1. Introduction
1. Réalité longtemps tue, la somme
de souffrances, d’abus, d’actes de violence, d’ordre sexuel ou autre, subis
au cours des siècles et encore jusqu’à aujourd’hui par des enfants
en institution dans les différents pays européens, est inimaginable
et intolérable. Fermer les yeux sur le passé, refuser de reconnaître
les faits et la souffrance des victimes, c’est contribuer à maintenir
des conditions propices à la poursuite encore aujourd’hui de ces
pratiques inacceptables.
2. La mise au jour de ce passé déchirant n’est pas simple pour
nos sociétés, surtout pour les victimes qui cachent souvent ce vécu
douloureux au plus profond d’elles-mêmes, avec un sentiment de dévalorisation
et parfois paradoxalement de honte. Une fois l’abcès crevé, la reconnaissance
de ces injustices par les institutions peut représenter une source
inestimable d’apaisement et de réconfort.
3. La maltraitance des enfants influe lourdement sur la santé,
engendrant notamment l’apparition de troubles cognitifs ou de problèmes
de santé mentale. En Europe, elle entraîne chaque année la mort prématurée
de plus de 800 enfants de moins de 15 ans
.
4. Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), la maltraitance
des enfants désigne « les violences physiques, sexuelles et psychologiques
et/ou la négligence dont sont victimes les enfants de moins de 18 ans ».
En Europe, 18 millions d’enfants sont victimes d’abus sexuels, 44 millions
de violences physiques et 55 millions de violences psychologiques.
Les cas les plus graves se sont produits et continuent de se produire au
sein d’institutions publiques et religieuses. Lorsque les mauvais
traitements se produisent ailleurs, les institutions de l’État manquent
souvent à leur devoir de prévenir ces abus et d’y remédier
.
5. La pandémie de covid-19 a exacerbé la situation. Comme le
souligne l’OMS, « les restrictions de mouvement, la perte de revenus,
l’isolement, la promiscuité et les niveaux élevés de stress et d’anxiété augmentent
la probabilité que les enfants subissent ou observent des violences
physiques, psychologiques et sexuelles chez eux, en particulier
les enfants dont la situation familiale est déjà marquée par la
violence et les dysfonctionnements»
.
6. Le 4 octobre 2021, j’ai déposé, avec d’autres membres de l’Assemblée
parlementaire, une proposition de recommandation intitulée « Maltraitance
des enfants en Europe: traitement, indemnisation et prévention » (Doc.
15390). Cette proposition soulève la question de la maltraitance
des enfants en Europe et souligne la nécessité pour les États membres
du Conseil de l’Europe de reconnaître officiellement les préjudices
subis par les enfants qui ont souffert de violences sexuelles, physiques
et psychologiques et de veiller à ce que les personnes ayant subi
de telles violences dans leur enfance obtiennent une juste réparation
et bénéficient de contributions de solidarité. La proposition déplore
la tendance à minimiser les actes d’abus commis dans des institutions
religieuses ou publiques et le fait que la douleur des victimes
de maltraitance perdure, en raison de l’expérience traumatisante
qu’elles ont vécue et du manque de reconnaissance et de soutien
officiels.
7. Dans le cadre du présent rapport, la commission des questions
sociales, de la santé et du développement durable a procédé à une
audition publique à Strasbourg, le 11 octobre 2022 avec la participation
de M. Guido Fluri, de l’association Justice Initiative , ainsi que
de deux survivants de maltraitance institutionnelle: Mme Sîrmanca
Beladi (Roumanie), accompagnée par Mme Gabriela
Lupea, responsable de l’association Justice Initiative; et M. Karl
Hauke (Allemagne). L’exposition «Shame – European Stories», présentée
au Conseil de l’Europe en marge de la partie de session d’octobre
2022 de l’Assemblée, fut un excellent exemple des actions qu’il
est possible de mener pour sensibiliser à la maltraitance des enfants
en Europe et briser le silence qui entoure cette question.
8. Je tiens tout particulièrement à remercier M. Fluri et son
équipe qui ont remporté de grands succès en Suisse où ils ont obtenu
jusqu’aux excuses de l’État pour des violences commises envers des
enfants. Je soutiens ses travaux en Europe, tout particulièrement
en Allemagne, en France et en Roumanie. L’objectif de ce rapport
est d’initier une même prise de conscience à travers toute l’Europe
afin de libérer la parole, de permettre la reconstruction et l’indemnisation
des survivants et de mettre en place des outils pour que de telles situations
ne se reproduisent plus jamais.
9. J’ai aussi eu l’occasion de me rendre en Roumanie du 3 au
6 septembre 2023. Je remercie chaleureusement le parlement d’avoir
facilité une série d’entretiens très intéressants sur la situation
des enfants en situation de handicap et abandonnés sous le régime
communiste et jusqu’à nos jours.
2. Le cadre européen et international
10. Outre la Convention des Nations
Unies relative aux droits de l’enfant, plusieurs conventions du
Conseil de l’Europe établissent des normes juridiques utiles de
protection des enfants; citons notamment la Convention sur la protection
des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (STCE n° 201,
« Convention de Lanzarote »)
et la Charte sociale européenne (révisée,
STE n° 163), qui souligne que les enfants et les adolescents ont
droit à une protection sociale, juridique et économique appropriée
(article 17).
11. La quatrième Stratégie pour les droits de l’enfant (2022-2027)
a été adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
le 23 février 2022 et lancée lors de la Conférence de haut niveau
« Au-delà de l’horizon: une nouvelle ère pour les droits de l’enfant »
à Rome les 7-8 avril 2022. Parmi ses six objectifs stratégiques,
je note tout particulièrement que « Une vie sans violence pour tous
les enfants » et « Une justice adaptée aux besoins de tous les enfants »
demeurent des priorités nécessitant une «mise en œuvre continue».
Je souhaiterais que ce chapitre contribue davantage à un travail
mémoriel sur la maltraitance passée, afin qu’elle ne soit pas oubliée
et que ces situations ne se reproduisent plus. En suivant la bonne
pratique établie par mon pays, la Suisse, la mise en place de réparations
et d’indemnisations pour les victimes est l’ultime étape de cet exercice.
12. En septembre 2010, l’Assemblée adoptait la
Recommandation 1934 (2010) « Sévices sur des enfants placés en établissement: garantir
la protection pleine et entière des victimes » dans laquelle elle
demandait aux États membres de renforcer leur action en vue de protéger
les enfants contre les maltraitances. Elle insistait également sur
l’importance de rendre entièrement justice aux victimes de sévices
passés et d’apporter une assistance aux enfants concernés par des
sévices récents
.
13. L’Assemblée avait mis à la disposition de ses membres un Manuel
à l’attention des parlementaires pour soutenir la ratification de
la Convention de Lanzarote dès 2011. Ce document n’a pas été mis
à jour depuis 2015 et gagnerait à être développé en prenant en compte
ce rapport.
