1. Introduction
1. Les guerres et les conflits
violents causent de grandes souffrances humaines et entraînent la
destruction de biens, de foyers et de l’environnement. Si l’on veut
instaurer une paix durable, des négociations entre les parties concernées
sur la manière de gérer les dommages causés par un conflit et de
progresser vers la réconciliation sont indispensables. Cependant,
il est fréquent que ces discussions n’aboutissent pas à des résultats
satisfaisants; cela peut créer un sentiment d’injustice qui, à son
tour, peut perpétuer le conflit, voire conduire à une reprise des
hostilités.
2. Le Conseil de l’Europe est l’une des principales plateformes
de promotion du dialogue, de la compréhension mutuelle, de la paix
et de la justice entre les pays européens. En effet, le préambule
du Statut du Conseil de l’Europe (STE no 1)
stipule que les États parties sont «persuadés que la consolidation
de la paix fondée sur la justice et la coopération internationale
est d’un intérêt vital pour la préservation de la société humaine
et de la civilisation». De même, le préambule de la Convention européenne
des droits de l’homme (STE no 5) indique
que les libertés fondamentales «constituent les assises mêmes de
la justice et de la paix dans le monde». Néanmoins, d’importantes
menaces continuent de peser sur la paix en Europe, et des appels ont
été lancés récemment pour développer la politique de sécurité démocratique
du Conseil de l’Europe de façon à «garantir que les dispositifs
d’alerte précoce et les mesures de confiance [soient] pleinement
utilisés, [à] améliorer les processus d’élaboration des politiques,
[à] renforcer l’obligation de rendre des comptes et [à] permettre
de prévenir les conflits dans l’avenir»
.
3. Les problèmes causés par l’absence d’un ensemble de mesures
acceptables, réalisables, exécutoires et opérantes en vue de la
réconciliation et de la réparation à la suite d’un conflit, continuent
d’entraver les bonnes relations entre États. Des conflits gelés
non résolus persistent. Il est donc tout à fait justifié de faire plus,
sous l’égide du Conseil de l’Europe, pour contribuer à régler les
conflits du passé et à assurer une paix durable pour l’avenir.
4. La
Résolution 2515
(2023) recommande aux États membres de «s’engager à résoudre
les différends et les désaccords par le dialogue et la diplomatie»;
de «s’engager en faveur d’un règlement pacifique des différends
en reconnaissant comme obligatoire la juridiction des tribunaux
internationaux»; d’«encourager toutes les initiatives visant à assurer
l’obligation de rendre des comptes en cas de violations du droit international,
en reconnaissant la compétence de la Cour pénale internationale»;
et de «faire respecter l’obligation d’indemniser la victime de l’agression,
notamment au moyen de mesures légales de confiscation de biens appartenant
à l’État et de biens appartenant à des personnes privées». L’Assemblée
devrait quant à elle «renforcer les éléments relatifs à la prévention
et la résolution des conflits ainsi qu’à la sécurité démocratique».
5. La commission des questions juridiques et des droits de l'homme
m’a désigné rapporteur le 26 avril 2023. La commission a tenu une
audition le 11 octobre 2023, avec la participation de M. Christos Giakoumopoulos,
Directeur général, Direction générale droits humains et État de
droit (DG1), Conseil de l’Europe; M. Pablo de Greiff, Directeur,
Centre pour les droits humains et la justice mondiale, Faculté de
droit de l’Université de New York; commissaire de la Commission
d’enquête des Nations unies sur l’Ukraine; ancien rapporteur spécial
des Nations unies pour la promotion de la vérité, de la justice,
des réparations et des garanties de non-répétition (2012-2018);
et M. Igor Cvetkovski, Conseiller principal pour les réparations
et la justice transitionnelle à l’Organisation internationale pour
les migrations, Bureau en Ukraine.
6. Dans le présent exposé des motifs, je commencerai par décrire
la pratique et le droit internationaux en matière de réparation,
de réconciliation et de justice transitionnelle (chapitre 2). Je
présenterai ensuite les mécanismes qui permettent à l’heure actuelle
de régler ces différends, y compris ceux existant dans le cadre du
Conseil de l’Europe (chapitre 3). Enfin, j’exposerai les arguments
en faveur d’un nouveau mécanisme de médiation pour résoudre ces
différends, qui pourrait agir sous l’égide du Conseil de l’Europe
(chapitre 4).
2. Droit international et pratique en
matière de réparation, de réconciliation et de justice transitionnelle
2.1. La
responsabilité internationale des États pour des faits internationalement
illicites et l’obligation de réparation intégrale du préjudice
7. Comme l’indique clairement
le Projet d’articles de la Commission du droit international sur
la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite
(2001) [ci-après «projet d’articles de la CDI»], il est bien établi
en droit international coutumier qu’un État a une responsabilité
internationale pour les faits internationalement illicites qui lui
sont imputables
. Il est tout aussi bien établi qu’un
État a une obligation de réparation pour ces faits internationalement
illicites et pour tout préjudice causé
.
8. Il incombe à l’État de «réparer intégralement» le préjudice
et, autant que possible, d’effacer toutes les conséquences de l’acte
illicite et de rétablir la situation qui aurait vraisemblablement
existé si ledit acte n’avait pas été commis
.
En ce qui concerne la proportionnalité des réparations, «on émet
parfois la crainte [qu’]un principe général prescrivant la réparation
de tous les préjudices découlant d’une violation n’entraîne une réparation
disproportionnée par rapport à la gravité de la violation», ou que
«le principe de la réparation intégrale puisse donner lieu à des
exigences disproportionnées, voire désastreuses, à l’égard de l’État responsable»
. Ces préoccupations ont
notamment sous-tendu les accords de réparation négociés après la première
et la seconde guerre mondiale, qui ne prévoyaient pas de réparation
intégrale. L’approche adoptée par le projet d’articles de la CDI
consiste à évaluer la proportionnalité dans le cadre de l’analyse
de chaque type de réparation et du choix de la forme de la réparation
.
Néanmoins, cette approche ne doit pas être perçue comme justifiant
moins qu’une «réparation intégrale» du préjudice causé. La «réparation
intégrale» est également exigée pour les dommages qui découlent
de la guerre d’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine
.
9. Si, comme l’a reconnu la Cour internationale de Justice (CIJ),
le principe juridique est celui de la réparation intégrale, la pratique
peut varier en fonction des circonstances et ce principe ne se traduit
pas nécessairement par l’obligation de verser une indemnisation
complète à chaque personne concernée: «pendant un siècle, la quasi-totalité
des traités de paix ou règlements d’après-guerre ont reflété le
choix soit de ne pas exiger le versement d’indemnités, soit de recourir
à titre de compensation au versement d’une somme forfaitaire. Compte
tenu de cette pratique, il est difficile d’apercevoir en droit international
une règle imposant une indemnisation complète pour chacune des victimes,
dont la communauté internationale des États dans son ensemble s’accorderait
à estimer qu’elle ne peut souffrir aucune dérogation»
.
La pratique de la Cour européenne des droits de l’homme tend toutefois
à privilégier une approche plus centrée sur la victime
, plutôt qu’un
ensemble plus large de mesures visant à résoudre un conflit.
10. La réparation peut prendre la forme de restitution, d’indemnisation
et de satisfaction, séparément ou conjointement
. Les assurances et garanties
de non-répétition sont également reconnues comme une forme possible
de réparation. La satisfaction peut prendre la forme spécifique
de reconnaissance de la violation, d’une expression de regrets ou
d’excuses formelles
. La cessation des actes
illicites peut également être un facteur pertinent. Enfin, les enquêtes
sur les allégations d’infractions (telles que les crimes de guerre)
peuvent aussi faire partie d’un ensemble de mesures de réparation.
11. «L’obligation de réparation est une règle qui existe indépendamment
des règles régissant les moyens par lesquels il doit lui être donné
effet»
. Toutefois,
la possibilité d’invoquer la responsabilité d’un autre État présuppose
en quelque sorte l’existence d’un moyen d’introduire une requête,
alors que dans de nombreux cas, il n’existe pas de mécanisme international
pour trancher certains différends. Des contre-mesures peuvent être
justifiées dans certaines circonstances, notamment pour amener un
État à s’acquitter de ses obligations en vertu du droit international
de la responsabilité des États, mais elles doivent être proportionnelles
au préjudice subi et sont soumises à certaines conditions
.
2.2. Les
difficultés pratiques et juridiques liées à la conclusion d’un accord
sur les réparations et à son exécution: le principe de l’immunité
de l’État
12. Malgré ces règles et principes
qui exigent la réparation des actes illicites, il n’existe souvent
aucun mécanisme juridique indépendant permettant de faire valoir
ses droits contre un État, ce qui signifie que les requêtes peuvent
traîner pendant des années sans être résolues, en l’absence de moyens
juridiques ou politiques de contraindre un État à rejoindre la table
des négociations. Cela signifie que les victimes peuvent se sentir
ignorées et cela peut donner un sentiment d’impunité ou d’absence
de responsabilité. En outre, on constate une certaine dichotomie
entre le principe de la réparation intégrale et la pratique des
États, qui peut impliquer des négociations complexes portant souvent
sur ce qui est réalisable ou raisonnable dans la pratique en tenant
compte de différents facteurs, notamment la réconciliation, la paix,
la réparation, ainsi que les intérêts économiques, sociaux et autres.
13. Historiquement, la plupart des traités de paix prévoyaient
des réparations (pour la reconstruction, les dommages causés aux
civils et éventuellement l’indemnisation des familles endeuillées
par la guerre) ainsi que des indemnités (des dispositions souvent
plus punitives pour couvrir, par exemple, le coût militaire de la guerre).
Toutefois, ces modalités dépendaient généralement de la pression
politique ou militaire qui était exercée, ainsi que de ce qui était
le plus pratique selon les circonstances (par exemple, comme en
droit civil, la mise en faillite d’un débiteur, qu’il s’agisse d’un
État, d’une entreprise ou d’une personne, est peu susceptible d’améliorer
les relations ou de donner lieu à des paiements de réparation).
