1. Introduction
1. Le 28 avril 2022, plusieurs
membres de l'Assemblée parlementaire ont déposé une proposition
de résolution intitulée «De nouveaux droits pour les générations
futures»
. La proposition a été renvoyée à
la commission des questions sociales, de la santé et du développement
durable pour rapport et j'ai été désigné rapporteur le 23 septembre
2022. Lors de la réunion de la commission du 22 mai 2023, le titre
du rapport a été modifié comme suit: «Sauvegarder les droits humains
pour les générations futures» afin de mieux refléter sa portée.
2. Le monde est actuellement confronté à de multiples crises
qui se recoupent et qui menacent les vies humaines, les moyens de
subsistance et les droits des générations actuelles et futures
. Il est internationalement reconnu
que les générations actuelles ont la responsabilité d'arrêter et
de prévenir les développements qui pourraient menacer la survie
des générations futures
. S’il est vrai que
la «triple crise planétaire» est le plus grand défi existentiel
en termes de sauvegarde des droits des générations futures, d'autres
défis principalement socio-économiques ont des effets à long terme
sur les générations futures et leurs droits humains et menacent
l'équité intergénérationnelle. C'est pourquoi la proposition de
résolution s’étend à l’ensemble des droits humains des générations
futures et des obligations des États correspondantes.
3. Au niveau des Nations Unies, le rapport “Notre programme commun”,
adopté en 2021, présente la vision du Secrétaire général de l’ONU
pour l'avenir de la coopération mondiale autour du programme de développement
durable à l'horizon 2030. Il appelle à la solidarité entre les peuples,
les pays et les générations, et à un renouvellement du système multilatéral
afin d'accélérer la mise en œuvre des engagements existants et de
combler les lacunes qui sont apparues depuis 2015 dans la gouvernance
mondiale. Dans cet objectif, en septembre 2024, se tiendra un Sommet
de l’avenir «Des solutions multilatérales pour un avenir meilleur».
4. Dans cette veine, la Déclaration finale du Sommet de Reykjavík
organisé en mai 2023 réaffirme l'engagement des chefs d'État et
de gouvernement du Conseil de l’Europe à relever les défis actuels
et futurs, ainsi qu’à répondre aux attentes des générations à venir.
Elle souligne que le Conseil de l'Europe fait partie d'un ordre
international plus large et insiste sur l'importance de renforcer
le dialogue avec d'autres organisations internationales et de travailler
ensemble, notamment pour la mise en œuvre des Objectifs de développement
durable des Nations Unies.
6. Enfin, la
Résolution
2545 (2024) «Réaliser le droit à un environnement sûr, propre, sain
et durable grâce du Processus de Reykjavík» appelle les chefs d'État
et de gouvernement du Conseil de l’Europe à adopter une Stratégie
post-Reykjavík qui sera mise en œuvre par et pour les jeunes générations
et à se montrer exigeants en termes de transparence, éthique, accessibilité,
responsabilité, efficacité et fiabilité.
2. Défis et opportunités pour l'équité
intergénérationnelle et les droits humains pour les générations futures
7. Le terme «générations futures»
désigne toutes les personnes qui viendront après nous. Leur vie
et leur capacité éventuelle à jouir effectivement de tous les droits
humains et à répondre à leurs besoins sont déjà influencées par
nos actions d'aujourd'hui
. Les droits humains pour les générations
futures sont intrinsèquement liés à la durabilité, qui nécessite
une approche intégrée prenant en compte les préoccupations environnementales,
ainsi que le développement économique, social et culturel. Un monde
durable doit répondre aux besoins de la génération actuelle sans
compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs
propres besoins, garantissant ainsi l'équité intergénérationnelle.
8. Les menaces interdépendantes du changement climatique, de
la perte de biodiversité et d'écosystèmes et de la pollution, également
connues sous le nom de «triple crise planétaire», violent chaque
jour les droits d'innombrables personnes à travers le monde et menacent
la jouissance effective des droits humains par les générations futures
. Ceux qui ont le moins contribué
au changement climatique sont aussi ceux qui en souffrent le plus,
et les générations futures devront vivre avec les conséquences de
l'(in)action des décideurs politiques actuels, ce qui soulève des
questions de justice et d'équité entre les riches et les pauvres,
les nations et les générations. L'avenir de la planète et de l'humanité
est menacé si nous n'intensifions pas nos efforts pour garantir
un environnement sûr, propre, sain et durable pour tous.