3. Maltraitance
des enfants en Europe
14. La maltraitance des enfants,
passée ou actuelle, et le manque de perspective historique en la
matière sont un problème paneuropéen
. Jusqu’à récemment, des cas de retrait
d’enfants, d’adoption forcée, de stérilisation et d’expérimentation
de médicaments/vaccins sur des enfants et des adolescents ont été
signalés dans plusieurs pays européens
. Je pense aussi aux bébés « volés »
dans des familles de républicains espagnoles pendant la guerre civile,
qui méritent de recevoir le statut de victime
. Il faut apprendre de l’histoire,
tout particulièrement au moment même où l’agression unilatérale
de la Fédération de Russie est à l’origine de crimes graves contre
des enfants. En avril 2023, l’Assemblée a adopté la
Résolution 2495 (2023) «Déportations et transferts forcés d’enfants et d’autres
civils ukrainiens vers la Fédération de Russie ou les territoires
ukrainiens temporairement occupés: créer les conditions de leur
retour en toute sécurité, mettre fin à ces crimes et sanctionner
leurs auteurs», à l’initiative de notre collègue M. Paulo Pisco (Portugal,
SOC).
15. À l’heure actuelle, de nombreux pays européens ne sont dotés
ni d’un cadre juridique approprié ni d’un fonds d’indemnisation
pour la réparation des souffrances endurées par les personnes ayant
subi des abus dans leur enfance. Seuls quelques pays ont pris des
mesures résolues pour se confronter aux épisodes de maltraitance
infantile qui ont émaillé leur histoire
.
16. À La Réunion, un département français d’outre-mer situé dans
l’océan Indien, entre 1963 et 1982, près de 2 000 enfants – abandonnés
ou non – ont été déplacés de force par le Gouvernement français
vers les départements ruraux de la métropole, pour repeupler des
zones vidées par l’exode urbain et répondre aux problématiques sociales
et sécuritaires de l’île. Ces enfants ont été arrachés à leur environnement
et, pour certains d’entre eux, à leur famille. Servant souvent de
main-d’œuvre gratuite pour des ouvriers, des paysans ou des employés,
ils ont aussi subi des maltraitances dans leurs familles adoptives
.
17. En Suède, entre 1920 et 1980, environ 100 000 enfants ont
été placés dans des institutions publiques, des orphelinats ou des
familles d’accueil où beaucoup d’entre eux ont été victimes de mauvais
traitements et d’abus
. Bien que ces cas aient fait l’objet
d’une enquête approfondie et d’une reconnaissance officielle lors d’une
cérémonie de réconciliation, à peine 46 % des victimes ont vu leur
demande d’indemnisation acceptée et ont obtenu des réparations.
Il est particulièrement alarmant de constater que seules les victimes
qui – selon le gouvernement, avaient subi les abus les « plus graves »
ont été indemnisées. Or, il est difficile de qualifier et d’évaluer
l’importance de la maltraitance
.
18. En Irlande, au 20e siècle, des
milliers d’enfants sont nés dans des maisons « mère-enfant » où
leurs mères avaient été accueillies. Gérées par l’Église, ces institutions
étaient financées et inspectées par l’État. Bien qu’il n’y ait aucune
preuve que les femmes ont été placées de force dans ces maisons
par l’Église ou les autorités de l’État, nombreuses étaient celles
qui n’ont pas eu d’autre choix
. De nombreuses femmes et enfants
ont par la suite déclaré avoir subi des violences psychologiques
et physiques
.
19. En Suisse, jusqu’en 1981, des milliers d’enfants et d’adolescents
ont été placés par les autorités dans des exploitations agricoles
pour servir de main-d’œuvre ou dans des foyers sévèrement gérés
où ils ne bénéficiaient pas d’une protection et de soins suffisants.
Souffrant déjà d’avoir été séparés de leurs parents et de leur fratrie,
beaucoup de ces enfants ont aussi été victimes de violences physiques,
psychologiques ou sexuelles dans ces milieux
.
4. La
situation dans trois pays européens: France, Allemagne et Roumanie
20. Il s’agit, dans cette partie,
d’analyser des cas emblématiques en commençant par une affaire impliquant l’administration
publique d’un État membre, puis de traiter de la façon dont l’Église
catholique romaine a abordé les affaires de maltraitance qui ternissent
son image. Enfin, j’aborderai, dans un troisième temps, la situation en
Roumanie, où je me suis rendu en mission.
21. Le transfert en France métropolitaine dans les années 1960
de plus de 2 000 enfants pauvres de l’île de la Réunion relevant
de l’aide sociale à l’enfance (ASE) est resté une tragédie longtemps
sous-estimée
. Elle est suivie par l’association
suisse Justice Initiative .
22. L’île de la Réunion a été convertie en département d’outre-mer
en 1946. À partir de 1963 et jusqu’en 1982 environ, la DDASS (Direction
départementale des affaires sanitaires et sociales), à l’instigation
de Michel Debré, à l’époque député d’une circonscription de l’île,
a transféré en métropole des enfants, dont certains étaient abandonnés
et vivaient en foyer (2 015 enfants, d’après le décompte de la Commission
de recherche mise en place par le ministère des Outre-mer en 2016).
Le scandale concerne surtout les enfants qui ont été pris à leurs
familles alors que celles-ci n’avaient donné leur accord qu’avec
réticence, voire furent dupées
. On
assurait à ces familles en grande difficulté sociale, souvent illettrées,
et impressionnées par les visites insistantes des services sociaux,
que leur enfant serait éduqué en « métropole ». On leur garantissait
la réussite sociale en France. On leur disait aussi que les enfants
reviendraient régulièrement sur l’île et ne perdraient pas contact
avec leurs familles. Ce ne fut pas le cas.
23. Cette opération a été justifiée, dans un premier temps, par
les préoccupations du député face à l’explosion démographique, qui,
selon lui, menaçait l’île, et plus encore par le souci d’insuffler
une nouvelle jeunesse à des départements français en voie de désertification.
Avec 215 enfants
, la Creuse n’a pas été le seul
département de destination de ces enfants. 83 départements de l’Hexagone
ont accueilli des enfants réunionnais. La Creuse constituait le
lieu le plus difficile à supporter pour ces enfants. Il était le
plus froid, le plus isolé, celui où ils ont eu le plus à souffrir
de l’exploitation dans les fermes avec des cas de maltraitance avérés
sur certains garçons.
24. À partir des années 2000, certaines victimes de ces déplacements
ont mis en cause les conditions de leur transplantation et le sort
qui leur a été réservé, parlant « d’enlèvements », de « déportations »
et de mauvais traitements dans des livres
. Ils ont intenté plusieurs
actions en justice contre l’État, demandant notamment des réparations
financières. Déboutés, ils ont porté l’affaire sur le plan politique.
L’Assemblée nationale a voté en 2014 une «résolution mémorielle»
proclamant que l’État avait manqué à sa «responsabilité morale»
à l’égard de ces mineurs
.
