1. Introduction
1. La Convention européenne des
droits de l’Homme (STE no 5) comporte
pour les États parties des obligations positives, à savoir «le devoir
de prendre des mesures en vue de sauvegarder les droits de la Convention»
. Bien évidemment, cela concerne
aussi l’article 10 de la Convention: il ne s’agit pas seulement d’éviter
les ingérences illicites des pouvoirs publics qui sapent le droit
à la liberté d’expression, mais aussi d’assurer une protection efficace
de ce droit – y compris la liberté des médias – contre des menaces
venant de personnes privées. Malheureusement, nous sommes loin d’atteindre
cet objectif.
2. Partout dans le monde et même dans nos pays, les journalistes
et autres professionnels des médias font l’objet de menaces, d’intimidations
et de violences. Ils sont emprisonnés, torturés et assassinés. En
2021, 282 alertes ont été publiées par la Plateforme du Conseil
de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité
des journalistes (ci-après, la «Plateforme»); en 2022, 289 alertes
impliquant 37 pays ont été publiées
. Au 1 novembre 2023, le nombre de
nouvelles alertes publiées au cours de l’année était de 165 pour
les 46 États membres et de 289 si l’on tient compte du Bélarus et
de la Fédération de Russie. Plus inquiétant encore est le fait que
très peu d’alertes donnent lieu à des réponses de la part des États
membres (seulement 48 réponses en 2022), et très peu de cas sont
considérés comme étant résolus (13 cas en 2022, soit moins de 5%).
3. Depuis la création de la Plateforme en 2015, le nombre d’alertes
qui ont été postées n’a cessé d’augmenter et a plus que doublé en
huit ans. Cela peut s’expliquer en partie par l’augmentation du
nombre d’organisations partenaires et par une meilleure visibilité
de la Plateforme, mais force est de constater que chacune des alertes
est motivée et étayée par une ou plusieurs organisations, et que
le nombre d’alertes est élevé et leur nature, inquiétante. Par ailleurs,
le nombre de pays concernés par les alertes a augmenté, tandis que
le nombre d’alertes résolues a baissé de façon significative
.
4. Parallèlement à l’augmentation du nombre d’alertes signalées
à la Plateforme, les journalistes et les organisations de liberté
des médias ont observé des évolutions préoccupantes, y compris dans
les quatre domaines spécifiques suivants:
- les menaces à l’encontre des femmes journalistes, notamment
le harcèlement en ligne;
- le harcèlement judiciaire et la criminalisation du journalisme;
- le recul de l’indépendance de la gouvernance et du financement
des médias de service public;
- l’appropriation des médias.
5. Par ailleurs, alors que la guerre en Ukraine fait rage, le
travail des journalistes dans le plus grand conflit armé depuis
la seconde guerre mondiale, parfois au péril de leur sécurité et
de leur vie, est crucial pour informer le grand public.
6. Mon rapport s’articule autour des axes suivants:
- un tour d’horizon des atteintes
les plus préoccupantes à la liberté des médias et à la sécurité
des journalistes pour la période 2021-2023;
- une analyse spécifique des quatre tendances systémiques
évoquées ci-dessus;
- une réflexion sur la manière dont les États membres pourraient
coopérer de façon plus structurée et cohérente entre eux et avec
les partenaires de la Plateforme, pour promouvoir la protection
de la liberté des médias et la sécurité des journalistes, à la fois
dans le cadre de leur ordre juridique national et au niveau global.
7. Mon analyse tient compte des contributions des experts ayant
participé aux auditions organisées par la sous-commission des médias
et de la société de l’information (Vilnius, 21 novembre 2022), et
par la commission de la culture, de la science, de l'éducation et
des médias (Paris, 6 décembre 2022, et Strasbourg, 27 avril 2023).
2. Principales menaces pour la sécurité
des journalistes en Europe
8. D’après les données de la Plateforme,
les journalistes sont de plus en plus exposés à des atteintes directes
à leur sécurité et leur intégrité physique. En 2021, 82 alertes
ont été publiées dans cette catégorie, puis 75 en 2022, alors qu’il
n’y en avait eu «que» 51 en 2020.
9. Au 1 novembre 2023, 131 journalistes étaient en détention
dans les pays couverts par la Plateforme, à savoir les 46 États
membres du Conseil de l’Europe, plus le Bélarus et la Fédération
de Russie. 38 alertes portant sur des cas d’impunité étaient actives,
dont 29 pour meurtre.
10. Là aussi, la situation s’est considérablement détériorée ces
dernières années. Après l’assassinat de la journaliste d’investigation
maltaise Daphne Caruana Galizia, le 16 octobre 2017, d’autres meurtres
ont été commis en République Slovaque, en Grèce et au Royaume-Uni.
Bien que nous ayons examiné ces affaires dans nos rapports précédents,
nous ne devons pas pour autant perdre de vue celles qui n’ont pas
été résolues, ou qui ne l’ont été qu’en partie. Au-delà des assassinats
en tant que tels, nous devons lutter contre l’impunité dont jouissent
les commanditaires et dénoncer le manque d’engagement des autorités
à enquêter et à résoudre ces crimes.
2.1. Impunité
11. Grèce – le 9 avril 2021, le
journaliste de télévision grec Giorgos Karaivaz a été abattu devant
son domicile alors qu’il rentrait chez lui après son émission diffusée
sur Star TV. Il a été tué d’au moins six balles tirées par deux
hommes à scooter. Le vice-ministre de la Protection du citoyen,
Lefteris Economou, a évoqué un lien entre ce meurtre et le crime
organisé, et la police a indiqué avoir recueilli une douzaine de
douilles sur les lieux du crime. M. Karaivaz couvrait l’actualité
policière et criminelle pour divers journaux et chaînes de télévision
grecs, dont Star TV et le quotidien Eleftheros Typos, et avait également
fondé le site d’information bloko.gr, spécialisé dans les affaires
criminelles. Le journaliste n’avait signalé aucune menace à son
encontre, ni demandé de protection policière. En octobre 2021, les
autorités grecques ont déclaré que «la recherche des auteurs de
l’assassinat de George Karaivaz a été, et reste, une priorité absolue
pour la police hellénique et ses différents services», et le 28 avril 2023,
les médias grecs, citant le ministre de la Protection du citoyen,
ont annoncé l’arrestation de deux hommes suspectés d’être impliqués
dans le meurtre de M. Karaivaz, sans que des poursuites aient été
engagées à ce jour.
12. République Slovaque – bien que l’affaire Ján Kuciak ait déjà
été évoquée précédemment, je tiens à souligner que cinq ans après
son assassinat, le cerveau du meurtre reste probablement impuni
et de forts doutes subsistent quant à la prise en compte par la
police et les autorités judiciaires des différents éléments de preuve
et de toutes les circonstances de l’affaire. Entre le 22 et le 25 février
2018, le journaliste d’investigation Ján Kuciak a été abattu d’une
balle dans la poitrine et sa fiancée d’une balle dans la tête, près de
la capitale Bratislava. M. Kuciak était spécialisé dans la fraude
fiscale et travaillait pour le site d’information slovaque Aktuality.sk.
Tomáš Szabó a été reconnu coupable et condamné à 25 ans de prison
pour son rôle de chauffeur, et Miroslav Marček, un ancien soldat,
avait déjà été condamné à 23 ans d’emprisonnement pour le meurtre
du journaliste. Cependant, le 19 mai 2023, la Cour pénale spéciale
de Pezinoc a acquitté Marián Kočner, le cerveau présumé du meurtre,
par manque de preuves, en retenant seulement la responsabilité d’Alena Zsuzsová,
et la condamnant à 25 ans de prison et 160 000 euros de dommages
et intérêts pour avoir commandité le meurtre. Les parents de M. Kuciak
et de sa fiancée ont déclaré envisager des recours auprès de la
Cour suprême.
13. Malte – l’affaire de Daphne Caruana Galizia est malheureusement
devenue emblématique depuis son assassinat, le 16 octobre 2017,
dans un attentat à la voiture piégée dans la ville de Bidnija, près
de son domicile familial. Mme Caruana Galizia
était une journaliste d’investigation et son blog «Running Commentary» était
l’un des sites les plus lus à Malte. Elle enquêtait sur des scandales
présumés de corruption de responsables politiques maltais et sur
leur implication dans les Panama Papers. Avant son assassinat, elle avait
fait l’objet de nombreuses poursuites pour diffamation et avait
été victime de poursuites-bâillons. Mme Galizia
avait déposé une main courante auprès de la police 15 jours avant
sa mort, se disant menacée. Son cas témoigne donc également d’un
manque flagrant de protection des journalistes. En juin 2019, après deux
ans de longues procédures judiciaires au niveau national, l’Assemblée
parlementaire a adopté la
Résolution
2293 (2019), appelant à la mise en place, dans un délai de trois
mois, d’une enquête publique indépendante sur sa mort. Le 29 juillet 2021,
la commission d’enquête publique sur l’assassinat de Daphne Caruana Galizia
a rendu son rapport. Elle a conclu que «l’État doit assumer la responsabilité
de cet assassinat», car «il a créé une atmosphère d’impunité, générée
par les plus hauts niveaux de l’administration […], dont les tentacules
se sont ensuite étendues à d’autres institutions, telles que la
police et les autorités de régulation, entraînant un effondrement
de l’État de droit». Le 14 octobre 2022, la Cour pénale de Malte
a condamné les frères Alfred et George Degiorgio, qui avaient plaidé
coupable, à 40 ans de prison chacun pour leur rôle d’exécutants
dans l’assassinat de Mme Caruana Galizia.
D’autres procédures judiciaires sont en cours contre le cerveau
présumé, l’homme d’affaires Yorgen Fenech et deux hommes qui auraient
fourni le matériel explosif. À ce jour, les commanditaires de l’assassinat
de la journaliste n’ont toujours pas été condamnés.
14. Des cas d’impunité plus anciens perdurent en Europe, et je
souhaiterais rappeler ici les plus criants d’entre eux.
