institution judiciaire se porte mal. Tous les professionnels
qui concourent à son fonctionnement quotidien font part de leur
profond malaise. De leur côté, les justiciables ne lui accordent qu’un
crédit limité. L’institution paraît grippée. Pour beaucoup, elle
serait en lambeaux»
.
Face à ce constat, mettant en particulier en lumière l’insuffisance
des moyens de la justice et sa lenteur qui mine la confiance des justiciables
dans l’institution, le ministre de la Justice a annoncé un plan
d’action ambitieux pour apporter des solutions, reconnaissant que
«cela fait trente ans que la justice est l’objet d’un abandon politique,
budgétaire et humain»
. Dans
ce cadre, deux projets de loi ont été déposés, l’un pour assurer
un rattrapage budgétaire indispensable
,
l’autre pour assurer une plus grande ouverture du corps judiciaire,
améliorer le déroulement de carrière des magistrats et développer
leur responsabilisation et leur protection
. D’autres réformes, dont certaines
de nature constitutionnelle, restent en suspens.
79. Selon la Constitution, «Le Président de la République est
garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. Il est assisté
par le Conseil supérieur de la magistrature»
. Le Conseil supérieur
de la magistrature (CSM) est compétent en matière de promotion et
de discipline des magistrats. Sa composition, prévue par la Constitution,
comprend des magistrats et des personnalités extérieures. Le CSM
se divise en trois formations placées sous la présidence du Premier
président de la Cour de cassation et de son Procureur général: une formation
compétente à l’égard des juges pour ce qui concerne leur nomination
et la discipline, une formation compétente à l’égard des procureurs
également pour ce qui concerne leur nomination et la discipline,
une formation plénière compétente pour connaître des demandes d’avis
formulées par le Président de la République ou par le ministre de
la Justice.
80. Suite à notre visite en France, nous avons demandé à la Commission
de suivi de solliciter de la Commission de Venise un avis sur la
composition du Conseil supérieur de la magistrature et sur le statut
des magistrats. Cet avis a été rendu le 9 juin 2023
.
81. En premier lieu, s’agissant de la composition du CSM, en particulier
de la participation du ministre de la Justice aux réunions du CSM,
prévue à l’article 65 de la Constitution, la Commission de Venise
note que le ministre n’a jamais assisté à une réunion du CSM, il
n’existe donc pas de risque d’ingérence en l’état actuel de la pratique.
Toutefois, la Commission de Venise rappelle que dans un arrêt récent,
la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que «la présence,
même simplement passive, d’un membre du Gouvernement au sein d’un
organe habilité à sanctionner disciplinairement des magistrats est,
en soi, extrêmement problématique au regard des exigences de l’article
6 de la Convention et singulièrement de l’exigence d’indépendance
de l’organe disciplinaire.
» Il nous semble donc
préférable de mettre le texte de la Constitution en adéquation avec
la pratique constante des autorités et la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme et de supprimer la possibilité
pour le ministre de la Justice de siéger au sein du CSM.
82. S’agissant de la proportion entre les membres judiciaires
et non judiciaires du CSM, la Commission de Venise estime que la
composition du CSM prévue par l’article 65 de la Constitution ne
pose pas de problème «pour ce qui est des sections relatives aux
procédures disciplinaires, ainsi que de la section compétente à l'égard
des procureurs». En revanche, «en ce qui concerne la section compétente
pour les juges, la représentation judiciaire manque d’au moins un
membre issu de la magistrature.
»
A ce sujet, «La Commission de Venise est consciente de la suggestion
du Comité des États généraux de la justice d'augmenter effectivement
le nombre de membres non judiciaires, et, lors de la visite à Paris,
la délégation de rapporteurs a écouté attentivement la perception
généralisée (à l'exception des représentants d’un syndicat des magistrats)
selon laquelle le fait que les membres magistrats soient en minorité
au sein du CSM n'affecte pas l'indépendance du pouvoir judiciaire
et est plutôt préférable pour réduire le risque de corporatisme
au sein du CSM. Néanmoins, la Commission – conformément aux recommandations
générales promulguées par les organes compétents du Conseil de l'Europe
– invite les autorités à envisager une modification constitutionnelle visant
à augmenter, au moins d'un membre, le nombre de membres magistrats
de la section compétente à l'égard des juges.
»
83. De plus, afin de parfaire la composition du CSM et d'assurer
la diversité nécessaire de ses membres la Commission de Venise «recommande
d'élaborer certains critères d'(in)éligibilité pour la sélection
des citoyens éminents et de fixer l'exigence d'une majorité qualifiée
(avec des mécanismes antiblocage appropriés) pour la sélection des
citoyens éminents, afin d'assurer une diversité maximale.
»
84. En second lieu, s’agissant du statut des magistrats de l’ordre
judiciaire, celui-ci est régi par une loi organique qui fixe les
garanties de leur indépendance
.
Les magistrats professionnels appartiennent à un même corps et peuvent
être nommés à des fonctions du siège et du parquet au cours de leur
carrière. Les magistrats du siège bénéficient d’un statut plus protecteur
quant aux règles de nomination, au régime disciplinaire et à la
mobilité professionnelle. Les magistrats du parquet, afin d’appliquer
la politique pénale décidée par le gouvernement, sont soumis au
principe hiérarchique. Le ministre de la Justice a le pouvoir de les
nommer et de les sanctionner et ils ne bénéficient pas de l’inamovibilité.
85. Les nominations des magistrats se font sur décret du Président
de la République. «La Commission de Venise a reconnu que dans certains
systèmes, le chef de l'État peut nommer directement les juges, mais
il convient de faire une distinction entre les systèmes dans lesquels
le Président a des pouvoirs plus formels et se tient à l'écart de
la politique des partis (généralement les systèmes parlementaires)
et les systèmes dans lesquels le Président joue un rôle de premier
plan avec une orientation politique claire (généralement les systèmes
présidentiels ou semi-présidentiels). (…) La France appartient plutôt
au second modèle, compte tenu du rôle prépondérant du Président
au sein de l'exécutif, et de sa capacité à influencer les choix
du gouvernement en matière de justice. Et pourtant l'article 64.1
de la Constitution non seulement confie au Président le pouvoir
de nomination des juges mais fait même de lui le garant de l'indépendance
de l'autorité judiciaire. (…) les nominations aux postes judiciaires
supérieurs par le Président de la République suivent la proposition
du CSM et cette pratique semble être cohérente, comme l'ont confirmé
les échanges avec tous les interlocuteurs lors de la visite des
rapporteurs à Paris. La Commission reconnaît donc que le rôle du
Président de la République ne semble pas problématique à cet égard.
Néanmoins, la Commission invite les autorités à envisager une réforme
constitutionnelle modifiant le premier alinéa de l'article 64 afin
de clarifier le rôle premier du CSM en tant que garant de l'indépendance
de la justice. Le fait qu'à l'heure actuelle le Président de la République
n'exerce pas d'influence politique ne signifie pas nécessairement
que le dispositif constitutionnel actuel empêche une telle situation
à l'avenir. D’autant plus que, compte tenu du libellé de l'article
64.1 de la Constitution, il n'est pas certain qu'une telle influence
politique accrue puisse être considérée comme inconstitutionnelle.
»
86. Deux procédures de nomination existent pour les juges. Pour
les postes les plus importants de la magistrature
(environ
400 postes), le CSM jouit d'un plein pouvoir de choix. Il reçoit
les candidatures, examine les dossiers des candidats, auditionne
certains d'entre eux et adopte des propositions. Selon l'article 28.1
de la loi organique, le Président de la République prend le décret
de nomination à ces fonctions supérieures sur proposition du CSM. Cette
procédure n’appelle pas de réserve particulière.
87. Pour toutes les autres nominations judiciaires, le CSM n’a
pas le pouvoir de proposer les candidats, il donne son avis sur
la proposition présentée par le ministre et une nomination judiciaire
ne peut avoir lieu que si la section du CSM approuve la proposition
du ministre (droit de veto). Cette procédure est controversée car le
ministre de la Justice est en mesure de sélectionner les candidats
qu'il souhaite présenter et pourrait favoriser ou sanctionner les
juges qui semblent plus ou moins conformes, alors que le CSM n'a
pas le pouvoir de modifier la proposition de nominations. «La Commission
de Venise est d'avis que ce système attribue un pouvoir indésirable
à l'exécutif dans le domaine des nominations judiciaires. Il crée
un risque, qui n'est pas purement théorique, que des considérations
politiques soient prises en compte lors de la proposition de candidats
à un poste judiciaire. Le pouvoir du CSM de rejeter certains candidats
ne semble pas suffisant pour contrer ce risque et ne remplit pas
non plus le rôle propre de cette institution, à savoir la sauvegarde
de l'indépendance du pouvoir judiciaire. A cet égard, la Commission
de Venise a clairement exprimé l'avis qu'un conseil judiciaire devrait
avoir une influence décisive sur la nomination et la promotion des
juges.