25. La transplantation d’enfants et d’adolescents fut organisée
par le Bureau pour le développement des migrations dans les départements
d’outre-mer (BUMIDOM), un organisme public, qui était placé sous
la double tutelle du ministère des DOM-TOM et du ministère de l’Économie,
et qui avait pour objet de contribuer à la solution des problèmes
démographiques des départements d’outre-mer. Il fut démantelé en
1981. Ses archives sont probablement très intéressantes pour comprendre
cet épisode de l’histoire française. D’une façon générale, le besoin
de documenter ces phénomènes devrait être pris avec sérieux, avant
que les documents ne disparaissent. Oublier n’est pas une solution
éthique pour nos démocraties.
26. Le traitement de la maltraitance nécessite une coopération
solide entre l’État et la société civile. Il est important de souligner
qu’il n’existe pas encore d’association qui fédère tous les « Réunionnais
de la Creuse ». Sur les 2 015 victimes, seule une centaine d’individus
s’est rapprochée d’une association. La Fédération des enfants déracinés
des départements et régions d’outre-mer (FEDD) se veut un espace
de dialogue entre les victimes, les Hexagonaux, les Réunionnais,
les pouvoirs publics et les médias. Une de leurs principales revendications
est l’accès facilité aux dossiers des victimes et un voyage à la
Réunion payé par l’État. Ces deux points ont reçu une réponse favorable
en février 2017 par décision de la Ministre des Outre-Mer Ericka Bareigts.
Les différentes associations de victimes (Rasinn Anlèr, Association
des Réunionnais de la Creuse, Collectif Enfants 3D, Génération brisée)
réclament entre autres: une réparation financière, historique et sociale;
une condamnation de l’État; un lieu de commémoration; une référence
à leur histoire dans les manuels scolaires d’histoire; une assimilation
de la transplantation à une forme de traite des êtres humains; un
paiement des travaux effectués dans les familles d’accueil; une
prime retraite à l’instar des anciens combattants.
27. Mise en place le 9 février 2016, deux ans après le vote de
la résolution à l’Assemblée nationale, la Commission d’information
et de recherche historique était présidée par le sociologue Philippe
Vitale, co-auteur en 2004 du livre, «Tristes
tropiques de la Creuse». En 2018, elle a rendu son rapport
qui fait la lumière sur les chemins de vie de chacun de ces enfants
et les mécanismes de la séparation.
28. Dans le rapport, les experts relèvent que l’affaire ne se
réduit pas au placement d’enfants et d’adolescents originaires de
la Réunion dans des départements ruraux de l’Hexagone. Elle témoigne
de l’histoire de l’ASE relevant de l’autorité de l’État jusqu’en
1984, date à laquelle cette responsabilité fut transférée aux départements.
Par ricochet, elle révèle les failles de la politique générale de
l’ASE qui, des années 1960 au début des années 1980, n’avait ni
les mêmes fondements, ni la même organisation, ni le même regard
sur l’enfant qu’aujourd’hui
.
Près d’un enfant sur trois envoyés en France continentale avait moins
de cinq ans. Il s’agissait surtout d’enfants adoptés ou en placement
familial. Le rapport souligne les difficultés que les mineurs ont
rencontrées, notamment une gestion administrative parfois défaillante,
des traitements souvent inadmissibles, des manques affectifs, un
déracinement total, le racisme quotidien, l’hostilité, ou encore
le sentiment d’abandon. À ce jour
, la France n’a pas initié de processus
de reconstruction avec des mesures individuelles et collectives,
ni reconnu les abus perpétrés contre les droits des enfants.
29. Concernant les crimes commis au nom de l’Église catholique
romaine, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église
(CIASE) ou Commission Sauvé (du nom de son président, ancien vice-président du
Conseil d’État français) a rendu, en octobre 2021, après deux ans
et demi de travail, son rapport sur les abus sexuels sur mineur et
sur les personnes
vulnérables commis dans l’
Église
catholique en France depuis les
années
1950. Ses membres étaient des experts reconnus dans leur
domaine: la psychiatrie, le droit, la théologie, la sociologie,
l’anthropologie, etc.
30. La Commission Sauvé a réalisé une analyse qualitative et quantitative
des violences sexuelles dans l’Église catholique de 1950 à nos jours.
Elle estime à 216 000 le nombre de victimes mineures de clercs et
de religieux depuis 1950. Si l’on ajoute les personnes agressées
par des laïcs travaillant dans des institutions de l’Église (enseignants,
surveillants, cadres de mouvements de jeunesse…), le nombre grimpe
à 330 000
.
31. La Commission Sauvé a également procédé à une analyse sociologique
des profils des victimes et des auteurs de violence. En effet, si
les jeunes filles ne sont pas épargnées par le phénomène, les violences sexuelles
sur mineurs commises dans l’Église touchent très majoritairement
les garçons. Le rapport de la Commission Sauvé insiste sur les « silences » et
les « défaillances » de l’Église catholique face aux actes de pédocriminalité
commis en son sein depuis les années 1950.
32. En conclusion, la Commission Sauvé a listé 45 recommandations
aux évêques et au clergé pour faire face à la situation, dans plusieurs
domaines: écoute des victimes, prévention, formation des prêtres
et des religieux, refonte du droit canonique, transformation de
la gouvernance de l’Église… Elle a préconisé une politique de reconnaissance
des responsabilités, et enfin une réparation financière propre à
chaque victime. La situation demeure complexe, car les faits sont
presque toujours prescrits, beaucoup d’auteurs sont morts, rendant
un recours à la justice peu probable. Pour la Commission Sauvé,
l’Église doit « endosser une responsabilité à caractère à la fois
individuel et systémique ». La responsabilité vaut « à titre individuel,
à raison des fonctions exercées », mais aussi « du fait d’autrui,
en raison du lien juridique existant entre le prêtre auteur du crime
ou du délit et l’évêque de son diocèse »
. Selon
le rapport,
« la responsabilité
pénale et civile de toutes les personnes morales composant l’Église
doit pouvoir être engagée, à raison des fautes commises par leurs
organes, leurs ministres ou leurs membres. La responsabilité juridique
de l’Église peut aussi s’entendre de la responsabilité juridique
des personnes physiques qui exercent, en son sein, des fonctions
d’autorité, au premier rang desquelles figurent les évêques et les
supérieur(e)s majeur(e)s de congrégations.»
33. La Commission Sauvé tranche une autre question très souvent
soulevée par les victimes, celle de la prescription des faits subis.
En matière pénale, la prescription varie, selon la nature des actes,
de dix à trente ans après la majorité de la victime. En matière
de responsabilité civile, le délai de prescription est de vingt
ans. Concernant l’allongement du délai de prescription des faits,
elle tranche en faveur du statu quo,
au motif qu’une telle réforme n’aiderait probablement pas les victimes
dans leur reconstruction. En revanche, elle demande à l’Église d’aider
les personnes victimes qui le souhaitent à établir la vérité, y
compris pour des faits très anciens et prescrits, en diligentant
les enquêtes nécessaires. Ce serait, pour la commission, un élément
important dans la mise en œuvre d’une « justice restaurative ».