15. En Serbie, le meurtre de Milan Pantić, correspondant du quotidien
Vecernje Novosti, le 11 juin 2001, n’a fait l’objet d’aucune poursuite
ni condamnation. Il s’agit de l’un des plus anciens cas d’impunité
dans un État membre du Conseil de l’Europe. Le problème de l’impunité
générale en Serbie a été soulevé par des organisations de journalistes
et des groupes de défense de la liberté des médias en octobre 2023,
dans une lettre ouverte adressée aux autorités
, déplorant que «l’inaction
des institutions publiques, les campagnes de diffamation menées
par les tabloïdes et les menaces publiques proférées par des responsables gouvernementaux
créent une atmosphère hostile dans laquelle les attaques contre
celles et ceux qui critiquent le gouvernement sont normalisées voire
encouragées, ce qui a un sérieux effet dissuasif sur la liberté d’expression
et l’indépendance de l’information».
16. En Azerbaïdjan, l’impunité continue de prévaloir concernant
le meurtre du journaliste indépendant Rafiq Tagi, décédé à l’hôpital
le 23 novembre 2011 après avoir été poignardé à Bakou le 19 novembre 2011 par
un assaillant inconnu
.
De même, dans l’affaire Elmar Huseynov, un journaliste azerbaïdjanais
travaillant pour le magazine Monitor, abattu le 2 mars 2005 à Bakou,
les autorités n’ont pas été en mesure de traduire qui que ce soit
en justice
malgré la promesse
du Présiden Ilham Aliyev de retrouver et de punir le commanditaire
de l’assassinat du journaliste.
17. Au Royaume-Uni, le meurtre de Martin O’Hagan, journaliste
du Sunday World, commis le 28 septembre 2001 à Lurgan, Co Armagh
(Irlande du Nord), demeure non élucidé; selon une enquête de la BBC
en mars 2022, «la police n’a pas donné suite» aux informations reçues
concernant le meurtre.
18. Au Monténégro, les autorités judiciaires n’ont toujours pas
réussi à identifier les complices et les commanditaires du meurtre
du journaliste Dusko Jovanovic le 27 mai 2004. En avril 2009, Damir Mandic,
une figure notoire du crime organisé dans la région, a été condamné
à 30 ans de prison pour complicité dans l'assassinat du journaliste,
mais les commanditaires et les véritables auteurs n’ont toujours
pas été identifiés.
19. En Ukraine, les meurtres de Pavel Sheremet (2017), Andrea
Rochelli, Andrei Mironov, Viacheslav Veremii et Oleksandr Kuchynsk
(2014)
,
ainsi que de Georgiy Gongadze (2001) n’ont toujours pas été élucidés.
20. En Türkiye, le meurtre de Hrant Dink, journaliste turco-arménien
et fondateur du journal Agost, abattu le 19 janvier 2007 à Istanbul,
n’a pas fait l’objet d’une enquête approfondie selon sa famille.
Bien que le meurtrier, un nationaliste turc âgé de 17 ans, et 26
des 77 personnes accusées de complicité – pour la plupart des policiers
et d’autres agents de l’État – aient été condamnés à des peines
d’emprisonnement, certaines des personnes responsables du meurtre
de Hrant Dink, y compris les commanditaires, n’ont toujours pas
été poursuivies. D’autres cas d’impunité en Türkiye peuvent être
cités, notamment le meurtre de Saaed Karimian, fondateur et président
de la société de télévision en langue persane GEM TV, et de son
partenaire commercial, le 29 avril 2017, celui de Naji Jerf, journaliste
syrien abattu à Gaziantep le 27 décembre 2015, ainsi que l’assassinat
par balles de Rohat Aktaş, rédacteur et reporter pour le quotidien
en langue kurde Azadiya Welat, à Cizre, le 22 janvier 2016.
21. Bien que la Fédération de Russie ne fasse aujourd’hui plus
partie du Conseil de l’Europe, elle en était membre jusqu’au 16 mars 2022,
et je tiens à souligner le niveau d’impunité terrible qui prévaut
dans le pays en ce qui concerne les meurtres de journalistes. Six
affaires au moins n’ont toujours pas été résolues, à commencer par
la plus emblématique, à savoir l’assassinat d’Anna Politkovskaïa
commis le 7 octobre 2008.
22. J’ai limité cette liste de cas d’impunité aux affaires postérieures
à l’an 2000
. Au 1 septembre 2023, 29 cas
d’impunité pour meurtre étaient encore inscrits sur la Plateforme.
J’estime qu’il est important de rappeler, à chaque fois que cela
est nécessaire, tous les meurtres de journaliste restés impunis,
tant que les auteurs, mais aussi les commanditaires, n’auront pas
été traduits en justice et condamnés. Notre Assemblée ne peut tolérer
que l’intégrité physique des journalistes soit négligée ou non protégée.
2.2. Journalistes
en détention
23. Selon la Plateforme, au 22
Novembre 2023, 132 journalistes étaient en détention en Europe
, dont 39 au Bélarus et 26 dans la
Fédération de Russie. Seize journalistes sont également détenus
dans les territoires ukrainiens occupés par la Russie (en Crimée
et dans la région du Donbass). La répression exercée par la Russie
touche tous les journalistes, mais tout particulièrement la communauté
tatare de Crimée: fermeture de médias, accusations injustifiées,
arrestations, détentions et tortures de journalistes
. Nous devons condamner fermement
la situation tragique que connaissent les journalistes dans ces
pays et leur faire part de notre soutien, notamment dans le cadre
du présent rapport.
24. En ce qui concerne les États membres du Conseil de l’Europe,
41 journalistes sont en détention en Türkiye, 10 en Azerbaïdjan,
1 en Pologne et 1 au Royaume-Uni. Les chiffres annuels relatifs
à la détention et à l’emprisonnement de journalistes montrent que
l’année 2023 affiche déjà un niveau record en septembre au vu des
68 cas recensés pour l’ensemble de l’Europe (y compris le Bélarus
et la Fédération de Russie), soit plus du triple de l’année 2018,
où l’on dénombrait 16 journalistes placés en détention. Outre ces
détentions prolongées, de nombreux journalistes ont fait l’objet
d’arrestations de courte durée, ce qui aggrave encore l’ampleur
de la situation.
25. Dans de nombreux cas en Türkiye et en Azerbaïdjan, les chefs
d’accusation retenus contre les journalistes portent sur des infractions
telles que: activités extrémistes, appartenance à une organisation terroriste,
participation aux activités de renseignement d’une puissance étrangère,
insulte à une personnalité publique, complot politique, participation
à des rassemblements publics, haute trahison, dissémination d’information
prohibée, défaut d’empêcher la publication d’informations confidentielles
sur internet, trafic de devises étrangères et, parfois, faits présumés
de corruption ou de fraude. En 2023, certains journalistes ont été
accusés de «mésinformation», pour n’avoir prétendument pas rendu
compte correctement du tremblement de terre du 6 février 2023
.
26. En Géorgie, le journaliste et avocat Nika Gvaramia a été condamné
le 16 mai 2022 à trois ans et demi de prison pour avoir «abusé de
sa position» en tant que directeur général de la chaîne de télévision
Rustavi-2 en 2019. Il a été libéré un an plus tard, le 22 juin 2023,
après avoir été «gracié» par la Présidente géorgienne Salomé Zourabichvili
en vertu du «pouvoir discrétionnaire» dont elle est investie.
27. En Pologne, le journaliste espagnol indépendant Pablo González
a été arrêté le 28 février 2022 par des agents de l’Agence de sécurité
intérieure (ABW), le service de renseignement polonais. Il a été
accusé d’«espionnage» alors qu’il couvrait la crise des réfugiés
générée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il est en détention
provisoire depuis 2022, pour des périodes régulièrement prolongées
par les tribunaux polonais.
28. Au Royaume-Uni, Julian Assange, fondateur et éditeur emblématique
de WikiLeaks, est toujours incarcéré dans la prison de haute sécurité
de Belmarsh, dans l’attente de son extradition vers les États-Unis. Il
a été reconnu coupable d’avoir enfreint la loi britannique relative
à la liberté sous caution (Bail Act) et le Gouvernement des États-Unis
l’a accusé de violation de la loi américaine sur l’espionnage (Espionage
Act) de 1917. Le 6 juin 2023, un juge de la Haute Cour a rejeté
l’appel contre son extradition, considérant qu’il n’invoquait aucun
moyen défendable. Des groupes de défense de la liberté des médias
mènent une campagne internationale pour dénoncer le caractère abusif
et disproportionné de la détention de M. Assange. Dans une lettre
adressée au gouvernement britannique le 10 mai 2022
, la Commissaire aux
droits de l’homme du Conseil de l’Europe a exprimé ses préoccupations
quant à la «nature à la fois imprécise et large des allégations portées
contre M. Assange» et a estimé que «le fait d’autoriser l’extradition
de M. Assange sur cette base aurait un effet dissuasif sur la liberté
des médias».
29. Il n’est pas seulement question ici de chiffres, de statistiques
ou de classements, mais bien d’êtres humains privés de leurs droits
fondamentaux à la liberté et à la sécurité, ainsi que de celui d’exercer
leur activité de journaliste et de circuler librement. Outre les
cas susmentionnés, un problème majeur est celui de la détention
provisoire, qui devrait en principe n’être utilisée que de manière
exceptionnelle, mais qui dans les faits est devenue un moyen de
museler les journalistes dans l’attente de leur procès, parfois
pendant des mois. Une autre tendance inquiétante, observée notamment
en France, a trait aux arrestations abusives et aux placements en
détention provisoire de journalistes couvrant des manifestations
sur le changement climatique ou sur des questions politiques
.
30. L’Assemblée devrait une fois de plus demander aux États membres
de respecter les principes de l’article 10 de la Convention et les
décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, indiquant clairement
que la détention provisoire «devrait être uniquement utilisée de
manière exceptionnelle, en dernier ressort, quand les autres mesures
ne suffisent pas à garantir véritablement la bonne conduite de la procédure»
.
2.3. Menaces
physiques et en ligne
31. Dans toute l’Europe, les journalistes
continuent d’être physiquement menacés et victimes de harcèlement
et d’intimidation. Tous les indicateurs, qu’ils proviennent de la
Plateforme ou de groupes de la société civile, témoignent d’une
augmentation constante du nombre d’incidents et d’alertes concernant
des atteintes à la liberté de la presse. Les alertes recensées par
Media Freedom Rapid Response, un mécanisme de réaction rapide aux
violations de la liberté de la presse et des médias, ont atteint
en mars 2023 leur plus haut niveau mensuel depuis la mise en place
d’instruments de surveillance
. Outre l’Ukraine ravagée
par la guerre et la Türkiye en période préélectorale, la France
est le pays ayant connu le plus grand nombre d’incidents en 2023.