9. Le monde est confronté à d'autres défis qui soulèvent des
risques significatifs pour les droits des générations futures, tels
que les inégalités socio-économiques croissantes, les urgences en
matière de santé publique, les guerres et les conflits, et les progrès
technologiques rapides, ce qui ajoute aux préoccupations relatives
à la solidarité et à la justice intergénérationnelles. Si les droits
des générations futures sont souvent associés à la préservation
des ressources naturelles et de l'environnement à leur profit, il
ne faut pas perdre de vue que les droits humains sont indivisibles
et interdépendants. Les États doivent donc prendre des mesures pour
sauvegarder l'ensemble des droits humains qui sont essentiels pour
permettre aux générations futures de vivre dans la paix et la dignité.
10. À mi-chemin de l'échéance de 2030, le monde est fort mal parti
pour atteindre les Objectifs de développement durable des Nations
Unies
. La coopération régionale et internationale
doit être renforcée pour atteindre les ambitions des accords existants.
À cet égard, un multilatéralisme revigoré est impératif pour répondre
efficacement aux défis et aux opportunités actuels et futurs. Le
Sommet de Reykjavík et sa Déclaration ont témoigné de l'engagement
politique à relever ces défis, et plusieurs autres initiatives multilatérales,
y compris au niveau des Nations Unies, sont en cours. Pour que les
décisions politiques soient légitimes pour les générations futures,
il est important de responsabiliser les enfants et les jeunes, qui hériteront
de la planète, et de les inclure de manière significative dans les
processus décisionnels. Il faut également veiller à sauvegarder
les intérêts des générations à naître, qui ne sont pas encore en
vie pour nous dire ce dont elles ont besoin ou ce qu’elles pensent.
3. Réaffirmer
l'engagement envers les générations futures par un multilatéralisme
revigoré
3.1. Les
Nations Unies: vers un «Sommet de l'avenir»
11. L'idée de préserver les droits
des générations futures est apparue dès le milieu des années 1940.
Avec la fin de la seconde guerre mondiale, les Nations Unies ont
été construites sur l'idée de préserver «les générations futures
du fléau de la guerre», comme l'indique le préambule de la Charte
des Nations Unies. Par la suite, cette idée s'est retrouvée dans
d'autres instruments des Nations Unies. La Déclaration de Stockholm de
1972 sur l'environnement énonce comme premier principe la nécessité
de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations
futures, et la Convention sur la diversité biologique de 1992 fait
état, dans son préambule, de la conservation de la diversité biologique
dans l’intérêt des générations présentes et futures. En outre, la
Déclaration et le Programme d’action de Vienne de 1993 prévoit que
«le droit au développement devrait se réaliser de manière à satisfaire
équitablement les besoins des générations actuelles et futures».
En 1997, l'UNESCO a adopté la Déclaration sur les responsabilités
des générations présentes envers les générations futures, soulignant
que «les générations présentes ont la responsabilité de veiller
à ce que les besoins et les intérêts des générations présentes et
futures soient pleinement sauvegardés».
12. Cependant, depuis lors, les menaces pesant sur les droits
des générations futures se sont accumulées et doivent donc être
constamment réévaluées en adoptant une perspective moderne et critique.
À cet égard, les priorités des jeunes peuvent constituer un indicateur
et leur participation aux processus décisionnels peut être considérée
comme un investissement dont les résultats sont immédiats. Les Nations
Unies soulignent que les questions les plus urgentes sont la préservation
d’une planète saine, des institutions solides, la protection sociale,
l’éducation et l’emploi ainsi que le renforcement de la sécurité
sanitaire et la préparation aux urgences sanitaires
.