»
88. «Étant donné que le CSM examine déjà tous les profils de candidats
(proposés et exclus), effectue les comparaisons nécessaires pour
formuler des recommandations et des avis et évalue les observations
des candidats exclus, il devrait être possible, dans un premier
temps, de modifier la loi organique afin de lui confier le pouvoir
de modifier la proposition du ministre de la justice, en réintégrant
ou en remplaçant certains candidats, lorsqu'il l'estime approprié. La
Commission de Venise recommande donc d'attribuer au CSM, au moins,
le pouvoir de modifier la proposition de nomination faite par le
ministre de la justice.
»
89. Une proposition de cette nature a été formulée lors des États
généraux de la justice mais les auteurs du rapport final ont jugé
que: «les modalités actuelles de nomination des magistrats autres
que les membres de la Cour de cassation, les chefs de cour et de
juridiction, ne justifient pas un transfert de compétence entre
[le ministère de la justice] et le CSM, contrairement à l’une des
recommandations formulées par le groupe de travail des États généraux
(…)
»
car une telle réforme «rendrait difficile l’approche globale du
pilotage de la justice (…)»
.
90. La procédure de nomination des procureurs est différente dans
la mesure où le CSM ne dispose pas d’un droit de veto, son avis
est uniquement consultatif et le ministre de la Justice peut passer
outre. Dans son avis, la Commission de Venise établit qu’il n’existe
pas de norme européenne commune sur l’organisation du ministère
public: «La particularité du système français réside dans le fait
que, d'une part, le ministère public est construit sur un système
hiérarchique sous l'autorité de l'exécutif, qui peut donner des
instructions générales et suit le principe d'opportunité dans les
procédures pénales, et que, d'autre part, les procureurs appartiennent à
l'autorité judiciaire et constituent, avec les juges, un corps unique
de magistrats, avec la possibilité de passer d'une fonction à l'autre
au cours de leur carrière (…) cette particularité comporte un risque
de vulnérabilité si les garanties de l'autonomie du ministère public
ne sont pas suffisamment solides en ce qui concerne l'ingérence
politique, tant au stade des nominations et des promotions que pendant
l'exercice de l'activité du ministère public.
»
91. S’agissant des garanties au cours des activités de poursuite,
elles sont satisfaisantes puisque les procureurs sont indépendants
dans l'exercice de l'action publique au cas par cas et le ministre
de la Justice ne peut donner d’instructions dans les affaires individuelles.
92. En ce qui concerne les garanties contre l'ingérence politique
au stade des nominations, le CSM «donne son avis sur les nominations
qui concernent les magistrats du parquet.» Il appartient au ministre
de la Justice de proposer des candidats, y compris pour des postes
de haut niveau, et l’avis du CSM ne lie pas le pouvoir exécutif:
le ministre peut passer outre et proposer au Président de la République
des nominations qui n’ont pas recueilli son assentiment
. L’intervention du gouvernement dans le
processus de nomination des magistrats du parquet est totalement
assumée, l’ancien Premier ministre Édouard Philippe ayant par exemple déclaré devant
l’Assemblée nationale à propos du poste de procureur de Paris: «(…)
j’assume parfaitement le fait de rencontrer des candidats et d’être
certain que celui qui sera proposé à la nomination et à l’avis du Conseil
supérieur de la magistrature sera parfaitement en ligne avec le
gouvernement et que je serai parfaitement à l’aise avec ce procureur»
. Selon la Commission
de Venise, «Bien que le ministre de la justice ait systématiquement
suivi l'avis négatif du CSM au cours des quinze dernières années,
l'exécutif exerce, par ses propositions, une influence significative
sur le processus de nomination des procureurs, ce qui peut créer un
risque de politisation.
»
93. Afin de réduire cette influence, le CSM a proposé d’aligner
la procédure de nomination des procureurs sur celle suivie pour
les nominations des juges. Le GRECO recommandait en 2013 «un processus
de nomination des procureurs similaire à celui des juges (...) et
un alignement de la procédure disciplinaire des membres du parquet
sur celle applicable aux juges (avec un monopole du CSM)»
. La Commission de Venise
recommande de procéder à une telle réforme législative et constitutionnelle
qui semble reposer sur un consensus, en tenant compte du fait qu'une
pratique longue de quinze ans n'est pas nécessairement éternelle. Lors
de nos entretiens avec les représentants des partis politiques représentés
au parlement, tous ont indiqué être favorables à cette réforme,
appelant le pouvoir exécutif à la présenter sans plus tarder.
94. Cette réforme devrait aller de pair avec celle du rôle du
CSM pour la nomination des juges. Interrogé par la commission d’enquête
parlementaire sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, le procureur
général près la Cour de cassation estimait: «L’avis conforme donné
par le CSM ne suffira pas à tout régler aujourd’hui, parce qu’on
a trop attendu et c’est devenu le minimum minimorum»
. Il proposait
également que le CSM ait l’initiative des nominations des procureurs
généraux et des procureurs de la République, c’est-à-dire qu’il dresse
lui-même la liste des nominations proposées.
95. S’agissant du pouvoir disciplinaire, il est exercé par le
CSM pour les magistrats du siège et par le ministre de la Justice
en ce qui concerne les magistrats du parquet (ou les magistrats
détachés dans l'exercice de fonctions administratives au ministère
de la Justice ou dans un service d'inspection).
96. Dans son avis sur le statut de la magistrature, la Commission
de Venise a rappelé les exigences de clarté et de proportionnalité
des sanctions encourues par les magistrats établies au sein du Conseil
de l’Europe
:
«la Cour européenne des droits de l'homme a estimé qu'en l'absence
de pratique, le droit interne doit établir des lignes directrices
concernant les notions vagues afin d'éviter une application arbitraire
des dispositions pertinentes
(…) La jurisprudence
de la Cour de justice de l’Union européenne témoigne également d’une
sensibilité accrue à la question des infractions disciplinaires
et de leur impact sur l’indépendance du pouvoir judiciaire
.» Au vu de ces exigences,
la Commission de Venise recommande de reformuler les dispositions
générales s’appliquant aux magistrats
afin de définir
de manière plus complète et concrète les devoirs du juge et les
autres notions ainsi que de mentionner explicitement le principe
de proportionnalité des sanctions disciplinaires.
97. En ce qui concerne la procédure, les garanties procédurales
des droits de la défense sont suffisantes, mais la Commission de
Venise s’est déclarée préoccupée par le pouvoir d’initiative et
d’investigation attribué au ministre de la Justice, et à l’absence
d’un tel pouvoir pour le CSM. Dans son rapport d’évaluation de 2013, le
GRECO a estimé «qu’au vu de la pratique des mécanismes disciplinaires
ces dernières années et du risque d'instrumentalisation des dispositifs
afin d'exercer des pressions indues sur des juges du siège ou des
juges d'instruction, la procédure disciplinaire pour les juges du
siège devrait être la prérogative exclusive du CSM, qui devrait
pouvoir disposer de véritables pouvoirs d’investigation et disposer
de la faculté de recourir à un service susceptible de mener des
investigations à l’image de l’inspection générale des services judiciaires,
y compris en amont de l’ouverture d’une procédure. Quant au garde
des sceaux, son intervention devrait être limitée à la faculté de
recueillir des plaintes et de saisir le CSM d’éventuels manquements»
. Le CSM, dans un
avis rendu à la demande du Président de la République, estime également
que la procédure disciplinaire doit être revue et demande que le
pouvoir de saisine de l’inspection générale de la justice soit élargi
aux chefs de cour et au CSM lui-même
. La Commission de Venise recommande
donc de transférer le pouvoir d'ouverture des procédures disciplinaires
du ministre de la Justice au CSM, qui devrait être en mesure d'engager
la procédure d'office et de demander à l'Inspection générale de
la justice de mener une enquête.
98. Un projet de loi organique
en cours d’examen prévoit d’assouplir
les conditions de recevabilité des plaintes des justiciables, d’améliorer
les pouvoirs d'investigation du CSM sur ces plaintes, et prévoit
également que le CSM entendra systématiquement tout magistrat mis
en cause par un justiciable. Ces mesures vont dans le sens des recommandations
du Conseil de l’Europe.
99. La procédure disciplinaire applicable aux procureurs diverge
dans un aspect essentiel: le CSM n’a qu’une compétence consultative
et la décision relève de la compétence du ministre de la Justice.
En outre, les procureurs ne sont pas inamovibles. Selon la Commission
de Venise, ce système «comporte un risque de vulnérabilité si les
garanties de l'autonomie du procureur ne sont pas suffisamment solides
en ce qui concerne l'ingérence politique, non seulement au stade
des nominations et des promotions, mais aussi pendant l'exercice
de l'activité de procureur et en particulier dans le contexte des
procédures disciplinaires. Ainsi, la Commission de Venise réaffirme
qu'il «faut prévoir un mandat adéquat et prendre des dispositions
appropriées en matière de promotion, de discipline et de révocation,
afin qu’un procureur ne soit pas traité injustement parce qu’il
a pris une décision impopulaire.» La Commission de Venise recommande
donc de confier au seul CSM le pouvoir d'imposer des sanctions disciplinaires
aux procureurs et d'aligner la procédure disciplinaire applicable
aux membres du ministère public sur celle applicable aux juges.