34. La Commission Sauvé s’est aussi positionnée sur la question
de l’indemnisation des victimes qui le souhaitent. L’indemnisation
doit être individualisée, c’est-à-dire adaptée à la situation de
chaque personne victime. Le mécanisme doit être confié à un organisme
indépendant, extérieur à l’Église. Il doit être abondé par le patrimoine
des agresseurs et celui «des
institutions relevant de l’Église en France, sans appel aux dons
des fidèles», insiste la Commission
Sauvé.
35. Après la publication du rapport de la Commission Sauvé, l’épiscopat
a pris des mesures au printemps 2022, promettant non pas des réparations,
mais un dispositif de contributions financières
(ce mot minimisant la responsabilité de l’Église en tant qu’institution),
versées aux victimes à partir de 2022, qui ne fait pas l’unanimité
chez ces dernières ni chez les fidèles, lesquels sont appelés à
contribuer aux dons. En effet, contrairement
aux recommandations, certains évêques ont appelé les fidèles à contribuer
aux indemnisations.
36. À l’automne 2021, la Commission reconnaissance et réparation
(CRR) a été créée par les congrégations. L’Instance nationale indépendante
de reconnaissance et de réparation (INIRR) a été créée par les évêques,
pour les victimes de prêtres. La CRR a établi un barème allant de
5 000 à 60 000 € d’indemnisation
. L’évaluation de chaque situation
reposera sur deux éléments: le premier est la caractérisation des
abus, par l’un de ses membres qui déterminera, avec la victime,
si elle a subi des attouchements, des agressions, des viols… Le
second élément est confié à la victime. Celle-ci doit évaluer, sur
une échelle de 1 à 7, les conséquences de ces violences dans différents
domaines de sa vie, depuis qu’elles ont été commises. On lui demande
ainsi de situer le préjudice subi dans sa vie intime, dans sa vie affective,
dans ses relations familiales, dans sa vie sociale et professionnelle
et, enfin, dans sa vie spirituelle. Puis intervient un travail avec
la personne victime et l’institut de vie consacrée concerné « pour
converger vers une somme qui paraît la plus juste possible
», explique l’ancien magistrat
Antoine Garapon, président de la CRR.
37. Selon le rapport final
, publié en 2011, de la commission
allemande indépendante chargée d’étudier les questions concernant
les abus sexuels sur les enfants
,
créée après la révélation d’abus répétés sur des enfants dans l’Église
catholique, les cas d’abus sur des enfants en Allemagne sont détectés
le plus souvent en lien avec des institutions religieuses, puisque
44 % des cas sont détectés dans l’Église (29 % dans l’Église catholique,
11 % dans l’Église luthérienne et 4 % dans des communautés dont
l’appartenance religieuse n’est pas définie). Les établissements
scolaires se situent en deuxième position avec 24 % des cas (10 %
des cas sont détectés dans des établissements scolaires confessionnels).
Avec 19 %, les foyers pour enfants constituent la troisième institution
où les enfants sont victimes de maltraitance. Il est intéressant
de noter que 8 % de ces foyers sont également confessionnels. Une
minorité d’abus ont lieu dans les structures de santé (7 %) et les
associations (5 %). Toutefois, ces chiffres ne concernent que les
cas signalés.
38. La commission initiale a été remplacée en 2016 par le bureau
de la Commissaire aux abus sexuels sur les enfants
.
Mme Kerstin Claus a été nommée en avril 2022,
pour cinq ans, au poste de Commissaire indépendante chargée des
questions liées à la maltraitance sur les enfants.
39. Des scandales liés aux entités religieuses ont éclaté, mais
la maltraitance des enfants dans les foyers pour enfants en Allemagne,
en particulier dans l'ancienne République démocratique (Allemagne
de l'Est), a aussi été longtemps négligée. En 2006, l'État allemand
a entamé le processus de réévaluation de la maltraitance dans les
foyers
. Si l'on compare les cas présumés
de maltraitance entre 2009 et 2012 dans trois catégories d'institutions,
à savoir les établissements scolaires, les internats et les foyers
pour enfants, il apparaît clairement que les foyers pour enfants
sont encore des lieux où la maltraitance est très répandue. Dans
82,1 % des foyers pour enfants, au moins un cas de maltraitance
a été suspecté
. Le système d'aide complémentaire
pour les enfants victimes de maltraitance en Allemagne (
Ergänzendes Hilfesystem, EHS) prévoit
que les personnes victimes de maltraitance dans les institutions
publiques ou privées participantes peuvent soumettre des demandes
sans limite dans le temps, jusqu'à ce qu'elles aient utilisé la
totalité des 10 000 € ou 15 000 € (dans le cas de dépenses supplémentaires
dues à un handicap) mis à leur disposition
.
40. En ce qui concerne les abus sexuels dans l’Église catholique,
l’étude MHG
de 2018 a examiné 38 156 dossiers personnels
et autres documents provenant des 27 diocèses et couvrant la période
1946-2014. L’étude a permis de collecter des informations relatives
à des allégations d’abus sexuels sur 3 677 personnes mineures, qui
auraient été commis par 1 670 membres du clergé (1 429 prêtres diocésains,
159 prêtres titulaires d’un contrat qui leur conférait une forme
de rémunération, 24 diacres à plein temps et 58 personnes dont le
statut clérical était inconnu). Dans seulement 50 % des dossiers
des personnes contre lesquelles des accusations plausibles avaient
été portées figurait une référence à ces accusations ou à l’infraction correspondante
. Dans au moins 53 % des cas, aucune
procédure de droit canon n’avait été engagée et environ un quart
des procédures de droit canon engagées n’ont abouti à l’imposition
d’aucune sanction. La probabilité d’être mutée à l’intérieur de
son diocèse d’origine était plus élevée pour une personne accusée
que pour une personne non accusée. Parmi les personnes accusées,
60,8 % n’ont fait l’objet d’aucune procédure pénale
.
41. L'Église catholique, à savoir la Conférence épiscopale allemande,
a adopté un cadre uniforme pour ses 27 diocèses en matière de prévention
et en 2021 une nouvelle procédure pour les prestations accordées
par une commission indépendante a été instaurée. La Conférence épiscopale
allemande s’est gardée de qualifier ces prestations de réparation
ou d’indemnisation et préfère parler d’actes de reconnaissance,
par l’Église, des souffrances infligées aux victimes. Ce mécanisme
financier s'ajoute aux possibilités de recours devant les juridictions
ordinaires
.
42. Entre le 1er janvier 2021, date
à laquelle la commission a entamé ses travaux, et le 31 décembre
2022, 2 112 demandes ont été déposées, dont plus de 1 839 ont fait
l’objet d’une décision. Dans 1 809 cas, des prestations ont été
versées aux victimes; le montant total de ces prestations dépasse
les 40 millions d’euros. Dans 143 cas, la victime a reçu plus de
50 000 €
. Jusqu'au
1er mars 2023, lorsque la commission indépendante
avait fixé le montant des prestations à verser, la personne concernée
ne pouvait pas le contester. C’est désormais possible, mais, normalement,
les prestations ne peuvent excéder 50 000 €. La personne concernée
a désormais aussi le droit de consulter les pièces du dossier
.