Par exemple, en 2016, le Comité des droits de l’homme des Nations
Unies a reconnu que la dégradation de l’environnement constitue
une menace grave pesant sur la capacité des générations présentes et
futures à jouir du droit à la vie
.
13. En 2021, le Secrétaire général des Nations Unies a lancé «Notre
programme commun», un rapport d'action emblématique qui se concentre
entre autres sur les générations futures et sur la manière de répondre aux
défis de demain
. Conformément à ce programme, les
Nations Unies ont publié en mars 2023 un document d’orientation
qui a pour titre «
To Think and Act for
Future Generations» (Penser et agir pour les générations
futures). Ce document propose des étapes concrètes pour sauvegarder
les intérêts des générations futures et préserver leur capacité
à jouir effectivement de tous les droits humains. La première étape
prévue est la nomination d’un Envoyé spécial pour les générations
futures, exerçant des fonctions de conseil et de défense des intérêts
des générations futures. La deuxième étape consiste à faire un meilleur usage
de la prospective, de la science et des données, et la troisième
étape vise à créer un forum pour les générations futures
.
14. Dans le cadre du document d’orientation, les Nations Unies
ont organisé plusieurs consultations et l'Assemblée générale a décidé
d'organiser un Sommet pour l’avenir en 2024 intitulé «Des solutions multilatérales
pour un avenir meilleur» au cours duquel un Pacte pour l'avenir
sera au cœur des débats. Le Sommet se tiendra à New York en septembre
2024. Les Nations Unies proposent des mesures concrètes pour renforcer
les droits humains des générations futures, notamment la mise en
œuvre d'une réflexion intergénérationnelle à long terme dans la
prise de décision et l'adoption d'une Déclaration pour les générations futures
et d'un pacte numérique mondial, qui seront annexés au Pacte pour
l'avenir, sous réserve d'obtenir un soutien intergouvernemental.
La Déclaration est censée identifier, et permettre de gérer et surveiller
les risques existentiels mondiaux et axer les politiques et les
programmes sur le développement durable à long terme
. Elle
comportera des obligations juridiquement contraignantes et pourra
donc devenir un instrument juridique fort dans la lutte pour la
sauvegarde des droits humains pour les générations futures.
15. En outre, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits
de l'homme (HCDH) a organisé une table ronde sur «La Déclaration
universelle des droits de l'homme à 75 ans: un regard sur les générations
futures» le 26 juin 2023, dans le cadre de l'initiative «Notre programme
commun» du Secrétaire général. L'événement visait à souligner l'importance
de la Déclaration universelle des droits de l'homme dans la résolution
des problèmes et des défis émergents, ainsi qu'à servir de base
pour relever les défis futurs, y compris les droits humains des
générations à venir. La table ronde a passé en revue les progrès
récents dans le domaine des droits humains pour les générations
futures, et a identifié les principaux défis à relever dans ce domaine.
16. Sur la base des recommandations reçues lors de la table ronde
mentionnée ci-dessus, le HCDH a présenté des propositions spécifiques
pour renforcer les droits humains des générations futures lors de
sa réunion annuelle avec les États membres les 28 et 29 juin 2023.
Ces propositions impliquent diverses actions telles que l'encouragement
d'une réflexion intergénérationnelle à long terme dans la prise
de décision; l'adoption d'une Déclaration sur les générations futures;
la désignation d'un Envoyé spécial des Nations Unies pour les générations
futures, l'amélioration de la coopération entre les entités des
Nations Unies, le soutien à l'implication de la société civile,
la promotion de l'éducation et de la sensibilisation, la mise en
place de mécanismes de responsabilisation, l'évaluation des instruments
internationaux existants en matière de droits humains, et l'élaboration
de nouveaux instruments
.
3.2. Conseil
de l'Europe: Unis autour de nos valeurs pour les générations présentes
et futures
17. Dans le cadre de ses travaux,
le Conseil de l’Europe a également abordé les problèmes relatifs
à la sauvegarde des droits humains pour les générations futures
dans leurs multiples dimensions. Par exemple, il a reconnu son propre
rôle en la matière et la nécessité de contribuer aux améliorations
répondant aux nouveaux développements sociétaux. Cela englobe en
particulier la protection des droits sociaux en période de crise,
lorsque les groupes vulnérables courent un risque accru de basculer
dans la pauvreté, la marginalisation et l’exclusion sociale
.