100. Le risque de perception de politisation des procédures disciplinaires
est avéré. Le GRECO a exprimé une préoccupation de 2013: «il existe
des risques d’interventions problématiques du pouvoir exécutif dans
le processus disciplinaire et celui des nominations/promotions des
juges et plus encore des procureurs. Cette situation appelle des
améliorations du fait que la situation peut générer des ‘frilosités’
chez les praticiens dès lors qu’ils travaillent sur des dossiers
sensibles»
.
101. Il existe un consensus pour estimer que les différences dans
le processus de nomination et la procédure disciplinaire des juges
et des procureurs doivent prendre fin, particulièrement au regard
de l’accroissement des pouvoirs d’enquête des magistrats du parquet.
La commission d’enquête parlementaire faisait état en 2020 de «l’indispensable
alignement du statut des magistrats» et recommandait «d’aligner
le mode de nomination et le régime disciplinaire des magistrats
du parquet sur celui des magistrats du siège.» Le CSM, dans son
avis rendu au président de la République, a tenu «à réitérer avec
force son souhait de voir aboutir la révision constitutionnelle
qui lui transférerait le pouvoir de décision en matière disciplinaire
pour les magistrats du parquet, outre l’alignement des conditions
de nomination des magistrats du parquet sur celles applicables aux magistrats
du siège. Tout État de droit a en effet l’obligation positive de
garantir une justice impartiale et indépendante, qui soit définitivement
à l’abri de tout soupçon, ce qui implique que les magistrats du
parquet bénéficient d’une protection équivalente à celle des magistrats
du siège»
.
102. Réformer ce statut impose de modifier l’article de la Constitution
fixant les compétences du Conseil supérieur de la magistrature.
Une telle réforme constitutionnelle a été engagée à de nombreuses
reprises (en 1998, 2013, 2018 et 2019) sans jamais aboutir. Les
autorités françaises indiquaient pourtant au GRECO en 2013 que cette
réforme faisait l’objet d’un consensus politique, les deux assemblées
l’ayant adopté dans les mêmes termes
.
En 2022, le GRECO a rappelé que «le projet de réforme constitutionnelle
visant à modifier le processus de nomination des procureurs ainsi
que la procédure disciplinaire qui leur est applicable n’a pas progressé.
Il s’agit d’une question de première importance et les autorités
sont invitées à accélérer la procédure en question et à donner effet
à cette recommandation dans les meilleurs délais»
.
103. Il est donc inquiétant de lire dans le rapport des États généraux
de la justice que «la réforme constitutionnelle du statut du parquet,
prête depuis près d’un quart de siècle, n’a jamais abouti, ce qui
constitue en soi un signal fort quant aux réserves que manifestent
les représentants du peuple français vis-à-vis de la justice.» Il
nous semble que les conditions d’un large consensus existent et
que cette réforme pourrait être adoptée pourvu qu’elle ne soit pas
accompagnée d’autres mesures de nature constitutionnelle moins consensuelles,
comme ce fut le cas jusqu’à présent
.
104. Au-delà des aspects statutaires, le constat du manque de moyens
de la justice française depuis des décennies est largement partagé.
Une tribune signée en 2021 par près de 3 000 magistrats, soit un
tiers de la profession, dénonçait les conditions de travail et exposait
le «dilemme intenable» auquel ils se trouvent confrontés: «Juger
vite mais mal, ou juger bien mais dans des délais inacceptables»
. Effectivement,
selon les derniers rapports de la Commission européenne pour l'efficacité
de la justice (CEPEJ), le nombre de magistrats en France est très
inférieur aux moyennes européennes: on compte 11,4 juges professionnels
pour 100 000 habitants contre 21,4 en moyenne dans les pays du Conseil
de l’Europe
. La situation pour les procureurs
est pire, la France en compte 3,2 pour 100 000 habitants contre
11,25 en moyenne dans les pays du Conseil de l’Europe
. La surcharge de travail qui pèse
sur les magistrats complique l’application de toute réforme pénale
d’ampleur, ces derniers manquant de temps et de moyens pour se l’approprier.
Pour y remédier, les autorités ont annoncé le recrutement de 1 500
magistrats et de 1 500 greffiers d’ici 2027.
105. Les autorités françaises ont bien pris la mesure du problème
et un effort sans précédent d’augmentation des moyens est en cours:
le budget de la justice a augmenté de pratiquement 26 % entre 2020
et 2023. Il est prévu que cet effort sans précédent soit amplifié,
puisque le budget de la justice devrait progresser de 21 % entre
2023 et 2027.
5. Droits de l’homme et libertés fondamentales
5.1. Surpopulation carcérale et conditions
de détention
106. Selon les données du ministère
de la justice, 74 237 personnes étaient détenues dans les prisons françaises
au 1er août 2023 pour 60 629 places.
Le taux d’occupation moyen dans les maisons d’arrêt est de 145,9 %
et 2 383 détenus sont obligés de dormir sur des matelas au sol faute
de lit; 26 873 personnes, soit plus d’un tiers des détenus, occupent
une structure dont le taux d’occupation est supérieur à 150 %
. Ces chiffres reflètent une situation
grave pour laquelle la France a été condamnée par la Cour européenne
des droits de l’homme en janvier 2020. La Cour a jugé que le problème
de la surpopulation carcérale en France était de nature structurelle
et a demandé à la France «l’adoption de mesures générales […] afin
de garantir aux détenus des conditions de détention conformes à
l’article 3 de la Convention». À ce titre, la Cour demande «la résorption
définitive de la surpopulation carcérale»
. Cette
décision corrobore les constats établis par le Comité européen pour
la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains
ou dégradants (CPT)
,
des rapports parlementaires
,
des autorités administratives indépendantes
et
les principales organisations non gouvernementales
.
107. La France poursuit une logique à rebours de la majorité des
autres États du Conseil de l’Europe en matière d’emprisonnement:
le nombre de personnes détenues augmente presque sans discontinuer
alors que la population carcérale moyenne en Europe a constamment
décru de 2011 à 2021
.
La population carcérale française a connu une croissance soutenue
et constante depuis 1980 (+ 98 %) bien supérieure à celle de la population
générale (+ 23 %)
. Selon la CNDH, l’institution
nationale de protection et de promotion des droits humains en France,
plusieurs décennies de politiques pénales de plus en plus sévères
ont abouti à la forte augmentation du nombre de peines d’emprisonnement,
à l’augmentation du recours à la détention provisoire, à la multiplication
des peines dites courtes, à l’allongement de la durée moyenne des
peines, et à la faible mise en place des alternatives à l’incarcération
.
Alors que le taux d’emprisonnement était de 66 pour 100 000 habitants
en 1980, il est maintenant de 105 pour 100 000 habitants. Selon
le ministre de la Justice: «Les chiffres démontrent à l'évidence,
sans aucune ambiguïté possible, que la justice est plus sévère aujourd'hui qu'auparavant,
qu'il s'agisse des peines rendues par des magistrats professionnels
ou des peines rendues par les jurys populaires»
.
La durée moyenne des peines d’emprisonnement ferme prononcées est
passée de 8,9 mois en 2010 à 11,1 mois en 2021.
108. La surpopulation carcérale aggrave l’insalubrité des conditions
matérielles de détention et plusieurs études mettent en évidence
un lien direct entre les conditions de détention et la récidive
et la réinsertion du détenu
. Outre la promiscuité
et la multiplication de matelas posés à même le sol, les trente-deux
requérants dans l’affaire
J.M.B. c. France dénonçaient
la présence de puces, de punaises de lit, de cafards et de rats,
le manque d’intimité lié aux sanitaires séparés du reste de la pièce
«par un seul battant, situé à mi-hauteur», des espaces de douches
dégradés par la présence de moisissures et d’absence d’aération,
la cohabitation contrainte de détenus non-fumeurs et fumeurs, le
manque de lumière dans les cellules, l’insuffisance des produits
d’entretien fournis, les difficultés récurrentes pour avoir du chauffage,
des ventilateurs et de l’eau chaude, ou encore les cours de promenade
trop exiguës et dépourvues de bancs et d’abris. Un effort important de
rénovation des bâtiments est donc urgent, mais le budget de l’administration
pénitentiaire pour 2023 prévoit d’y consacrer 80 millions d’euros,
ce qui est très loin des besoins estimés
.
Dans son avis sur la surpopulation carcérale, la CNCDH recommande:
«la réhabilitation en urgence des établissements vétustes et l’augmentation
conséquente du budget alloué à l’entretien du parc immobilier existant»
.
Une nouvelle voie de recours a été créée devant le juge judiciaire
afin de faire valoir l’indignité des conditions de détention par
une loi de 2021.