43. La Conférence épiscopale allemande dispose de son propre site
web sur les abus sexuels
. Les personnes concernées peuvent
y trouver des informations sur les personnes à contacter, sur la
procédure à suivre pour faire reconnaître leurs souffrances et sur
le système d'aide complémentaire EHS; celui-ci a été mis en place,
entre autres, pour traiter aussi les cas d’abus ayant eu lieu dans
des institutions de l’Église luthérienne et pour venir en aide aux
personnes qui ne peuvent pas bénéficier du système de reconnaissance initial.
44. En outre, l’Église a commencé à prendre différentes initiatives
de prévention. Par exemple, l'archidiocèse de Munich et Freising
s'appuie sur l'apprentissage numérique à un stade précoce de son
travail de prévention et a mis en place, pour toutes les personnes
menant des activités pastorales, une formation comportant un programme
d'apprentissage en ligne consacré à la prévention des abus sexuels
. Depuis 2010, les établissements
scolaires relevant de la fondation pour l’enseignement du diocèse
d’Osnabrück accordent une attention particulière au thème de la
violence sexuelle, pour éviter qu’elle s’exerce au quotidien en
milieu scolaire. À cette fin, la fondation propose régulièrement
des formations et des mesures de soutien axées sur la prévention
et l’intervention en faisant appel à des spécialistes extérieurs.
Afin d'harmoniser les nombreuses mesures prises dans les différents
établissements scolaires et de les rendre contraignantes, la fondation
a conçu en 2020 le label de qualité «
SAGE
HALT – FINDE HALT».
45. En ce qui concerne la réévaluation de la maltraitance des
enfants dans l'Église luthérienne d'Allemagne, une nouvelle procédure
visant à trouver une approche unifiée dans l'ensemble de l'Allemagne
a été introduite en 2021. L'Église est passée de paiements forfaitaires
à des paiements individualisés, dont le montant est généralement
compris entre 5 000 et 50 000 €
.
46. Les personnes concernées peuvent s’adresser à une plateforme
d’accueil centrale. Cette structure externe indépendante oriente
les personnes qui la contactent vers des référents dans l’Église
ou dans la Diaconie (l’œuvre sociale de l’Église), mais donne aussi
des informations sur d’autres services de conseil, indépendants.
La consultation est gratuite; elle peut être anonyme et elle est
soumise à des règles de confidentialité. De plus, une ou plusieurs
personnes de référence sont joignables dans chacune des 20 Églises luthériennes
régionales en cas d’abus sexuels
.
47. Les commissions chargées des questions de reconnaissance au
sein des Églises régionales ont notifié à l'Église luthérienne un
total de 757 demandes de prestations au titre de la reconnaissance.
Toutefois, le nombre réel de cas reste inconnu. Une étude menée
par l'Église sur l'ampleur des abus (prenant en compte tous les
cas signalés/connus) ne sera publiée que fin 2023.
48. Les victimes peuvent utiliser ces systèmes d'indemnisation
mais peuvent aussi introduire des recours devant les tribunaux.
Cependant, les poursuites restent entravées notamment par la prescription
et par le manque de preuves
. En fonction de l’infraction, le
délai de prescription varie de 10 à 20 ans (il atteint 30 ans si
l’enfant est décédé des suites des abus
). C'est pourquoi,
en 2015, le début du délai de prescription a été modifié: le délai
court désormais à partir de la trentième année de vie de la victime
.
49. Au-delà des exemples allemands et français, je me félicite
que cas de maltraitance passés ne soient plus ignorés. Ainsi, en
Espagne, le Défenseur du peuple a récemment publié un rapport évoquant
que 200 000 personnes auraient été victimes d’abus commis par des
membres de l’Église catholique
dans le pays. Je soutiens ces exercices
ouvrant la voie à la reconnaissance dans un premier temps, puis
à la réparation et à l’indemnisation des victimes. Je retiens néanmoins
qu’il demeure des résistances au sein de l’Église catholique empêchant
la réparation pour les victimes. Je citerais l’exemple de l’Église
australienne citée récemment par le Guardian
.
50. Afin d’étudier la situation de la maltraitance des enfants
dans des organismes non religieux, j’ai entrepris une visite d’information
dans un autre État membre du Conseil de l’Europe. J’ai choisi le
pays d’une des trois victimes présentes à l’audition publique de
la commission des questions sociales, de la santé et du développement
durable, la Roumanie. Je me suis particulièrement intéressé aux
enfants placés pour diverses raisons en institution (foyers-hôpitaux)
dans les années 1980. A l’époque, des images avaient ulcéré l’opinion publique
internationale avec des situations choquantes. La pédiatre américaine
Barbara Bascom avait été à l’origine de ce brise-cœur tandis que
le New York Times titrait « Tuer lentement les enfants de Roumanie »
.
51. Lors de l’audition publique, Mme Beladi
a lu son intervention qui a particulièrement ému les membres de la
commission. Âgée de 37 ans, elle élève seule ses deux enfants qui
sont sa fierté et sa raison de vivre. À trois ans, en 1988, elle
a été placée en institution publique pour enfants handicapés et
attardés, en raison de sa frêle constitution. Cette institution
située à Cighid (à l’ouest du pays) comptait environ 100 enfants
et ressemblait à un camp de la mort. Elle occupe encore ses cauchemars.
138 enfants y sont morts en deux ans. Sa fille lui dit régulièrement
qu’elle crie pendant son sommeil, en suppliant de ne plus être battue.
Les images du centre ont ému le monde, après l’exécution de Nicolae
Ceaușescu. Cette expérience a détruit sa vie. Son mari l’a quittée
après une tentative de suicide. Elle a récemment appris que la médecin
qui travaillait à Cighid exerçait encore aujourd’hui et ne ressentait
ni culpabilité ni remords.
52. En 1966, en réponse au faible taux de natalité de la Roumanie,
le régime de Nicolae Ceaușescu a mis en œuvre le décret n° 770 portant
interdiction de l'avortement volontaire
.
Associée au manque de promotion et de disponibilité des mesures
contraceptives, cette politique a entraîné une augmentation artificielle
du nombre de naissances, dont beaucoup n'étaient pas désirées
. Parce qu'ils n'avaient pas été désirés
et que leur famille était dans une situation socio-économique difficile,
de nombreux enfants ont été abandonnés ou placés dans des orphelinats
et ont fini par être pris en charge par l'État.
53. Le régime communiste classait les enfants abandonnés en trois
catégories: «récupérables», «partiellement récupérables», et «non
récupérables»
. Les enfants des deux premières
catégories étaient des enfants que, selon l’État, on pourrait un
jour faire travailler. Les enfants atteints de handicaps mentaux
ou physiques étaient considérés comme «non récupérables» et placés
dans des foyers-hôpitaux, comme celui de Cighid, où a vécu Mme Beladi.