18. Le «Document de Bruxelles» de 2015, élaboré lors de la conférence
sur «l'avenir de la protection des droits sociaux en Europe», à
l'initiative de la présidence belge du Comité des Ministres, présente
une série d'objectifs et de propositions pour l'amélioration de
la protection des droits sociaux en Europe. Il confirme un large
consensus sur la «nécessité de mieux prendre en compte les exigences
des droits sociaux dans les politiques mises en œuvre en Europe
en réponse aux crises économique, financière et de la dette souveraine, et
de renforcer à cet effet les possibilités de recours juridiques
contre les violations des droits sociaux». A cet égard, il a été
souligné qu'il fallait conférer une pleine efficacité à la Charte
sociale européenne (révisée) (STE no 163)
et améliorer la coordination entre les États membres.
19. L’ancienne Commissaire aux droits de l'homme a reconnu dans
ses travaux que la dégradation de l'environnement peut affecter
non seulement le droit à la vie ou le droit de ne pas être soumis
à des traitements inhumains ou dégradants, mais également divers
droits économiques, sociaux et culturels
. Dans une Déclaration
le 27 février 2020, la présidence géorgienne du Comité des Ministres
a affirmé que «la vie et le bien-être sur notre planète dépendent
de la capacité collective de l’humanité à garantir à la fois les
droits de l’homme et un environnement sain pour les générations
à venir». En outre, il a été noté qu'«[u]ne plus grande action collective
au niveau européen créerait un précédent mondial et réduirait le
risque prévisible d’atteinte irréparable aux droits de l’homme des
générations futures».
20. Lors du 4e Sommet du Conseil de
l’Europe, tenu à Reykjavík, les 16 en 17 mai 2023, il a été souligné que
«nous avons besoin d’un Conseil de l’Europe moderne nous donnant
les moyens de relever les défis actuels et futurs et de répondre
aux attentes des générations à venir». Il en a résulté une déclaration
politique qui trace la voie à suivre pour nos pays et pour le Conseil
de l’Europe, dans l’intérêt de tous les Européens, y compris les
générations futures. Cette Déclaration souligne notamment que le
Conseil de l’Europe dispose des outils et des structures nécessaires
pour traiter la question des droits humains et de l’environnement,
et qu’il peut jouer un rôle important dans ce contexte.
21. Je me réjouis en particulier que la Déclaration de Reykjavík
affirme que les droits humains et l'environnement sont intimement
liés et qu'elle reconnaisse qu'un «environnement propre, sain et
durable est essentiel au plein exercice des droits de l'homme des
générations actuelles et futures». En janvier 2024, la Secrétaire
générale du Conseil de l’Europe a créé, au sein de la Direction
générale droits humains et État de droit, une nouvelle direction
dédiée aux droits sociaux, à la santé et à l’environnement et en
particulier au suivi du processus de Reykjavík et l’environnement.
Dans la foulée, un groupe de travail inter-secrétariat sur l’environnement
a été créé, dont la première tâche a été de faire le point sur les
activités existantes, les activités prévues et les propositions
de nouvelles activités. Il a également proposé des éléments pour
l’élaboration d’une première stratégie du Conseil de l’Europe en
matière d’environnement. J’exprime le souhait que cette stratégie
verra émerger un engagement fort pour la création d’un nouvel instrument
juridique dans le domaine des droits humains et de l’environnement,
tenant compte des enjeux globaux et transfrontières du changement climatique.
4. Invoquer
les droits des générations futures devant les juridictions: le contentieux
environnemental
22. De nombreuses constitutions
écrites contiennent aujourd'hui des références aux générations futures
. Cette situation a incité des citoyens
à invoquer les droits des générations futures et l'équité intergénérationnelle devant
les juridictions. Les tribunaux renforcent de plus en plus la protection
des générations futures, en particulier dans les affaires concernant
l'environnement et les essais nucléaires
. Le contentieux lié au changement
climatique a plus que doublé depuis 2015.