109. La réponse des autorités françaises au problème de surpopulation
carcérale tient à la fois dans la construction de nouvelles places
de prison et dans un développement des mesures alternatives à la
détention. À ce sujet, le CPT a écrit: «Depuis 1991, le CPT constate
que les établissements pénitentiaires sont surpeuplés et chacun
de ses rapports relatifs aux prisons recommande que des mesures
soient prises pour remédier à cette situation. Invariablement, les
réponses des autorités françaises dessinent une politique autour de
deux axes: d’une part la création de nouvelles places, et d’autre
part des réformes normatives visant à diminuer le taux d’occupation
et à développer des alternatives à l’incarcération. Malgré l’augmentation constante
de la capacité pénitentiaire et l’adoption de nombreuses mesures
et législations, la population carcérale n’a cessé de croître à
un rythme toujours plus soutenu. Dans ce contexte, le Comité s’interroge
sur l’efficacité des mesures prises par les autorités depuis trois
décennies»
.
110. Le CPT invite donc le Gouvernement français à «tirer les leçons
de l’inefficacité des mesures prises au cours des trente dernières
années pour enrayer la surpopulation carcérale et d’élaborer une
stratégie globale pour y mettre un terme» et «rappelle une fois
de plus que l’accroissement des capacités d’accueil est loin de constituer
une solution durable au problème de la surpopulation»
. Les délégués du
Comité des ministres, dans le cadre du suivi de l’exécution de l’arrêt
J.M.B. c. France, «notent avec intérêt
les informations très détaillées des autorités, notamment leurs
efforts pour mieux répartir les détenus entre les établissements
et développer des activités hors cellule pour tous les détenus;
prennent aussi note avec intérêt de très nombreuses mesures qu’elles
ont déjà adoptées pour essayer de réduire la surpopulation carcérale»
mais «expriment toutefois leur vive préoccupation face aux derniers
chiffres qui attestent, depuis l’arrêt de la Cour, d’une aggravation
de la situation» et «par conséquent, invitent à nouveau les autorités,
au vu notamment des recommandations du (...) CPT, à adopter rapidement
une stratégie globale et cohérente pour réduire, sur le long terme,
la surpopulation carcérale et à continuer d’adopter un maximum de
mesures pour mieux répartir les détenus; invitent aussi les autorités
à mettre l’accent sur toutes les mesures alternatives à la détention
et à renforcer les moyens nécessaires à leur développement et leur
application par les juridictions plutôt que de continuer à augmenter
les places carcérales.
»
S’agissant de l’augmentation des capacités, le plan de construction
de 15 000 places pour 2027 a pris un retard inquiétant. Selon le
rapport sur le projet de budget pour 2023: «Le Gouvernement a pris
acte du retard de livraison des places programmées dans le cadre
du plan prison. Les 7 000 places programmées avant la fin de l’année
2022 n’ont pas été construites en intégralité. Au 1er juillet
2022, 2 081 places nettes ont été mises en service et 360 places
seront ouvertes d’ici la fin de l’année (…) Au total, 24 établissements,
soit la moitié de la prévision initiale, seront opérationnels en 2024.
»
Un amendement au projet de loi sur la justice en cours d’examen
au parlement a porté le nombre de places à construire d’ici 2027
de 15 000 à 18 000. Au vu des difficultés à bâtir les 15 000 places
initialement prévues, cet objectif semble peu crédible.
111. Le développement des alternatives à la détention est un objectif
annoncé de longue date et de nombreuses mesures législatives ont
permis, en effet, de prononcer des mesures alternatives ou des aménagements
de peine. Depuis le 1er janvier 2023,
une libération sous contrainte est attribuée de plein droit aux
détenus auxquels il reste moins de trois mois à purger
. Toutefois,
d’autres facteurs ont empêché d’atteindre les effets attendus. Une
part importante de la population carcérale en France purge des peines courtes
alors que ces peines ne permettent pas d’agir sur l’individu ou
la récidive, font courir des risques élevés de désocialisation pour
les condamnés et représentent un coût très élevé pour la communauté
. Une loi de 2019 a prohibé
le prononcé d’une peine d’emprisonnement ferme d’une durée inférieure
ou égale à un mois et oblige à un aménagement des peines d’emprisonnement
ferme inférieure à six mois sauf en cas «d’impossibilité résultant
de la personnalité ou de la situation du condamné» ainsi qu’à un
aménagement des peines supérieures à 6 mois et inférieure à 1 an
«lorsque la situation et la personnalité du condamné le permettent.
En avril 2023, 4,9% des personnes détenues étaient condamnées à
une peine inférieure ou égale à six mois, 15,6% des personnes détenues
étaient condamnées à une peine inférieure ou égale à un an, tandis que
23% des personnes en détention au 31 décembre 2022 purgeaient un
reliquat de peine inférieur à un an
.
Malheureusement, cette loi n’a pas permis de réduire le nombre de
peines courtes, au contraire: les peines d’emprisonnement ferme
de moins de six mois étant devenues plus difficiles à prononcer,
les juges ont eu tendance à prononcer des peines plus longues pour
des comportements qui auraient été sanctionnés de peines moindres
auparavant
. Les magistrats estiment qu’ils manquent
de temps à l’audience pour envisager toutes les alternatives à l’incarcération
possibles et ne disposent pas toujours d’éléments et des documents
justificatifs leur permettant de prononcer des aménagements. Selon
les conclusions d’une mission d’information parlementaire transpartisane:
«le développement des mesures judiciaires limitant le recours à
la détention s’est amplifié (…) sans pour autant avoir réduit la
pression carcérale» et «les alternatives ne mordent pas sur la détention
mais sur la liberté.
»
112. Les peines de travaux d’intérêt général, pourtant promues
par le ministre de la Justice, ont vu leur nombre se réduire dans
des proportions inquiétantes à la suite de la réforme de 2021
. La mesure
alternative à la détention la plus prononcée – en hausse nette –
est la détention à domicile sous surveillance électronique mais
ces peines viennent s’ajouter aux incarcérations plutôt que s’y
substituer, comme en témoigne l’augmentation inexorable du nombre
de personnes incarcérées.
113. Le ministre de la Justice a annoncé le 5 janvier 2023 plusieurs
mesures supplémentaires pour lutter contre la surpopulation carcérale.
Le rapport des États généraux de la justice appelait à limiter le
prononcé de peines courtes et à introduire un mécanisme de régulation
carcérale. Un tel mécanisme est notamment demandé par le Comité
des ministres, le CPT, le Contrôleur général des lieux de privation
de liberté (CGLPL) et la CNCDH, qui considèrent que seul un mécanisme
contraignant est à même de produire des effets. Sans fondement législatif
contraignant, les incitations données par directives ne produisent
pas les effets nécessaires. Le CGLPL recommande donc d’inscrire
dans la loi l’interdiction générale d’héberger des personnes détenues
sur des matelas au sol ou sans garantie qu’elles puissent disposer
d’un lit, d’une chaise et d’une place à table
. Le rapport des États généraux de
la justice proposait un mécanisme moins contraignant. La CNCDH recommande
un mécanisme de régulation carcérale qui interdise à tout établissement
pénitentiaire, et tout quartier le composant, de dépasser un taux
d’occupation de 110 %. Une mission d’information de l’Assemblée
nationale s’est dédiée spécifiquement à cette question et a rendu
son rapport le 19 juillet 2023. Ses conclusions sont sans équivoque:
la mise en place d’un mécanisme contraignant de régulation carcérale
répond à une demande unanime des acteurs de la chaîne pénale (représentants
des avocats, des magistrats et du personnel pénitentiaire) et «les
rapporteures estiment en conclusion de leurs travaux de plusieurs
mois qu’il n’y a aujourd’hui pas d’alternative à la mise en œuvre
d’un mécanisme de régulation. En effet, malgré les mesures prises
depuis vingt ans dans ce domaine, malgré le développement des peines
alternatives, malgré la construction de nouvelles places de prison,
rien n’y a fait et la surpopulation a continué de croître. Il devient
donc nécessaire d’assumer, en complément de la continuation de toutes
ces mesures déjà en œuvre, la création d’un mécanisme de régulation.
» Le rapport propose de mettre en place de
manière progressive un mécanisme contraignant de régulation carcérale
permettant de résorber durablement la surpopulation carcérale dès
2027.
114. L’instauration d’un tel mécanisme ne fait pas partie, pour
l’instant, des solutions retenues par le gouvernement. Plusieurs
responsables politiques nous ont expliqué que pour des raisons culturelles,
seul l’emprisonnement était considéré par la population française
comme une véritable sanction, ce qui semble justifier la perpétuation
des politiques dont le CPT a constaté l’inefficacité. Interpellé
à ce sujet lors de l’assemblée générale du conseil national des
barreaux le 9 juin 2023, le ministre de la Justice a mis en avant sa
responsabilité politique qui lui interdit de prendre le risque de
libérer 13 000 personnes
.
Néanmoins la situation de surpopulation carcérale est telle que
la Cour européenne des droits de l’homme a enjoint la France d’adopter
des mesures générales afin de garantir aux détenus des conditions
de détention conformes à l’article 3 de la Convention et de parvenir
à une résorption définitive de la surpopulation carcérale. Il devrait s’agir
pour les autorités administratives et politiques d’une urgence prioritaire.
