1. Introduction
1. Dans un contexte où nos sociétés
actuelles sont de plus en plus complexes et multiculturelles, confrontées
à des défis émergents pour la démocratie, le présent rapport vise
à examiner comment l’utilisation positive de la mémoire dans l’éducation
peut constituer un outil précieux pour approfondir une compréhension nuancée
des événements. En étudiant le passé avec des perspectives historiques
multiples et sous l’angle des droits humains et de la démocratie,
l’éducation peut aider les jeunes à évaluer les événements historiques
de manière constructive et ouverte et à acquérir les compétences
nécessaires à la citoyenneté démocratique. Car dans l’Europe d’aujourd’hui,
où l’on célèbre chaque mois de mai la défaite du fascisme, le spectre
du néofascisme gagne néanmoins du terrain, pénètre la vie politique
et influe sans aucun doute sur le climat de nos sociétés.
2. L’importance de l’enseignement de l’histoire a été affirmée
par les sommets des chefs d’État et de gouvernement du Conseil de
l’Europe de 1993, 1997 et 2005 et se reflète aujourd’hui dans les
travaux du Conseil de l’Europe à travers la devise de l’Observatoire
de l’enseignement de l’histoire en Europe: «Enseigner l’histoire,
ancrer la démocratie». L’enseignement de l’histoire est essentiel:
ce n’est qu’en connaissant et en comprenant le passé que nous pouvons
évaluer le présent de manière critique. Cet enseignement traite inévitablement
de questions complexes et sensibles, qui exigent des méthodologies
diverses et une approche pluridisciplinaire.
3. Une prise en compte et une approche appropriée des périodes
sensibles et controversées de l’histoire dans les programmes scolaires
renforce la culture de la démocratie et favorise le respect de la
pluralité des opinions, le pluralisme, la tolérance et la diversité.
Faire découvrir aux élèves des lieux historiques et des sites mémoriels
en dehors de la salle de classe et permettre ainsi un apprentissage
en contexte réel, devrait faire partie de ce processus pour aborder
avec les jeunes certains épisodes difficiles du passé, en discuter
en tenant compte de différents points de vue et développer une compréhension
nuancée d’événements historiques complexes. L’enseignement de l’histoire
devrait être un élément essentiel de l’éducation aux droits humains
et favoriser chez les jeunes l’émergence d’une citoyenneté démocratique.
4. J’aimerais remercier Mme Luisa
de Bivar Black, consultante et spécialiste de l’enseignement de
l’histoire au Portugal, qui nous a aidés à dégager des idées clés
sur l’enseignement de l’histoire et les périodes sensibles du passé
dans son rapport d’expert

ainsi
que tous les autres spécialistes qui ont participé aux auditions
de la commission et partagé leurs connaissances, leur expérience
et leurs réflexions

.
2. Éducation à la citoyenneté démocratique
5. Depuis la déclaration du deuxième
sommet des chefs d’État et de gouvernement en octobre 1997, le Conseil
de l’Europe a développé ses travaux sur l’éducation à la citoyenneté
démocratique et les droits humains à travers une série de déclarations,
de recommandations et d’accords. En 2002, le Comité des Ministres
a adopté sa
Recommandation (Rec(2002)12)
aux États membres relative à l’éducation à la citoyenneté démocratique, en affirmant que toute action éducative, formelle,
non formelle ou informelle devait être considérée comme une composante
de l’éducation à la citoyenneté démocratique et qu’il faudrait placer l’éducation
à la citoyenneté démocratique au centre des réformes et de la mise
en œuvre des politiques éducatives. Cette initiative a été suivie
par la célébration de l’Année européenne de la citoyenneté par l’éducation
en 2005.
6. La
Charte
du Conseil de l’Europe sur l’éducation à la citoyenneté démocratique
et l’éducation aux droits de l’homme, adoptée en 2010, souligne le rôle de l’éducation aux
droits humains face aux menaces que constituent la violence, le
racisme, l’extrémisme, la xénophobie, la discrimination et l’intolérance,
et sa contribution au développement d’une culture des droits humains
en Europe. La Charte définit l’éducation à la citoyenneté démocratique
et l’éducation aux droits humains et fournit des orientations politiques
aux États membres. Elle reconnaît la contribution de la société
civile, notamment des organisations pour la jeunesse, dans ce domaine
et encourage tous les protagonistes étatiques (des gouvernements
aux écoles) à s’appuyer autant que possible sur les parties prenantes
et les initiatives de la société civile.
7. Le
Cadre
de référence des compétences pour une culture de la démocratie (RFCDC), approuvé à l’unanimité par la Conférence permanente
du Conseil de l’Europe des ministres européens de l’Éducation en avril
2016, fournit un modèle de 20 compétences réparties en valeurs,
attitudes, aptitudes, connaissance et compréhension critique. L’ensemble
des valeurs défendues comprend la dignité humaine et les droits humains,
la diversité culturelle, la démocratie, la justice, l’équité, l’égalité
et l’État de droit. Les attitudes désignent l’ouverture à l’altérité
culturelle et aux convictions, visions du monde et pratiques différentes,
le respect, l’esprit civique, la responsabilité, le sentiment d’efficacité
personnelle et la tolérance de l’ambiguïté. Pour ce qui est des
aptitudes, le RFCDC valorise l’apprentissage en autonomie, l’analyse
et la réflexion critique, l’empathie, l’écoute et l’observation,
la communication et la connaissance des langues, la souplesse et
l’adaptabilité, la coopération et les capacités de règlement des
conflits. Enfin, la dernière catégorie englobe la connaissance et
la compréhension critique de soi-même, de la société et du monde

.
8. La Conférence permanente des ministres de l’Éducation du Conseil
de l’Europe