Un précédent rapport de l’Assemblée soulignait déjà que la sécurité
des journalistes en France avait été particulièrement menacée lors
des manifestations des «gilets jaunes» en 2018-2019, à la fois par
les manifestants et par la police
. Mais les mouvements
de protestation contre la réforme des retraites au début de l’année
2023 ont donné lieu à un niveau inédit de menaces et de violences
envers les journalistes, en particulier en raison de mesures disproportionnées
et injustifiées prises par la police à leur encontre: utilisation
de gaz poivre, mise en joue de journalistes, saisie de leur matériel,
blessures physiques causées par des policiers, ainsi que placements
en garde à vue infondés. Dans sa déclaration du 23 mars 2023, la Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a déclaré que «les
actes de violence sporadiques de certains manifestants ou d’autres
actes répréhensibles commis par d’autres personnes au cours d’une manifestation
ne sauraient justifier l’usage excessif de la force par les agents
de l’État»
. L’Assemblée n’oublie pas le soutien
massif apporté par la France dans le cadre de la création de la
Plateforme, et nous espérons que le pays continuera à donner l’exemple
et que les autorités françaises veilleront au respect de la liberté
des médias lors des manifestations.
32. Les agressions physiques contre les journalistes locaux sont
particulièrement problématiques. Comme le souligne le Centre européen
pour la liberté de la presse et des médias à propos des agressions
commises à l’encontre de journalistes en Allemagne en 2022, «les
professionnels des médias locaux sont exposés à une menace particulière
parce qu’ils ne peuvent pas se fondre dans l’anonymat comme leurs
collègues dans les grandes villes»
. Le nombre d’agressions
physiques dont ont été victimes des journalistes locaux en Allemagne
a triplé entre 2021 et 2022 (passant de quatre à douze cas).
33. Le harcèlement est principalement exercé en ligne, notamment
à l’encontre des journalistes d’investigation et de ceux qui rendent
compte des campagnes de désinformation et de mésinformation. Une étude
sur le harcèlement subi par les vérificateurs de faits réalisée
en 2023 par l’Institut international de la presse
montre que neuf organismes
de vérification des faits sur dix ayant participé à l’enquête ont
fait l’objet de campagnes de diffamation et de violences en ligne
de la part de responsables politiques, de représentants gouvernementaux,
d’experts des médias et de personnalités publiques. Plus de la moitié
d’entre eux en ont été victimes à plusieurs reprises. Une grande
majorité (sept sur dix) des personnes qui ont subi des actes de harcèlement
en ligne ont été soumises à des actions prolongées et/ou coordonnées
telles que les campagnes de diffamation, le discours de haine, le
«doxing» ou les violences fondées sur le genre, pour ne citer que certains
exemples. La fréquence des harcèlements a augmenté durant la pandémie
de covid-19. Les périodes électorales servent également de catalyseur
aux campagnes de désinformation menées contre les vérificateurs
de faits. La plupart des actes de harcèlement sont commis en ligne,
principalement sur les réseaux sociaux. Les portails en ligne et
les sites internet constituent le deuxième canal le plus utilisé.
Les vérificateurs de faits ne signalent généralement pas ces attaques
aux autorités, car ils doutent que leurs plaintes fassent l’objet
d’une enquête appropriée. Les auteurs de ces actes sont pour la
plupart des personnalités publiques qui ne participent pas directement
à la vie politique, mais sont engagées sur des questions d’ordre
politique et social, telles que des experts de médias, des analystes,
des militants ou des chefs de groupes ou de mouvements. Mais certains
sont également des responsables politiques au pouvoir ou des représentants
de partis qui ne siègent pas au parlement.
34. Compte tenu de ces évolutions, il est important de faire appliquer
de manière efficace les normes relatives à la sécurité des journalistes,
en particulier pendant les événements publics, en suivant les bonnes pratiques
telles que «PersVeilig»
mise en place depuis
2020 aux Pays-Bas, qui instaure un protocole détaillé convenu entre
le secteur des médias, la police et le parquet.
2.4. L’impact
de la guerre en Ukraine
35. Le début de la guerre d’agression
de la Russie contre l’Ukraine remonte à 2014 avec l’annexion illégale de
la péninsule de Crimée et les attaques menées dans la région du
Donbass, mais l’invasion russe à grande échelle lancée le 24 février 2022
a considérablement intensifié les risques encourus par les journalistes.
Au 1 avril 2023, quelque 12 000 journalistes
avaient été accrédités par les autorités ukrainiennes depuis le
début de l’invasion russe. Malheureusement, douze d’entre eux ont
été tués en 2022 (dix hommes, deux femmes)
et deux autres ont trouvé la mort
en 2023 (décompte au 1 septembre). Près de la moitié d’entre eux
étaient ukrainiens, les autres étant américains, irlandais, français,
lituaniens et russes. Les journalistes rencontrent parfois des difficultés
avec les autorités ukrainiennes pour intervenir directement sur
la ligne de front, à tel point que les associations de défense de
la liberté de la presse ont fait part de leurs inquiétudes après
le retrait de l’accréditation des équipes de TF1, CNN et SkyNews
ayant couvert la libération de Kherson en novembre 2022
. La situation est évidemment bien
pire du côté russe du front où les journalistes étrangers ne sont
plus autorisés à opérer. Même les correspondants basés dans la capitale
sont menacés par les autorités et accusés d’espionnage, comme ce
fut le cas pour Evan Gershkovich en mars 2023.
36. Même si le rôle des journalistes n’est pas de documenter formellement
des crimes de guerre, leur présence dans les zones de combats et
leurs reportages peuvent servir à cette fin
. Le projet «The Reckoning Project:
Ukraine Testifies»
mené en Ukraine en est
un exemple. Il vise à former des journalistes et des chercheurs
spécialisés dans les conflits à recueillir des témoignages recevables
en droit, afin de permettre aux victimes de faire entendre leur
voix devant les tribunaux.
37. La guerre en Ukraine, associée à la répression féroce dont
font l’objet les journalistes et les blogueurs au Bélarus et en
Fédération de Russie, a provoqué une grande vague d’exil de journalistes
depuis ces trois pays. Beaucoup d’entre eux sont désormais installés
en Lituanie, en Pologne, dans d’autres pays d’Europe centrale et
orientale, en Allemagne et dans le Caucase du Sud, et la plupart
ont du mal à poursuivre leurs activités journalistiques. Les journalistes
en exil font face à différents besoins, le principal étant de pouvoir s’établir
dans leur pays d’accueil et continuer à exercer. Quelques-uns d’entre
eux peuvent encore travailler dans leur propre langue, par exemple
pour le journal en ligne russophone Meduza, ou les services en langue étrangère
de médias européens. Certains ont même réussi à créer un nouveau
média, à l’instar de Mostmedia lancé en Pologne par des journalistes
bélarussiens
. Leur travail est essentiel
non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour le public qu’ils ont
«laissé derrière eux» au Bélarus et dans la Fédération de Russie, qui
a besoin d’une information indépendante, non soumise à la propagande
d’État et à l’abri de la violence qui étouffe toute voix dissidente.
38. Au début de l’année 2023, le Conseil de l’Europe a mis en
place un mécanisme de soutien aux journalistes bélarussiens en exil
et de nombreux groupes de la société
civile mènent des projets visant à aider les journalistes en exil.
Je soutiens pleinement l’activité du Conseil de l’Europe et j’encourage
les ONG à coordonner leurs actions, par exemple en apportant leur
concours sur une plateforme commune. Il est également important
que les États membres eux-mêmes fournissent une aide financière
ou matérielle à ces journalistes en exil, car certains d’entre eux
sont même privés de leur passeport
.
39. En ces temps de guerre, la destruction des infrastructures
de communication et des médias est un autre sujet de préoccupation.
Ajoutées aux coupures d’électricité que connaît l’Ukraine, les attaques
dirigées contre le matériel ont considérablement compliqué la tâche
des professionnels des médias et, partant, l’accès du public à des
informations indépendantes et pluralistes. D’après les données communiquées
par Reporters sans frontières (RSF) et son partenaire ukrainien,
l’Institute for Mass Information
, 16 tours de télévision ont été la
cible de frappes aériennes russes en Ukraine. Dans les territoires
occupés par la Russie, le trafic internet est dérouté vers les installations
russes et fait donc l’objet de propagande et de censure. Plus de
200 médias ukrainiens ont été contraints de mettre la clé sous la
porte pour diverses raisons: rupture des chaînes logistiques, perte
d’abonnés et d’annonceurs, manque d’effectifs et pertes dues aux
destructions. Au total, la Cour pénale internationale et le procureur
général ukrainien ont été saisis pour 7 plaintes de crimes de guerre et
44 actes de violence et exactions impliquant plus de 100 journalistes
.
Les attaques russes englobent des cyberattaques, des piratages,
des menaces et des pages de médias sur les réseaux sociaux attaquées,
avec au moins 42 cybercrimes recensés en 2022.
40. L’espoir subsiste malgré tout: en mars 2023, l’UNESCO a fourni
des groupes électrogènes à des médias indépendants locaux
. Grâce au soutien international,
750 journalistes ont reçu des équipements de protection et 91 médias
des sources d’énergie, 28 médias ont bénéficié d’un financement
et près de 300 journalistes ont été formés. Avec l’aide de l’UNESCO,
du Gouvernement japonais et des fédérations européenne et internationale
des journalistes, le syndicat national des journalistes d’Ukraine
a mis en place six «centres de solidarité» dans le pays, permettant
aux journalistes ukrainiens, quel que soit leur lieu de résidence,
ou à tout journaliste étranger travaillant en Ukraine, de bénéficier
d’une aide
. De même, le radiodiffuseur
public UA:PBC (également connu sous le nom de Suspilne) a reçu le
soutien de ses homologues européens afin de garantir l’accessibilité
des médias de service public à la population dans l’ensemble du pays
. Malgré la guerre, les citoyens ukrainiens
peuvent également accéder à l’information par l’intermédiaire de
services de messagerie tels que Telegram, où de nombreuses chaînes
d’information ont été créées ou développées en 2022, certaines d’entre
elles rencontrant plus de succès que les médias traditionnels
. Ainsi, la chaîne Telegram
de Suspilne est passée de 40 000 à 1,2 million d’abonnés pendant
la guerre
.