23. L’affaire Urgenda offre
un exemple d’approches par les juridictions nationales. Dans cette
affaire, la Cour suprême des Pays-Bas a soutenu qu’un risque futur
dont les conséquences sont prévisibles peut déjà donner lieu à un
risque imminent de préjudice et à l’obligation connexe de protéger,
de respecter et de garantir les droits humains dans le présent.
La Cour constitutionnelle fédérale allemande a poussé le raisonnement encore
plus loin en établissant un devoir intergénérationnel de protection,
lié aux droits humains et au climat, dans son arrêt sur le climat
(Klimabeschluss) du 24 mars
2021.
24. Certains affirment que les juridictions des pays du Sud ont
été plus progressistes et ont statué en faveur des requérants. Les
affaires portées devant les juridictions des pays en développement
«démontrent une utilisation significative et souvent fructueuse
des principes des droits humains, basée sur des dispositions solides
en matière de droits dans les Constitutions nationales, des précédents
dans les tribunaux régionaux des droits humains, une pratique passée
d'innovation dans la reconnaissance des droits environnementaux, et
l'urgence et l'immédiateté de la menace du changement climatique
pour les droits humains dans de nombreux pays»
.
25. Une affaire importante est l'affaire colombienne
Future Generations v. Ministry of the Environment
and Others de 2018, dans laquelle 25 jeunes requérants
ont déposé un recours constitutionnel contre le Gouvernement colombien
et plusieurs entreprises pour protéger leurs droits fondamentaux
et humains, arguant que ledit gouvernement n'avait pas respecté
ses engagements internationaux pour empêcher la déforestation de
l'Amazonie et que cela avait un impact disproportionné sur les jeunes
et les générations futures
. La Cour suprême a
invoqué le principe de solidarité et a estimé que les êtres humains
de toutes les générations devaient jouir des droits environnementaux
et que le fait de ne pas faire face aux dommages environnementaux
compromettait l'accès des générations futures aux ressources et
à la jouissance de leurs droits.
26. La Cour internationale de justice (CIJ) s'est penchée à plusieurs
reprises sur des questions liées à l'équité intergénérationnelle
. Le juge Weeramantry, dans son
opinion dissidente sur la «Légalité de la menace ou de l'emploi
d'armes nucléaires», a déclaré que «[la CIJ], en tant qu'organe
judiciaire principal des Nations Unies, habilité à énoncer et à
appliquer le droit international avec une autorité qu'aucun autre
tribunal ne peut égaler, doit, dans sa jurisprudence, tenir dûment
compte des droits des générations futures». En mars 2023, sous l'impulsion
de l'État insulaire du Pacifique, Vanuatu, l'Assemblée générale
des Nations Unies a adopté à l'unanimité la résolution de demander
un avis consultatif à la CIJ sur les obligations juridiques des États,
en vertu du droit international, de protéger les droits des générations
présentes et futures contre les effets néfastes du changement climatique.
En janvier 2023, la Cour interaméricaine des droits de l’homme avait
également été saisie d’une demande d’avis consultatif déposée par
la République de la Colombie et la République du Chili concernant
l’urgence climatique et les droits humains
.
27. Le 9 avril 2024, la Cour européenne des droits de l’Homme
a rendu ses décisions dans les premières «affaires climatiques».