Un strabisme ou une fracture suffisaient à être classé comme handicapé.
Les enfants affamés et sans affection cohabitaient avec les rats,
assommés de barbituriques, dans le froid. Pour beaucoup d'enfants,
le placement dans un foyer-hôpital équivalait à une condamnation
à mort
. Une grande partie de ces décès
étaient dus à des causes qui auraient pu être évitées ou facilement
traitées, comme la pneumonie ou la malnutrition
. J’ai entendu des mots forts comme
«crime d’extermination». Les enquêtes de l’IICCMER ont révélé que,
entre 1967 et 1990, environ 15 000 enfants sont décédés dans les
26 foyers-hôpitaux
. Dans les trois pires des 26 foyers-hôpitaux
(dont Cighid), on parle de 2 500 enfants décédés.
54. L’Institut de recherche sur les crimes du communisme et la
mémoire de l’exil roumain (IICCMER), structure gouvernementale créée
en 2009, enquête sur les orphelinats et les foyers médicalisés de
l’époque communiste
. Diverses organisations non gouvernementales,
des journalistes et d'autres entités privées contribuent également
à réunir des informations sur le traitement des enfants placés en
institution. Sont ainsi mis au jour des abus qui ont duré des dizaines
d’années
: alimentation
inappropriée, conditions de vie insalubres et délétères, isolement
du monde extérieur, mais aussi violences psychologiques et physiques
. Les pires abus ont cependant été
découverts dans les foyers médicalisés.
55. Sur la base de ses conclusions relatives à quatre de ces institutions,
l'IICCMER a déposé deux plaintes pénales concernant le traitement
inhumain des enfants et le décès de 2 207 d'entre eux des suites
de ce traitement
. Une décision n'a été rendue que
pour l'une des institutions: le Procureur général a interrompu l'enquête
en invoquant l'absence de preuves du traitement inhumain et dégradant
des enfants
.
56. L'IICCMER a indiqué désapprouver cette décision, en attirant
particulièrement l'attention sur le fait que l'autorité compétente
n'avait pas épuisé toutes les possibilités de collecte de preuves.
57. La décision du Procureur général est donc un exemple supplémentaire
de la réticence persistante de la Roumanie à reconnaître les crimes
commis à l’égard des enfants placés en institution à l'époque communiste, même
face aux preuves de plus en plus nombreuses découvertes par les
organes compétents. Ce manque de reconnaissance se traduit par l'absence
d'excuses officielles, de réparation ou d'indemnisation pour les victimes;
c'est une situation à laquelle il faut remédier.
58. Le système roumain de protection de l'enfance a fait l'objet
d'une réforme en 1997, lorsque cette tâche a été décentralisée au
niveau des collectivités territoriales. Cette décision poursuivait
deux objectifs: venir en aide aux familles, pour réduire la proportion
d’enfants abandonnés; fermer les institutions de grande taille et trouver
des solutions de remplacement adaptées
.
59. La loi 272/2004, relative à la protection et à la promotion
des droits de l’enfant, et ses modifications les plus récentes (apportées
par la loi 191/2022) visent à favoriser la réalisation de ces objectifs.
Il convient de noter que ces textes définissent les formes de prise
en charge des enfants qui ne peuvent pas être élevés par leurs parents.
Tous ces enfants doivent bénéficier de services de type familial
ou être placés dans des structures qui n’accueillent pas plus de
12 enfants
. Des
structures peuvent accueillir jusqu’à 30 enfants, mais uniquement
dans le cadre d’un hébergement d’urgence, d’une durée n’excédant
pas 6 mois. En outre, les enfants de moins de 3 ans ne peuvent pas
être placés dans des structures d’hébergement collectif.
60. Selon les modifications législatives les plus récentes, les
institutions de grande taille ne sont plus autorisées à fonctionner
depuis le 1er octobre 2022, sauf si elles
sont déjà engagées dans une procédure de fermeture
.
Selon les chiffres disponibles, en juillet 2023, les 113 institutions
encore en fonctionnement accueillaient moins de 3 000 enfants. Elles
devraient fermer d’ici à 2026
.
61. Au total, en décembre 2022, la Roumanie comptait 30 400 enfants
placés en famille d’accueil et 11 629 enfants placés en institution
.
62. Concernant les enfants qui vivent encore en institution, la
situation s’est considérablement améliorée ces 30 dernières années,
mais certains problèmes n’ont toujours pas été réglés. Ainsi que
l’ont signalé des organismes publics et des ONG, l’assistance médicale
et l’accompagnement psychologique restent insuffisants, le personnel
n’est pas assez nombreux ou pas assez formé, il y a des cas de violence
entre les enfants ou entre les enfants et les membres du personnel,
et les conditions de vie demeurent inadéquates
. De plus, le nombre d’adoptions reste
très faible: seuls 2 à 3 % des enfants placés en famille d’accueil
ou en institution finissent par être adoptés
.
63. En 2022, l'Institut roumain des droits humains a publié un
guide sur la prévention des situations de violence à l'égard des
enfants et des jeunes placés en institution, qui vise à lutter contre
les abus commis dans ces structures. Le guide, qui suit une approche
fondée sur les droits de l’enfant, explique les principaux droits, définit
des lignes directrices pour le personnel et encourage les enfants
à participer en leur indiquant comment signaler les comportements
violents qu’ils pourraient avoir subis.
64. Les conditions de vie en institution peuvent aussi être évaluées
par deux des services de médiation: le service de médiation pour
les enfants, créé en 2019, et le mécanisme national de prévention,
qui est l’autorité chargée d’effectuer des visites dans les lieux
de privation de liberté.
65. Enfin, une nouvelle stratégie nationale pour les droits de
l’enfant, qui couvre la période 2023-2027, est en cours
.
Il reste à voir comment cet instrument contribuera à améliorer la
protection des enfants pris en charge hors du milieu familial.
66. Pendant ma mission en Roumanie, j’ai eu l’occasion de rencontrer
des responsables publics, ainsi qu’un grand nombre de représentants
de la société civile et des organisations internationales (UNICEF,
Save the Children, Justice Initiative, SERA, IICCMER…) suivant la
situation des enfants dans le pays. Je remercie les autorités, ainsi
que Justice initiative pour leur aide à l’organisation d’un programme
de visites de qualité.
67. Je note que la situation des enfants roumains a considérablement
progressé en 30 ans. La législation et le cadre normatif sont solides
et reconnus comme tels. L’interdiction de l’institutionnalisation
progresse: elle est sur le point d’être réalisée. Pourtant, plusieurs
de mes interlocuteurs regrettent la mise en œuvre limitée de l’arsenal
juridique et réglementaire, en particulier dans les zones rurales
où le manque de moyens accentue l’isolement. Le pays connait une
grave crise démographique avec peu de naissances, qui est préoccupante. La
collecte de données et les contrôles sont insuffisants pour reprendre
la main: le suivi des femmes enceintes est presque inexistant, tout
comme celui des enfants avant six ans. Le retour de la guerre en
Europe, ainsi que la pandémie de covid-19 ont exacerbé la situation.