Les exemples classiques sont les réparations de la première guerre
mondiale et de la seconde guerre mondiale, qui ne reflétaient qu’une
partie des dommages causés et étaient basées sur ce que les responsables
pouvaient payer
. De plus, on a beaucoup écrit sur
les leçons à tirer des réparations de la première guerre mondiale,
lorsqu’un État n’aborde pas le paiement des dommages civils de bonne
foi et en acceptant la responsabilité des dommages causés, ainsi
que sur le risque que la question de la réparation ne contribue
elle-même à perpétuer le conflit plutôt que d’aider à la résolution
et à la réconciliation. L’expérience de la première guerre mondiale
rappelle également l’importance de la communication dans tout processus
de réconciliation et de réparation – on pourrait donc envisager
de communiquer clairement sur les conséquences de la guerre sur
les populations civiles et sur les arguments qui justifient le montant
des réparations.
14. Les réparations liées à la seconde guerre mondiale ont été
tout aussi complexes en raison de l’ampleur des violations des droits
humains et des dommages considérables causés aux populations civiles.
De nombreux pays ont vu leurs infrastructures gravement endommagées
à la suite de l’agression, sans parler des violations des droits
humains subies par leurs ressortissants. Les réparations ont été
négociées sous différentes formes et à différents moments, mais
«aucun État allié [n’a] été indemnisé à la mesure des pertes subies
par sa population»
. En ce
qui concerne les populations civiles touchées, si la loi fédérale
allemande relative à l’indemnisation (
Bundesentschädigungsgesetz)
a permis d’indemniser les victimes allemandes des persécutions du
national-socialisme, elle ne s’étendait pas aux personnes qui vivaient
dans d’autres pays attaqués par l’Allemagne et ses alliés. La question
n’est toujours pas réglée à ce jour, que ce soit en raison de divergences
d’opinions sur les responsabilités (par exemple, la Pologne a été
envahie par l’Allemagne, la Slovaquie, la Roumanie et la Russie,
à différents moments de la seconde guerre mondiale) ou sur les accords conclus
(par exemple, la Russie a négocié un accord de réparation censé
couvrir les pays situés à l’est du Rideau de fer, mais ces pays
n’ont pas forcément bénéficié directement de ces réparations ni
eu le sentiment d’avoir été associés à ces négociations). Un tel
contexte a donné lieu à des récriminations selon lesquelles les réparations
n’ont pas été équitables ou intégrales. Certaines personnes ont
estimé ne pas avoir reçu une indemnisation suffisante, tandis que
d’autres continuent de demander à l’Allemagne des réparations pour
les pertes subies. Ce sentiment se retrouve par exemple dans les
tentatives récentes de l’Italie, de la Grèce ou de la Pologne de
demander réparation à l’Allemagne, ainsi que dans une forme de ressentiment
évident face à ce qui est parfois perçu comme un défaut de responsabilité
et de réparation à l’égard des erreurs du passé. Cependant, sans
l’accord de l’Allemagne, les réparations pour de tels faits restent
juridiquement impossibles à obtenir en raison, notamment, de la
règle de l’immunité de l’État et de l’absence de tout autre moyen
de faire respecter l’obligation de réparation qui incombe aux États.
15. La doctrine de l’immunité de l’État est une règle générale
du droit international coutumier, solidement enracinée dans la pratique
des États, qui garantit aux États une immunité juridictionnelle
contre toute tentative d’affirmation de leur compétence par les
tribunaux d’un autre État
.
L’immunité de l’État découle du principe de l’égalité souveraine
des États, qui est l’un des principes fondamentaux de l’ordre juridique
international
. Le
droit de l’immunité des États est principalement de nature procédurale.
Il constitue un obstacle à l’engagement de poursuites contre un
État qui exercerait son pouvoir souverain (qu’il soit licite ou
illicite), mais ne peut intervenir sur le fond d’une demande. Par
conséquent, même si un État bénéficie d’une immunité de juridiction
devant les tribunaux d’un État étranger, cela n’a aucune incidence
sur sa responsabilité internationale ni sur son obligation de réparation
.
16. La CIJ a notamment conclu que l’immunité de l’État pour des
actes
jure imperii [exercice
de la puissance souveraine] s’étend aux procédures civiles pour
des actes ayant entraîné la mort, un préjudice corporel ou matériel
commis sur le territoire de l’État du for par les forces armées
ou autres organes d’un autre État dans le cadre d’un conflit armé
.
En conséquence, «le droit international coutumier impose toujours
de reconnaître l’immunité à l’État dont les forces armées ou d’autres
organes sont accusés d’avoir commis sur le territoire d’un autre
État des actes dommageables au cours d’un conflit armé»
. En outre, la CIJ a également
conclu qu’en ce qui concerne les procédures civiles, «en [vertu]
du droit international coutumier, un État n’est pas privé de l’immunité
pour la seule raison qu’il est accusé de violations graves du droit
international des droits de l’homme ou du droit international des
conflits armés», même s’il s’agit d’une règle de
jus cogens .
Cette position découle de la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme, qui confirme aussi qu’octroyer l’immunité
des États pour des violations des droits de l’homme ne constitue
pas une violation de la Convention
. Il
convient de noter que cette immunité des États s’applique aux procédures
civiles (ce qui est distinct de la responsabilité pénale individuelle
pour torture, crimes de guerre et crimes contre l’humanité). La doctrine
de l’immunité des États vaut également pour les mesures de contrainte
postérieures à la décision de justice, par exemple à l’encontre
de biens utilisés à des fins de service public et situés dans un
État étranger, ainsi que pour les procédures d’
exequatur qui s’y rapportent
.
Cela dit, des travaux sont actuellement en cours pour étudier les
moyens d’obtenir des réparations de la Fédération de Russie nonobstant
l’application du principe de l’immunité des États, notamment en
explorant le recours à des contre-mesures et en utilisant les intérêts
des biens faisant l’objet de sanctions. Étant donné que ce travail
se poursuit dans le cadre de rapports spécifiques portant sur la
guerre d’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine,
je n’en parlerai pas plus avant dans le présent rapport.
2.3. Le
droit des personnes à un recours et à réparation: la nécessité d’une
approche centrée sur les victimes
17. Les réparations ont toujours
été une affaire entre États, sans implication directe des individus.
En effet, traditionnellement, un individu n’est pas un sujet du
droit international public et ne peut donc pas agir dans la sphère
du droit international. En outre, les individus ne peuvent pas porter
plainte directement contre un État étranger en droit international.
Un État peut prendre fait et cause pour l’un de ses ressortissants,
chercher à tenir un autre État pour responsable et demander réparation
en lien avec une violation
.
Toutefois, le ressortissant n’a pas la capacité d’intenter une action
directement et n’a pas nécessairement droit, en vertu du droit international,
à des réparations spécifiques à la suite de cette action. Comme
l’a indiqué la CIJ, «[l]orsque l’État ayant perçu ces sommes dans
le cadre de ce qui devait constituer un règlement global à l’issue
d’un conflit armé a décidé de les affecter à la reconstruction de
son économie nationale et de ses infrastructures plutôt que de les
répartir entre ceux de ses nationaux qui ont été victimes, il est
difficile de déterminer dans quelle mesure le fait que les intéressés
n’aient pas perçu une part des sommes en question les autoriserait
à intenter une action à l’encontre de l’État ayant versé ces sommes
à celui dont ils sont ressortissants»
. La CIJ a
estimé que les différends qui resteraient à régler pourraient faire
l’objet de nouvelles négociations entre les deux États concernés.
18. Un individu peut introduire une requête en vertu du droit
interne de son propre État (si ce droit le permet), mais aussi en
vertu du droit interne de l’État auquel il demande réparation ou
réclame des dommages-intérêts (si ce droit le permet). Cependant,
ces mécanismes juridiques sont souvent absents ou indisponibles
dans le droit interne de l’État concerné – que ce soit parce que
les tribunaux nationaux ne sont pas compétents, en raison de l’application
du droit de l’immunité des États, ou parce que les non-ressortissants
ne peuvent pas accéder à certains régimes d’indemnisation. Le droit
international peut donc laisser une victime individuelle sans recours
adéquat, même lorsque l’État dont elle a la nationalité a reçu réparation.
Une telle situation peut donc être insatisfaisante pour l’individu
et conduire à une absence de résolution efficace si les victimes
ne sont pas suffisamment impliquées dans la recherche d’une solution
en vue d’une réconciliation et d’une paix durable. Cependant, les
praticiens et les politiciens se rendent compte que les problèmes
persistent si les besoins des victimes ne sont pas pris en compte.
La nécessité d’une approche de la réparation et de la réconciliation
centrée sur les victimes afin qu’elle fonctionne et contribue à
une paix et à une réconciliation durables est de plus en plus reconnue.
19. Certaines dispositions spécifiques du droit international
accordent des droits aux individus, comme le droit international
des droits de l’homme, le droit international humanitaire (par exemple
en ce qui concerne les prisonniers de guerre) ou le droit de la
protection consulaire
.
Cependant, le droit n’a pas encore évolué au point de créer un droit
à réparation opposable pour les individus en vertu du droit international
coutumier
. Exceptionnellement, des
dispositions spécifiques du droit international permettent aux individus
d’intenter une action directement contre des États étrangers. Par
exemple, les traités d’investissement peuvent établir des clauses
d’arbitrage qui permettent aux individus de demander à un État étranger
des dommages-intérêts pour les pertes subies. Des mécanismes d’indemnisation
spécifiques ont également été mis en place à certains moments, comme
la Commission d’indemnisation des Nations Unies, créée pour traiter
les demandes et indemniser les pertes et préjudices directement
imputables à l’invasion et à l’occupation illégales du Koweït par
l’Irak en 1990-1991
.
20. Les traités relatifs aux droits de l’homme, en particulier,
peuvent établir un mécanisme de recours individuel contre un État
responsable d’une violation. C’est ce que l’on observe dans l’approche
adoptée par la Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies
«Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours
et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international
des droits de l’homme et de violations graves du droit international
humanitaire» (Résolution AGNU 60/147)
. Les principes annexés à cette
résolution rappellent notamment que le droit à un recours des victimes
de violations des droits de l’homme est un droit protégé par de
nombreux traités régionaux et internationaux relatifs au droit international
des droits de l’homme et au droit international humanitaire
. Ces principes
réaffirment l’obligation des États d’enquêter sur les crimes de
droit international et de poursuivre leurs auteurs, s’ils sont identifiés.