41. Ce niveau de destruction n’a pas d’équivalent dans l’histoire
récente de l’Europe, et je tiens à préciser que les infrastructures
de communication sont détruites pour la même raison que les professionnels
des médias sont menacés ou tués: c’est un moyen de réduire les médias
au silence et de priver la population d’une information indépendante.
3. Thèmes
spécifiques
3.1. Menaces
contre les femmes journalistes
42. Le rapport 2022 de la Plateforme
dénonce clairement que les femmes journalistes sont la cible d’insultes sexistes
et de menaces à caractère sexuel, notamment en ligne. Les études
et témoignages au sujet de la sécurité des journalistes ont mis
en évidence la violence systémique qui existe à l’encontre des femmes
dans les médias et contre les femmes journalistes en particulier.
Les menaces en ligne et le cyberharcèlement constituent un fléau
véritablement genré ciblant majoritairement des femmes.
43. Certaines études montrent que l’égalité entre les femmes et
les hommes dans le secteur des médias – prise au sens large et incluant
notamment le sentiment de sécurité – permet une couverture plus
précise et plus équilibrée de sujets spécifiques
. Cependant, les femmes
journalistes sont encore victimes de discriminations multiples:
elles font davantage l’objet de menaces que leurs collègues masculins,
et le nombre de femmes occupant des postes de direction et de responsable
éditorial dans les médias reste faible. Selon une enquête mondiale
menée par le Reuters Institute, un institut de recherche se dédiant
à l’étude du journalisme
, 22 % des responsables
éditoriaux seulement s’identifient comme femmes. Parmi les pays européens
couverts par l’enquête (Finlande, Allemagne, Espagne et Royaume-Uni),
la Finlande est le pays où les inégalités sont les moins marquées
avec 36 % de rédactrices en chef. Le sentiment de sécurité et la sécurité
effective des femmes journalistes sont par conséquent essentiels
pour améliorer l’égalité de genre dans les médias.
44. Alors que la profession de journaliste se féminise ces dernières
années au point qu’une majorité des étudiants en journalisme est
composée de femmes, le fait de cibler et menacer spécifiquement
les femmes journalistes et les travailleuses des médias peut mener
à de l’autocensure, à faire taire les voix féminines et à dénigrer
les femmes dans leur travail, en remettant ainsi en question l’égalité
des genres dans le contexte des médias.
45. Depuis 2015 au moins, la question de la sécurité des femmes
journalistes s’est imposée comme une priorité dans l’agenda politique
international et a connu quelques temps forts. En 2015, la Représentante
de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)
pour la liberté des médias a lancé le projet SOFJO (Safety of Female
Journalists Online), qui porte sur la sécurité en ligne des femmes
journalistes. Ce projet est devenu une plateforme de sensibilisation,
d’élaboration de stratégies collectives et de partage d’outils et
de ressources pour les femmes journalistes qui ont été prises pour
cible. En 2016, dans sa recommandation CM/Rec(2016)4 sur la protection
du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs
des médias
, le Comité des Ministres
indiquait que «les femmes journalistes et les autres femmes acteurs
des médias sont confrontées à des dangers spécifiques liés à leur
qualité de femme» et appelait à prendre «des réponses urgentes,
résolues et structurelles». Il est précisé en annexe de la recommandation que
«la prise en compte des risques spécifiques auxquels les femmes
sont exposées devrait occuper une place prépondérante dans toutes
les mesures et programmes traitant de la protection des journalistes
et autres acteurs des médias et de la lutte contre l’impunité».
46. En 2020, l’UNESCO a publié un rapport intitulé «Violence en
ligne à l’égard des femmes journalistes: un aperçu mondial des incidences
et impacts»
, s’appuyant
sur une enquête couvrant 125 pays dans le monde. La plupart des
femmes journalistes interrogées ont vécu des attaques basées sur
la désinformation visant à dénigrer leur réputation personnelle
et professionnelle, allant des accusations selon lesquelles elles colportent
des «fausses nouvelles» à la diffusion de faux récits sur leur vie
personnelle et l’utilisation de «deepfakes».
47. En avril 2021, l’UNESCO a publié un document de réflexion
intitulé «The Chilling: Global trends in online violence against
women journalists»
. Selon ce rapport, 73 % des personnes
interrogées s’étant identifiées comme femmes avaient subi des violences
en ligne, et 41 % avaient été la cible d’attaques en ligne qui semblaient
liées à des campagnes de désinformation orchestrées.
48. Ce rapport met également en évidence la façon dont d’autres
formes de discrimination, telles que le racisme, l’homophobie et
le sectarisme religieux, se conjuguent au sexisme et à la misogynie
et viennent aggraver et exacerber les violences en ligne subies
par les femmes journalistes. À titre d’exemple, alors que 64 % des
femmes journalistes blanches (contre 73 % de l’ensemble des femmes
interrogées) ont déclaré avoir été victimes de violence en ligne,
les taux étaient nettement plus élevés pour celles s’étant identifiées
comme noires (81 %), autochtones (86 %) et juives (88 %). Une tendance
similaire se dégage en ce qui concerne l’orientation sexuelle: si
72 % des femmes hétérosexuelles ont indiqué avoir été la cible d’attaques
en ligne, les taux d’exposition étaient bien plus élevés pour les
femmes s’étant identifiées comme lesbiennes (88 %) et bisexuelles
(85 %).
49. Les attaques en ligne contre les femmes journalistes obéissent
aussi à des motifs politiques. Les acteurs politiques, les réseaux
extrémistes ainsi que les médias partisans tendent à provoquer et
à aggraver la violence en ligne à l’encontre des femmes journalistes.
50. Concernant plus particulièrement l’Europe, les données affinent
celles du rapport de l’UNESCO/ICFJ, notamment de la part d’organisations
professionnelles de journalistes. Une étude de 2022 publiée par
la Fédération européenne des journalistes
, montre que les femmes
sont clairement ciblées par certains incidents de sécurité. Les
chiffres concernant les insultes, le harcèlement et le discours
de haine sont particulièrement alarmants, avec près des trois quarts
des femmes journalistes concernées; de plus, les menaces et les
intimidations en ligne concernent près de deux-tiers de femmes journalistes.
Près de la moitié des journalistes femmes interrogées ont subi du
harcèlement sexuel au cours des six derniers mois de l’enquête.
En fait, pour tous ces incidents «psychologiques», les femmes journalistes
sont systématiquement plus ciblées que les hommes.
51. En juin 2021, la coalition Media Freedom Rapid Response, composée
d’ONG et de groupes professionnels de journalistes, a souligné que
«dans 66 % des cas, les femmes journalistes et professionnelles des
médias ont été victimes d’agressions verbales et de violences psychologiques,
un pourcentage nettement supérieur à celui de leurs collègues masculins
(ratio femmes/hommes = 1,41). Il s’agit notamment de manœuvres d’intimidation
et de menaces, d’insultes et d’offenses, de harcèlement et de comportements
de trolling, aussi bien en ligne qu’hors ligne. Les femmes sont
plus particulièrement touchées par ce dernier type de comportement
(ratio femmes/hommes = 4,94)»
. En 2022, le mécanisme
Mapping Media Freedom (cartographie de la liberté des médias) du
Centre européen pour la liberté de la presse et des médias
a enregistré 233 alertes
concernant des femmes journalistes, ce qui montre également que
ces dernières sont confrontées à un nombre plus élevé d’attaques
en ligne que leurs collègues masculins.
52. Une conséquence notable et souvent sous-estimée des violences
en ligne concerne l’impact psychologique et la santé mentale. L’isolement
psychologique et les syndromes de stress post-traumatique affectent
de nombreux et nombreuses journalistes ayant subi des menaces ou
des attaques.
53. Selon l’étude réalisée par l’UNESCO en 2021, un certain nombre
de personnes interrogées souffraient d’un syndrome de stress post-traumatique
lié à la violence en ligne, et beaucoup d’entre elles suivaient
à ce titre une thérapie. L’impact des attaques en ligne le plus
cité concerne la santé mentale (26 %), et 12 % des personnes ayant
répondu à l’enquête disent avoir sollicité une aide médicale ou
psychologique en raison des effets causés par les violences en ligne.
54. La Fédération européenne des journalistes a également mis
cet aspect en évidence dans son étude publiée en 2022, qui a montré
que beaucoup de journalistes étaient victimes d’isolement psychologique
et de stress post-traumatique après avoir subi des menaces ou des
attaques. Toujours selon l’étude UNESCO/ICFJ de 2021, 30 % des femmes
journalistes interrogées ont indiqué pratiquer l’autocensure sur
les réseaux sociaux pour éviter les violences en ligne. En outre,
elles sont 20 % à s’abstenir de toute forme d’interaction en ligne et
18 % de tout échange avec leur public. Les responsables de cette
violence en ligne sont le plus souvent des inconnus (57 %) qui se
cachent derrière l’anonymat des réseaux et des pseudonymes. D’après
un rapport mondial publié en 2021 par Reporters sans frontières
, en Europe, plus d’un
tiers des femmes journalistes «considèrent leur pays comme étant
dangereux ou très dangereux» (Albanie, Pologne, Serbie, Ukraine)
et plus d’un quart «ont besoin d’adapter leur tenue vestimentaire
pour pouvoir travailler» (Azerbaïdjan, Belgique, France, Slovénie).
55. Les plateformes de médias sociaux et les organismes de presse
ont encore du mal à réagir efficacement alors qu’ils sont considérés
comme des catalyseurs majeurs de la violence en ligne. Lorsque les
femmes journalistes se tournent vers eux ou leurs employeurs face
à la violence en ligne, elles ne reçoivent souvent pas de réponses
efficaces, voire sont blâmées comme étant fautives.
56. Au regard des données disponibles pour certains pays, on peut
citer, sans être exhaustif, les situations suivantes qui ont été
signalées par des organisations de journalistes.