, qui s’est tenue en septembre 2023,
a donné une impulsion politique au renouveau de la mission civique
de l’éducation et a lancé la nouvelle Stratégie du Conseil de l’Europe
pour l’éducation 2024-2030 «Priorité aux apprenants – L’éducation
pour les sociétés d’aujourd’hui et de demain». Elle a été suivie
d’une conférence organisée à Berlin en octobre 2024, qui visait
à promouvoir une vision européenne des valeurs et principes démocratiques partagés
par le biais de l’éducation à la citoyenneté. En ma qualité de présidente
de la sous-commission de la culture, de l’éducation et des valeurs
démocratiques de l’Assemblée, j’ai participé à la table ronde d’ouverture sur
les défis et les questions les plus urgentes en matière d’éducation
à la citoyenneté en Europe.
9. Les programmes surchargés, les méthodes d’enseignement traditionnelles
et les systèmes éducatifs hautement centralisés posent en effet
de véritables difficultés en ce qu’ils créent des divergences entre
les préconisations des programmes et la pratique effective dans
les écoles. En outre, dans de nombreux pays, la formation initiale
du corps enseignant n’inclut pas les compétences en matière d’éducation
à la citoyenneté. Les systèmes éducatifs devaient être conçus pour
s’adapter aux changements sociaux et répondre aux nouvelles demandes
par de nouveaux programmes et des méthodes interactives – il s’agit
tout à la fois de s’adapter aux profils d’emploi émergents (nouvelles
technologies et emplois verts par exemple) et à la diversité croissante
des sociétés.
10. La valorisation de la diversité englobe non seulement la diversité
culturelle, ethnique ou religieuse, mais aussi de nombreux autres
aspects, notamment la diversité sociale et la diversité de genre,
ainsi que la diversité des capacités des élèves. Cette approche
jette les bases d’une éducation de qualité inclusive, qui prépare
les jeunes à exercer activement leur citoyenneté et leur participation
démocratique, dans le respect et la tolérance. L’éducation à la
citoyenneté démocratique devait être dispensée en tant que matière
obligatoire distincte, mais aussi intégrée dans d’autres matières
pertinentes telles que l’enseignement de l’histoire, à tous les
stades de l’éducation formelle (enseignement primaire, secondaire
et supérieur), ainsi que dans la formation professionnelle et l’éducation
non formelle.
3. Traiter
de la mémoire et des périodes difficiles et sensibles du passé
11. L’inclusion appropriée et bien
maîtrisée de questions controversées et sensibles dans les cours d’histoire
renforce la culture de la démocratie, car la compréhension critique
de la controverse favorise le respect de la pluralité des opinions,
tandis que l’acceptation du désaccord crée des conditions propices
à la tolérance de l’ambiguïté et confirme que l’hétérogénéité fait
partie intégrante du monde dans lequel nous vivons.
12. L’étude de l’histoire a pour objectif d’enquêter sur ce qui
s’est passé; quand et où cela s’est passé; pourquoi cela s’est passé
et quelles en ont été les conséquences. Aucune autre matière n’aborde
ces questions. L’étude de l’histoire permet non seulement aux élèves
d’acquérir une compréhension des phénomènes historiques, mais aussi
de prendre conscience de l’importance de la dimension historique
de toutes les questions auxquelles ils et elles auront à réfléchir
au cours de leur vie.
13. Toutefois, la question de savoir si ces périodes difficiles
du passé doivent être intégrées dans les programmes scolaires suscite
généralement des débats animés dans tous les secteurs de la société. L’omission
ou la présentation partiale dans les programmes d’histoire de questions
douloureuses, controversées et sensibles relèvent d’une décision
politique prise au regard du contenu du récit historique, ancrée
dans la conviction politique contestable que le passé appartient
à ceux qui contrôlent le présent.
14. La première condition préalable à l’enseignement et à l’apprentissage
des moments difficiles du passé est d’avoir la volonté d’accepter
qu’il existe d’autres façons de voir le monde que la nôtre, et la
seconde est d’avoir la volonté de se mettre à la place de quelqu’un
d’autre et d’essayer de voir le monde à travers ses yeux. L’histoire
a montré que ces deux conditions préalables constituent des défis
importants pour le corps enseignant comme pour les élèves, surtout
dans les sociétés post-conflit où chaque groupe adhère peut-être déjà
fortement à son propre récit historique ou peut vouloir censurer
les récits qui menacent le sien

.
La mémoire
est souvent appropriée, l’histoire est interprétée. La mémoire se
transmet entre générations; l’histoire est révisée.
15. La mémoire historique, que
l’on appelle parfois mémoire collective ou mémoire sociale, désigne
la manière dont des groupes de personnes construisent des récits
spécifiques – auxquels ils s’identifient par la suite – sur des
périodes ou événements historiques. L’enseignement de l’histoire
permet d’organiser différentes informations, de les traiter de façon
systématique et, par conséquent, d’apprendre à établir une distinction
entre les faits, les mémoires, les interprétations et les perspectives
et, surtout, à détecter la propagande. Cet apprentissage n’est ni
linéaire ni rapide et s’appuie sur une pédagogie active.
16. Les études mémorielles doivent en partie leur existence à
la nécessité, après l’Holocauste et après la Guerre froide, d’évaluer
les récits des personnes rescapées de génocides, de traumatismes
ou du contrôle exercé par des régimes totalitaires sur la conscience
historique. Il existe incontestablement une multitude de mémoires,
souvent diffusées sans filtre critique sur internet, qui rendent
d’autant plus impératif d’étudier la mémoire historique.
17. Ainsi, il est compliqué d’enseigner l’histoire qui touche
à la question de la mémoire. La mémoire est une expérience très
sélective et composée de multiples niveaux, développée et justifiée
par des idéaux et des attentes qui se heurtent à des réalités difficiles.
L’incertitude et la perplexité actuelles face à une complexité croissante
trouvent pour réponse un discours populiste qui met en avant des
«mémoires» qui priment sur une réalité difficile à appréhender et
soutiennent la force et le pouvoir de la tradition. La mémoire est
appropriée – individuellement ou collectivement – et souvent synthétisée
dans des objets, des lieux et des monuments.
18. D’un point de vue didactique, la mémoire ne doit pas être
expliquée, mais travaillée, questionnée, analysée et enfin construite.
Ce travail nécessite une multiperspectivité et une approche participative
solide au sein de la salle de classe, nourrie par une interaction
constante avec les élèves. L’histoire académique qui sert de base
à l’histoire scolaire n’est pas une science exacte, puisqu’elle
dépend des recherches, des références et des différentes expériences
culturelles des historiennes et historiens. L’histoire est une interprétation
du passé qui cherche à comprendre des contextes dans toute leur
complexité.
4. La
commémoration comme outil de la citoyenneté démocratique
20. L’enseignement de l’histoire peut être un instrument pour
soutenir la paix et la réconciliation dans les zones de conflit
et de post-conflit. Dans sa
Recommandation 1880 (2009) «L’enseignement de l’histoire dans les zones de conflit
et de post-conflit»