Le nombre d’enfants pauvres est d’autant plus préoccupant qu’il
augmente. La situation des enfants de la rue et de la minorité rom
est inquiétante, car ils sont plus vulnérables au crime organisé,
en particulier à la traite des êtres humains. La Roumanie connait
le taux d’enfants mariés le plus élevé d’Europe, avec beaucoup trop
de mères mineures, alors même que l’âge du consentement est fixé
à 16 ans. Les politiques en faveur des enfants sont insuffisantes.
Les manques sont criants et ce n’est pas seulement une question
de ressources financières insuffisantes. Il manque, par exemple,
à un appui à la parentalité. Une prise de conscience est nécessaire
pour mettre en œuvre un arsenal juridique et politique exemplaire.
68. Je note, à la lumière de mes échanges, que la violence envers
les enfants demeure systémique et les mentalités changent trop lentement.
Pour beaucoup, la violence aurait sa place dans l’éducation. La
société n’est pas sensible à la dénonciation de la violence, alors
même que la prévention peine à se mettre en place. L’éducation à
la santé est bloquée alors qu’elle devrait être une priorité avec
un engagement fort de la part de tous les niveaux d’autorité pour
moderniser la société roumaine.
69. Je n’ai pas pu visiter Cighid en raison de son éloignement
mais j’ai pu visiter l’ancien site de Plătărești, près de Bucarest.
Chaque décès a été documenté. La chaine de responsabilité est longue:
fonctionnaires nationaux, directeurs, soignants, gardiens, pour
n’en citer que quelques uns. J’encourage les autorités roumaines
à entamer un travail de mémoire sur ce passé sombre. Il faut une
démarche réparatrice au regard des abus commis.
70. J’ai aussi eu l’occasion, pendant ma mission, de rencontrer
les promoteurs du musée de l’Abandon. J’ai été particulièrement
touché par cette initiative lancée par une journaliste, Oana Dragulinescu,
avec l’aide d’une anthropologue, Iris Serban. Elles ont accumulé
20 000 objets en provenance des 700 institutions recensées sous
le régime communiste. Elles ne cherchent pas à démontrer une responsabilité,
mais veulent avant tout créer un lieu de mémoire sur un phénomène
choquant en passe d’être oublié par les nouvelles générations. Même
si le musée est numérique, il profite d’une solide muséographie
et d’une grande rigueur. Je suis d’accord avec l’initiatrice du
projet, quand elle dit qu’elles « construisent quelque chose de
puissant ».
71. J’ai rencontré plusieurs rescapés des abus commis dans les
foyers-hôpitaux. Ils m’ont parlé de la difficulté pour eux de se
rassembler en collectif, dans la mesure où beaucoup de ces enfants
ont été adoptés à l’étranger. La plupart des victimes restées en
Roumanie ont eu des vies difficiles: des difficultés à trouver un emploi
ou un logement. J’ai été surpris par le jeune âge de certains, nés
après le régime communiste. Tous m’ont parlé de nourriture insuffisante
et de personnels inaptes à s’occuper d’enfants traumatisés. Ils mangeaient
la même chose tous les jours. Entre les repas, ils étaient drogués.
Aucune personne tierce au service ne pouvait entrer dans les centres.
Les parents, qui visitaient leurs enfants, ne pouvaient pas se rendre compte
des conditions de vie. On les battait parfois avec des trousseaux
de clefs ou on leur plaçait des sacs de tissu sur la tête. Un des
survivants m’a informé qu’il a fêté son premier anniversaire à 11 ans.
Tous m’ont parlé de la nécessité d’une considération et d’une reconnaissance
des faits par les autorités qui se matérialiseraient par la désignation
d’un lieu pour commémorer le sort tragique des enfants victimes
d’abus, contribueraient à l’éducation des enfants dans les écoles
et à la formation des professionnels pour que cela ne se reproduise
pas. Le dédommagement des victimes par l’État serait une bonne chose
selon les victimes rencontrées.
72. Je remercie les autorités et la société civile de m’avoir
accordé du temps lors de ma mission en Roumanie. L’arsenal législatif
protégeant les enfants y est particulièrement élaboré et je suis
conscient des difficultés que rencontre le pays après la crise sanitaire
et au moment même où la guerre frappe à ses portes. J’encourage
les autorités à poursuivre leurs efforts en plaçant l’intérêt supérieur
de l’enfant au cœur des politiques publiques et en s’attaquant à
la violence systémique contre les enfants. Pendant mes échanges,
les partenaires rencontrés m’ont particulièrement alarmé sur la
faiblesse des moyens financiers et humains alloués aux services
publics de l’enfance et sur le manque d’implication, aux côtés de
ces mêmes services publics, de tous les acteurs de la société, y
compris de l’Église orthodoxe roumaine, à se joindre à la lutte contre
la violence. Ils demandent une meilleure connaissance, à travers
la collecte structurée et performante de statistiques nécessaires
à une meilleure compréhension de la situation des enfants en Roumanie,
y compris ceux qui sont en situation de handicap, et plus de contrôles
qui assurent l’intérêt supérieur et le bien-être des enfants, y
compris avant la naissance de l’enfant, pendant la petite enfance
et sur l’ensemble du territoire.
5. Reconnaissance
officielle et réparation: la bonne pratique suisse
73. Dans cette partie, je souhaite
mettre en exergue une bonne pratique suisse, que l’association Justice Initiative
a entrepris de promouvoir à travers l’Europe.
74. De nombreuses personnes qui ont été victimes de maltraitance
dans leur enfance vivent aujourd’hui en situation de précarité,
autant financière, sociale, physique que psychologique
. En Suisse, par exemple, on a constaté
que les victimes d’abus étaient souvent victimes d’exclusion, de
marginalisation, de stigmatisation et vivaient dans de piètres conditions.
Les injustices subies obèrent les possibilités d’intégration sociale
et professionnelle des victimes. De nombreuses victimes souffrent
toute leur vie de troubles physiques et psychologiques et doivent
avoir recours à l’aide sociale
.
75. Lorsqu’il s’agit de se confronter aux injustices du passé,
la Suisse fait figure de modèle en Europe. À la suite d’une initiative
populaire, le Parlement suisse a adopté la « Loi fédérale sur les
mesures de coercition à des fins d’assistance et les placements
extrafamiliaux antérieurs à 1981 » qui est entrée en vigueur le
1er avril 2017 et a posé les principes
juridiques d’un réexamen global des mesures et placements sociaux
obligatoires intervenus avant 1981. La loi prévoit diverses mesures,
dont le versement d’une contribution de solidarité de 25 000 CHF
par victime, des conseils et un soutien assurés par les points de
contact cantonaux et un accès aux archives cantonales pour les victimes
et les autres personnes concernées ainsi que d’autres mesures de soutien
au profit des victimes (en particulier, des projets d’entraide)
et une étude universitaire sur le sujet.