57. En Serbie, l’Association des journalistes indépendants de
Serbie a mené une étude basée sur des données compilant les attaques
et les pressions dont les journalistes ont fait l’objet en 2020,
y compris les menaces, insultes et pressions exercées sur les médias
sociaux, dans le but de définir les attaques en ligne à l’encontre
de femmes journalistes. Environ 42 % des femmes journalistes qui
ont participé à l’enquête ont déclaré avoir été victimes d’une attaque
isolée, tandis que 18 % ont indiqué que l’attaque s’inscrivait dans
le cadre d’une campagne orchestrée. À titre d’exemple, en 2020,
la journaliste de la chaine TV N1, Zakline Tatalovic, a reçu des
messages de menace et d’insulte deux jours après que l’Association
des journalistes indépendants de Serbie a publié une déclaration
condamnant l’attaque et les insultes sexistes qui avaient été proférées
à son encontre au cours d’un débat télévisé diffusé aux heures de
grande écoute sur une chaîne nationale.
58. En Macédoine du Nord, l’étude publiée en novembre 2022 par
l’ONG de journalistes PINA a montré que plus de 81 % des femmes
journalistes interrogées avaient été victimes de harcèlement en
ligne. La majorité (84,6 %) savait vers quelle institution se tourner
pour signaler un tel acte, mais seul un quart d’entre elles se sont
réellement adressées à l’institution compétente et près de la moitié
des personnes interrogées (43,7 %) n’ont effectué aucun signalement.
Les femmes se disent généralement «très insatisfaites» de la coopération avec
les institutions, ce qui explique en partie cette absence de signalement.
Citons comme exemple Tanja Milevska, correspondante de l’agence
de presse de Macédoine du Nord MIA, à Bruxelles, qui a été victime
de harcèlement en ligne, notamment d’insultes verbales et de menaces
de mort et de viol sur les réseaux sociaux en 2020.
59. En Grèce, l’enquête «Code of Silence: Fear, Stigma Surrounding
Abuse of Greek Women Journalists» publiée fin 2022 par le Réseau
de journalisme d’investigation des Balkans
, a confirmé qu’«un grand
nombre de femmes journalistes en Grèce ont encore trop peur de signaler
les actes de violence et de harcèlement» et que «dans la plupart
des cas, elles n’ont pas connaissance de l’existence d’une procédure
spécifique leur permettant de le faire». Cette étude met en exergue
le niveau de harcèlement dont les femmes journalistes font l’objet
sur leur lieu de travail, par opposition aux menaces proférées par
des inconnus sur le terrain, et la nécessité pour le secteur des
médias de mettre en place des procédures de signalement du harcèlement.
3.2. Harcèlement
judiciaire et criminalisation du journalisme
60. Un aspect majeur du harcèlement
judiciaire réside dans les «poursuites-bâillons» (désignées aussi
par l’acronyme anglais «SLAPP» pour Strategic
Lawsuits Against Public Participation), qui prennent
souvent la forme de plaintes en diffamation ou pour atteinte à la
vie privée. Les procédures-bâillons constituent une menace sérieuse
pour la liberté d’expression et pour le droit du public à recevoir
des informations sur des questions d’intérêt public et elles abusent
des procédures judiciaires pour perturber le plus possible le travail des
journalistes ou des éditeurs (demandes de dommages-intérêts exorbitants,
recours et allongement des procédures judiciaires pour obliger les
défendeurs à consacrer beaucoup de temps et d’argent à leur défense, etc.).
61. Le problème des procédures-bâillons fait l’objet du rapport
spécifique intitulé «La lutte contre les SLAPP: un impératif pour
une société démocratique»
. Pour cette raison, mon rapport
n’y reviendra pas en détail.
62. Le harcèlement judiciaire peut se manifester de bien d’autres
façons, par exemple: accusations contre les journalistes pour outrage
au tribunal ou divulgation d’informations classifiées, atteintes
au principe de protection des sources, abus de sanctions administratives
ou pénales, peines d’assignation à résidence ou détention, accusations
d’infractions fiscales, de possession supposée de stupéfiants, d’incitation
à la haine ou au blasphème, de non-respect des couvre-feux, d’«hooliganisme»,
de participation à des organisations considérées comme hostiles
aux autorités, d’infractions aux lois sur les rassemblements publics
et l’ordre public, d’«extrémisme» et de terrorisme.
63. Les cas les plus récents mentionnés par la Plateforme concernent
notamment les obstructions au travail des journalistes pendant des
manifestations ou lors d’activités de la police (Belgique, Suède),
des accusations de conspiration (Grèce), de terrorisme et de désinformation
(Türkiye), ou des non-renouvellements de licences radiophoniques
(Hongrie).
64. À propos des amendements législatifs concernant la disposition
sur les «informations fausses ou trompeuses» en Türkiye en 2022,
la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise) a déclaré que «La sanction d’un journaliste pour avoir
aidé à la diffusion de déclarations faites par une autre personne
entraverait gravement la contribution de la presse à la discussion
de questions d’intérêt public […]»
. Une quarantaine de nouveaux articles
modifiant la loi sur internet, celle sur la presse et le Code pénal turc
ont été introduits par le gouvernement. La loi prévoit jusqu’à trois
ans d’emprisonnement pour toute personne reconnue coupable de «diffuser
publiquement des informations trompeuses concernant la sécurité intérieure
et extérieure du pays, l’ordre public et le bien-être général, exclusivement
dans le but de susciter l’inquiétude, la peur ou la panique du public,
d’une manière susceptible de troubler la paix publique». Ces peines
peuvent être alourdies en cas de publication à partir d’un compte
anonyme, ou par une personne dissimulant son identité. Les procureurs
et les tribunaux étant soumis à un contrôle politique fort, de telles
lois menacent la liberté des médias en exposant les journalistes
critiques à un risque d’arrestation arbitraire et de poursuites.
Les groupes de défense de la liberté d’expression ont qualifié la
situation de «dystopique»
. Par ailleurs, le Haut-Commissariat
des Nations Unies aux droits de l’homme et le représentant de l’OSCE
pour la liberté des médias se sont également déclarés préoccupés
par le fait que des concepts tels que la «désinformation» soient
laissés à la seule appréciation de juridictions motivées par des
considérations politiques.
65. Selon les données de la campagne #FreeTurkeyJournalists mise
en œuvre par l’Institut international de la presse
, 227 journalistes ont
fait l’objet de poursuites en 2022 et la durée cumulée des peines d’emprisonnement
prononcées à l’encontre de journalistes depuis 2016 s’élève à 1 521 ans.
Toujours en 2022, 78 % des procès ont été reportés à une date ultérieure,
prolongeant ainsi la durée de la détention provisoire ou la pression
subie par les journalistes en attente d’être jugés. À titre d’exemple,
Sinan Aygül, propriétaire du site d’information en ligne Bitlis News
et président de l’Association des journalistes de Bitlis, fut le
premier journaliste arrêté pour «diffusion de fausses informations»
en vertu des lois modifiées en 2022. Couvrant une affaire d’abus
sexuels commis sur une jeune fille de 14 ans dans la ville de Bitlis,
dans l’est de la Türkiye, il avait publié un article avant de le
rectifier en raison d’erreurs présumées, et présenté ses excuses indiquant
s’être trompé. Le journaliste a été maintenu en détention pendant
une semaine en décembre 2022 et frappé d’une interdiction de se
rendre à l’étranger.
66. En Azerbaïdjan, l’environnement médiatique s’est récemment
durci, après l’adoption de lois qui renforcent le contrôle sur les
médias et restreignent la liberté d’expression. Les préoccupations
portent en particulier sur la mise en place d’un registre unique
et restrictif des entités médiatiques, la délivrance de cartes de
presse aux journalistes éligibles par une agence d’État, les exigences
relatives à la création d’entités médiatiques, l’octroi de licences
à tous les médias audiovisuels et les restrictions à la propriété
étrangère des médias. La Commission de Venise est parvenue à la
conclusion que, «dans le contexte d’un espace déjà extrêmement restreint
pour le journalisme et les médias indépendants en Azerbaïdjan, la
loi aura un nouvel ‘effet paralysant’»
. La loi a été adoptée par le parlement
le 30 décembre 2021 et promulguée par le Président le 8 février 2022.
Il s’agissait de la dernière initiative réglementaire mise en œuvre
en Azerbaïdjan, où une série de mesures antérieures ont été utilisées
pour intimider et harceler les journalistes.
67. Le 22 juillet 2023, plus de 60 journalistes et représentants
des médias azerbaïdjanais ont cosigné une lettre
adressée à plusieurs
organes et institutions du Conseil de l’Europe, dans laquelle ils
expriment leur inquiétude quant à l’application de la loi amendée
sur les médias et au registre des médias, et précisent qu’«au moins
50 médias se sont vu refuser l’inscription au registre et [que]
certaines institutions étatiques refusent de répondre aux demandes
d’informations des journalistes et des médias qui ne figurent pas
au registre». Toujours en 2022, des dispositions du droit pénal
ont été utilisées à mauvais escient pour poursuivre des journalistes.
Ainsi, le 10 septembre 2022, Avaz Zeynalli, propriétaire et rédacteur
en chef de la chaîne d’information indépendante Xural TV, a été
accusé de «corruption» et maintenu en détention pendant quatre mois,
bien qu’il ait affirmé que cette détention était motivée par des
considérations politiques
. Le 15 février 2022, Sevinj Sadygova,
journaliste au site d’information Azel.tv, et Fatima Mövlamli, journaliste
au site d’information Azadliq, ont été arrêtées alors qu’elles couvraient
une manifestation à Bakou et ont été relâchées après plusieurs heures
sans faire l’objet de poursuites
. Le 20 novembre 2023, le directeur
exécutif d'Abzas Media, Ulvi Hasanli, a été arrêté par la police,
tandis que son appartement et sa rédaction étaient perquisitionnés.
M. Hasanli a été arrêté par la police alors qu'il se rendait à l'aéroport
de Bakou et a été poursuivi pour «contrebande de devises étrangères».
Il a plaidé non coupable et a déclaré que les accusations étaient
infondées
. Ceci est d'autant plus inquiétant
que M. Hasanli était intervenu lors d'une audition organisée par
l'Assemblée en avril 2023 sur la situation des journalistes et des
défenseurs des droits de l'homme en Azerbaïdjan. Enfin, les «dossiers
Pegasus» de 2021 ont révélé que 48 journalistes pourraient avoir fait
l’objet d’une surveillance en Azerbaïdjan
. Le recours
à certaines lois spécifiques et l’utilisation abusive d’instruments
juridiques généraux pour tenter de supprimer la liberté d’expression
posent particulièrement problème pour la liberté et le pluralisme
des médias dans le pays.