Au paragraphe 11, les principes énoncent que les recours contre
les violations flagrantes du droit international des droits de l’homme
ou les violations graves du droit international humanitaire comprennent
(a) un accès effectif à la justice, dans des conditions d’égalité;
(b) une réparation adéquate, effective et rapide du préjudice subi;
et (c) l’accès aux informations utiles concernant les violations
et les mécanismes de réparation. Le paragraphe 15 précise que l’État
«assure aux victimes la réparation des actes ou omissions qui peuvent
lui être imputés et qui constituent des violations flagrantes du
droit international des droits de l’homme ou des violations graves
du droit international humanitaire». Cette réparation peut notamment
prendre la forme de mesures de restitution, d’indemnisation, de
réadaptation, de satisfaction et de garanties de non-répétition.
Si, dans la pratique, ces mesures sont généralement prises dans
le cadre de mécanismes juridiques nationaux, il existe aussi des
mécanismes internationaux, dont l’un des plus développés est bien
entendu la Cour européenne des droits de l’homme.
21. Ainsi, une approche individuelle, ou centrée sur les victimes,
est plus conforme à une approche fondée sur les droits de l’homme,
et est indispensable pour permettre un recours effectif en vertu
de la Convention européenne des droits de l’Homme (article 13).
Cette position se reflète notamment dans les documents du Conseil
de l’Europe, tels que les Lignes directrices et textes de référence
«
Éliminer
l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme», adoptés en 2011 par le Comité des Ministres, ou ses
travaux récents sur les recours et réparations pour les victimes
de l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine
.
Les États membres ont donc l’obligation, au niveau national, de
fournir un moyen de réparation aux personnes dont les droits de
l’homme ont été violés. Toutefois, dans le contexte d’un conflit,
il peut être difficile d’obliger l’État responsable à mettre en
place de tels mécanismes (ou à financer des mécanismes dans l’État
victime) sans qu’il reconnaisse sa responsabilité et son implication
dans ce processus
. En outre,
des divergences d’opinions peuvent survenir quant au type et à l’étendue
du recours ou de la réparation demandés – par exemple, lorsque les
ressources sont limitées, une personne peut-elle prétendre à une
indemnisation complète, à une forme de réparation particulière,
à une mesure déclaratoire ou à d’autres recours mieux adaptés à
sa situation et à ses besoins? Si la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme a développé certains principes, une partie
de la décision est laissée à l’appréciation de l’État défendeur,
sous le contrôle du Comité des Ministres. En outre, l’approche de
la Cour peut être limitée à des outils spécifiques et ne considère
pas la totalité des solutions disponibles ou susceptibles de répondre
au mieux aux besoins des victimes.
2.4. Réconciliation
et justice transitionnelle
22. Si le principe reste celui
de la réparation intégrale, le principe de l’effectivité du droit
et la réalité de l’exécution des décisions sont essentiels. Des
outils tels que la réconciliation, la réparation et la justice transitionnelle
peuvent faire partie d’un ensemble de mesures destinées à parvenir
à la réconciliation et à une paix durable. Il s’agit là d’un sujet
sensible, car il n’est pas toujours évident de trouver une solution
qui soit soucieuse de la victime, qui respecte les droits de l’homme
et qui contribue en outre à une paix durable et à une meilleure
réconciliation entre les communautés. De telles solutions ont tendance
à comporter un ensemble d’outils, y compris des initiatives de recherche
de la vérité, la justice, des réparations, la reconnaissance et
des garanties de non-répétition.
23. L’objectif premier de la réconciliation est d’éviter une reprise
des hostilités. Une véritable réconciliation implique l’établissement
de nouvelles relations entre les parties au conflit et entre l’État
et les citoyens. Il faut souvent du temps pour engager une réconciliation
au niveau communautaire et celle-ci dépend aussi de l’adhésion des
victimes. La justice transitionnelle traite de la manière dont les
sociétés font face à un héritage de violations graves et massives
des droits de l’homme afin de rendre justice aux victimes et d’instaurer
une paix durable. Elle peut englober des mécanismes judiciaires
et non judiciaires, tels que la reconnaissance, les mémoriaux, la
lustration, les initiatives citoyennes, les enquêtes, les initiatives
de recherche de la vérité, ainsi que les réparations accordées aux
victimes (indemnisation financière, restitution de biens, garantie
des droits sociaux ou politiques)
. Il n’existe pas
de processus universel pour les initiatives de réconciliation ou
de justice transitionnelle, mais l’objectif général est de parvenir
à une société plus pacifique, plus juste et plus inclusive
. À
cette fin, ces initiatives doivent généralement être adaptées au
contexte, être pilotées par les pays et être soucieuse des besoins
des victimes
.
Par nature, la justice transitionnelle a généralement lieu en dehors
des tribunaux nationaux. Plusieurs universitaires observent que
la justice pénale n’est pas toujours le moyen le plus approprié
pour faciliter la recherche de la vérité
. Il peut y avoir
des tensions entre, d’une part, des initiatives qui visent à promouvoir
la paix, la recherche de la vérité, la réconciliation et la justice
transitionnelle, qui impliquent souvent un certain niveau de compromis,
et d’autre part, une priorité donnée à la seule justice qui, certes,
peut favoriser les poursuites et une réparation complète, mais qui
n’est pas toujours en mesure d’assurer ces poursuites ou ces réparations.
Comme nous l’avons entendu lors de l’audition de la commission sur
ce sujet, idéalement, les éléments des initiatives de recherche
de la vérité, de la justice, des réparations et des garanties de
non-répétition seront complémentaires et ne seront pas en concurrence
les uns avec les autres.
24. Les exemples d’initiatives de justice transitionnelle de ces
dernières décennies tendent à proposer un mélange de commissions
de recherche de la vérité et d’actions en justice telles que des
poursuites. Cependant, il peut y avoir des tensions entre les initiatives
qui favorisent la recherche de la vérité et la découverte des corps,
et celles qui donnent la priorité à la traduction en justice des
auteurs de crimes. Des régimes d’amnistie ou d’immunité conditionnelle
sont parfois proposés pour promouvoir la recherche de la vérité
, mais ils
sont controversés, notamment dans les cas où ils peuvent soustraire
un auteur de violations graves à sa responsabilité
. De même, dans certains pays, les
délais de prescription ou d’interdiction d’engager des poursuites
constituent un obstacle à la justice. Notons toutefois que la prescription
ne s’applique pas aux violations flagrantes du droit international
des droits de l’homme et aux violations graves du droit international
humanitaire
.
De la même façon, la libération anticipée de prisonniers condamnés
pour des crimes commis pendant un conflit peut être considérée comme
un outil de réconciliation, mais elle peut aussi nuire à la justice
et être ressentie comme un affront par les victimes de violations
des droits de l’homme. La poursuite de tout ou partie des responsables
de violations des droits de l’homme est généralement un élément central
de la justice transitionnelle
. Néanmoins, certaines
poursuites peuvent être perçues comme problématiques, en particulier
lorsque certains crimes étaient considérés comme autorisés sous
un régime antérieur
.
25. L’un des éléments commun aux initiatives de recherche de la
vérité consiste à mettre en place un organisme chargé d’enquêter
sur le sort des personnes disparues et de retrouver leurs dépouilles.
À titre d’exemples, on peut citer la Commission nationale sur les
personnes disparues pendant la dictature militaire de 1976-1983
en Argentine; le Comité sur les personnes disparues à Chypre (CMP)
pendant l’intervention militaire turque de 1974 dans le nord de
Chypre (un élément de l’exécution de l’arrêt interétatique de la
Cour européenne des droits de l’homme,
Chypre
c. Turquie); les enquêtes menées à la suite de la guerre
civile népalaise de 1996-2006
; ou encore la Commission colombienne
pour la recherche de la vérité, la coexistence et la non-répétition
.
Un autre exemple est celui de la Commission indépendante pour la localisation
des restes des victimes (ICLVR), chargée d’enquêter sur la disparition
de 16 personnes pendant le conflit qui a secoué l’Irlande du Nord
entre les années 1970 et 1998. Les informations transmises à cette commission
ne peuvent pas être utilisées dans le cadre de procédures pénales,
ce afin d’encourager la communication d’informations susceptibles
d’aider les familles à localiser les restes de leurs proches. La législation
récente qui vise à traiter les questions liées à l’héritage de l’Irlande
du Nord reste controversée, notamment en ce qui concerne la proposition
d’offrir une immunité conditionnelle contre les poursuites judiciaires
à toute personne qui coopérerait avec la nouvelle Commission indépendante
pour la réconciliation et la récupération de l’information (ICRIR).
Cette mesure est considérée comme s’inspirant du modèle utilisé en
Afrique du Sud pour favoriser la recherche de la vérité, mais elle
s’accompagne de limitations à l’introduction de nouveaux litiges –
ce qui a été dénoncé comme limitant indûment l’accès à la justice.
Des tensions persistent autour de la question des disparus et des
commissions de recherche de la vérité pour trouver le bon équilibre
entre la poursuite de la justice et le besoin de vérité, de réconciliation
et de paix.
3. Les
mécanismes en vigueur pour promouvoir la réconciliation et la réparation
3.1. La
Cour européenne des droits de l’homme
26. Un certain nombre de droits
de l’homme protégés par la Convention européenne des droits de l’homme peuvent
être pertinents dans une situation de conflit ou post-conflit, notamment
le droit à la vie (article 2), le droit de ne pas être soumis à
la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants
(article 3), le droit au respect de la vie privée, de la vie familiale
et du domicile (article 8), la liberté d’expression (article 10)
, le droit à un recours effectif
en cas de violation des droits de l’homme (article 13) et le droit
au respect des biens (article 1 du Protocole no 1
à la Convention (STE no 9)) – entre autres
droits applicables dans des situations particulières.
27. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
établit clairement que les États ont l’obligation de mener des enquêtes
adéquates sur les violations présumées du droit à la vie (article 2)
et de l’interdiction de la torture (article 3), et que cette obligation
doit inclure la possibilité d’identifier et de punir les responsables
de ces violations
. Il existe des exigences spécifiques
quant à la qualité des enquêtes. L’une des complexités des situations
de conflit réside dans le fait que des normes différentes peuvent
s’appliquer selon qu’une personne est tuée par des acteurs étatiques
ou non étatiques, ce qui peut créer des difficultés lorsqu’il s’agit
de trouver des solutions à des situations complexes au lendemain
d’un conflit. Les Lignes directrices du Conseil de l’Europe sur
l’élimination de l’impunité pour les violations graves des droits
de l’Homme définissent des critères en matière d’enquête et précisent
que «[l]es États devraient prendre toutes les mesures appropriées
pour établir des mécanismes accessibles et efficaces afin de garantir
que les victimes de graves violations des droits de l’homme reçoivent
une réparation rapide et adéquate pour le préjudice subi. Cela peut
inclure des mesures de réhabilitation, d’indemnisation, de satisfaction,
de restitution et des garanties de non-répétition»
.
28. Les affaires interétatiques qui ont été introduites, ou les
requêtes individuelles relatives à des situations de conflit, peuvent
contribuer à traiter et à reconnaître des violations spécifiques
des droits de l’homme, et à accorder une satisfaction équitable
le cas échéant. Toutefois, l’exécution des arrêts rendus dans des
affaires interétatiques présente des difficultés notoires
.
Certains craignent que la nature de ces litiges ne se prête pas
véritablement à un règlement global de ces affaires en vue d’une
réconciliation et d’une réparation complètes après un conflit. En
outre, les restrictions concernant les types de recours disponibles
peuvent susciter l’insatisfaction des communautés concernées, et
l’absence de mise en œuvre des mesures nécessaires pour exécuter
ces arrêts peut conduire à une revictimisation des requérants et
constituer un affront à l’État de droit et au principe de l’effectivité
du droit. J’ai choisi de présenter ci-dessous quelques-unes des
affaires les plus emblématiques relatives à des situations post-conflit
afin d’illustrer la manière dont la Cour peut être utilisée, avec
plus ou moins de succès en termes d’exécution de ses arrêts.
29. Les affaires interétatiques impliquent souvent des personnes
déplacées. C’est le cas par exemple des affaires qui découlent du
conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au début des années 1990
. Les affaires
Chiragov
c. Arménie (2015) et
Sargsyan
c. Azerbaïdjan (2015) concernent l’impossibilité pour
les personnes déplacées d’accéder à leurs domiciles et à leurs biens
dans la région du Haut-Karabakh et les régions avoisinantes, ainsi
que l’absence de recours effectif pour ces personnes déplacées
. Malgré des efforts récents
pour parvenir à un protocole d’accord relatif au paiement de la
satisfaction équitable aux personnes concernées (éventuellement
via un compte bancaire du Conseil de l’Europe), la signature d’un
tel accord et le paiement de la satisfaction équitable sont toujours
pendants, plus de 30 ans après que les personnes ont été déplacées
et 8 ans après les arrêts rendus dans ces affaires. D’autres requêtes
interétatiques et individuelles ont été portées devant la Cour européenne
des droits de l’homme à propos d’un conflit plus récent entre les deux
pays, en 2020, qui a de nouveau causé de nombreux décès, et de graves
préoccupations subsistent quant au respect des droits de l’homme
dans la région
.
30. Malheureusement, la situation des habitants du Haut-Karabakh
s’est aggravée en 2022-2023, impliquant de sévères restrictions
de la circulation des personnes, de l’approvisionnement en nourriture
et autres marchandises dans la région. La situation humanitaire
et des droits humains des habitants du Haut-Karabakh a suscité de
vives inquiétudes. De plus, les interventions de l’armée azerbaïdjanaise
pour prendre le contrôle effectif de la région ont suscité des inquiétudes
accrues quant au bien-être de la population locale et aux risques
de violations du droit international relatif aux droits humains,
notamment en ce qui concerne le nettoyage ethnique, le discours
de haine, la destruction du patrimoine culturel, les déplacements
forcés et l’utilisation de la force contre les populations civiles.
Cela a abouti à l’exode presque total de la population d’ethnie
arménienne du Haut-Karabakh
. Plus inquiétant
encore, les mesures provisoires indiquées par la Cour européenne
des droits de l’homme en 2022, qui appelaient l’Azerbaïdjan à garantir
le passage en toute sécurité par le corridor de Latchine des personnes
gravement malades ayant besoin d’un traitement médical en Arménie
et d’autres personnes bloquées sur la route, n’ont pas été respectées.
Ce non-respect des mesures provisoires, mettant en danger le bien-être
et la vie de personnes résidant dans l’espace géographique du Conseil
de l’Europe, soulève de graves préoccupations quant à la faisabilité
des solutions fondées sur l’État de droit et le respect des valeurs
du Conseil de l’Europe. En outre, les mesures conservatoires de
la CIJ n’ont pas non plus été respectées.
31. L’éclatement de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 a donné
lieu à plusieurs conflits marqués par des actes de nettoyage ethnique,
des crimes de guerre, des génocides, un nombre considérable de morts
et des déplacements massifs de population à travers les nouvelles
frontières, ainsi que par des questions complexes liées à la propriété,
notamment à la suite de la scission des banques nationales. Les
pays de la région ne sont devenus membres du Conseil de l’Europe
qu’après le conflit, mais la Cour européenne des droits de l’homme
s’est néanmoins révélée pertinente pour traiter les questions découlant
du conflit, même si cela a pris du temps. Par exemple, les questions
liées aux comptes bancaires et à l’épargne des particuliers après
l’éclatement de l’ex-Yougoslavie ont finalement été résolues à la
suite des arrêts de la Cour
,
tout comme les questions relatives aux personnes qui ont perdu leur
droit de résidence après la déclaration d’indépendance de la Slovénie
ou
les affaires concernant les droits à pension des personnes déplacées après
la guerre
.
Le recours à la Cour a également été utile dans des affaires relatives
aux personnes qui souhaitaient accéder à des régimes d’indemnisation
pour dommages de guerre
.
En revanche, les affaires liées aux enquêtes sur les décès et les
crimes de guerre survenus pendant le conflit, à l’équité des procédures connexes
et au traitement des détenus n’ont pas été sans difficulté
.
Toutefois, des progrès significatifs ont récemment permis de clore
la surveillance de l’exécution de nombreux arrêts. Dans d’autres
affaires, le règlement amiable s’est avéré un outil efficace pour
résoudre les problèmes
.
Malgré une très forte amélioration de la situation depuis les années
1990, certaines tensions subsistent dans la région
. Par exemple, la Constitution
et le système électoral bosniaques continuent de maintenir une distinction
entre les trois peuples ethniques constituants et les autres, en
contradiction avec de nombreux arrêts de la Cour européenne des
droits de l’homme
.
L’exécution d’autres affaires est toujours pendante, comme l’impossibilité
pour les membres des forces armées de Yougoslavie de reprendre possession
de leurs appartements d’avant-guerre dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine
.
32. L’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de
l’homme peut s’avérer délicate dans des régions séparatistes. Par
exemple, les arrêts rendus dans les affaires relatives à la région
transnistrienne de la République de Moldova ont été difficiles à
faire appliquer. À la suite d’un conflit au début des années 1990, le
régime séparatiste a été soutenu par la Russie. Les tensions ont
soulevé de nombreuses préoccupations relatives aux droits de l’homme.
Les requêtes individuelles portées devant la Cour pour des violations
des droits de l’homme commises par les autorités
de facto de Transnistrie ont essentiellement
été introduites contre la Moldova (en tant que pays territorialement
compétent) et contre la Russie (dont la Cour a généralement estimé
qu’elle exerçait un contrôle effectif sur la région, étant donné
que les autorités
de facto de
Transnistrie dépendent militairement, économiquement et politiquement
de la Russie)
.
Toutefois, l’exécution des arrêts s’est avérée difficile, notamment
en raison de la nécessité d’impliquer les autorités russes, moldaves
et les autorités
de facto de
Transnistrie dans la recherche d’une solution à des problèmes souvent
complexes. Nombre de ces arrêts, comme celui rendu dans l’affaire
Catan relative aux écoles d’enseignement
en alphabet latin, n’ont toujours pas été exécutés.
33. Les affaires interétatiques de plus grande envergure sont
souvent difficiles à résoudre, notamment en raison de la complexité
et de l’ampleur des problèmes, des divergences d’opinions quant
à la meilleure façon de les résoudre (par exemple, entre la restitution
ou l’indemnisation en ce qui concerne les droits de propriété) et
des tensions communautaires qui peuvent décourager la recherche
d’une solution réaliste et pratique. Cela peut conduire à des situations
perverses où l’amélioration du sort des victimes intéresse finalement
assez peu, soit parce que leur histoire vient conforter un récit
spécifique du conflit, soit parce qu’une solution maximaliste et
irréalisable est exigée – ce qui permet là encore d’entretenir un
récit du conflit et des objectifs politiques particuliers en perpétuant
le conflit à travers des différends sur les solutions. Si le sort
des victimes est souvent avancé comme le premier des arguments,
une telle approche donne rarement lieu à des solutions effectives pour
les victimes en temps utile, et conduit souvent à la reprise des
hostilités. Dans de telles circonstances, la recherche de solutions
équitables, la promotion de la réconciliation, le respect des principes
de la justice et des droits de l’homme et la préservation de la
paix peuvent souvent sembler illusoires.
34. L’affaire interétatique
Chypre
c. Turquie (2001) portait sur un nombre important de
violations des droits de l’homme occasionnées par l’intervention
militaire turque à Chypre en 1974 et la division ultérieure du territoire,
notamment les enquêtes sur les personnes disparues et le droit à
la vie (article 2 de la Convention), les droits de propriété (article 1
du Protocole no 1) et les droits multiples
des personnes vivant dans des zones enclavées (par exemple, la péninsule
de Karpas/Karpasia). D’autres affaires individuelles concernaient également
des personnes tuées ou disparues
et les
droits de propriété
. Des problèmes plus récents
ont trait aux difficultés d’administration d’un territoire divisé
ou à la persistance des tensions
.
Si de nombreuses violations des droits de l’homme ont été constatées
dans l’arrêt interétatique initial de 2001, il a fallu attendre plus
de dix ans pour que la Cour rende, en 2014, son arrêt de satisfaction
équitable dans lequel elle demandait à la Türkiye de verser à Chypre
90 millions d’euros, que le gouvernement chypriote devrait ensuite
redistribuer aux personnes concernées. Un État a trois mois pour
payer la satisfaction équitable, mais plus de dix ans après le prononcé
de l’arrêt et près de cinquante ans après l’intervention militaire
initiale, la Türkiye n’a toujours pas payé ces dommages-intérêts.