Dans l’une d’entre elles, Verein Klimaseniorinnen
Schweiz et autres c. Suisse (Aînées pour le climat et
autres), quatre femmes et une association représentant plus de 2
500 femmes âgées ont fait valoir que l'incapacité de la Suisse à
atténuer de manière adéquate le réchauffement climatique violait plusieurs
de leurs droits fondamentaux. La Cour, dans sa composition de Grande
Chambre, a conclu à une violation de l’article 8 de la Convention
(respect de la vie privée). Dans cet arrêt, la Cour part du postulat clairement
affirmé que les effets délétères du changement climatique soulèvent
la question de la répartition de l’effort entre les générations,
y compris à l’égard des générations futures. Un passage de cet arrêt
me semble devoir être cité verbatim: «les générations futures risquent
de supporter le fardeau croissant des conséquences des manquements
et omissions d’aujourd’hui dans la lutte contre le changement climatique,
et que cependant elles n’ont nulle possibilité de participer aux
processus décisionnels actuels en la matière. En s’engageant au
titre de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements
climatiques (CCNUCC), les États parties ont contracté l’obligation
de préserver le système climatique dans l’intérêt des générations présentes
et futures (…). Dans ce contexte, compte tenu des perspectives d’aggravation
des conséquences qui pèseront sur les générations futures, le point
de vue intergénérationnel met en exergue le risque inhérent à la
prise de décision politique dans ce domaine, c’est-à-dire le fait
que les intérêts et préoccupations de court terme pourraient l’emporter
et prendre le pas sur le besoin impérieux d’une prise de décisions
viables, risque particulièrement sérieux et justifiant plus encore
l’existence d’une possibilité de contrôle juridictionnel» (paragraphe 420).
28. Cette prise en compte de l’équité intergénérationnelle a donné
lieu à des innovations jurisprudentielles très concrètes et porteuses
pour les générations futures.
29. Sur le plan de la recevabilité des requêtes soumises par des
associations, la répartition de l’effort commande, selon la Cour,
un assouplissement des conditions requises des associations pour
déposer une requête au nom de personnes physiques et se plaindre
d’une atteinte à leur droit au respect de la vie privée. Sans remettre
en cause l’exclusion de l’
actio popularis par
le système de la Convention
,
la Cour a introduit un nouveau «test» pour évaluer si une association
a la qualité pour agir devant elle. Ce test est inspiré principalement
des principes figurant dans la Convention d’Aarhus sur l'accès à
l'information, la participation du public au processus décisionnel
et l'accès à la justice en matière d'environnement. Il en résulte
que désormais les associations investies dans la lutte contre le
changement climatique disposent d’une forme d’action collective
(«
class action») pour agir
devant la Cour sans devoir démontrer que leurs membres sont impactés
personnellement par les menaces dénoncées.
30. Sur le fond ensuite, la Cour a posé que les États parties
ont désormais des obligations positives spécifiques dans le domaine
du changement climatique en vue d’une réduction de leurs niveaux
d’émission de gaz à effet de serre, aux fins d’atteindre la neutralité
nette, en principe au cours des trois prochaines décennies. Plus
spécifiquement, la Cour a exigé que, pour rendre les choses réellement
possibles et pour éviter de faire peser une charge disproportionnée
sur les générations futures, les Etats prennent des mesures immédiatement
et fixent des objectifs de réduction intermédiaires appropriés pour
la période lors de laquelle la neutralité nette devra être atteinte
(paragraphes 548 et 549).
31. Quel que soit le potentiel de ces avancées jurisprudentielles,
je rappelle que la protection de l’environnement par la Cour est
par définition indirecte car tributaire de l’atteinte portée aux
droits humains reconnus par la Convention européenne des droits
de l’homme (STE n° 5). De plus, et cela me semble une limite bien
plus importante pour les générations futures, la Cour a adopté une
interprétation restreinte de la notion de juridiction de l’État
défendeur pour établir sa propre compétence et a refusé de la faire
évoluer pour le contentieux climatique. Dans la décision du 9 avril
2024 déclarant irrecevable l’affaire Duarte
Agostinho et autres c. Portugal et 32 États, la Cour
a estimé que les requérants relevaient uniquement de la juridiction
du Portugal et non des 32 autres États. La Cour a rappelé qu’elle
«a toujours rejeté l’idée que le fait qu’une décision prise au niveau
national a eu un impact sur la situation d’un individu se trouvant
à l’étranger puisse être en soi de nature à établir la juridiction
de l’État concerné à l’égard de l’intéressé» (paragraphe 184). Ainsi, tout
en reconnaissant que les États «exercent un contrôle ultime sur
les activités publiques et privées émettrices de GES [gaz à effet
de serre] qui sont menées sur leur territoire» (paragraphe 192)
et que celles-ci ont des «effets délétères sur les droits et le
bien-être des populations résidant hors des frontières de cet État» (paragraphe
193) la Cour a estimé «qu’il n’est pas possible de considérer que
les obligations positives qu’il est proposé d’imposer aux États
en matière de changement climatique puissent être un motif suffisant
pour conclure à l’exercice par l’État de sa juridiction à l’égard
de personnes qui se trouvent hors de son territoire, ou hors de
son autorité et son contrôle» (paragraphe 198).