68. En Géorgie, en septembre 2022, le parlement a passé outre
le veto de la Présidente Zourabichvili autorisant ainsi l’utilisation
de «mesures d’investigation secrètes» pour 27 infractions, et a
étendu la possibilité de placer des personnes sur écoute au regard
de 77 infractions. Cette législation relative aux écoutes téléphoniques
compromet la possibilité pour les journalistes de travailler librement
et renforce les inquiétudes concernant la surveillance des salles
de rédaction
.
69. La pénalisation de la diffamation en Europe reste un outil
majeur de criminalisation des journalistes. À cet égard, dans sa
Résolution 2035 (2015), l’Assemblée a invité les États membres à examiner la
législation relative à la diffamation «conformément à la
Résolution 1577 (2007) “Vers une dépénalisation de la diffamation”. Cet examen
devrait s’attacher aux sanctions pénales ainsi qu’aux procédures
civiles pour diffamation qui pourraient représenter une menace financière
disproportionnée pour les journalistes et les médias» (paragraphe 11).
70. En Azerbaïdjan, malgré l’arrêt rendu par la Cour européenne
des droits de l’homme dans l’affaire
Mahmudov
et Agazade c. Azerbaïdjan et les appels incessants des
organisations de journalistes, les lois pénales relatives à la diffamation
sont toujours en vigueur, et prévoient notamment des peines d’emprisonnement.
L’arrêt ayant été prononcé en 2008, cela fait maintenant plus de
14 ans que l’Azerbaïdjan ne s’est pas conformé à une décision contraignante
de la Cour visant à supprimer les peines d’emprisonnement pour diffamation
dans son droit pénal. La Commission de Venise avait également adopté, il
y a déjà dix ans, un avis sur la législation relative à la protection
contre la diffamation de la République d’Azerbaïdjan, dans lequel
elle se disait «préoccupée par le fait que, même si les autorités
se sont à plusieurs reprises engagées à œuvrer en faveur de la dépénalisation
(…), la diffamation est toujours associée à des sanctions pénales
excessivement lourdes, y compris des peines d’emprisonnement»
.
71. En Italie, la diffamation demeure une infraction pénale, passible
d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à six ans et/ou
de lourdes amendes. Même lorsqu’un journaliste remporte un procès
en diffamation, l’accusateur n’est pas tenu de rembourser les frais
de justice engagés par celui-ci, ce qui a bien sûr un effet dissuasif
supplémentaire sur les médias. Une affaire emblématique a éclaté
le 22 novembre 2022, lorsque le journaliste et reporter d’investigation
Emiliano Fittipaldi a annoncé que lui-même et le directeur de publication du
quotidien Domani, Stefano Feltri, avaient été traduits en justice
pour diffamation par la Première ministre Giorgia Meloni. Le 3 mars 2023,
des journalistes de ce même quotidien ont appris que Claudio Durigon,
sous-secrétaire d’État au ministère du Travail et des Politiques
sociales, avait également engagé une action en justice à leur encontre.
Bien que les journalistes soient tenus de respecter la loi, l’Italie
devrait dépénaliser la diffamation, comme l’Assemblée l’a déjà demandé
instamment à la législature italienne dans sa Résolution 2035 (2015)
,
afin de mettre fin au climat de peur et aux pressions qui pèsent
sur les journalistes.
72. En Türkiye, l’infraction d’insulte au Président de la République
est toujours passible d’une peine de prison d’un à quatre ans en
vertu de l’article 299 du Code pénal. La Cour européenne des droits
de l’homme a pourtant estimé que l’emprisonnement et la condamnation
ultérieure d’un journaliste pour insulte au Président portaient
atteinte à son droit à la liberté d’expression, étant donné qu’un
chef d’État ne peut se voir conférer «un privilège ou une protection
spéciale vis-à-vis du droit (…) d’exprimer des opinions à son sujet»
.
73. Plus grave encore, certains pays où la diffamation avait été
dépénalisée font marche arrière. C’est notamment le cas en Bosnie-Herzégovine,
où le 21 mars 2023, l’Assemblée nationale de la Republika Srpska s’est
prononcée en faveur de modifications du Code pénal réintroduisant
des sanctions pénales pour diffamation, donnant ainsi suite à une
proposition du Président Mirolad Dodik. La Republika Srpska avait dépénalisé
la diffamation en 1999, conformément aux normes et pratiques internationales
en développement. Aujourd’hui, une condamnation donne lieu à des
amendes allant de 2 500 à plus de 10 000 euros, une somme considérable
dans un pays où le salaire mensuel moyen s’élève à environ 630 euros.
À la suite d’une mission qui s’est déroulée du 22 au 25 octobre 2023
, des organisations européennes
de défense de la liberté des médias ont estimé que «la liberté des
médias [était] en mode survie» dans le pays, avec un «ensemble de législations
liées visant à museler davantage les reportages critiques et à accentuer
le sentiment de pression et d’isolement au sein de la communauté
journalistique en Republika Srpska».
74. En Arménie, «l’insulte grave» avait temporairement été érigée
en infraction pénale en octobre 2021, mais le nouveau Code pénal
en vigueur depuis juillet 2022 ne comprend plus de responsabilité
pour «insulte grave».
3.3. Reculs de l’indépendance de la gouvernance
et du financement des médias de service public
75. Les médias de service public
(MSP) font partie de l’écosystème médiatique général européen. Ils
sont parfois critiqués pour leur couverture de l’actualité, mais
en moyenne l’information ne représente que 30 % des programmes,
la plupart de ceux-ci se composant de fictions et de divertissements.
76. Un récent rapport de l’Union européenne de radiodiffusion
sur le financement des MSP montre
une baisse de leurs revenus, exacerbée par la crise de la covid-19.
En 2019 et 2020, les MSP ont vu leur financement diminuer dans 66 %
des pays européens étudiés. Cette tendance se traduit par une contraction des
ressources financières de 1,2 % entre 2016 et 2020, soit 6,9 % compte
tenu de l’inflation.
77. En 2020, le montant de financement public des MSP s’élevait
en moyenne à 0,10 euro par jour et par citoyen en Europe
. C’est une somme modeste, alors
que les prestations obtenues en contrepartie sont essentielles pour
informer les citoyens et alimenter le débat public. De récentes
recherches montrent qu’en temps de crise, les médias traditionnels,
et les MSP en particulier, inspirent davantage confiance au grand public,
que les réseaux sociaux ou les médias en ligne, preuve que la population
reconnaît le rôle primordial de l’audiovisuel public en temps de
crise
.
78. Cependant, le Digital News Report (Rapport sur l’actualité
numérique) publié en 2022 par le Reuters Institute
a également révélé que,
dans un contexte de pressions accrues pesant sur leur indépendance, certains
organismes de MSP, y compris des acteurs de référence comme la BBC
au Royaume-Uni, ont enregistré une baisse importante de leur niveau
de confiance au cours de ces dernières années.
79. Le rapport «Media Pluralism Monitor 2023» de l’Institut universitaire
européen
fait état de graves préoccupations
sur l’indépendance des MSP en termes de financement («les mécanismes
juridiques pour le financement adéquat des missions de service public
en ligne des MSP sans fausser la concurrence avec les acteurs privés
des médias») et de gouvernance («le cadre juridique des procédures
de nomination et de révocation relatives à la direction du MSP,
en tenant compte spécifiquement des critères d’équité et de transparence»).
Les pays à «risques élevés» sont la Bulgarie, la République tchèque,
Chypre, la Hongrie, l’Italie, la Pologne, la Roumanie, la Serbie,
la République Slovaque, l’Espagne et la Türkiye; les pays à «risque moyen»
sont l’Autriche, la Croatie, la France, la Grèce et l’Irlande.
80. Le précédent rapport du Media Pluralism Monitor et d’autres
sources ont fourni des exemples précis de problèmes de financement
des MSP en Europe. Par exemple, en République Slovaque, le financement insuffisant
de la RTVS a même été déploré par la Cour suprême des comptes, la
redevance n’ayant pas augmenté depuis près de vingt ans (2003).
81. En Bosnie-Herzégovine, le radiodiffuseur public BHRT est menacé
de fermeture en raison d’une accumulation de dettes et de difficultés
à percevoir la redevance. Un problème évident concernant le financement
des MSP tient à la possibilité qu’ont les gouvernements de décider
du montant de manière discrétionnaire, sans débat public préalable,
et sans définir de mission claire, ni assurer des fonds adéquats pour
les activités en ligne de ces MSP.
82. Même dans des pays ayant une longue tradition de MSP, la redevance
est remise en question ou supprimée. En France, par exemple, le
remplacement d’une redevance par une dotation publique puisée dans le
budget de l’État a été fortement critiqué par les organisations
de journalistes, qui estiment que cela pourrait nuire à l’indépendance
de ces médias sans résoudre pour autant la question du financement.
83. Au Royaume-Uni, le futur modèle de financement de la BBC n’est
pas clair et fait l’objet d’un «examen»
. En effet, en novembre 2022,
le gouvernement a fait savoir qu’il «se penchait sur l’avenir de
la redevance» et qu’il «donnerait en temps voulu de plus amples
détails sur ses projets».
84. Dans de nombreux pays, il existe un risque élevé d’influence
sur les nominations du directoire et de la direction générale des
MSP.
85. En Slovénie, par exemple, le gouvernement avait nommé le chef
de son service de communication à la direction du radiodiffuseur
public RTV-SLO, provoquant une longue période de troubles et de
grèves. À l’issue d’un référendum massivement soutenu en novembre 2022,
une nouvelle loi a dû être adoptée afin de «dépolitiser» RTV-SLO
.
86. En Lettonie, le ministre de la Défense a déclaré en 2022 que
le financement adéquat du radiodiffuseur public serait désormais
fonction de ses choix éditoriaux, «bons» ou «mauvais». À la suite
des critiques suscitées par ces déclarations, un nouvel organe directeur,
le Conseil des médias électroniques publics, a été établi en tant
que mécanisme de supervision de la compagnie nationale de télévision
LTV, et un médiateur faisant office de mécanisme d’autorégulation
et de responsabilisation a été mis en place.