Ces arrêts ne concernent toutefois qu’un des multiples aspects d’un
conflit bien plus vaste, marqué par des tensions entre les communautés
remontant aux années 1960, des violations des droits de l’homme
antérieures à 1974 ainsi que par plusieurs négociations menées par
les Nations Unies pour trouver une solution durable
. Malgré leur lenteur, les efforts visant
à exécuter ces arrêts ont donné certains résultats, notamment plusieurs
éléments de progrès du Comité sur les personnes disparues à Chypre
(CMP)
et
de la Commission des biens immobiliers. Toutefois, la nature fragmentaire
de l’examen par la Cour de la totalité des enjeux indique qu’il
ne s’agit que d’un outil partiel pour imaginer ce que pourrait être
un ensemble de mesures destinées à remédier à la situation.
35. Dans l’affaire interétatique Géorgie
c. Russie I relative à l’arrestation, à la détention
et à l’expulsion de Russie de ressortissants géorgiens dans le cadre
d’une politique centralisée en 2006-2007, la Cour a conclu à plusieurs
violations de la Convention européenne des droits de l’homme dans
son arrêt de 2014, et en 2019 elle a accordé une satisfaction équitable
de 10 millions d’euros pour les préjudices subis par au moins 1 500 ressortissants
géorgiens. La mise en œuvre de cet arrêt s’est avérée très problématique
et la satisfaction équitable n’a toujours pas été versée.
36. Les arrêts Chypre c. Turquie et Géorgie c. Russie I concernent tous
deux des affaires interétatiques dans lesquelles la Cour a d’abord
constaté des violations dans un arrêt sur le fond, puis a accordé
une satisfaction équitable sous la forme d’un arrêt sur la satisfaction
équitable plusieurs années plus tard. Il pourrait être intéressant
d’examiner si, à l’avenir, lorsqu’un arrêt sur le fond est rendu
dans des affaires interétatiques, l’adoption d’une approche davantage
axée sur la médiation ou le règlement à l’amiable permettrait de
traiter efficacement la question des réparations ou de la satisfaction
équitable. Cette approche de règlement à l’amiable pourrait ensuite
déboucher sur un règlement plus facilement exécutoire, en s’appuyant
sur un éventail plus large d’outils de réparation potentiels susceptibles
de mieux répondre aux besoins réels des victimes.
37. L’affaire interétatique
Géorgie
c. Russie II porte sur le conflit de 2008 autour des
régions séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie en Géorgie
.
La Cour européenne des droits de l’homme a considéré que la Russie
avait exercé un contrôle effectif sur ces régions après le 12 août
2008 (accord de cessez-le-feu) en raison de sa participation au
conflit, ainsi qu’ultérieurement en raison de la dépendance des
administrations d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie à l’égard de la Fédération
de Russie. La Cour a constaté des violations du droit à la vie (exécutions
sommaires et absence d’enquête sur les meurtres), des mauvais traitements
infligés aux prisonniers de guerre, le déplacement de civils et
la destruction de biens. Dans son arrêt de satisfaction équitable
de 2023, la Cour a accordé des sommes de satisfaction équitable
pour les différentes violations constatées, qui devaient être distribuées
par l’État géorgien aux victimes individuelles concernées. Toutefois, comme
pour l’affaire interétatique précédente concernant la Russie, la
mise en œuvre sera difficile, d’autant plus depuis l’expulsion de
la Russie du Conseil de l’Europe. La Cour est également saisie d’un
certain nombre d’affaires individuelles relatives à ce conflit et
à des conflits similaires du début des années 1990, ainsi que d’une
quatrième affaire interétatique,
Géorgie
c. Russie IV à propos des frontières administratives
entre ces territoires.
38. Le règlement amiable, combiné à des visites de contrôle, peut
être un moyen efficace de résoudre une affaire interétatique potentielle
avant même que la Cour ne rende un arrêt sur le fond. Par exemple,
l’affaire interétatique Géorgie c. Russie III concernait
la détention de quatre enfants géorgiens par les autorités de fait d’Ossétie
du Sud. À la suite d’une visite du Commissaire aux droits de l’homme
du Conseil de l’Europe dans la région, les enfants ont été libérés
et l’affaire a été rayée du rôle à la demande du Gouvernement géorgien. Des
efforts supplémentaires pourraient être déployés pour trouver le
meilleur moyen de résoudre les problèmes interétatiques par le biais
d’un règlement à l’amiable et/ou le recours à d’autres mécanismes
du Conseil de l’Europe.
39. Le nombre d’affaires interétatiques pendantes devant la Cour
européenne des droits de l’homme a considérablement augmenté ces
dernières années et mobilise désormais une part importante du temps
de la Cour, notamment en raison de la complexité des questions.
L’un des exemples les plus évidents concerne les violations successives
des droits de l’homme commises par la Russie en Ukraine. Depuis
l’annexion illégale de la Crimée par la Russie en 2014, de nombreuses
violations des droits de l’homme ont été perpétrées, notamment la
répression de la liberté d’expression, les enlèvements illégaux,
les déplacements de personnes et les persécutions des Tatars de
Crimée
.
Cette annexion a été immédiatement suivie d’une explosion de violence
dans les régions de Donetsk et de Lougansk entre les séparatistes
soutenus par la Russie et les forces ukrainiennes. Malgré l’implication
de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et
les accords de Minsk, le conflit s’est poursuivi, provoquant des
milliers de morts et de blessés ainsi que le déplacement de millions
de personnes. La destruction du vol MH17 de la Malaysian Airlines
par des séparatistes soutenus par la Russie n’est qu’une des nombreuses
atrocités et violations des droits de l’homme commises aux côtés
d’arrestations arbitraires, de mauvais traitements, d’actes de torture
et d’exécutions sommaires
. En février 2022, l’invasion militaire
massive de l’Ukraine par la Russie a causé un grand nombre de victimes,
des millions de réfugiés, la destruction de l’environnement, des
crimes de guerre, un possible génocide et la démolition des infrastructures
civiles. En conséquence, la Russie a été exclue du Conseil de l’Europe.
La dévastation est immense et ne cesse de s’étendre, tout comme
les pertes humaines. Un registre des dommages a été créé, mais des
outils importants seront nécessaires pour garantir des voies de
recours et des réparations en temps voulu
. De nombreuses affaires
interétatiques qui opposent l’Ukraine à la Russie, ainsi que des
milliers de requêtes individuelles, sont pendantes devant la Cour
européenne des droits de l’homme et portent sur différents aspects
du conflit et les tensions de ces neuf dernières années. Comme ces affaires
font déjà l’objet d’un certain nombre de rapports de l’Assemblée
en cours, je ne m’y attarderai pas ici. En outre, étant donné que
la Russie n’est plus membre du Conseil de l’Europe, tout mécanisme
envisagé dans le présent rapport, pour les membres du Conseil de
l’Europe, ne s’appliquerait pas au conflit entre l’Ukraine et la
Fédération de Russie. Néanmoins, il va sans dire que l’ampleur des
dommages est telle que des mécanismes adaptés seront presque inévitablement
nécessaires, en plus des arrêts rendus par la Cour, afin d’aborder
correctement la question des réparations.
3.2. Les
autres mécanismes du Conseil de l’Europe – le rôle des organes politiques
40. Les États membres du Conseil
de l’Europe se sont engagés à poursuivre «la paix fondée sur la
justice et la coopération internationale»
. La sécurité
démocratique est l’un des moyens par lesquels le Conseil de l’Europe
contribue à la poursuite de la paix, et constitue depuis longtemps
un thème de travail du Conseil de l’Europe. La sécurité démocratique
repose dans une large mesure sur le respect des processus démocratiques,
des droits de l’homme et de l’État de droit comme moyen de garantir
la sécurité dans la région
.
41. Les mécanismes de suivi du Conseil de l’Europe constituent
un ensemble d’outils susceptibles d’améliorer ces garde-fous au
sein des États membres et d’offrir ainsi aux États et aux citoyens
un certain niveau de garantie que les droits de l’homme seront respectés
et que des mécanismes existent pour faire valoir ces droits, y compris
en demandant réparation ou en formant un recours, le cas échéant.
Le Conseil de l’Europe compte de nombreux mécanismes de ce type,
notamment la Commission européenne pour la démocratie par le droit
(Commission de Venise), le Groupe d’États contre la corruption (GRECO)
et le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains
(GRETA). Les rapports de ces organes peuvent constituer des indicateurs
utiles du respect de la démocratie, de l’État de droit et des droits
de l’homme et contribuer à promouvoir des solutions durables pour
protéger les droits des citoyens. Les rapports de l’Assemblée parlementaire,
et en particulier de la Commission pour le respect des obligations
et engagements des États membres du Conseil de l'Europe (commission
de suivi), peuvent également être pertinents pour mettre en lumière
certaines préoccupations et encourager les États à respecter leurs
obligations. De même, la Commissaire aux droits de l’homme joue
un rôle essentiel en sa qualité de gardienne de l’Organisation et
peut contribuer à promouvoir des solutions aux problèmes complexes
qui suivent généralement les conflits.
42. Le/la Secrétaire Général·e du Conseil de l’Europe peut également
jouer un rôle clé en cherchant à résoudre les différends et les
divergences entre États pour privilégier une solution pacifique,
en déployant une série de mesures destinées à faciliter le dialogue.
Des groupes d’ambassadeurs du Comité des Ministres peuvent également
être mis en place pour favoriser le dialogue sur des questions particulièrement
difficiles et les États membres peuvent s’engager dans un dialogue
de haut niveau. Plus précisément, l’Organisation a pris des mesures
spécifiques pour soutenir les efforts d’indemnisation et de réparation
dans certains cas particuliers. Par exemple, des discussions récentes
relatives à l’agression russe contre l’Ukraine ont porté sur la
manière de faire respecter l’obligation d’un État agresseur d’assurer
la réparation des faits internationalement illicites dont il est
responsable, notamment par la mise en place d’un Registre des dommages.
Les discussions actuelles tournent autour du financement des réparations,
y compris la confiscation des biens russes et la prise de contre-mesures.