, l’Assemblée soulignait qu’il peut
exister plusieurs visions et plusieurs interprétations de mêmes
événements historiques. Elle reconnaît la validité d’une approche
aux perspectives multiples qui aide et encourage les élèves à respecter
la diversité et la différence culturelles, plutôt qu’un enseignement
plus conventionnel de l’histoire «susceptible de renforcer les aspects
plus négatifs du nationalisme».
21. La commémoration peut aider celles et ceux qui ont traversé
de terribles épreuves par le passé à sentir que l’ensemble de la
société reconnaît leur douleur, condamne les actes qui l’ont causée,
rend hommage aux victimes et rassure en affirmant que de tels actes
ne se reproduiront pas à l’avenir. Elle peut donc aider les victimes
à tourner la page et à pouvoir enfin se détacher du passé.
22. La commémoration peut aussi promouvoir l’inclusion. Elle confère
un sens dans l’histoire à des phénomènes de l’envergure d’Hiroshima
ou d’Auschwitz et ce sens est éducatif: il s’agit de ne pas oublier
afin que cela ne se reproduise plus jamais. De plus, si le groupe
dominant dans la société n’est pas exposé à l’histoire et aux souffrances
des groupes qui ne font pas partie de la majorité, ce groupe dominant
est privé d’utiles possibilités d’apprentissage, notamment de celles
qui montrent comment les droits humains devraient protéger et préserver
l’humanité et la dignité de chaque individu, indépendamment de sa
«race», de son genre, de sa nationalité, de ses origines ethniques,
de sa langue, de sa religion ou de toute autre circonstance.
23. Si elle a pour ancrage l’analyse de multiperspectives, en
prenant en compte ce qui n’est pas enseigné dans les écoles (le
curriculum zéro, voir paragraphe 61) et en restaurant l’importance
historique de groupes qui ont été marginalisés et/ou touchés par
de terribles événements passés, la commémoration reconnaît leurs souffrances
et leur droit à une existence historique. La commémoration est donc
un outil qui permet d’approfondir une compréhension nuancée des
événements, de les recontextualiser au sein de perspectives historiques
multiples et de permettre aux jeunes d’appréhender ces événements
sous l’angle des droits humains et de la démocratie.
24. Pour le Conseil de l’Europe,
la commémoration doit nous obliger à garder vivace une mémoire, à prévenir
la négation ou l’oubli des atrocités qui se sont produites par le
passé. Lorsque la commémoration est organisée officiellement par
les gouvernements, elle invite généralement les gens à se souvenir
de quelque chose qu’ils n’ont eux-mêmes pas vécu directement. Les
victimes ou les personnes touchées par ces événements n’ont pas
besoin de tels rappels: l’oubli leur est généralement impossible.
La commémoration officielle permet aux personnes qui n’ont pas été
directement touchées de prendre conscience des événements et reconnaît
publiquement la souffrance des victimes.
25. L’Holocauste est généralement considéré comme un paradigme
de l’ensemble des violations des droits humains et des crimes contre
l’humanité; toutes les victimes du régime nazi sont prises en considération
(juifs, Roms, membres de la Résistance, opposants politiques, personnes
homosexuelles, témoins de Jéhovah, personnes handicapées)

. De
nombreuses autres violations terribles des droits humains font également l’objet
d’événements commémoratifs; les atrocités telles que la traite des
esclaves, les génocides, les guerres et le nettoyage ethnique ne
peuvent être aisément oubliées ou pardonnées par celles et ceux
qui les ont subies.
5. Rapprocher
l’éducation formelle et l’éducation non formelle
26. Le monde extérieur à la salle
de classe – réelle ou virtuelle – peut rétablir l’importance historique
de nombreuses victimes d’atrocités passées, leur apporter une certaine
reconnaissance et faire passer de puissants messages d’inclusion
et de respect de la diversité. L’ouverture à l’altérité culturelle
et à d’autres croyances, visions du monde et pratiques aide la jeunesse
à donner un sens au monde dans lequel elle vit.
27. Un peu partout en Europe, les jeunes visitent des musées pour
approfondir certains pans de l’histoire déjà étudiés en classe.
En général, le personnel chargé de la médiation et le personnel
enseignant planifient la visite de façon à mettre en lumière certains
aspects spécifiques de l’apprentissage. Cependant, les cours d’histoire
peuvent aussi être «co-créés» en partenariat avec les lieux de mémoire,
les musées, les ONG et/ou des artistes. Le développement de ces
partenariats innovants, qui offrent un nouvel environnement d’apprentissage
et des ressources essentielles au personnel enseignant et aux élèves,
recèle un énorme potentiel.
5.1. Lieux
de Mémoires
28. En novembre 2022, le Service
de l’Éducation du Conseil de l’Europe a organisé le premier Forum
annuel sur l’Éducation historique «Lieux de Mémoires: espaces d’apprentissage
à la démocratie»