Si une évolution des mentalités est nécessaire, le courage de prendre
des mesures qui risquent d’être impopulaires semble avoir fait défaut dans
ce domaine jusqu’à présent
.
5.2. Usage de la force lors des manifestations
115. Depuis 2016, les violences
en marge des manifestations sont devenues plus fréquentes et la
doctrine de maintien de l’ordre a évolué, revenant sur le principe
de maintien à distance qui prévalait auparavant. Le nombre de blessés
lors des manifestations a augmenté de manière inquiétante, tant
au sein des forces de l’ordre que parmi les manifestants. La Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a estimé, en février
2019, que le nombre et la gravité des blessures infligées aux manifestants
«gilets jaunes» «mettaient en question la compatibilité des méthodes
employées dans les opérations de maintien de l’ordre avec le respect des
droits [humains]»
. Un an après le début du mouvement,
selon le gouvernement, 2 500 personnes avaient été blessées parmi
les manifestants et 1 800 parmi les forces de l’ordre. Le Président
Emmanuel Macron a admis qu’il fallait modifier les stratégies de
maintien de l’ordre pour limiter le nombre de blessés dans les manifestations
.
116. En septembre 2020, un nouveau schéma national de maintien
de l’ordre a été publié et une commission d’enquête parlementaire
a dressé un état des lieux de la déontologie, des pratiques et des
doctrines de maintien de l’ordre
. Il apparaît que
face au nombre très important de manifestations, des unités qui
n’étaient pas spécialisées dans le maintien de l’ordre sont intervenues
alors qu’elles n’étaient ni formées ni entraînées. En conséquence,
la commission d’enquête parlementaire a recommandé de tout faire
pour prioriser l’intervention d’unités spécialisées et d’assurer
une formation adéquate pour les unités de police et de gendarmerie
non spécialisées susceptibles d’être mobilisées dans le cadre d’opérations
de maintien de l’ordre
.
Les conséquences du manque de formation sont aggravées par une dotation
en armes qui peut sembler inadaptée aux conditions dans lesquelles
s’opère le maintien de l’ordre
. Le Défenseur des droits, dans une décision-cadre
du 9 juillet 2020, a estimé que le recours aux armes de force intermédiaire
lors d’opération de maintien de l’ordre «exposait les manifestants
à un usage de la force disproportionné de la part des forces de
l’ordre»
,
et a recommandé d’interdire l’usage du lanceur de balle de défense
(LBD) au cours de ces opérations. Cette recommandation a été partiellement
reprise par le rapport d’enquête parlementaire
.
Néanmoins, lors d’affrontements violents en marge d’une manifestation
en zone rurale le 25 mars 2023, les observateurs de la Ligue des
droits de l’Homme ont relevé que «les gendarmes (…) ont tiré (…)
avec des armes relevant des matériels de guerre: tirs de grenades
lacrymogènes, grenades assourdissantes, grenades explosives de type
GM2L et GENL, y compris des tirs de LBD 40»
.
117. Plusieurs manifestations contre le projet de réforme des retraites,
dont certaines rassemblant un nombre historiquement élevé de participants,
se sont déroulées sans heurts majeurs en février et en mars 2023. Toutefois,
après la décision de faire adopter la réforme sans vote de l’Assemblée
nationale, le 16 mars 2023, de nombreuses manifestations spontanées
se sont déroulées, au cours desquelles des cas d’usage disproportionné
de la force ont été relevés. La Commissaire aux droits de l’homme
a déclaré le 23 mars 2023 que: «Les conditions dans lesquelles les
libertés d’expression et de réunion trouvent à s’exercer en France dans
le cadre de la mobilisation sociale contre la réforme des retraites
sont préoccupantes»
.
La CNCDH s’est également inquiétée «de certains agissements des
forces de l’ordre observés en particulier depuis [l’annonce du recours
à l’article 49.3 de la Constitution]»
. La Défenseure
des droits a également fait part de son inquiétude
,
ainsi que le rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits
à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association,
Clément Nyaletsossi Voule. Le ministre de l’Intérieur a estimé:
«Il n’y a pas un problème du maintien de l’ordre mais un problème
de l’ultragauche»
.
118. Au-delà de l’usage de la force, Amnesty International a dénoncé
un usage du droit pénal portant atteinte à la liberté de manifester,
en particulier des contrôles d’identité, des arrestations préventives,
des gardes à vue
et des poursuites
sur le fondement de dispositions du code pénal appliquées de manière indiscriminée
.
En marge des manifestations contre la réforme des retraites en février
et en mars 2023, de nombreux cas d’interpellations abusives ont
été dénoncés. Dans un communiqué du 21 mars 2023, la Défenseure
des droits «alerte sur les conséquences d’interpellations qui seraient
préventives de personnes aux abords des manifestations. Elle souligne
que cette pratique peut induire un risque de recourir à des mesures
privatives de liberté de manière disproportionnée et de favoriser
les tensions. La liberté individuelle ne peut être limitée que dans
le cadre et les conditions fixées par la loi»
.
119. En conclusion de ses travaux, la commission d’enquête parlementaire
sur le maintien de l’ordre appelait à étudier les méthodes appliquées
à l’étranger et à mener un dialogue à l’échelle européenne. De tels
retours d’expérience existent et ont prouvé leur pertinence. Le
projet «GODIAC
»,
conduit entre 2010 et 2013, a impliqué les polices de douze États
européens
et des organismes de recherche.
Ce travail a mis en avant plusieurs grandes orientations visant
à réduire la conflictualité dans les opérations de maintien de l’ordre.
De même, le réseau IPCAN
, dont le Défenseur
des droits est membre aux côtés de dix autres autorités indépendantes,
a tenu un séminaire sur les relations entre la police et la population
en octobre 2019. Il propose diverses stratégies favorisant une approche
d’apaisement et de désescalade et appelle à l’organisation d’un second
projet GODIAC, lequel permettrait aux forces de sécurité des États
n’ayant pu contribuer aux résultats du premier projet d’y prendre
part.
120. Le traitement pénal des violences lors des manifestations
a également appelé l’attention. La réponse pénale aux violences
commises autour des manifestations des «gilets jaunes» a été extrêmement
ferme: plus de 3 100 condamnations ont été prononcées entre novembre
2018 et 2019, dont 400 peines de prison ferme avec incarcération
immédiate, en grande partie pour des outrages à agent, des jets
de pierres et des dégradations. S’agissant des forces de l’ordre,
les statistiques ne permettent pas d’établir un bilan des poursuites
et des condamnations de policiers et de gendarmes à la suite d’opérations
de maintien de l’ordre. Selon le ministère de la Justice, «dans
la majorité des cas, les plaintes reçues ont fait l’objet d’un classement sans
suite en raison soit du comportement violent de la victime ou parce
qu’il n’a pas pu être établi que la blessure invoquée provenait
d’un usage inapproprié, soit enfin à raison des difficultés pour
identifier l’agent à l’origine du tir»
.
Ce traitement judiciaire différencié selon que les auteurs de violences
sont des forces de l’ordre ou des manifestants alimente le sentiment
d’une forme d’impunité des forces de police. Pour y remédier, les
autorités rappellent l’obligation faite aux forces de l’ordre de
porter visiblement un numéro d’identification.
121. Par ailleurs, les corps d’inspection de la police (IGPN) et
de la gendarmerie (IGGN) font l’objet de critiques récurrentes quant
à leur impartialité. Selon la commission d’enquête sur le maintien
de l’ordre, les effectifs de ces corps d’inspection sont sous-dotés
pour faire face au volume d’activité. Selon une étude comparative
portant sur vingt pays, les corps d’inspection français sont parmi
les moins bien dotés en personnel au regard des effectifs à contrôler.
Selon le ministère de la justice,
«Les antennes régionales de l’IGPN, dont la saisine est naturellement
privilégiée par les procureurs, sont régulièrement saturées, quand
leur éloignement géographique n’est pas un frein à leur action
»
De plus, les deux inspections sont statutairement rattachées au
ministère de l’Intérieur. Cette soumission hiérarchique rend les
inspections dépendantes de la décision du ministère d’ouvrir ou
non une enquête administrative sur les faits de violence illégitime
commis par les forces de l’ordre. Le Défenseur des droits a déploré
qu’aucune poursuite disciplinaire n’ait été engagée par le ministère
de l’Intérieur sur la base des 36 dossiers pour lesquels il a présenté
une demande en ce sens, entre 2014 et 2019
.