87. Au niveau de l’Union européenne, une étape importante a été
franchie en 2022 avec la proposition de législation européenne sur
la liberté des médias
. Selon l’article 5.2, «La direction
et le conseil d’administration des fournisseurs de médias de service
public sont nommés selon une procédure transparente, ouverte et
non discriminatoire et sur la base de critères transparents, objectifs,
non discriminatoires et proportionnés préalablement définis par
le droit national». L’article 5.3 exige que «Les États membres veillent à
ce que les fournisseurs de médias de service public disposent de
ressources financières suffisantes et stables pour l’accomplissement
de leur mission de service public. Ces ressources sont de nature
à permettre que l’indépendance éditoriale soit préservée». À cet
égard, le considérant 18 de la proposition précise que: «Toutefois,
les médias de service public peuvent être particulièrement exposés
au risque d’ingérence, compte tenu de leur proximité institutionnelle
avec l’État et du financement public qu’ils reçoivent. Ce risque
peut être exacerbé par des garanties hétérogènes en matière de gouvernance
indépendante et de couverture équilibrée par les médias de service
public dans l’Union. […] Il est donc nécessaire, sur la base des
normes internationales définies à cet égard par le Conseil de l’Europe,
de mettre en place des garde-fous juridiques en ce qui concerne
le fonctionnement indépendant des médias de service public dans
l’ensemble de l’Union. Il est également nécessaire de garantir que,
sans préjudice de l’application des règles de l’Union relatives
aux aides d’État, les fournisseurs de médias de service public bénéficient
d’un financement stable et suffisant pour remplir leur mission,
qui assure la prévisibilité de leur planification. De préférence,
ce financement devrait être déterminé et alloué sur une base pluriannuelle,
conformément à la mission de service public des fournisseurs de
médias de service public, afin d’éviter les risques d’influence
indue liés à des négociations budgétaires annuelles». Ces normes
s’appliquent également aux pays non membres de l’Union européenne
qui devraient s’y conformer.
88. Pour compléter la proposition de législation européenne sur
la liberté des médias, je tiens à rappeler la
Résolution 2179 (2017) de l’Assemblée, «L’influence politique sur les médias
et les journalistes indépendants»
, qui contient des recommandations
détaillées concernant les mécanismes de gouvernance et le financement
des MSP, notamment aux paragraphes 7.6 à 7.8. Étant donné que la
situation ne s’est pas améliorée depuis lors et qu’elle s’est même
quelque peu dégradée, je pense qu’il est utile de réitérer les mêmes
appels dans le présent projet de résolution. Je propose également
de renforcer le rôle des parlements, y compris des oppositions,
en ce qui concerne la gouvernance et le financement des MSP ainsi
que les réformes en termes de normes et de professionnalisme, afin
d’éviter toute approche biaisée de la part des gouvernements.
89. Le recul des MSP, ajouté à la concentration accrue des médias,
constituent également une menace pour la démocratie locale. La présence
d’une scène médiatique locale et indépendante d’intérêt public est
une pierre angulaire des sociétés démocratiques, notamment pour
contrer la désinformation et la mésinformation. Cependant, ces dernières
années, l’existence – ou la viabilité – des médias locaux et régionaux
est menacée dans de nombreuses régions de l’Union européenne, à
tel point que des universitaires et des professionnels ont recensé
des «déserts d’information» en Europe
, c’est-à-dire des territoires
«où les citoyens ne reçoivent pas d’informations d’intérêt public,
où leur droit d’accès à des informations plurielles et de qualité
sur les questions locales d’ordre social et politique n’est pas
garanti et où leurs ‘besoins d’information essentiels’ ne sont pas
satisfaits». Cette situation a une incidence directe sur des sujets
qui touchent à la qualité de vie des citoyens, tels que l’éducation,
la santé, les transports publics, les procédures de vote, les questions budgétaires
et les infrastructures. Une étude publiée en avril 2023 par la Fédération
européenne des journalistes
révèle l’ampleur du
problème: en Croatie, «un grand nombre de médias locaux sont détenus
par les gouvernements locaux des villes, comtés et communes, de
sorte que l’on peut s’interroger sur leur indépendance vis-à-vis
des autorités», au Portugal, «plus de la moitié des municipalités
sont des déserts d’information ou sont sur le point de le devenir»,
et en Türkiye, «85 % des informations publiées dans les médias numériques
[locaux] ne sont pas des articles originaux, mais des copies».
90. Je salue le rapport du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux
de Conseil de l’Europe intitulé «Les médias locaux et régionaux:
garants de la démocratie, gardiens de la cohésion communautaire»
adopté le 25 octobre 2023, qui appelle
les gouvernements des États membres à élaborer des politiques relatives
aux médias qui tiennent compte des besoins informationnels des communautés
locales, en accordant une attention particulière aux collectivités
rurales et défavorisées davantage exposées au risque de devenir
des déserts médiatiques locaux. La question de la concentration
des médias devrait faire l’objet, dans un avenir proche, d’une analyse
approfondie dans le cadre d’un rapport spécifique de l’Assemblée.
3.4. L’appropriation des médias
91. L’appropriation des médias
est le phénomène par lequel
des personnes au pouvoir s’emparent ou prennent le contrôle, directement
ou indirectement, des contenus journalistiques sans avoir recours
à la force. Ce phénomène s’est amplifié dans les dernières années
en Europe; il est complémentaire mais distinct de celui de concentration
de la propriété des médias.
92. Des groupes d’intérêts politiques et commerciaux ont recours
à divers outils et méthodes pour s’emparer des médias indépendants.
Généralement, l’appropriation des médias se traduit par un contrôle
des politiques éditoriales des radiodiffuseurs de service public
ou une ingérence dans ces lignes éditoriales, une instrumentalisation
des instances de régulation des médias par le biais des personnes
nommées pour des raisons politiques, une distorsion du marché en
faveur des médias favorables au gouvernement et la constitution
d’un cercle d’hommes et de femmes d’affaires «loyaux» chargés de
contrôler les médias privés dans l’intérêt du gouvernement.
93. Selon le rapport 2023 de l’Observatoire du pluralisme des
médias (Media Pluralism Monitor), «[e]n moyenne, l’indépendance
politique des médias relève toujours de la catégorie des risques
moyens (54 %). Six pays obtiennent un score correspondant à un niveau
de risques faibles, à savoir l’Autriche, la Belgique, l’Allemagne,
l’Irlande, le Portugal et la Suède. Les pays à risques élevés sont
principalement situés en Europe centrale et du Sud-Est, où les médias,
y compris les médias natifs du numérique, sont davantage soumis
à un contrôle politique exercé au moyen de leur appropriation».
L’Albanie, la Hongrie, Malte, la Pologne, la Roumanie, la Serbie
et la Türkiye présentent notamment un niveau de risques élevés en
matière d’indépendance politique. C’est pour l’indicateur «autonomie
éditoriale» que le niveau de risque est en moyenne le plus élevé.
D’après le rapport susmentionné, «la politisation des médias résulte
très souvent de l’absence de mécanismes de régulation visant à empêcher
la captation politique, par le biais de la propriété directe ou
indirecte, par des responsables politiques, des entrepreneurs ayant
des intérêts particuliers ou des membres de la famille qui agissent
en tant que mandataires».
94. Comme le souligne le rapport 2023 de la Plateforme
, «L’appropriation des médias passe
souvent inaperçue et se dissimule sous un voile de légalité qui
ménage une certaine faculté aux pouvoirs publics de nier leur implication
de manière crédible»; cependant, cette appropriation menace gravement
le pluralisme des médias et le droit des citoyens d’accéder à des
sources d’informations équilibrées et indépendantes. Elle affaiblit
également la confiance du public dans la fiabilité des médias. En
effet, les informations et les reportages systématiquement présentés
sous un angle favorable au gouvernement seront perçus comme biaisés
et, pire encore, pourraient amener les citoyens à se fier exagérément
à un journalisme de qualité médiocre et à de fausses informations.
95. Le rapport 2022 de la Plateforme a souligné que, «au sein
de l’Union européenne, la Hongrie a mis en place le niveau le plus
avancé d’appropriation des médias par l’État, un modèle que la Pologne
et la Slovénie ont tenté de reproduire avec plus ou moins de succès
en l’adaptant à leur contexte national».
96. Depuis de nombreuses années, la Hongrie fait figure de «laboratoire»
européen en matière d’appropriation des médias. D’après l’Institut
international de la presse, basé à Vienne, ce phénomène «suppose
une exploitation coordonnée du pouvoir juridique, réglementaire
et économique pour prendre le contrôle des médias publics, concentrer
les médias privés entre les mains d’alliés et fausser le marché
au détriment du journalisme indépendant»
. Le processus a pris
corps progressivement depuis 2010 et l’arrivée au pouvoir du parti
Fidesz du Premier ministre Orbán. Il a débuté par l’acquisition
des principaux médias par des entrepreneurs dépendant de l’État
et proches du Premier ministre, au moment même où les médias indépendants
détenus par des propriétaires étrangers quittaient le pays. En contrepartie,
ces médias ont bénéficié d’importants budgets publicitaires de l’État,
tandis que les voix critiques ont été privées de tout soutien public.
Dans le même temps, les membres du Conseil des médias ont été nommés
en fonction de motivations politiques, selon les consignes données
par le parti au pouvoir, le Fidesz. Ce même Conseil des médias a
le pouvoir de bloquer ou de suspendre les licences de médias indépendants
tels que Klubrádió. Le blocage des fusions de médias indépendants,
parallèlement à l’approbation du regroupement de médias pro-gouvernementaux,
a permis le processus de concentration des médias favorables au
pouvoir en place. Les médias publics (tant le radiodiffuseur MTVA
que l’agence de presse MTI) ont été convertis en outils de propagande
du gouvernement, sans aucune indépendance éditoriale pour leurs
journalistes et assurant une couverture de l’actualité le plus souvent
déséquilibrée, notamment pendant les périodes électorales où les partis
d'opposition bénéficient d’un temps d’antenne quasi nul
. Par ailleurs, le projet
Pegasus a révélé que la Hongrie fait partie des pays où le gouvernement
recoure le plus aux logiciels espions, en particulier dans les médias
. Ce «modèle de contrôle
des médias nationaux en Hongrie a été conçu de manière à permettre
au Fidesz de nier de manière crédible les accusations d’ingérence»,
conclut le rapport de l’Institut International de la Presse. D’autres
pays d’Europe centrale et orientale ont suivi la même logique de
mainmise sur les médias.