32. Cette approche laisse un grand «vide» qui place le système
de la Convention en deçà des enjeux environnementaux pour les générations
futures et qui le démarque notamment de la Cour interaméricaine
des droits de l’homme, qui a reconnu le caractère extraterritorial
des obligations des États en matière de droits humains découlant
des dommages environnementaux (voire du risque de tels dommages)
imputables à un État partie
.
33. Dans la Résolution 2477 (2023) «Impact environnemental des
conflits armés», l’Assemblée a soutenu la nécessité de reconnaître
le caractère extraterritorial des obligations d’un État en matière
de droits humains dans les situations où l’impact environnemental
qui peut être attribué à l’État en dehors de ses frontières est «direct
et raisonnablement prévisible». Dans son exposé des motifs de la
Résolution 2545 (2024) et de la Recommandation 2272 (2024) «Réaliser
le droit à un environnement sûr, propre, sain et durable grâce au processus
de Reykjavík», notre collègue Simon Moutquin (Belgique, Soc) le
souligne fort justement: avec la vitesse à laquelle les enjeux environnementaux
grandissent et s’intensifient, une nouvelle réalité émerge: le droit
à un environnement sain concerne un bien commun à l’Humanité. Dans
cette perspective, les traités classiques du Conseil de l’Europe
en matière de droits humains pourraient s’avérer trop étroits pour
garantir les droits environnementaux de façon efficace et faire
face à des problèmes globaux et transfrontières. Je ne peux que
le rejoindre quand il estime inéluctable de s’interroger sur le
caractère anthropocentrique du droit à un environnement sain et
de repenser l’approche par les droits individuels.
5. Les
principes de Maastricht: une tentative de clarifier la portée des
droits humains pour les générations futures
34. En 2017, un groupe d'experts
juridiques et des droits humains du monde entier
a
entrepris un processus de six ans pour examiner le paysage du droit
international des droits humains tel qu'il s'applique aux droits
des générations futures, ce qui a donné lieu aux Principes de Maastricht
sur les droits humains des générations futures (les Principes de
Maastricht)
. Ils ont été adoptés début février
2023 et présentés au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies
en juin 2023.
35. Les Principes de Maastricht sont un ensemble de lignes directrices
qui visent à clarifier l’état du droit international des droits
humains tel qu’il s’applique aux générations futures. Ils devraient
guider les décideurs pour répondre aux questions fondamentales sur
la manière d’intégrer efficacement les droits humains des générations
futures dans des lois et des déclarations concrètes pour respecter,
protéger et promouvoir les droits des générations futures sur la
base de l’architecture juridique qui a évolué au cours des 70 dernières années.
Les Principes précisent que les droits humains, y compris le droit
à un environnement propre, sain et durable, n’ont pas de limites
temporelles. Les droits humains s’appliquent pleinement aux générations
futures. Alors que les États s’interrogent sur la manière de protéger
les générations futures, les Principes stipulent que nous devons
d’abord reconnaître que les générations futures sont intrinsèquement
couvertes par l’ensemble existant du droit relatif aux droits humains.
Par conséquent, respecter, protéger et défendre les droits des générations
futures revient simplement à défendre un concept fondamental du
droit des droits humains: l’égalité et la non-discrimination
.
36. Les Principes proposent une interprétation progressiste et
une avancée des normes existantes en matière de droits humains dans
le contexte des droits humains des générations futures. Ils reconnaissent
qu'au fur et à mesure que le droit international des droits humains
progresse, les États peuvent être amenés à assumer des obligations
supplémentaires
.