122. Le risque perçu de manque d’indépendance de ces corps d’inspection
tient également au fait qu’ils sont très majoritairement composés
d’agents des forces de l’ordre
, qui peuvent être soupçonnés
de partialité. Le soupçon de partialité se fonde notamment sur le
faible nombre de poursuites ou de condamnations pénales prononcées
par la justice à l’issue des enquêtes de l’IGPN. Dans les enquêtes
menées par l’IGPN, une plainte sur trois serait classée sans suite
car l’inspection générale ne parvient pas à identifier les policiers
auteurs des faits incriminés. Selon la commission d’enquête sur
le maintien de l’ordre, les soupçons de partialité pesant sur les
corps d’inspection découlent de leur absence d’autonomie. Elle appelle
en conséquence à une réforme de ces corps en ouvrant davantage leur
composition à des personnes extérieures aux corps de police et de gendarmerie,
et en autorisant la saisine directe des corps d’inspection par le
Défenseur des droits. Il est également recommandé de confier directement
à un juge d’instruction – et non à un procureur – les enquêtes relatives
aux violences illégitimes commises par les forces de l’ordre.
5.3. Lutte contre les discriminations.
123. L’ECRI a publié son rapport
à la suite du sixième cycle de monitoring, le 21 septembre 2022.
Au niveau national, la CNCDH publie chaque année un rapport sur
la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie
et a publié pour la première
fois, en 2022, un rapport dressant un état des lieux de l'effectivité des
droits des personnes LGBTI en France
. Le Défenseur
des droits produit également un rapport annuel d’activité
et un rapport
annuel sur les droits de l’enfant
.
Plusieurs rapports thématiques sont également publiés chaque année
par ces deux institutions. La délégation interministérielle à la
lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti LGBT agit
en complément du Défenseur des droits et met en œuvre plusieurs plans
d’action.
124. Dans son rapport de 2022, l’ECRI a relevé plusieurs bonnes
pratiques et pratiques prometteuses et dans le domaine de l’éducation
inclusive et recommande aux autorités d’inclure une formation obligatoire
sur les droits humains, l’éducation à la tolérance, le respect de
la diversité, y compris les thématiques LGBTI, la prévention du
harcèlement et les réponses à apporter contre les préjugés et les
discriminations dans la formation initiale de tout le personnel
enseignant, qui serait complétée par la suite dans le cadre de la
formation continue
. Cette question
est également abordée par le rapport de la CNCDH, qui formule douze recommandations
détaillées.
125. S’agissant des recommandations de l’ECRI concernant la situation
des migrants et l’égalité des personnes LGBTI, nous renvoyons aux
travaux pertinents de la Commission sur l'égalité et la non-discrimination
et de la Commission des migrations, des réfugiés et des personnes
déplacées de l’Assemblée parlementaire.
126. L’analyse des enquêtes d’opinion montre une conception assez
ouverte de la citoyenneté française au sein de la population. Les
membres des groupes minoritaires ayant la nationalité française
sont considérés comme des Français comme les autres, que ce soient
les Juifs (89 %), les Musulmans (83 %) ou les Roms (63 %), ce qui
témoigne d’une vision non-exclusive de la nationalité largement
partagée. De même, la présence des immigrés ne semble pas susciter
une opposition très marquée. Si près d’un Français sur deux (49 %)
a le sentiment que les immigrés sont trop nombreux aujourd’hui en
France, ils considèrent en majorité (72 %) que la présence d’immigrés
est une source d’enrichissement culturel et que les travailleurs
immigrés doivent être considérés comme chez eux en France car ils
contribuent à l’économie française (81 %)
.
127. À long terme, le degré de tolérance de la société française
progresse en raison de facteurs démographiques structurels: l’élévation
du niveau de diplôme, le renouvellement générationnel et la diversification
de la population. Néanmoins, le prisme au travers duquel sont présentées
les actualités induit des variations du niveau de tolérance: «Ce
ne sont pas les évènements en tant que tels qui pèsent directement sur
les opinions des individus, mais la manière dont ces évènements
sont «cadrés» par les élites politiques, sociales et médiatiques.
Leurs responsabilités sont donc particulièrement importantes pour
créer un récit dominant (…) Les attentats de janvier 2015 ont été
l’occasion de «sortir par en haut», grâce notamment aux manifestants
«Je suis Charlie», qui prônaient la tolérance, le refus des amalgames
et l’attachement à la liberté d’expression, et non le rejet de l’islam
et des immigrés»
.
128. Dans ce contexte, l’ECRI fait état d’une inquiétude en raison
de la banalisation du discours de haine lors des campagnes électorales,
au sein des mouvements protestataires (notamment «La Manif’ pour
tous», les «gilets jaunes» ou contre le passe sanitaire). Le rôle
de surveillance de l’Arcom en ce qui concerne le racisme dans les
médias a été étendu aux contenus en ligne en 2020. Toutefois, l’ECRI
regrette que dans les faits, les efforts déployés pour combattre
l’exploitation du racisme en politique, y compris en ligne, aient
été largement insuffisants et que les quelques condamnations pénales
prononcées n’aient guère d’effet dissuasif. Selon l’ECRI, «en l’absence
de mesures d’autorégulation efficaces, des propos haineux continuent
d’être relayés par les médias.» L’ECRI recommande donc «que les
personnalités politiques de tous bords prennent fermement et publiquement
position contre tout discours de haine à caractère raciste ou LGBTIphobe,
et y répondent par un vigoureux contre-discours. Tous les partis
politiques devraient adopter des codes de conduite condamnant et
sanctionnant de manière adaptée tout discours de haine et appeler
leurs membres et sympathisants à ne jamais y recourir»
. Dans leurs commentaires,
les autorités rappellent que la lutte contre les discriminations demeure
l’une des priorités du ministère de la Justice. Dans le cadre de
l’élaboration de la politique pénale, plusieurs dépêches et circulaires
sont venues mettre l’accent sur la lutte contre les discours de
haine.
129. Le rapport de l’ECRI comprend un thème spécifique à la France
consacré à: «la prévention et la lutte contre tout abus à caractère
raciste ou LGBTIphobe des forces de l’ordre». «L’ECRI constate avec préoccupation
que peu de progrès ont été réalisés depuis ses rapports précédents
pour prévenir ou contrer efficacement certains comportements abusifs
de la part de représentants des forces de l’ordre qui affectent
de manière disproportionnée les personnes perçues comme étant issues
de l’immigration ou comme appartenant à des groupes minoritaires»
. Plusieurs cas médiatisés de
violences commises par des membres des forces de l’ordre
ainsi
que des enquêtes journalistiques ont révélé l’existence, au sein
de certaines équipes, de biais discriminatoires. La CNCDH recommande
des mesures d’amélioration de la formation continue des forces de
l’ordre, notamment dans le domaine de la déontologie.
130. La question des contrôles d’identité discriminatoires a été
évoquée avec insistance par de nombreux interlocuteurs. Cette forme
de discrimination est dénoncée depuis longtemps. Dans son rapport
de 2010 (quatrième cycle de monitoring), l’ECRI avait «noté avec
inquiétude la persistance d’allégations de comportements discriminatoires
de la part de représentants de la loi à l’encontre de membres de
groupes minoritaires et notamment de minorités visibles (…) la question
du profilage racial a particulièrement été soulignée par plusieurs
sources comme un problème sérieux en matière de contrôle d’identité
(…)
» Un rapport de 2017
du Défenseur des droits a établi que les personnes correspondant
au profil «jeune homme perçu comme noir ou arabe» avaient vingt
fois plus de chance de faire l’objet d’un contrôle d’identité que
la moyenne de la population
.
131. Bien que la loi interdise expressément les contrôles discriminatoires
, cette pratique
perdure. La Cour de cassation a condamné l’État français pour faute
lourde en 2016. Depuis, les formations des forces de l’ordre ont
été renforcées sur les questions relatives à la déontologie, aux
contrôles d’identité, à la relation «police-population», à la lutte
contre le racisme et la xénophobie et à l’accueil de personnes victimes
de discriminations et d’infractions à caractère raciste, anti-religieux
et anti-LGBTI.
132. Actuellement, les autorités ne sont pas en mesure de donner
le nombre de contrôles d’identité réalisés, les lieux et moments
de ces contrôles, et les populations affectées. C’est pourquoi l’ECRI,
l’IPCAN, le Défenseur des droits et la CNCDH, notamment, appellent
à développer les statistiques sur la pratique des contrôles d’identité
et du profilage. Le ministère de l’Intérieur continue de rejeter
cette mesure. La CNCDH recommande de prévoir la remise d’un récépissé
au moment du contrôle d’identité indiquant la date, l’heure, le
lieu et le motif du contrôle d’identité
. Selon la Défenseure des droits,
«la mise en place d’un système de traçabilité ne suffit pas et doit
s’accompagner de garanties et mesures complémentaires telles que
la réforme du cadre juridique, la formation, l’implication de la
hiérarchie, la production de données, l’évaluation et la transparence,
la coopération avec la population et les acteurs de la société civile,
(…)
» Dans son rapport de 2022,
l’ECRI «recommande en priorité aux autorités d’introduire un dispositif
efficace de traçabilité des contrôles d’identité par les forces
de l’ordre, dans le cadre d’une politique visant à renforcer la
confiance réciproque entre les forces de l’ordre et le public et
leur contribution à la prévention et la lutte contre toute discrimination
» et prévoit un processus
de suivi intermédiaire de cette recommandation avant deux ans.