97. En République tchèque, le gouvernement du Premier ministre
Andrej Babiš était lié au grand groupe médiatique Mafra, dont M. Babiš
est le propriétaire, qui a orienté les informations en sa faveur
et influencé des médias détenus par d’autres oligarques.
98. En Pologne, la «réforme des médias» mise en œuvre par le gouvernement
avait pour principal objectif la «repolonisation» des médias et
la «déconcentration» du marché. Malgré les intentions apparemment positives
d’instaurer un plus grand pluralisme, cette réforme s’est traduite
par une concentration accrue des médias sous le contrôle du parti
au pouvoir et de ses alliés. Depuis 2015, les institutions publiques
et les entreprises détenues et contrôlées par l’État ont progressivement
réduit les abonnements et les publicités dans les médias indépendants,
privant ainsi ces derniers d’une importante source de financement.
Les médias et les journalistes font également l’objet de discrimination
dans l’accès à l’information, les agents publics refusant les communications
ou les entretiens avec certains d’entre eux. Dans le rapport intitulé
«Media freedom at a crossroads: Journalism in Poland faces uncertain
future ahead of election» publié en octobre 2023
, une coalition
de groupes de défense de la liberté des médias déplore «l’appropriation
des médias et le recours généralisé à des procès vexatoires dans
le but de créer un climat hostile au journalisme indépendant» dans
le pays. Le rapport constate également que «les médias publics sont
devenus un organe de propagande du parti au pouvoir; le Conseil
national de l’audiovisuel, KRRiT, abuse de ses pouvoirs en matière
d’octroi de licences pour créer une incertitude commerciale et applique
des sanctions financières arbitraires pour imposer la peur et l’autocensure
dans les salles de presse» et que «la publicité d’État est utilisée
par le gouvernement pour financer les médias qui le soutiennent
et saper le journalisme indépendant, ce qui exacerbe la pression financière
sur les médias».
99. En Serbie, le gouvernement ne possède pas directement les
médias, mais assure un contrôle au travers de l’attribution des
recettes publicitaires et de l’allocation de fonds publics ou en
exerçant une influence directe sur les propriétaires des médias.
La mainmise de l’État concerne également la presse écrite, comme
en témoigne l’exemple flagrant d’Informer, le journal au tirage
le plus élevé du pays, dont le propriétaire et rédacteur en chef
est un proche de longue date du Président Vučić, et qui, le 25 février 2022,
a publié un article en Une titré «L’Ukraine a attaqué la Russie».
100. En Bulgarie, le manque d’informations quant à la propriété
et aux intérêts commerciaux en jeu – y compris dans l’industrie
des médias – dans un pays où le niveau de corruption et de criminalité
organisée est le plus élevé de l’Union européenne, assombrit le
tableau, selon les groupes de défense de la liberté de la presse
. Ces dernières années,
le marché des médias bulgare a connu des remaniements majeurs, plusieurs des
grands médias ayant changé de mains, laissant présager une évolution
positive, à condition que la situation politique du pays se stabilise
et que les autorités parviennent à venir à bout de la corruption.
101. En Autriche, l’attribution de publicités politiques aux médias
selon le favoritisme politique plutôt que la qualité pose problème.
102. En Grèce, le rapport intitulé «Controlling the message» publié
en mars 2022 par le groupe Media Freedom Rapid Response
fait état d’une «dégradation
de la liberté de la presse depuis la victoire électorale de Nea Dimokratia
en 2019, lequel cherche obstinément à contrôler le message et à
réduire au minimum les voix critiques et dissidentes». En pareilles
circonstances, l’appropriation des médias par des intérêts commerciaux
a augmenté au point de mettre en danger le pluralisme des médias
et le travail d’information des journalistes. «La concordance entre
les intérêts des propriétaires et la politique gouvernementale nuit
à l’émergence de voix d’opposition fortes dans ces médias»
.
L’attribution de marchés publicitaires publics aux médias en tant
qu’outil d’appropriation constitue un problème particulièrement
sérieux en Grèce: un exemple frappant est le scandale de la «liste
Petsas» (du nom de l’ancien adjoint du Premier ministre et porte-parole du
gouvernement, Stelios Petsas), qui a éclaté lors de la pandémie
de covid-19. Le gouvernement a alloué 20 millions d’euros aux médias
pour qu’ils publient des messages de santé publique. Sur l’insistance
de groupes de la société civile, le gouvernement a révélé le nom
des médias ayant bénéficié d’un soutien. Il s’est avéré que les
fonds avaient été distribués à des proches politiques, y compris
à des sites web fictifs, à des blogs personnels et à des médias
religieux, tandis que certains médias indépendants n’ont reçu aucun financement.
103. En Türkiye, l’appropriation des médias s’effectue par l’intermédiaire
d’entreprises et de personnes d’obédience gouvernementale (Turkuvaz Media Group,
Demirören Media, Doğuş Media Group) et par le biais de sanctions
dissuasives et disproportionnées imposées par les autorités de régulation
ou un système judiciaire contrôlé par l’État, à l’encontre de médias
indépendants trop critiques du gouvernement. Par ailleurs, les membres
de l’agence de régulation des annonces publicitaires dans la presse
(BIK) et du Conseil supérieur de l’audiovisuel (RTÜK) sont nommés
par le gouvernement. En août 2022, la Cour constitutionnelle a condamné
l’agence BIK pour avoir infligé des amendes arbitraires à des médias
indépendants tels que Cumhuriyet, Evrensel, Sözcü et Birgün. D’après
la Cour, ces sanctions portaient atteinte aux lois sur la liberté d’expression
et la liberté de la presse. De plus, il s’est avéré que moins de
10 % de celles imposées par le RTÜK concernaient des chaînes de
télévision pro-gouvernementales en 2022
. Cette appropriation des médias est
particulièrement inquiétante en période électorale, comme ce fut
le cas lors du scrutin présidentiel de 2023, lorsque le RTÜK a infligé
des amendes à plusieurs radiodiffuseurs ou suspendu temporairement
leurs activités en raison de leurs reportages critiques
. Des médias étrangers
tels que le radiodiffuseur allemand Deutsche Welle (DW) ont notamment
été concernés.
104. Dans plusieurs pays européens, la collusion entre les pouvoirs
publics et les entreprises a entraîné une concentration élevée disproportionnée
des richesses dans les médias. Les organisations de journalistes
et les médias indépendants pointent le problème depuis plus d’une
décennie (depuis 2010 en ce qui concerne la Hongrie), et il est
désormais urgent d’empêcher que ce phénomène ne prenne plus d’ampleur.
Pour ce faire, il convient avant tout de mettre en place un système
qui limite l’accès des entreprises aux fonds publics et impose de
nouvelles règles encadrant la détention d’organisations de médias.
4. Conclusions
– Comment les États et les partenaires de la Plateforme pourraient-ils
mieux protéger la liberté des médias?
105. Le débat de l’Assemblée sur
ce rapport marquera les dix ans d’existence ou presque de la Plateforme du
Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme
et la sécurité des journalistes. Comme je l’ai souligné, le nombre
d’alertes publiées sur la Plateforme au sujet de menaces et d’attaques
ciblant la liberté des médias n’a cessé de croître. Cette hausse
n’est pas due uniquement au travail remarquable accompli par les
partenaires de la Plateforme, elle est également liée à une augmentation
effective des menaces à l’encontre des journalistes dans toute l’Europe.
La situation est d’autant plus préoccupante que la progression du
nombre d’alertes s’accompagne d’une baisse de celui des réponses
de la part des États membres. Alors que nous fondions l’espoir que
le système permette de réduire le nombre de requêtes introduites
devant la Cour européenne des droits de l’homme grâce à un dialogue
avec les organisations de journalistes et à des réactions rapides
aux alertes, nous n’avons constaté aucune amélioration dans le domaine
de la liberté des médias au cours des dernières années.
106. En outre, les appels lancés aux États membres dans les résolutions
précédentes de l’Assemblée sont en grande partie restés lettre morte
et peu d’éléments attestent d’un examen et d’une réforme de la législation ou
de la mise en œuvre d’autres mesures concrètes à la suite des demandes
ciblées adressées à certains gouvernements spécifiques.
107. Dans le cadre de l’adoption de cette résolution, l’Assemblée
devrait réitérer ces appels antérieurs aux États membres et insister
sur la nécessité de mettre en place un mécanisme permettant de répondre
de manière systématique aux alertes et de prendre des mesures pour
remédier aux problèmes recensés. À cet égard, je me félicite du
fait que la Plateforme suive à l’avenir une approche «systémique»
en classant les menaces individuelles dans des catégories selon
qu’il s’agisse de problèmes «persistants ou structurels». Il convient
également de saluer l’initiative consistant à demander aux partenaires
de la Plateforme d’indiquer le type d’action attendue de la part
de l’État membre concerné en réponse à une alerte donnée.
108. Nous sommes fiers de défendre les valeurs démocratiques et
les droits humains, mais la démocratie n’est pas viable sans la
liberté d’information et un écosystème solide propre à assurer l’indépendance
et le pluralisme des médias ainsi que la sécurité des journalistes.
Les attaques systématiques contre la liberté des médias et les menaces
visant des journalistes sont autant de signes inquiétants d’une
tendance à un glissement subreptice de ce que l’on a coutume d’appeler
la «démocratie libérale» vers des systèmes de «démocraties illibérales»
. Nous devons éviter
que nos systèmes démocratiques ne perdent leur âme, et nous devons
tous nous engager à protéger ensemble plus efficacement la liberté
des médias en tant que pilier d’une véritable démocratie.
109. La nouvelle campagne du Conseil de l’Europe pour la sécurité
des journalistes a été lancée le 5 octobre 2023 à Riga, avec pour
slogan «Journalists matter» (Les journalistes comptent). Les parlements nationaux
et l’Assemblée devraient participer résolument à cette campagne,
être activement associés à sa promotion, user de tout leur poids
pour susciter l’adoption de plans d’action nationaux et suivre de
près leur mise en œuvre effective.