à
Belgrade (Serbie) pour discuter et réfléchir au potentiel et aux
défis de l’utilisation des lieux de mémoires comme espaces d’apprentissage
de la démocratie. Une question clé a été soulevée: les lieux de
commémoration, les mémoriaux et les musées peuvent-ils à eux seuls
assurer le travail de mémoire en l’absence d’une volonté politique
suffisante et d’un contexte approprié dans la société pour reconnaître
un passé difficile et/ou des histoires contestées? Il a été souligné
que ces lieux de mémoires devaient être replacés dans un contexte historique
plus large afin d’être introduits efficacement dans les programmes
scolaires. La sécurité du personnel enseignant qui aborde des histoires
sensibles ou contestées et la disponibilité des sources historiques
(archives) peuvent également poser problème. Il est fondamental
de respecter les communautés locales qui sont touchées par une histoire
sensible et contestée. La mise au jour des mémoires cachées, absentes
et silencieuses nécessite de la sécurité et un dialogue démocratique.
29. De nombreuses questions ont été soulevées lors du Forum: les
lieux de mémoires et les mémoriaux sont-ils impartiaux? Qui est
responsable des lieux de mémoires (question de la gouvernance et
du financement pour garantir l’impartialité)? Qui a le pouvoir de
décider de la création de mémoriaux dans une société démocratique?
Qui devrait/pourrait utiliser les lieux de mémoires comme un espace
d’apprentissage de la démocratie et comment? Comment les communautés
locales peuvent-elles être impliquées? Le personnel enseignant dispose-t-il
de suffisamment de temps pour travailler sur le contexte historique
général avec les élèves en classe avant les visites (curriculum
souple)? Est-il suffisamment formé/compétent pour enseigner des
histoires sensibles et controversées? De quelle forme de soutien
a-t-il besoin (liberté et autonomie dans l’enseignement, formation
aux méthodes d’enseignement interactif pour renforcer les compétences
des élèves en matière de culture de la démocratie; accès aux ressources
pédagogiques disponibles pour offrir une multiperspectivité; ressources
financières pour les visites sur le terrain, etc.)?
30. Les lieux de mémoires renferment souvent plusieurs couches
d’histoire, de mémoire et de signification. Un même lieu peut avoir
simultanément différentes significations pour différents groupes
de la société, ainsi que différentes façons de commémorer les événements.
Certains lieux de mémoires revêtent une grande importance pour l’identité
nationale et peuvent donc faire l’objet d’une utilisation abusive
de l’histoire à des fins politiques (récits déformés). Il est donc
fondamental de rechercher une certaine cohérence entre les politiques gouvernementales
et les initiatives des autorités locales, du secteur de l’éducation,
de la société civile et des médias, en utilisant le principe de
la multiperspectivité comme moyen de surmonter les différences de
points de vue et de s’engager dans une analyse critique et respectueuse
des droits humains des événements passés difficiles et sensibles,
en s’appuyant sur des recherches universitaires rigoureuses et des
sources historiques très variées.
5.1.1. Les
lieux de l’Holocauste
31. La Résolution 60/7 (2005) de
l’Assemblée générale des Nations Unies a instauré la Journée internationale
dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste afin que ne soient
pas oubliées les millions de personnes juives et les autres victimes
de l’Holocauste. La date du 27 janvier a été choisie en référence
au jour de la libération du camp de concentration d’Auschwitz en
1945. La résolution des Nations Unies appelle à l’élaboration de
programmes éducatifs sur l’histoire de l’Holocauste pour aider à
prévenir de futurs actes de génocide et condamne toutes les manifestations
d’intolérance religieuse, d’incitation à la haine, de harcèlement
ou de violence à l’égard de personnes ou de communautés en raison
de leur appartenance ethnique ou de leurs croyances religieuses.
Elle invite aussi à préserver activement les sites de l’Holocauste qui
ont servi aux nazis de camps de la mort, de camps de concentration,
de camps de travail forcé et de prisons. L’Alliance internationale
pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA)

, qui rassemble 35 gouvernements et
de nombreux spécialistes dans le but de renforcer, promouvoir et
encourager l’éducation, le travail de mémoire et la recherche sur
l’Holocauste partout dans le monde, a adopté en 2023 la Charte de
l’IHRA pour la sauvegarde des lieux de mémoire

afin de préserver ces lieux, d’empêcher
les représentations déformées des événements, et de sauvegarder
les archives historiques.
5.1.2. Le
Mémorial du génocide de Srebrenica
32. Le Mémorial de Srebrenica

, également appelé Mémorial et cimetière
de Srebrenica-Potočari pour les victimes du génocide de 1995, sert
de lieu de mémoire et d’éducation sur les atrocités commises pendant
la guerre en Bosnie-Herzégovine. Le cimetière, où reposent des milliers
de victimes du génocide de Srebrenica, constitue la partie sacrée
du site. Le Mémorial propose des programmes éducatifs et des ressources
à destination des étudiantes et étudiants, des équipes de recherche
et du grand public. Il coopère avec de nombreuses organisations
et institutions pour élargir son impact et sa portée, notamment
avec de nombreux musées de l’Holocauste dans le monde entier, en
partageant son expertise et ses ressources pour améliorer la compréhension
mutuelle et l’éducation sur les génocides. Le 23 mai 2024, l’Assemblée
générale des Nations Unies a adopté la résolution sur le génocide
de Srebrenica en proclamant le 11 juillet «Journée internationale
de réflexion et de commémoration du génocide commis à Srebrenica
en 1995», qui sera célébrée chaque année