133. Dans ses réponses au rapport de l’ECRI, le gouvernement indique
qu’il a décidé de rendre obligatoire le port d’un matricule par
les membres des forces de l’ordre et le port de caméras-piétons.
Selon la Défenseure des droits, «le recours aux caméras-piétons
ne permet pas de vérifier le fondement du contrôle, s’il est abusif et
répété»
. L’efficacité du port
du numéro d’identification est mise en question: il s’agit d’un
numéro de 7 chiffres, difficile à mémoriser et qui n’est pas toujours
visible. Le ministre de l’Intérieur a reconnu que: «des policiers
et gendarmes ne portent pas leur immatriculation, ce qui est, effectivement,
contraire aux règles»
.
5.4. Liberté de l’information
134. La liberté d’expression est
bien protégée en France. La Constitution et la loi de 1881 sur la
liberté de la presse garantissent la liberté de la presse, la liberté
d’opinion et la liberté d’expression. Des restrictions existent,
strictement définies par la loi, afin de protéger le respect de
la vie privée et le droit à l’image et de prévenir la diffamation,
les insultes publiques, l’apologie du terrorisme, la publication
de fausses nouvelles et les discours de haine. L’incrimination d’offense
au chef de l’État, tombée en désuétude, a été abrogée en 2013. La
procédure pénale prévoit des garanties procédurales particulières
en matière de presse: les délais sont restreints, la détention provisoire
est interdite et les perquisitions sont limitées.
135. La liberté des journalistes est correctement protégée. Le
schéma directeur du maintien de l’ordre a été révisé en décembre
2021 pour garantir la sécurité physique des journalistes lors des
manifestations, répondant à une demande de la profession. Un groupe
de liaison entre les ministères de l’Intérieur et de la Culture
et les représentants des journalistes se réunit régulièrement pour
fluidifier la communication avec les forces de l’ordre. Toutefois,
des menaces croissantes pèsent sur la profession de journaliste
en raison de l’environnement économique. Le nombre de journalistes
porteurs de la carte de presse se réduit constamment et de nombreux
jeunes quittent la profession, désillusionnés par la perte de sens
du métier de journaliste et l’augmentation de la précarité
.
Le Media Pluralism Monitor recommande de mieux appliquer la règlementation
professionnelle et les conventions collectives et de sanctionner
les abus en matière de recours au statut d’autoentrepreneur et d’externalisation
. Les ministères
de la Culture et du Travail sont en lien constant et à l’écoute
des syndicats qui les alertent sur la méconnaissance du statut des
journalistes par certains éditeurs.
136. Une autre forme de menace tient aux procédures bâillons
.
Depuis 2009, plus d’une vingtaine de procédures en diffamation ont
ainsi été lancées par le groupe Bolloré en France et à l’étranger
contre des articles, des reportages audiovisuels, des rapports d’organisations
non gouvernementales et même un livre. Il a également poursuivi
en diffamation des blogueurs individuels ayant relayé des informations
qui lui déplaisaient. Ces actions en justice n’aboutissent pas à
des condamnations car l’application du droit par les tribunaux français
est très protectrice de la liberté des journalistes, qui doivent
uniquement établir qu’ils ont agi de bonne foi. Pour contourner
cette législation protectrice, d’autres voies procédurales ont été
utilisées, telles que la justice commerciale ou les juridictions
étrangères. Le groupe Bolloré a ainsi réclamé 50 millions d'euros à
une des chaînes de la télévision publique, non sur le fondement
de la diffamation, mais du dénigrement commercial. Ces attaques
en justice contre les journalistes viennent s’ajouter à d’autres
types d’entraves à la liberté de la presse. En 2014, son agence
de communication Havas avait par exemple tenté de supprimer plus de
7 millions d'euros de publicité au journal
Le
Monde à la suite de la publication d’une enquête sur
les activités de Vincent Bolloré en Côte d'Ivoire, et plusieurs
documentaires de la chaîne
Canal+,
contrôlée par le groupe Bolloré, ont été déprogrammés.
137. L’Union européenne a présenté le 27 avril 2022 une série de
propositions pour lutter contre les procédures bâillons et a demandé
aux États membres d’adopter des mesures similaires en droit interne.
La France pourra donc adapter sa législation pour améliorer la protection
des journalistes, des organisations de la société civile et des
citoyens contre le recours abusif aux procédures d’intimidation.
Des mesures de transposition ont été annoncées en matière de procédure
civile, et une loi de 2022 visant à améliorer la protection des
lanceurs d’alerte prévoit un mécanisme d’attribution d’une provision
pour frais de l’instance à un défendeur ou prévenu «lanceur d’alerte»
lorsque la procédure engagée contre lui vise à entraver son signalement
ou sa divulgation publique.
5.5. Concentration des médias et pluralisme
de l’information
138. Évoquer une concentration des
médias peut sembler paradoxal: le nombre de chaînes accessibles
n’a jamais été aussi élevé. Selon le président de l’Arcom: «le paysage
audiovisuel est aujourd’hui infiniment moins concentré qu’en 1986»
. Toutefois,
l’audience reste concentrée sur un nombre limité d’opérateurs. France Télévisions
(service public) et TF1 (première chaîne privée) ont capté 56 %
de l’audience TV en 2020, tandis que Radio France (public) et RTL
(privé) se partagent 50 % de l’audience radio. La seule mesure de
la concentration du secteur en fonction de critères économiques
ne fournit pas une indication utile sur le pluralisme de l’information
politique. Il est proposé de mesurer plutôt la «part d’attention».
Dès lors que l’on prend en compte non seulement la mesure des parts
de marché, mais aussi l’attention, le numérique conduit à une concentration
croissante car sur internet, l’accès se fait surtout par les réseaux
sociaux et les agrégateurs, qui mettent en avant les contenus les
plus populaires.
139. Dans une tribune publiée en décembre 2021, 250 professionnels
de la presse, de la télévision et de la radio alertaient l’opinion
sur les risques que faisait peser la concentration des médias
. Au regard de l’actualité et de
l’enjeu démocratique majeur que représente la concentration des
médias, ce sujet a récemment fait l’objet de plusieurs séries de
travaux. Une commission d’enquête sénatoriale a travaillé sur l’impact
de la concentration des médias sur la démocratie et a rendu son
rapport en mars 2022
. Selon cette commission d’enquête,
la concentration des médias, issue des difficultés économiques du
secteur, peut avoir un impact sur le pluralisme en réduisant le
nombre de sujets traités, voire en uniformisant l’information. Le journalisme
d’investigation a été abandonné par certaines groupes privés car
il serait trop coûteux
ou
par crainte de déplaire aux annonceurs; d’autres font fi de toute
ambition journalistique pour publier des contenus dont la vocation
est moins d’informer que d’attirer de la publicité
. Selon le
Media
Pluralism Monitor, la politique menée au sein du groupe
Bolloré a abouti à une réduction du pluralisme des programmes, des journalistes
et des contenus
.
À l’inverse, certains médias fondent encore leur modèle sur une
forte proportion de journalistes. Selon Edwy Plenel, directeur de
la publication du média en ligne
Mediapart: «Nous sommes
des entreprises et la première garantie de l’indépendance est la
rentabilité. À
Mediapart,
nous montrons que l’on peut être rentable, en ne faisant que du
journalisme, là où d’autres détruisent de la valeur et ruinent la
confiance dans l’information»
.
140. Pour de nombreux observateurs et responsables politiques,
la concentration des médias d’information en France fait peser une
menace réelle sur le pluralisme de l’information
. Cette concentration
va en s’amplifiant. Les différents seuils de concentration prévus
par la loi de 1986 sur les médias ne sont pas efficaces et ne correspondent
plus à la réalité. Les groupes ayant investi dans les médias depuis
les années 1980 tirent l’essentiel de leurs revenus d’activités
économiques dépendant des commandes d’État (armement et aviation),
ou dont l’activité est déterminée par la réglementation (télécommunications,
transports, secteur financier) ou dans lesquels l’État a des intérêts;
«au-delà du lobbying, le contrôle des médias, dans ce contexte,
est un moyen d’influence évident, et les liens des magnats des médias
avec les principales personnalités politiques sont bien connus et
établis»
.
141. L’encadrement réglementaire semble donc inadapté pour protéger
le pluralisme interne et externe. Les grandes plateformes internet
comme Google et Facebook bénéficient de règles très souples en dépit
de leur influence dominante. C’est à l’échelon de l’Union européenne
que des mesures pertinentes peuvent être prises, notamment pour
assurer une juste rétribution des droits voisins. En France, les
critères de mesure de la concentration des médias définis par la
loi de 1986 doivent être repensés pour prendre en considération
la diversité des supports. L’indépendance des entreprises de média
devrait être mieux assurée à l’égard des forces économiques et les
possibilités d’intervention des actionnaires sur le contenu éditorial
doivent être limitées
.
142. L’existence d’un secteur audiovisuel indépendant et de qualité
est aussi un élément déterminant pour le pluralisme de l’information.