37. En outre, les Principes soulignent que les générations futures
ont des droits humains individuels et collectifs, y compris, mais
sans s'y limiter, les droits civils et politiques, les droits économiques,
sociaux et culturels, le droit à un environnement propre, sain et
durable, le droit au développement, le droit à l'autodétermination
et le droit à la paix. Ils reconnaissent également que certains
groupes et peuples peuvent bénéficier de droits spécifiques ou supplémentaires
en raison de leur situation passée ou présente de marginalisation
ou de discrimination.
38. Les Principes donnent des exemples de la manière dont les
États devraient s'acquitter de leurs responsabilités dans divers
domaines, notamment la protection de l'environnement, la lutte contre
le changement climatique, la promotion du développement durable,
le respect des droits des peuples autochtones, des enfants, des
femmes, de la communauté LGBTQI+, la gestion des migrations et des déplacements,
la gestion des conflits armés et des situations d'après-conflit.
Ils proposent également des moyens pour les États d'évaluer leur
respect de ces obligations par le biais de la législation nationale,
des mécanismes de contrôle judiciaire, des procédures de rapport,
de l'implication du public dans la prise de décision, de la facilitation
des discussions entre les générations et de la promotion de la coopération internationale.
39. Bien que les Principes ne soient pas juridiquement contraignants,
ils représentent une interprétation progressiste et une avancée
des normes existantes en matière de droits humains des générations
futures. Ils servent de référence utile aux États pour s'assurer
que tous les efforts déployés pour soutenir les générations futures
sont conformes au droit international des droits humains. On estime
que les procédures actuelles et futures pendantes devant les juridictions
concernant les droits des générations futures pourront être guidées par
les nouveaux principes. Comme l'affirment les auteurs des Principes
de Maastricht, «la création de nouveaux mécanismes juridiques peut
prendre des décennies et ne s'accompagne pas d'une garantie d'action. En
revanche, l'adaptation des régimes juridiques et réglementaires
existants peut avoir un impact immédiat sur les résultats juridiques
en matière de protection des droits humains des générations futures»
. Les Principes sont conçus pour
être révisés périodiquement au fur et à mesure de l'évolution des
droits humains.
6. Conclusions
40. Les décisions politiques que
nous prenons aujourd’hui auront des impacts durables sur les générations futures
et sur le respect de leurs droits humains. Le monde est actuellement
confronté à des crises multiples et croisées qui menacent les droits
des générations actuelles et futures. Il est donc important que
les États adoptent une approche intégrée prenant en compte les préoccupations
environnementales ainsi que le développement économique, social
et culturel. L’équité intergénérationnelle devrait être un principe
directeur dans la prise de décision politique impliquant les enfants
et les jeunes, ainsi que la prise en compte des générations à naître
– qui hériteront de la planète après nous.
41. Alors qu'un certain nombre de traités internationaux et d'accords
multilatéraux confèrent des droits aux générations actuelles et
futures en matière de durabilité et de droits économiques, sociaux
et culturels, un engagement plus fort est nécessaire de la part
des États pour mettre en œuvre ces droits. Les juridictions ont historiquement
joué un rôle important dans l’interprétation progressiste des droits
humains et ont jeté les bases de nombreux droits dont nous jouissons
aujourd’hui. Certains contentieux concernant les générations futures ont
déjà, dans une certaine mesure, influencé les actions politiques
aux niveaux national et multilatéral. ll est encourageant de constater
que le Conseil de l’Europe a reconnu la nécessité d’aller de l’avant
dans la sauvegarde des droits humains pour les générations futures.
Gageons que la Stratégie post-Reykjavík marque l’engagement ferme
de notre Organisation à faire preuve de leadership en la matière
en s'appuyant sur les travaux existants, tels que les «Principes
de Maastricht sur les droits humains des générations futures».
42. Sur le terrain le plus visible dans l’actualité, celui du
changement climatique, on s’attend à ce que le Conseil de l’Europe
fasse un saut qualitatif majeur pour les générations futures et
s’interroge à bon escient sur les manières de dépasser le caractère
anthropocentrique des droits humains.