43. Il me faut également mentionner l’existence d’autres outils
propices au règlement pacifique des différends, tels que la Convention
européenne pour le règlement pacifique des différends. Bien que
le mandat de cette convention se limite aux situations qui surviennent
après son entrée en vigueur dans les États concernés, et malgré
le peu de ratifications obtenues
, elle propose un mécanisme de règlement
des différends par le recours à la CIJ, à la conciliation ou à l’arbitrage.
Une révision de cette convention pourrait être envisagée pour étendre
son application à un plus grand nombre de circonstances et la rendre
plus attrayante.
44. Il existe donc un certain nombre d’outils qui permettent de
promouvoir le dialogue et la recherche de solutions. Toutefois,
une politique de sécurité démocratique commune plus développée devrait
être adoptée, avec des éléments susceptibles de renforcer l’obligation
de rendre des comptes et de faire respecter l’obligation d’indemnisation
. L’adoption d’une approche plus structurée
de la promotion et du soutien de la réconciliation et de la réparation
dans le cadre du Conseil de l’Europe pourrait apporter une grande
valeur à l’Organisation, à ses États membres et à la paix en Europe.
3.3. Les autres mécanismes à la disposition
des États membres du Conseil de l’Europe
45. Les États membres disposent
de divers outils juridiques et politiques au niveau international.
Les moyens disponibles pour résoudre une affaire peuvent varier
en fonction du type de problème. Il est possible de recourir à la
Cour internationale de justice selon la nature du litige et si les
deux États reconnaissent la compétence de cette Cour (qu’il s’agisse
d’une reconnaissance
ad hoc ou
induite par une clause juridictionnelle dans un traité donné). La
Convention sur le génocide
et
la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale
en
sont deux exemples. Les États membres ont également porté devant
la CIJ des affaires relatives à la délimitation maritime
.
46. Par exemple, en 2021, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont introduit
des requêtes l’un contre l’autre devant la CIJ pour violation de
la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale. Ils se sont notamment mutuellement
accusés d’actes de nettoyage ethnique, de glorification d’actes racistes,
de discours de haine, de destruction de biens culturels et historiques
et de discrimination. Ces affaires sont pendantes. En février 2023,
la CIJ a ordonné des mesures conservatoires demandant à l’Azerbaïdjan
de «prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir la circulation
libre et ininterrompue de toutes personnes, de tous véhicules et
de toutes marchandises le long du corridor de Latchine, dans les
deux sens»
. Malgré
l’obligation juridique internationale claire qui incombe à l’Azerbaïdjan
de se conformer aux mesures conservatoires de la CIJ, la route de
Latchine est par la suite restée en grande partie bloquée, suscitant
des préoccupations évidentes quant au fait que ces outils ne sont
efficaces que si les États membres respectent l’État de droit ou
s’il existe un moyen de faire appliquer ces ordonnances. Le 17 novembre
2023, la CIJ a indiqué de nouvelles mesures conservatoires concernant
la situation dans le Haut-Karabakh, exigeant de l’Azerbaïdjan de
veiller à ce que toute personne qui aurait quitté la région après
le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait y retourner «soit en mesure
de le faire en toute sécurité, librement et rapidement», de «veiller à
ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le
19 septembre 2023 et qui souhaiterait en partir soit en mesure de
le faire en toute sécurité, librement et rapidement», et de «veiller
à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après
le 19 septembre 2023 ou qui y serait retournée et qui souhaiterait
y rester ne fasse pas l’objet de recours à la force ou d’intimidation
susceptible de l’inciter à fuir». Des mesures conservatoires ont
également été indiquées pour «protéger et préserver les documents
et registres liés à l’enregistrement, à l’identité, et à la propriété
privée» relatifs aux personnes qui vivaient dans le Haut-Karabakh
au début de 2023 et pour tenir dûment compte de ces documents dans
les procédures administratives et juridiques.
L’Azerbaïdjan devait rendre compte des actions
entreprises pour mettre en œuvre ces mesures dans un délai de 8
semaines (d’ici le 12 janvier 2024). Reste donc à savoir si ces
mesures conservatoires ont été respectées.
47. Dans un autre exemple bien connu de recours à la CIJ par les
États membres du Conseil de l’Europe, l’affaire relative à l’application
de la Convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (
Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro)
, la CIJ a estimé
que si la plupart des actes perpétrés par les forces serbes n’étaient
pas fondés sur une intention génocidaire, le massacre de Srebrenica,
commis par l’armée de la Republika Srpska, constituait un génocide
et que la Serbie-et-Monténégro avait violé son obligation de prévenir
ce génocide. De plus, en ne coopérant pas pleinement avec le Tribunal
pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) (par exemple, en
refusant de transférer Ratko Mladić), la Serbie-et-Monténégro avait
manqué à son obligation de punir les responsables du génocide. Dans
l’affaire relative à l’application de la Convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), bien que
certains éléments matériels du crime de génocide aient été constatés,
la CIJ a conclu à l’absence d’intention génocidaire, puisque les
crimes commis par les Serbes à l’encontre des Croates visaient le déplacement
forcé de la population, et non sa destruction physique ou biologique.
L’intention génocidaire des Croates à l’égard des Serbes n’a pas
non plus été constatée
.
48. Des cours et des tribunaux spécifiques peuvent également permettre
de demander justice pour des torts passés. Par exemple, la Cour
pénale internationale (CPI) peut être compétente pour poursuivre
des crimes de guerre et d’autres crimes internationaux lorsque l’État
hôte ne peut ou ne veut pas le faire
. Le TPIY est un autre
exemple évident de situation où la gravité des crimes était telle
qu’il a été jugé nécessaire d’établir un tribunal international
pour garantir qu’un certain niveau de justice soit rendu et que
les crimes de guerre et autres crimes soient poursuivis afin de
réparer les torts du passé et de permettre la réconciliation des communautés
et pays concernés. Le TPIY a été créé par le Conseil de sécurité
des Nations Unies pour enquêter sur les crimes de guerre et autres
crimes internationaux, et en poursuivre les auteurs. Il a reconnu certains
actes de génocide, notamment à l’encontre des musulmans de Srebrenica
, et a établi l’existence
de plusieurs crimes de guerre, y compris le massacre systématique
de la population civile, les exécutions sommaires, l’extermination,
le nettoyage ethnique, les viols collectifs et systématiques, la
torture, le travail forcé, les traitements inhumains dans les camps
de concentration et les centres de détention, le blocage de l’aide
humanitaire, les sièges, les bombardements sans discernement de
villes et de villages et les prises d’otages de soldats des Nations
Unies.
49. Le recours aux cours ou tribunaux internationaux peut donc
être un outil intéressant pour connaître des questions litigieuses
du passé et permettre aux États d’affronter le passé et d’œuvrer
à la réconciliation. Cependant, étant donné que les récentes mesures
conservatoires de la CIJ, qui sont contraignantes en droit international,
n’ont pas été respectées par la Russie ou l’Azerbaïdjan, ceci remet
en question l’adhésion de certains États de la région aux principes
de l’État de droit et du règlement pacifique des différends, ainsi
que l’utilité de ces outils pour résoudre les différends et assurer
le respect du droit international.
50. Sur le plan politique, l’OSCE et les Nations Unies sont les
principales organisations engagées dans la prévention des conflits
dans la région et ont mis au point des outils pour faciliter la
réconciliation et la réparation. Les États eux-mêmes s’engagent
également directement, tout comme l’Union européenne. L’OSCE est
la principale organisation régionale qui intervient sur le règlement
des conflits et la gestion des différends. Elle dispose de plusieurs
mécanismes de règlement des conflits, notamment les missions spéciales d’observation
pour la collecte de données impartiales sur les conflits
et les mécanismes de règlement des conflits,
tels que le Groupe de contact trilatéral sur l’Ukraine, les dispositifs
de médiation en Géorgie et en Moldova ou le Groupe de Minsk chargé
des relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan
. Parmi les autres outils potentiels
de règlement des conflits de l’OSCE, on peut citer le mécanisme
de La Valette
et la Commission de
conciliation
.
Aucun de ces mécanismes de l’OSCE n’est prescrit pour le règlement
en soi des conflits, car l’OSCE a tendance à réagir à chaque crise
individuellement, en fonction de la volonté politique des parties
au conflit et des autres pays impliqués. Toutefois, ces outils politiques
privilégient le règlement immédiat des différends plutôt que des
plans à plus long terme de réconciliation et de réparation. De plus,
compte tenu des méthodes de travail de l’OSCE, sa capacité à travailler
sur une question donnée dépendra de la volonté politique de tous.
La présence de la Fédération de Russie au sein de l’OSCE (comme
pour l’ONU), peut limiter la capacité de l’Organisation à agir de
manière significative à l’égard d’une situation ou d’un sujet donné.
51. Ainsi, l’OSCE dispose manifestement d’une expertise particulière
en matière de résolution des conflits au sein de l’espace géographique
du Conseil de l’Europe, et tous les efforts doivent être faits pour
éviter les conflits entre ses actions et celles du Conseil de l’Europe.
Cependant, on peut dire qu’il y a également un rôle à jouer pour
le Conseil de l’Europe, qui est davantage spécialisé dans les questions
de justice, de droits humains et d’État de droit – et c’est en étant
conscients de cette expertise que nous pouvons nous demander si
le Conseil de l’Europe pourrait, voire devrait, faire davantage
en faveur de la réconciliation et de la réparation, tout en veillant
à ce que les actions menées dans une situation donnée ne fassent
pas double emploi ou n’entrent pas en conflit avec le travail de
l’OSCE. En particulier, si le Conseil de l’Europe a un rôle clair
à jouer en ce qui concerne la justice, l’État de droit et les droits
humains, une fois que la nécessité immédiate de résoudre le conflit
a été prise en compte, comme cela a été clairement indiqué lors
de l’audition de la commission sur ce sujet, un tel travail ne doit
pas attendre qu’une situation de conflit soit résolue, mais peut
être mis en œuvre au moment des tensions afin d’aider à les résoudre
et à avancer vers des solutions fondées sur la justice, les droits
humains et l’État de droit.