Le mode de financement de l’audiovisuel public a été profondément
réformé à l’été 2022. La taxe spécifique qui existait a été supprimée
cet été, mais la proposition initiale du gouvernement, qui consistait
à incorporer le financement de l’audiovisuel public au budget général
de l’État a été repoussée car elle faisait peser de trop grands
risques sur l’indépendance des chaînes publiques. Un amendement parlementaire
a introduit une solution alternative: une fraction de la TVA sera
affectée à l’audiovisuel public. Cette solution ne pourra durer
que deux ans en raison des règles de transparence budgétaire; le
parlement et le gouvernement doivent donc s’entendre dans les prochains
mois sur un mode de financement des médias publics autonome et pérenne
à la hauteur de leur rôle.
143. La régulation économique des services audiovisuels, la régulation
des plateformes en ligne pour lutter contre la manipulation de l’information
et la diffusion des contenus haineux et le respect du pluralisme
des courants de pensée et d’opinion font partie des missions confiées
à l’Arcom, autorité garante de la liberté de communication. L’Arcom
s’assure également du respect des obligations des médias audiovisuels
en matière de déontologie des programmes, notamment l’honnêteté
et l’indépendance de l’information et le respect des droits et libertés
et de la dignité de la personne. Son rôle est donc fondamental pour
le fonctionnement d’une société démocratique. La commission d’enquête
sénatoriale appelle à un renforcement significatif de ses moyens.
Dans un rapport remis au gouvernement en mars 2022, une mission
de réflexion a proposé de refonder le dispositif actuel de contrôle
des concentrations en confiant à l’Arcom un rôle d’évaluation de l’impact
des opérations de concentration sur le pluralisme pour tous les
médias d’information, en s’inspirant des pratiques de l’autorité
de régulation des télécommunications britannique (OFCOM). Le périmètre
d’action de l’Arcom serait ainsi élargi au-delà des médias audiovisuels
hertziens, à la presse écrite et en ligne et plus généralement aux
médias en ligne pouvant être considérés comme d’information.
144. Le 13 juillet 2023, le Président Macron a annoncé la tenue
d’une conférence citoyenne, les États généraux de l’information,
qui sera chargée «de s’interroger sur l’impact considérable des
innovations technologiques, sur le développement de l’éducation
aux médias et à l’information, sur les conditions d’exercice du
métier de journaliste, sur le modèle économique et la régulation
du secteur de l’information et le rôle des différents acteurs, sur
les ingérences et les manipulations en ce domaine.
»
Il est prévu que cette conférence rende ses conclusions à l’été
2024.
5.6. Lutte contre les violences faites
aux femmes
145. La France a signé la Convention
sur la Lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique
(STCE n° 210, “Convention d’Istanbul”) le 1er mai
2011 et l’a ratifiée le 4 juillet 2014. La lutte contre les violences
faites aux femmes a été qualifiée de «grande cause nationale» en
2010. En 2013 a été créé le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes
et les hommes (HCE), instance consultative indépendante rattachée au
Premier ministre et chargée de promouvoir l’égalité entre les femmes
et les hommes. Le Président Emmanuel Macron a proclamé l’égalité
entre les femmes et les hommes «grande cause du quinquennat» en 2017.
146. Le
Groupe
d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et
la violence domestique (GREVIO) a publié son rapport d’évaluation de référence sur la
France en 2019
. Si l’engagement
et les efforts des autorités dans ce domaine sont reconnus, le GREVIO
recommande de nombreuses mesures pour renforcer la protection des
victimes. Concomitamment à la publication de ce rapport, une vaste
consultation interministérielle impliquant associations et professionnels,
intitulée le «Grenelle des violences conjugales», a été lancée par
le gouvernement d’Édouard Philippe le 3 septembre 2019. Elle s’est
achevée par l’annonce d’un plan gouvernemental contre les violences
faites aux femmes le 26 novembre 2019, reprenant certaines des propositions
du GREVIO. Une nouvelle série de mesures a été annoncée le 2 septembre
2022 par la Première ministre Élisabeth Borne.
147. Dans son évaluation, le GREVIO note le renforcement considérable
du cadre juridique de prévention et de répression des violences
ainsi que les mesures destinées à promouvoir une égalité réelle
entre les hommes et les femmes, notamment celles qui tendent à favoriser
une approche intégrée des questions d’égalité. Néanmoins, les moyens
alloués à ces politiques semblent insuffisants pour produire des
résultats.
148. Le manque de moyens explique deux difficultés récurrentes
dans la lutte contre la violence faite aux femmes en France: l’insuffisance
de la réponse pénale et le manque de places d’hébergement pour les femmes
victimes.
149. Les défaillances de la réponse pénale tiennent en partie au
manque général de moyens alloués à la justice. Des moyens supplémentaires
ont été accordés: 40 millions d’euros ont été consacrées en 2022
à l’aide aux victimes, au déploiement du téléphone «grave danger»
et du bracelet anti-rapprochement, afin d’assurer une protection
des victimes. En réponse à l’engorgement des cours d’assises qui
pouvait conduire les autorités judiciaires à la technique procédurale
de la correctionnalisation, consistant à qualifier des faits de
délit alors qu’ils devraient normalement être qualifiés de crime,
la loi du 22 décembre 2021 a créé les cours criminelles départementales.
La cour criminelle départementale permet de juger les crimes dans
des délais beaucoup plus brefs que la cour d’assises et de restituer
aux faits de viol, massivement correctionnalisés, leur véritable qualification.
La création de ces cours criminelles fait suite à la recommandation
du GREVIO relative à la nécessité d’assurer, par un réexamen des
pratiques judiciaires, une réponse judiciaire efficace aux violences sexuelles,
face au constat critique du recours à la pratique judiciaire de
la correctionnalisation.
150. Depuis la publication du rapport du GREVIO, de nombreuses
autres mesures ont été annoncées: améliorer l’accueil des femmes
qui viennent porter plainte, élaborer un protocole unique d’évaluation
du danger au sein des forces de l’ordre et généraliser la possibilité
de porter plainte à l’hôpital. Des filières de traitement d’urgence
ont été installées dans presque tous les tribunaux correctionnels.
Le nombre de bracelets électroniques imposés pour éloigner les conjoints
violents augmente rapidement: au 1er juillet
2022, 797 bracelets étaient actifs, soit dix fois plus qu’en mai 2021.
Le nombre de téléphones «grave danger» a quant à lui doublé en un
an, passant de 1 529 en juillet 2021, à 3 211 au 1er juillet
2022. En 2021, ces téléphones ont permis 1 500 appels à la plateforme
à laquelle ils sont reliés. Au mois de septembre 2022, la Première
ministre a annoncé confier une mission à deux parlementaires pour
améliorer le traitement judiciaire des violences faites aux femmes
.
Cette dernière devra rendre son rapport au printemps 2023.
151. Ces mesures traduisent une volonté sans équivoque d’apporter
des solutions. Malheureusement, selon la dernière étude publiée
sur les morts violentes au sein du couple
, en 2021, 122 femmes ont été tuées par leur
conjoint ou leur ancien compagnon, contre 102 en 2020, soit une
hausse de 20 % après une année 2019 qui avait enregistré une baisse
circonstancielle de ces meurtres, liée au confinement
.
152. Autre difficulté récurrente dénoncée par les associations
d’aide aux victimes et relevée par le GREVIO: le manque de dispositifs
d’hébergement spécialisés destinés aux femmes victimes de violences.
Selon la Première ministre Élisabeth Borne, 10 000 places d'hébergement
devraient être ouvertes à la fin de l’année 2022 et 1 000 places
supplémentaires disponibles en 2023
.
153. Les mesures répressives doivent s’accompagner d’une politique
de prévention. En France, le cadre législatif est suffisant et les
outils pédagogiques nécessaires sont à la disposition des enseignants
. Néanmoins, selon le Défenseur des
droits et le Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes
(HCE), l’éducation à la sexualité n’est pas systématique
et
reste très orientée vers l’information à caractère sanitaire
.
Dans les faits, la formation des enseignants à ces sujets n’étant
pas obligatoire, leur sensibilité aux questions d’égalité est très
variable. À l’occasion de la rentrée scolaire 2022, le HCE a exhorté
les pouvoirs publics à faire une priorité absolue de l’éducation
à l’égalité et du respect entre les femmes et les hommes dès le
plus jeune âge, ce qui implique une refonte et la tenue des séances
d’éducation à la sexualité prévue par la loi
.
154. L’éducation à l’égalité ne doit pas se cantonner au système
scolaire. En vertu de la Convention d’Istanbul, les parties doivent
encourager activement les médias et le secteur privé dans son ensemble
à participer à la prévention de la violence à l’égard des femmes,
au moyen de l’autorégulation et des codes de déontologie, à la fois
en tant qu’employeurs et en tant que producteurs de contenus, de
produits et de services médiatiques. L’Arcom est chargée de veiller
à la juste représentation des femmes et des hommes sur les antennes
et à la lutte contre les discriminations en raison du sexe.