.
33. Le Mémorial de Srebrenica est géré par les personnes survivantes
elles-mêmes et par des descendantes et descendants de victimes.
Les femmes jouent un rôle clé dans le processus de commémoration
en participant à l’identification des victimes et à l’organisation
de leur inhumation définitive (décente). Le système éducatif de
la Fédération de Bosnie-Herzégovine prévoit des visites obligatoires
du Mémorial pour les établissements d’enseignement secondaire et
les universités. Toutefois, le Mémorial est situé en Republika Srpska
(RS), qui ne reconnaît pas le crime de génocide, relativise la situation
des victimes et rend hommage aux criminels de guerre et aux auteurs
du génocide. Comme les écoles de la RS n’organisent pas de visites
du Mémorial, les enfants n’ont pas la possibilité d’apprendre ce
qui s’est passé. En outre, les médias de la RS ne parlent pas du
Mémorial ni de ses activités – quand ils ne propagent pas de fausses informations,
malgré la loi de Bosnie-Herzégovine qui interdit la négation du
génocide dans les médias.
5.1.3. Les
fosses communes de la guerre civile espagnole et de la dictature
franquiste
34. Depuis octobre 2000, les fosses
communes de la guerre civile espagnole et de la dictature franquiste sont
devenues le problème le plus visible du processus de recouvrement
de la mémoire historique en Espagne. Les fosses communes ont fait
l’objet d’une succession d’interventions: elles ont été localisées, marquées
et honorées. Dans certains cas, elles ont été ouvertes et les restes
humains exhumés. Le premier plan quadriennal d’exhumation (2020-2024)
a permis de mener plus de 600 actions d’exhumation. À ce jour, et
bien que de nombreuses interventions soient encore en cours, le
nombre de corps exhumés s’élève à quelque 5 738. Une étude récente
estime qu’il serait possible de récupérer les dépouilles d’environ 20 000 personnes.
Jusqu’à présent, seulement 0,2 % des 130 199 personnes tuées (nombre
estimatif) ont été identifiées génétiquement.
35. Les tombes, autrefois symboles de silence et d’oubli, sont
aujourd’hui des lieux de deuil et de mémoire. En outre, de nombreux
souvenirs oubliés sont remontés à la surface. Les victimes de la
guerre et de la dictature sont revenues au cœur du débat public,
non sans controverse. Parmi les exemples de bonnes pratiques, on
peut citer l’ouverture de la fosse commune de Pico Reja dans le
cimetière de San Fernando à Séville, où 10 051 corps ont été exhumés,
dont 1 786 victimes des représailles franquistes. Il s’agit de la
plus grande fosse commune ouverte en Europe occidentale depuis Srebrenica.
5.2. Les
musées
36. La commission de la culture,
de la science, de l’éducation et des médias attribue chaque année
depuis 1977 le Prix du Musée du Conseil de l’Europe à un musée dont
le jury estime qu’il apporte une contribution remarquable à la connaissance
du patrimoine culturel européen, à la promotion du respect des droits
humains et de la démocratie, au dialogue entre les cultures, au
dépassement des barrières sociales et politiques, à l’élargissement
de la connaissance et de la compréhension qu’ont les visiteurs et
visiteuses des questions sociétales actuelles, et à l’exploration
de nouvelles idées en matière de citoyenneté démocratique. De nombreux
lauréats récents du Prix du musée du Conseil de l’Europe

et du Prix du musée européen de l’année
(EMYA)

abordent des épisodes difficiles
de l’histoire et construisent des programmes éducatifs novateurs
et des partenariats avec des écoles.
37. Le Musée mémorial de Sibérie à Bialystok, en Pologne

(lauréat EMYA 2024), regroupe un
musée, un centre de recherche et un lieu de mémoire qui retracent
l’histoire des vagues successives de déportation de Polonais en
Sibérie, dans le nord de la Russie et au Kazakhstan pendant l’occupation
soviétique et la division de la Pologne en 1940-1941. Ce mémorial
aborde aussi la déportation de Polonais pendant la période communiste,
sous le contrôle de l’Union soviétique, entre la fin de la seconde
guerre mondiale et 1952. Le musée déploie une stratégie dynamique
fondée sur la recherche pour transmettre l’histoire par le biais d’ateliers,
d’événements, de médias, de publications et de nouveaux formats
afin d’atteindre un large public.
38. En tant que musée consacré aux droits humains, le
Musée
de l’histoire du Goulag situé à Moscou, en Fédération de Russie

(lauréat 2021 du Prix du Musée du
Conseil de l’Europe), aborde à la fois les crimes commis par l’État
et le sort réservé à ses citoyennes et citoyens, en mettant en valeur
la manière dont les victimes ont su conserver leur dignité dans
des conditions déshumanisantes. La programmation du musée est conçue
de façon à révéler l’histoire et activer la mémoire, dans le but
de renforcer la résilience de la société civile et sa résistance
à la répression politique et à la violation des droits humains.
Bien qu’il se concentre sur une période sombre de l’histoire soviétique,
ce musée exprime une perspective européenne dans son engagement
envers les valeurs démocratiques européennes: la liberté politique,
la liberté d’expression, l’État de droit, la défense des droits
humains et le rôle de la société civile. Cependant, le Musée de
l’histoire du Goulag est fermé depuis le 14 novembre 2024, marquant
un revers sans précédent à une époque d’autoritarisme croissant
en Fédération de Russie

.
39. La
Maison
des feuilles de Tirana, en Albanie

, est le Musée national de la surveillance
secrète (lauréat 2020 du Prix du Musée du Conseil de l’Europe).
Il aborde les violences psychologiques et le contrôle total exercés
sur les citoyens par le régime communiste albanais (1944-1991);
au cours de cette période, 18 000 personnes ont été poursuivies
et inculpées et 5 000 personnes ont été exécutées. Le musée se trouve
dans le bâtiment qui abritait la Gestapo pendant l’occupation de
l’Albanie durant la seconde guerre mondiale, puis la direction centrale
de la Sigurimi, la police secrète et les services de renseignements
de l'État du régime communiste en Albanie. Les locaux sont restés
pratiquement intacts, avec les équipements et les enregistrements
d’origine, qui sont désormais conservés dans les archives. Le musée
est dirigé par un personnel enthousiaste qui a mis au point des
programmes de sensibilisation pour les écoles, dont des discussions
et des échanges avec d’anciennes victimes.
40. Le
Musée
de la communication à Berne, en Suisse

(lauréat 2019 du Prix du Musée du
Conseil de l’Europe), est un musée tourné vers l’innovation des
technologies et de la communication, qui prend une part active dans
la promotion de l’éducation aux médias. C’est un musée extrêmement
interactif, multisensoriel, participatif, accessible, ludique, ouvert
et démocratique. C’est aussi un lieu d’expérimentation pour les interactions,
les relations et les processus sociaux. Il traite de questions émergentes
liées à la communication d’aujourd’hui, telles que la valeur de
la vérité, l’impact du mensonge, le respect de la vie privée, le
piratage de données confidentielles, ainsi que la compréhension
et la communication – ou leur absence – dans une société de diversité
culturelle. Ces thèmes font clairement écho aux travaux actuels
de la commission concernant la liberté des médias, la désinformation
et de la propagande, les réseaux sociaux et les menaces pour les
libertés fondamentales, la gouvernance d’internet et l’éducation
aux médias.
41. Le
War
Childhood Museum à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine

(lauréat 2018 du Prix du Musée du Conseil
de l’Europe), est le produit d’une initiative locale menée par des
jeunes qui ont subi les quatre ans du siège de Sarajevo pendant
leur enfance. À travers des récits personnels forts et des objets
associés à chaque histoire, ce musée prône la paix et la réconciliation
et soutient la valeur de la diversité culturelle. Le musée se veut
délibérément apolitique – ce qui transparaît de la présentation
des récits, de ses activités sociales et de sensibilisation et de
la façon dont il a été conçu et financé (financement participatif).
Le musée a étendu ses activités aux zones contemporaines de conflit,
d’après-conflit et de réinstallation. Avec ses projets en Bosnie-Herzégovine,
en Serbie, au Liban, en Ukraine et aux États-Unis, le War Childhood
Museum est devenu un centre international qui donne la parole aux
enfants actuellement touchés par la guerre et à ceux qui ont eu une
enfance marquée par un conflit.
42. Le Musée valencien d’ethnologie, ou ETNO

(lauréat EMYA 2023), propose des
réflexions universelles forgées à partir de caractéristiques culturelles
locales. Son programme éducatif vise à construire la mémoire, la
récupérer et la confronter aux histoires oubliées. Il a conçu une
multitude d’activités pour les écoles autour du cimetière de Paterna,
l’une des scènes de la répression exercée par le régime franquiste,
qui a duré de 1939 jusqu’à la mort du dictateur en 1975. Entre 1939
et 1956, 2 238 personnes y ont été fusillées et jetées dans plus
de 100 fosses communes – soit près de la moitié de toutes les victimes
de représailles dans le pays valencien. À quelques centaines de
mètres du cimetière se trouve le mur d’El Terrer où ont été fusillés
des habitantes et habitants de 191 communes valenciennes, ainsi
que d’autres parties du territoire espagnol.
5.3. Les
itinéraires culturels européens 
43. Depuis la création du Programme
des itinéraires culturels du Conseil de l’Europe en 1987, le nombre d’itinéraires
est monté à 48, en couvrant un vaste éventail de thèmes différents

. Les itinéraires rassemblent des
personnes et des lieux pour tisser des réseaux qui partagent une
histoire et un patrimoine communs. Dans le contexte d’une histoire
difficile et sensible, l’Atrium, la Route de la libération de l’Europe
et l’Itinéraire européen du patrimoine juif partagent les difficultés
politiques inhérentes à leur sujet contesté et offrent des approches
et des possibilités innovantes pour l’éducation non formelle et
les partenariats avec les écoles.
44. L’Itinéraire culturel ATRIUM

reconnaît ces difficultés en utilisant
un acronyme pour désigner son sujet: architecture des régimes totalitaires
du XXe siècle dans la mémoire urbaine
de l’Europe. Les itinéraires vont de l’ex-Italie fasciste aux ex-pays
communistes d’Europe de l’Est. L’itinéraire ATRIUM encourage les universités
et les établissements du secondaire à permettre aux élèves d’explorer
physiquement et numériquement toute la complexité de ce patrimoine
dérangeant, d’analyser le fascisme et les régimes communistes et
socialistes d’Europe de l’Est d’un œil critique, et de comprendre
comment l’architecture est devenue un instrument d’éducation, de
propagande et de développement local soutenu par l’État. Il n’est toutefois
pas aisé de dépolitiser un patrimoine qui est par essence politique.
C’est particulièrement important sur des sites tels que le lieu
de naissance de Mussolini, Predappio, dans la province de Forli,
haut lieu de tourisme pour les néofascistes nostalgiques.
45. La Route de la libération de l’Europe

aborde des questions politiques
sensibles, à commencer par la question de l’emploi contesté du mot
«libération» sur le front de l’Est; la réticence problématique de
certains musées sur la Seconde Guerre mondiale à prendre en compte
des points de vue divergents; le risque de déformer le passé lorsque
l’on ne prend pas en considération les nuances et interprétations
diverses de l’histoire, qui n’est pas manichéenne. Cet itinéraire
présente différents aspects de la guerre, pas seulement la «libération»,
et cherche à évoquer des points de vue diamétralement opposés avec
respect et sans porter de jugement. Il est particulièrement important
d’inciter les élèves à visiter des sites historiques. Les personnes
qui conçoivent cet itinéraire s’efforcent de mettre au point une
stratégie éducative avec des projets et activités spécifiques. Par
exemple un projet d’exposition itinérante intitulée «L’histoire
à travers leurs yeux», également disponible en ligne

, raconte l’histoire de la seconde
guerre mondiale. D’autres activités prévoient des randonnées sur
de longues distances qui relient des sentiers existants à des lieux
de la seconde guerre mondiale et à des sites touristiques, parfois
accompagnées de présentations et de dossiers en ligne ou de publications
plus classiques.
46. L’Itinéraire européen du patrimoine juif

vise avant tout à favoriser une
meilleure connaissance et une meilleure compréhension de l’histoire
de l’Europe et à faire évoluer la mentalité de la société quant
à l’importance du patrimoine juif. C’est un patrimoine délicat,
étonnamment mal compris par le public. Toutefois, cet itinéraire
n’est pas exclusivement consacré au patrimoine juif: il encourage
aussi la collaboration entre personnes Juives et non-Juives et donne
de la visibilité à des éléments positifs plutôt qu’au seul antisémitisme. Cet
itinéraire favorise en outre les échanges culturels et éducatifs
pour les jeunes européens en associant des écoles et des universités
à l’étude du patrimoine juif en tant que patrimoine européen, afin
de soutenir l’intégration sociale des jeunes, juifs et non juifs,
issus de différents milieux sociaux et de différentes régions. Conformément
à la Convention de Faro

du Conseil de l’Europe, l’itinéraire
s’intéresse au patrimoine dans toute sa diversité.
5.4. Le
Réseau européen Mémoire et Solidarité
47. Le Réseau européen Mémoire
et Solidarité (ENRS)