52. Les Nations Unies disposent évidemment de nombreux outils
pour le règlement des conflits et, dans certains exemples précis,
ont développé des outils particuliers pour établir des mécanismes
de réparation. En règle générale, ces mécanismes sont créés par
le biais de résolutions du Conseil de sécurité ou de l’Assemblée
générale. La Commission d’indemnisation des Nations Unies en est
une parfaite illustration. Établie par des résolutions du Conseil
de sécurité des Nations Unies, cette commission était chargée d’étudier et
de traiter les demandes d’indemnisation à la suite de l’invasion
du Koweït par l’Iraq en 1990-1991 et de la responsabilité de l’Iraq
qui en découlait en vertu du droit international pour toute perte,
tout dommage et tout préjudice directs subis «du fait de son invasion
et de son occupation illicites du Koweït»
. La Commission d’indemnisation
des Nations Unies a mis fin à toutes ses activités en 2022 après
avoir terminé son mandat. Un autre exemple bien connu est le Registre
des Nations Unies concernant les dommages causés par la construction
du mur en territoire palestinien occupé, qui est un organe subsidiaire
de l’Assemblée générale des Nations Unies, créé par l’une de ses
résolutions. Ce registre répertorie les dommages causés à toutes
les personnes morales et physiques par la construction du mur. Il
fait suite à l’obligation qui incombe à Israël d’indemniser les
personnes physiques ou morales concernées, comme l’énonce la CIJ
dans son avis consultatif à ce sujet
.
D’autres résolutions des organes des Nations Unies peuvent aussi
soutenir le droit des victimes à l’indemnisation
.
53. D’autres outils ont été élaborés spécifiquement pour certains
États, comme ceux des Balkans, pour aborder les questions de réconciliation,
de vérité et de justice – avec le soutien d’initiatives régionales
et la participation des Nations Unies, de l’OSCE et de l’Union européenne.
Toutefois, la société civile regrette que nombre de ces initiatives
ne prévoient pas (a) le soutien psychologique des victimes; (b)
la construction de mémoriaux et de monuments symboliques; (c) l’inclusion
des femmes, des groupes minoritaires et des victimes dans les processus
décisionnels des programmes de réconciliation et de réparation;
et (d) les mécanismes nationaux d’indemnisation des victimes
.
54. Enfin, la possibilité de parvenir à des solutions négociées
bilatéralement ne doit pas être ignorée. Par exemple, le Royaume-Uni
et les États-Unis ont négocié avec la Libye pour obtenir une indemnisation
des victimes de l’attentat de Lockerbie. Cependant, d’autres efforts
ont été moins fructueux pour ce qui est de l’indemnisation des victimes
du terrorisme soutenu par la Libye
.
4. Conclusions:
les arguments en faveur d’un nouveau mécanisme sous l’égide du Conseil
de l’Europe pour aider à régler les conflits passés et à construire
un avenir pacifique commun
55. La question de la réparation
et de la réconciliation dans les situations post-conflit peut être
un sujet très sensible, qui exige une expertise politique et juridique
approfondie, afin de trouver des solutions équitables qui respectent
les principes de l’État de droit, de la justice et des droits humains,
qui favorisent la vérité et la réconciliation et qui préservent
la paix.
56. Le Conseil de l’Europe dispose de plusieurs outils pour faciliter
la recherche de solutions aux différends post-conflit – il peut
notamment s’appuyer sur le discours politique de l’Assemblée parlementaire
et du Comité des Ministres et sur la compétence de la Cour européenne
des droits de l’homme. Un temps considérable peut être consacré,
y compris au sein du Conseil de l’Europe, à des questions de conflit
ou post-conflit qui peuvent parfois sembler insolubles. Cependant,
l’absence de réponse adéquate à ces questions peut entraver la paix et
la prospérité en Europe et, par conséquent, avoir des répercussions
négatives sur chacun d’entre nous.
57. La situation dans le Haut-Karabakh est peut-être l’un des
exemples les plus emblématiques de la nécessité d’améliorer les
outils de réconciliation, de réparation et d’indemnisation à la
suite d’un conflit. Si le conflit des années 1990 a éclaté avant
l’adhésion des deux États au Conseil de l’Europe, les tensions qui persistent
depuis cette période ont eu lieu depuis que l’Arménie et l’Azerbaïdjan
sont membres de l’Organisation et auraient peut-être pu être évitées
par une amélioration des mécanismes de règlement pacifique des différends.
En effet, l’Azerbaïdjan a indiqué que l’action militaire de 2020
faisait suite à l’absence de règlement pacifique satisfaisant au
cours des décennies précédentes. En outre, la situation actuelle
a provoqué de nouvelles violations des droits humains et suscité
de nouvelles inquiétudes quant à un nettoyage ethnique, combinées
au déplacement massif de la population d’ethnie arménienne de la
région
.
58. Il peut y avoir des tensions entre l’impératif de paix et
de réconciliation, l’obligation juridique des États de verser des
réparations pour les faits internationalement illicites dont ils
sont responsables, l’obligation des États d’offrir aux victimes
de violations des droits humains un recours effectif, les difficultés
pratiques liées à l’adoption d’un ensemble de mesures de réconciliation
et de réparation, et les difficultés à offrir un recours effectif
aux requérants individuels. Bien qu’idéalement, ces objectifs puissent
être complémentaires, ils peuvent être difficiles à atteindre dans
une situation donnée. La collecte de données sur l’étendue des dommages
causés aux civils est essentielle pour garantir des réparations
individuelles pour les violations des droits de l’homme générées
par un conflit. Toutefois, notamment lorsque les préjudices sont
très importants, des solutions créatives peuvent s’avérer nécessaires
pour garantir l’accès des victimes à un recours, pour s’assurer
que les réparations sont réalisables, et que les solutions trouvées
ne seront pas en elles-mêmes un catalyseur ou un prétexte pour de
nouveaux conflits.
59. Le respect de l’État de droit est nécessairement un impératif
primordial de cette Organisation et de toute recherche de solution
à ces problèmes complexes. Une partie du respect de l’État de droit
concerne le principe de l’effectivité du droit, ainsi que l’exécution
des recours ou des accords de règlement. Accorder aux victimes des
réparations qui sont inapplicables revient finalement à revictimiser
ces personnes. Il faut donc réfléchir à d’éventuelles meilleures
solutions qui répondent aux besoins des victimes, respectent l’État
de droit, favorisent la réconciliation et la réparation, et qui
soient évidemment réalisables, exécutoires et opérantes. Ainsi,
les mesures de réparation pourraient s’accompagner d’autres mesures,
telles que des projets au niveau communautaire, des initiatives
de recherche de la vérité et de réconciliation, des projets axés
sur la coopération économique et la prospérité mutuelles, sans oublier
une communication adéquate pour expliquer les conséquences de la
guerre et justifier les réparations. En outre, il est important
que les victimes et les groupes touchés soient impliqués dans le
processus de recherche de solutions adéquates qui répondent le mieux
aux besoins des personnes concernées.
60. Il existe de solides arguments
en faveur d’un processus de médiation sous l’égide du Conseil de l’Europe –
de promotion de la réconciliation et de la réparation en cas de
conflit entre États membres du Conseil de l’Europe. Ce n’est qu’en
abordant ces questions que nous pourrons progresser vers une coopération
pacifique pour l’avenir. Des outils améliorés pour parvenir à la
réconciliation et au règlement des réparations pour les conflits
passés pourraient venir compléter la volonté actuelle de renforcer
la politique de sécurité démocratique, en mettant particulièrement
l’accent sur l’obligation de rendre des comptes, le respect du droit
international et la réparation. On pourrait recourir à un tel mécanisme,
par exemple, lorsqu’un État commet un fait internationalement illicite,
comme un acte d’agression, un soutien au terrorisme ou des violations
généralisées des droits de l’homme à l’encontre d’une population
donnée.
61. Les tribunaux peuvent jouer un rôle essentiel dans la recherche
de solutions justes, mais il arrive souvent qu’un tribunal compétent
ne soit pas en mesure d’intervenir (par exemple en raison de l’immunité
de l’État) ou de traiter pleinement la complexité globale du problème
(par exemple en raison de son mandat ou des limitations des recours
disponibles). Par ailleurs, l’exécution des arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme pose régulièrement problème. S’il convient
de poursuivre les efforts pour encourager les États à accepter la
compétence obligatoire des tribunaux internationaux concernés, comme
la Cour internationale de Justice ou la Cour pénale internationale,
il est tout aussi utile de rechercher d’autres mécanismes pour améliorer
le règlement pacifique des différends.
62. La Cour européenne des droits de l’homme peut être un instrument
efficace pour traiter des plaintes spécifiques et offrir des voies
de recours pour les violations des droits de l’homme qui surviennent
lors de conflits entre États membres du Conseil de l’Europe. Elle
présente toutefois certaines limites pour parvenir à la réconciliation
et à la réparation à la suite d’un conflit. Premièrement, elle ne
permet pas d’aborder de manière globale la réconciliation et l’évaluation
des réparations (elle se limite spécifiquement aux violations des
droits de l’homme, en portant une attention particulière à la responsabilité
imputable aux acteurs étatiques). Deuxièmement, elle dispose d’un
éventail restreint de recours. Elle ne propose pas, par exemple,
l’exécution d’actes spécifiques destinés à améliorer la réconciliation
ou à promouvoir la justice transitionnelle
. Troisièmement,
on le sait, ses décisions en matière de satisfaction équitable rendues
dans les affaires interétatiques complexes sont difficiles à exécuter.
Il existe donc de solides arguments en faveur d’un mécanisme plus
efficace et plus adaptable, capable de régler les différends interétatiques
à la suite d’un conflit entre États membres du Conseil de l’Europe
et d’améliorer l’exécution des décisions en matière d’indemnisation.
63. Un tel mécanisme pourrait être indépendant de tout arrêt interétatique
de la Cour européenne des droits de l’homme, afin de trouver une
solution aux questions de réconciliation et de réparation, et pourrait
impliquer un médiateur, désigné par le Conseil de l’Europe. Les
solutions un peu plus créatives que l’on retrouve dans les processus
de médiation peuvent se prêter à la recherche d’une solution juste
et réaliste, par rapport aux outils plus restrictifs d'indemnisation
pécuniaire dont disposent les tribunaux.