76. En Suisse, les personnes s’estimant victimes de mesures sociales
obligatoires et de placements extrafamiliaux antérieurs à 1981,
et souhaitant faire valoir leur droit à une contribution de solidarité,
devaient déposer une demande auprès de l’Office fédéral de la justice.
Ces demandes devaient toutefois être soumises avant une certaine
date
. Le court délai imparti a probablement
été l’une des raisons pour lesquelles seul un faible nombre de demandes
de contributions de solidarité a été déposé. Ainsi, à l’avenir,
il est recommandé que le cadre juridique pour une réévaluation sociale
et individuelle globale des abus ne comporte pas de limitation dans
le temps en ce qui concerne le signalement des abus et la demande
de contributions de solidarité ou de toute autre forme de réparation.
77. La commission indépendante d’experts mise en place par le
Gouvernement suisse pour enquêter sur la question des placements
administratifs ainsi qu’une équipe de recherche du projet «Sinergia
Placing Children in Care 1940-1990» ont mis au jour plusieurs autres
raisons expliquant le faible nombre de demandes de contributions
de solidarité déposées. Tout d’abord, parmi les personnes concernées,
beaucoup sont décédées et parmi celles qui sont encore en vie, beaucoup
n’ont pas les ressources, émotionnelles ou physiques, pour présenter
une demande. Ensuite, la diffamation et la stigmatisation vécues
par le passé ont conduit les personnes concernées à prendre leur
distance avec les autorités afin de se protéger d’une nouvelle atteinte. L’autonomie
et l’indépendance acquises grâce à une forte résilience peuvent
amener les intéressés à ne rien vouloir exiger des autorités. Enfin,
présenter une demande signifie également se déclarer publiquement victime
d’abus. Pour les personnes concernées, leur histoire de victime
d’abus est souvent associée à des sentiments de honte et à la peur
d’être (à nouveau) stigmatisées
. Au moment d’élaborer des cadres juridiques
pour la réparation des victimes d’abus, les États membres devraient
tenir compte de ces obstacles. Des mesures sont nécessaires pour
les surmonter afin que davantage de victimes puissent être identifiées, puissent
dénoncer les abus dont elles ont été victimes et déposer une demande
de contribution de solidarité.
78. Pour les victimes de maltraitance infantile, le préjudice
physique et psychologique est immense, et ses conséquences se rappellent
chaque jour à elles, et dans de nombreux cas, les autorités en portent
une responsabilité certaine
. Dans ce contexte, des contributions
de solidarité visant à améliorer sur le long terme la qualité de
vie des personnes touchées doivent être accordées. D’autres États
membres devraient mettre en place une contribution de solidarité
semblable à celle existant en Suisse, dont le montant devrait être
déterminé conformément aux meilleures pratiques internationales
. D’autres prestations d’indemnisation
devraient être versées en complément de ces contributions de solidarité.
79. Les réparations accordées dans les pays européens pourraient
prendre les formes suivantes: exonération d’impôts pour les victimes
d’abus si celles-ci ont accumulé des dettes fiscales en raison de
leur situation précaire; création d’un fonds de soutien pour couvrir
les frais médicaux, psychothérapeutiques et dentaires qui ne sont
pas assumés par l’assurance maladie de base ou sont soumis à la
franchise; ou droit à une rente spéciale à vie, indépendante des
prestations de l’aide sociale ou des prestations complémentaires pour
les victimes d’abus.
80. Afin d’associer pleinement les victimes d’abus aux débats
publics et aux mobilisations politiques qui les concernent, les
instruments suivants pourraient être créés: soutien financier de
l’État à l’engagement citoyen des victimes, pour qu’elles aient
accès à des ressources matérielles (matériel de bureau, ordinateurs, imprimantes,
etc.) et humaines (expertise et conseil); création d’un espace d’échange
et de négociation politique réunissant des victimes et des experts
et mise en place d’un soutien financier global aux projets individuels
et collectifs menés par les victimes.
6. Conclusions
81. En s’appuyant sur une bonne
pratique suisse qui fut solennellement close par les excuses de
l’État pour les violences commises envers des enfants, ce rapport
vise à établir une liste exhaustive de l’ensemble des étapes du
processus que devraient parcourir les États membres du Conseil de
l’Europe pour: rechercher l’établissement sans complaisance des
faits; procéder aux réparations requises par des prises en charge adaptées
des victimes et leur dédommagement; et créer les conditions législatives,
sociales et administratives permettant d’éviter tant que faire se
peut de telles pratiques à l’avenir.
82. Il faut tout d’abord établir un état des lieux plus détaillé
et étendu de la situation dans nos pays concernant ces abus pratiqués
sur des enfants en milieu institutionnel. L’établissement d’un tel
bilan fournira une base de connaissance solide pour la mise en œuvre
des mesures de réparation et créera également les conditions permettant
de libérer la parole, un exercice qui peut se révéler complexe et
très sensible. Des enquêtes approfondies doivent concerner les différentes
institutions possiblement en cause aujourd’hui, mais également les
victimes passées, des victimes devenues adultes à qui l’on doit
permettre de témoigner dans un contexte empreint de respect et d’humanité
avec des professionnels formés et faisant preuve d’empathie. Les
violences sont multiples, sexuelles ou non, et leurs conséquences
sur le présent et ainsi que sur le processus de développement de
l’individu doivent être minutieusement établies.
83. Les informations récoltées dans l’expérience suisse montrent
que le champ d’investigation doit être large et toucher les violences
sexuelles, physiques, mais également psychologiques. Les circonstances
qui ont créé les conditions propices à ces abus doivent être évaluées
pays par pays: placement dans des institutions publiques, privées
ou confessionnelles, mauvais soins, placement des enfants chez des
personnes privées, séparation des enfants de leurs parents considérés
comme « incompétents », adoptions de force, stérilisations forcées.
84. Il faudrait ensuite permettre la reconnaissance, par les autorités,
des souffrances subies et prévoir une prise en charge des séquelles,
si elles sont traitables. Puis doit venir le moment des excuses
officielles et formelles des autorités à l’égard des victimes d’hier
et d’aujourd’hui
85. Enfin, il faut permettre le dédommagement des victimes, quel
que soit leur âge; il doit y avoir réparation officielle pour toutes
les victimes, pour tous les enfants ayant subi une forme quelconque
de violence physique, sexuelle ou psychologique, sans limitation
de temps par rapport à la période d’établissement des faits. Ainsi aucun
refus de réparation ne pourra se justifier au motif du délai écoulé
entre l’instant où l’abus s’est produit et celui où la victime le
divulgue. L’importance de la réparation doit représenter un montant
significatif à la hauteur du préjudice et des souffrances subies.
86. Les États doivent s’engager résolument dans un travail en
profondeur de prévention, d’information, de surveillance des institutions
et de toutes les formes de placement d’enfants afin d’éviter les
risques au maximum et de détecter au plus tôt les problèmes.