promeut un dialogue
sur l’histoire en Europe et établit des partenariats entre des centres
de recherche, des institutions publiques et des organisations non gouvernementales
pour commémorer des événements historiques sensibles. L’ENRS organise
diverses activités telles que des ateliers artistiques, des visites
d’étude, des séminaires en ligne, des expositions, des campagnes
éducatives et des séries de publications. Les activités portent
par exemple sur l’histoire de l’Europe centrale après la première
guerre mondiale, la mémoire de l’Holocauste et de la seconde guerre mondiale,
ou encore les régimes totalitaires dans l’Europe du XXe siècle.
Une exposition itinérante intitulée «Entre la vie et la mort pendant
l’Holocauste» a été organisée dans 18 villes de 9 pays européens
et au Japon.
48. Les activités éducatives sont conçues pour s’adapter aux nouvelles
méthodes d’enseignement de l’histoire et sont basées sur les programmes
scolaires de sept pays européens ainsi que sur les expériences et
les besoins du personnel enseignant. L’ENRS recueille leurs commentaires
tous les deux ans. Il organise également une campagne éducative
pour la Journée européenne de commémoration des victimes des régimes
totalitaires «Remember 23 August» et propose diverses possibilités
de coopération et d’échange, telles que le «Symposium européen sur
la mémoire», un événement annuel qui vise à faciliter et à créer
de nouveaux domaines de coopération entre les différents acteurs
concernés par l’histoire européenne du XXe siècle
et son enseignement, ou «Généalogies de la mémoire», une conférence
internationale annuelle sur les méthodologies d’études de la mémoire.
En 2023, plus de 50 000 personnes ont consulté le portail «Hi-Story Lessons».
Le projet éducatif «In Between?» a été mis en place pour étudier
l’histoire du XXe siècle et son héritage
dans les régions frontalières, en se concentrant sur la recherche
en histoire orale.
6. La
mémoire et l’éducation en Espagne
49. L’histoire contemporaine de
l’Espagne a été marquée par le coup d’État de 1936, la guerre civile
qui a suivi et la dictature du général Franco. Après la mort de
Franco en 1975, l’avènement de la démocratie a constitué un tournant
dans l’histoire du pays. À cet égard, la promulgation, en 1978,
de la Constitution

, toujours en vigueur aujourd’hui,
a joué un rôle important. Ce document juridique a entrepris de réparer
les dommages causés par la guerre et les années de dictature.
50. En 2006, une réforme de l’éducation a été approuvée

. Le nouveau programme scolaire s’est
enrichi d’une matière intitulée Éducation à la citoyenneté et aux
droits humains (
Educación para la Ciudadanía
y los Derechos Humanos), qui vise à «promouvoir la consolidation
de l’estime de soi, de la dignité personnelle, de la liberté et
de la responsabilité, ainsi que la formation de futurs citoyens
et citoyennes dotés de leurs propres critères, respectueux, participatifs
et solidaires, qui connaissent leurs droits, assument leurs devoirs
et adoptent des habitudes civiques afin d’exercer leur citoyenneté
de manière efficace et responsable».
51. Cette matière évaluable et obligatoire est enseignée en dernière
année d’enseignement primaire et dans les premières années de l’enseignement
secondaire obligatoire. Elle s’inscrit en conformité avec une recommandation
adoptée en 2002 par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe

, selon laquelle l’éducation à la
citoyenneté démocratique est essentielle pour promouvoir une société
libre, tolérante et juste et qui recommande aux gouvernements des
États membres de faire de l’éducation à la citoyenneté démocratique
un objectif prioritaire de leurs politiques éducatives.
52. En 2007, une loi sur la mémoire historique

a été approuvée, qui reconnaît et
étend les droits des victimes, et a mis en place des mesures pour
les personnes qui ont souffert de persécutions ou de violences pendant
la guerre civile et la dictature. Cette loi prévoit également la
reconnaissance de toutes les victimes de cette période historique.
Toutefois, elle ne traite pas des politiques éducatives. En 2013,
l’approbation d’une nouvelle réforme de l’éducation a entraîné la
disparition de «l’Éducation à la citoyenneté et aux droits humains» en
tant que matière scolaire à part entière.
53. En 2014, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion
de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de
non-répétition s’est rendu en Espagne. Dans son rapport, il a formulé
une série de recommandations pour dépasser la portée limitée des
mesures prises jusqu’alors, à savoir: répondre d’urgence aux demandes
de vérité des victimes et mettre fin à la construction excessivement
fragmentée de la mémoire espagnole; étendre la reconnaissance et
la couverture des programmes de réparation pour inclure toutes les
catégories de victimes; veiller à ce que le système judiciaire espagnol
coopère avec les procédures judiciaires engagées à l’étranger; et
lutter contre tout affaiblissement de l’exercice de la compétence universelle
par les tribunaux espagnols. Le rapporteur a également souligné
la nécessité «de continuer à consolider les efforts réalisés en
matière d’éducation historique et d’éducation aux droits humains
et d’établir des mécanismes d’évaluation de la mise en œuvre de
ces programmes, afin d’en assurer la cohérence et l’application
effective»

.
54. Conformément aux recommandations du rapporteur des Nations
Unies, la commémoration et la mémoire ont été introduites dans les
programmes scolaires de plusieurs systèmes éducatifs régionaux,
par exemple en Aragon, dans les Asturies, dans les îles Baléares
et dans la Communauté de Valence. Plus récemment, deux cadres juridiques
ont été adoptés: la Loi organique sur l’éducation (Ley Orgánica 3/2020, de 29 de diciembre)
et la loi sur la mémoire démocratique (Ley
20/2022, de 19 de octubre, de Memoria Democrática).
6.1. Les
lois fédérales
55. La loi organique sur l’éducation 3/2020

souligne «la nécessité pour la communauté
éducative d’avoir une connaissance approfondie de l’histoire de
la démocratie en Espagne, depuis ses origines jusqu’à nos jours».
Une attention doit être portée à l’apprentissage des valeurs démocratiques
et des droits humains ainsi qu’à la prévention et au règlement pacifique
des conflits tout au long du programme scolaire. Deux autres mesures
ont également été adoptées: l’enseignement d’une nouvelle matière,
les valeurs civiques et éthiques, et une refonte de l’enseignement
de l’histoire.
56. Le programme d’enseignement primaire comprend la reconnaissance
de la diversité et de la multiculturalité, le règlement pacifique
des conflits, l’application des mécanismes démocratiques, les valeurs de
l’européanisme et le processus de construction de la démocratie
en Espagne. Les sujets recommandés pour l’enseignement secondaire
sont les crimes contre l’humanité, le terrorisme, la montée du totalitarisme
et les mouvements pour la liberté et les droits humains.
57. La loi sur la mémoire démocratique