64. Un tel mécanisme devrait automatiquement s’appliquer aux affaires
qui s’inscrivent dans la compétence géographique et temporelle du
Conseil de l’Europe, c’est-à-dire qui concernent des États qui étaient
membres du Conseil de l’Europe au moment des faits. En effet, s’il
est important que l’Assemblée connaisse l’histoire de ses États
membres, un mécanisme acceptable devrait probablement concerner
les questions qui relèvent du champ d’application géographique et
temporel du mandat du Conseil de l’Europe. Toutefois, nous ne devons pas
nécessairement exclure un mécanisme établi pour une situation antérieure
à l’adhésion au Conseil de l’Europe d’un ou des deux États concernés
dès lors que l’utilisation de ce mécanisme pourrait promouvoir la paix
et la justice et favoriser l’amélioration des relations entre les
États membres du Conseil de l’Europe. Dans de telles circonstances,
il pourrait être possible de recourir à tout mécanisme éventuel
avec le consentement exprès des parties concernées.
65. On pourrait également examiner dans quelle mesure un processus
de médiation structuré pourrait soutenir le rôle de la Cour dans
les affaires interétatiques en aidant à promouvoir les règlements
amiables et à trouver des solutions de réparation qui seront plus
facilement appliquées. Ce type d’outil pourrait être utilisé pour
faciliter un règlement amiable dans les affaires interétatiques.
Par exemple, il pourrait être demandé aux États d’entamer une démarche
de médiation avant de saisir la Cour d’une affaire interétatique
post-conflit. À titre complémentaire, la médiation pourrait suivre
un arrêt rendu sur le fond par la Cour dans une affaire interétatique
afin de trouver un accord mutuellement acceptable sur les réparations
et les redressements après la constatation d’une violation des droits
garantis par la Convention. Des efforts particuliers devraient être déployés
pour explorer les moyens par lesquels, au lieu d’un jugement de
satisfaction équitable, une solution de médiation pourrait dans
certains cas être utilisée pour traiter les réparations. En outre,
ces outils pourraient être utilisés pour faciliter l’exécution des
arrêts interétatiques lorsque des difficultés importantes subsistent
à la suite d’une décision de la Cour européenne des droits de l’homme.
66. Je souhaite signaler que, dans le cadre de ces travaux, je
n’ai pas cherché à aborder la situation actuelle en Ukraine. Celle-ci
fait l’objet d’autres rapports de l’Assemblée et des mécanismes
spécifiques sont mis en place pour traiter cette question, comme
le Registre des dommages. Par ailleurs, cette affaire est d’autant
plus compliquée que l’agresseur, la Fédération de Russie, a cessé
d’être membre du Conseil de l’Europe. Compte tenu des défis liés
à l’exécution, je propose que tout nouveau mécanisme ne s’applique
qu’aux États membres du Conseil de l’Europe (et ne s’applique donc
pas à la Fédération de Russie). Pour ces raisons, bien que cette expérience
soit extrêmement intéressante et instructive, elle ne peut pas être
le point de mire d’un nouveau mécanisme de médiation destiné aux
conflits entre d’actuels États membres.
67. Une solution de médiation pourrait contribuer à résoudre des
questions très complexes entre États. Une tierce partie neutre peut
faciliter la recherche de solutions en examinant de manière globale
un ensemble de questions complexes. En particulier, une solution
de médiation pourrait avoir de meilleures chances de parvenir à
un règlement politique de situations post-conflit tout en obtenant
une plus grande adhésion des États et donc de meilleures chances
d’application. Un médiateur pourrait être choisi parmi un groupe
de médiateurs ou de conciliateurs internationaux, par exemple des
anciens Secrétaires généraux des Nations Unies ou du Conseil de
l’Europe, ou des juges de renommée internationale. Le processus
de médiation pourrait rester confidentiel entre les parties pendant
une période donnée pour permettre des progrès avant toute tentative
de rendre les conclusions publiques et d’aboutir à une solution.
68. Afin de faciliter ce travail de médiation, il peut être nécessaire
d’élaborer un ensemble de normes en matière de réparation, de réconciliation
et de recours. Il semble peu probable qu’une approche unique soit fructueuse,
car une approche spécifique au contexte sera presque toujours nécessaire.
Toutefois il pourrait être intéressant d’élaborer toute une série
d’outils et de bonnes pratiques à déployer pour trouver des solutions durables
en faveur des recours, de la réconciliation et de la réparation.
Cela reviendrait à proposer un cadre large et flexible dans lequel
une série d’options et de solutions seraient disponibles. Ce cadre
devrait être suffisamment souple et créatif pour proposer une solution
juste et réaliste en matière de recours, de réconciliation et de
réparation – et qui soit réalisable et opérante.
69. Le véritable défi pour la promotion d’un règlement juste et
équitable à la suite d’un conflit réside dans la capacité de faire
respecter les efforts de médiation, ainsi que de faire appliquer
tout règlement éventuel. Beaucoup dépendra donc des outils qui seront
déployés. Dans certains cas, les États concernés peuvent volontairement
se soumettre à un processus de médiation, dans d’autres, le processus
de médiation peut suivre une recommandation de l’un des organes
du Conseil de l’Europe, tels que l’Assemblée parlementaire, le Comité
des Ministres ou le/la Secrétaire Général·e. J’estime que les États
membres devraient être tenus de s’engager de bonne foi dans un processus
de médiation et de coopérer sincèrement à la mise en œuvre des résultats
et qu’il devrait y avoir des répercussions potentielles en cas de
non-coopération d’un État.
70. Des questions importantes se posent également quant au caractère
exécutoire des résultats obtenus par un tel mécanisme. Pour l’instant,
je considère que les outils existants peuvent être utilisés à cette
fin, tels que la pression politique et diplomatique du Conseil de
l’Europe, aboutissant à une éventuelle utilisation de la procédure
complémentaire conjointe voire d’une suspension lorsqu’une violation
répond aux critères de l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe.
Ainsi, le fait de ne pas s’engager dans l’un ou l’autre de ces processus
pourrait être considéré comme une violation grave des principes
de l’Organisation, susceptible d’entraîner une suspension de l’Organisation
en vertu de l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe. Cela ne s’ensuivrait
pas automatiquement, car il faudrait examiner séparément si les
critères ont été respectés dans un cas donné.
71. Une grande partie des détails devront être réglés à la suite
d’un examen plus approfondi par des experts, de sorte que j’estime
qu’une approche trop détaillée n’est pas nécessairement utile à
l’heure actuelle. Cependant, je pense qu’il est important que les
éléments suivants soient inclus dans tout mécanisme éventuel d’amélioration
des solutions impliquant une médiation:
a. Un système devrait être mis en place pour permettre aux
États membres de soumettre à la médiation les litiges relatifs aux
réparations et aux voies de recours.
b. Le Comité des Ministres, l’Assemblée parlementaire ou
le/la Secrétaire Général·e du Conseil de l’Europe devraient avoir
la possibilité d’initier ce processus de médiation en l’absence
du consentement des deux parties. Dans le cas de l’Assemblée, cela
pourrait se faire au moyen d’une Recommandation.
c. Ce processus devrait s’appliquer aux affaires qui relèvent
de la compétence géographique et temporelle du Conseil de l’Europe.
Il ne pourrait s’appliquer aux États qui n’étaient pas membres du
Conseil de l’Europe à la période considérée qu’avec leur consentement
exprès. De plus, en raison de son caractère exécutoire, ce processus
ne devrait pas s’appliquer aux États qui ne sont plus membres du
Conseil de l’Europe.
d. Ce système devrait être disponible pour les litiges interétatiques
liés à des situations post-conflit ou à d’autres différends risquant
de dégénérer en tensions.
e. Ce processus devrait également être disponible pour identifier
un ensemble de réparations et de recours liés à des litiges interétatiques
devant la Cour européenne des droits de l’homme, où un litige donné pourrait
bénéficier d’une boite à outils plus large pour proposer des solutions
mieux adaptées aux complexités des situations post-conflit et aux
besoins des victimes.
f. L’approche devrait être centrée sur les victimes en impliquant
une consultation avec les victimes et les autres groupes touchés,
ainsi qu’avec les États concernés.
g. Les États membres devraient avoir l’obligation de s’engager
de bonne foi dans un processus de médiation. Pour des raisons de
convenance, de politique et de principe, les États membres devraient coopérer
avec le Conseil de l’Europe pour résoudre les problèmes qui ont
un impact sur les droits humains des individus. Ceci est implicite
dans l’obligation générale des États de collaborer sincèrement et
efficacement et de coopérer de bonne foi, ainsi que dans les obligations
spécifiques découlant de la Convention européenne des droits de
l'homme (STE no 5). En particulier, la
nature de l’exécution collective en vertu de la Convention implique
une obligation de coopération entre les États .
Il devrait donc y avoir des répercussions potentielles pour un État
qui est considéré comme ne s’étant pas engagé de bonne foi dans
le processus.
h. Les États devraient être tenus de coopérer sincèrement
avec les résultats de la médiation; des conséquences devraient être
prévues en cas de manquement déraisonnable de coopérer.
i. Une grande partie de cet objectif peut être réalisée en
utilisant les outils juridiques existants à la disposition du Conseil
de l’Europe, tels que le Statut, la Convention européenne des droits
de l’homme, et les méthodes de travail dans le cadre de ces instruments
fondateurs, en plus des pressions politiques et diplomatiques exercées
par les outils à la disposition du Conseil de l’Europe. En cas de
non-respect grave, le recours à la procédure complémentaire conjointe
pourrait être envisagé, ainsi qu’une suspension potentielle lorsqu’une
violation constituerait une violation grave de l’article 3 du Statut
du Conseil de l’Europe (c’est-à-dire une violation grave des principes
de l’État de droit, des droits de l’homme et d’une collaboration
sincère et efficace à la réalisation des objectifs de l’Organisation).
j. Le Conseil de l’Europe devrait mettre au point une boîte
à outils et des normes améliorées en matière de réparation et de
réconciliation afin de trouver les solutions les mieux adaptées
pour faire face aux complexités d’une situation post-conflit. Une
telle boîte à outils devrait être non exhaustive, adaptable à de
nouvelles situations, éviter une approche unique et offrir plutôt
un certain nombre d’idées pour une utilisation potentielle dans
le cadre de solutions de médiation.