est axée sur la restauration, la
protection et la diffusion de la mémoire démocratique de l’Espagne.
Son principal objectif est de favoriser et de promouvoir la connaissance de
l’histoire démocratique espagnole et de la lutte pour les libertés
démocratiques. En ce sens, les lieux de mémoire jouent un rôle important
en tant que «matérialisation physique du passé»; ils contribuent
à rationaliser et à apaiser les émotions et les mémoires des personnes
survivantes et des victimes.
6.2. Mise
en œuvre au niveau régional: l’exemple de la Navarre
58. La Navarre est une communauté
autonome d’Espagne qui présente un bon exemple de gestion de la mémoire
historique. L’Institut de la mémoire de Navarre (Instituto Navarro
de la Memoria)

a été créé en 2018 par le Gouvernement
de Navarre au sein de la Direction générale de la paix, de la coexistence
et des droits humains pour promouvoir des politiques publiques de
la mémoire axées sur la reconnaissance des victimes de la répression
franquiste, en coordination avec la Direction générale de l’éducation
du ministère de l’Éducation. L’Institut se consacre à l’avènement
d’une société plus juste, plus éthique et plus démocratique à travers
la promotion d’une culture de la paix et du respect et la commémoration
de la réalité traumatique du passé. Son objectif est de promouvoir
la conservation du patrimoine mémoriel sous toutes ses formes, d’encourager
la recherche sur la mémoire historique et récente, de promouvoir
les droits humains et la culture de la paix, de diffuser et de mettre
à la disposition des citoyennes et des citoyens le patrimoine historique
de la Navarre, et de commémorer les événements et les personnes
qui ont contribué à la construction et à la défense de la culture
démocratique.
59. Le programme
Escuelas con memoria,
por la paz y la convivencia (Des écoles dotées de mémoire,
pour la paix et la coexistence) est mis en œuvre par la Direction
générale de la paix, de la coexistence et des droits humains du
Gouvernement de Navarre. Il s’articule autour de quatre objectifs
principaux: clarifier le passé, réparer les dommages causés, normaliser
la vie sociale et politique et promouvoir une culture de la paix.
Des initiatives ont été menées au titre des trois grands chapitres
que sont la mémoire historique, la mémoire récente et la coexistence.
La mémoire historique se concentre sur les violations des droits
pendant la guerre civile espagnole et la période franquiste qui
a suivi. Le chapitre sur la mémoire récente traite de l’importance de
la solidarité envers les victimes. Enfin, le chapitre sur la coexistence
encourage le développement d’activités qui favorisent la connaissance,
la formation et l’apprentissage fondés sur des expériences liées
aux droits humains et à leurs violations, au règlement pacifique
des conflits, à l’éradication de la violence et à la richesse interculturelle

. Pour y parvenir, le projet s’appuie
sur la formation du personnel enseignant, un programme d’activités,
la promotion de projets de recherche et de diffusion scientifique,
et la création d’un réseau des écoles impliquées

.
60. Dans le même esprit, le projet
Espacios
de memoria (Lieux de mémoires) a créé un réseau des lieux
de mémoire en Navarre. L’objectif de ce projet est de poser un regard
critique sur les lieux de Navarre où les rebelles ont mené des actions
violentes lors du coup d’État militaire de 1936

. Au total, 13 itinéraires sont proposés
dans différents endroits de la région de Navarre. Les itinéraires
sont regroupés par thèmes (sépultures, centres de détention, travail
forcé, répression fondée sur le genre, exil et autres mémoriaux)
ou par zones géographiques (Bidassoa, Larraun-Leitzaran, Sakana,
Arga, Pyrénées, Irati-Aragón, Ega, Vadizarbe-Novenera, Zone Moyenne,
Ribera Supérieure et Ribera).
7. La
multiperspectivité dans l’enseignement des périodes sensibles de
l’histoire 
61. C’est une tâche difficile que
d’inclure dans les programmes scolaires des références à des périodes sensibles
de l’histoire qui ont trait, par exemple, à la seconde guerre mondiale,
à l’Holocauste ou à des régimes totalitaires, en établissant un
lien avec la montée actuelle de mouvements politiques populistes
et nationalistes qui remettent en question les droits humains et
la démocratie.
62. Les enseignantes et enseignants interprètent le curriculum
d’enseignement officiel pour adapter et planifier leurs propres
cours, c’est pourquoi le curriculum vécu ou appris diffère du curriculum
officiel. En outre, la notion de curriculum caché désigne l’ensemble
des cours, valeurs, comportements et perspectives non écrits et
non officiels que les apprenantes et apprenants acquièrent de façon
souvent non intentionnelle à l’école, et qui les influencent au-delà
du curriculum et des activités pédagogiques officiels. Enfin, ce
qui n’est pas enseigné à l’école, car absent des programmes scolaires,
forme ce qu’on appelle le curriculum zéro.
63. Si l’élaboration d’un curriculum implique nécessairement une
sélection, celle-ci doit néanmoins être pertinente pour les expériences
éducatives et sociales des apprenantes et apprenants. En excluant
certaines choses du curriculum, on envoie implicitement deux messages
aux élèves: un qui montre ce qui n’est pas important, et l’autre
qui montre ce qui doit être valorisé. Consciemment ou non, l’existence
d’un curriculum zéro a des conséquences inévitables sur le développement
des jeunes et sur les controverses qui naissent dans les sociétés.
64. À mesure que les sociétés se diversifient sur les plans ethnique
et culturel, la prise en compte de différentes perspectives est
un moyen utile et nécessaire pour les élèves d’accéder à une compréhension mutuelle
de différentes cultures et de devenir des citoyens responsables
dans une société démocratique. En Europe, le terme de multiperspectivité
a été diffusé à grande échelle. Le Conseil de l’Europe recommande
que l’enseignement de l’histoire contribue «au développement d’une
approche multiperspective fondée sur la pluralité des points de
vue dans l’analyse de l’histoire, en particulier de l’histoire des
relations entre les cultures»

.
65. La multiperspectivité, tout comme l’analyse des sources, est
aussi un aspect essentiel de la compréhension de la dimension historique
de tout événement. Elle suppose également d’établir une distinction entre
faits et opinions et de comprendre qu’il n’existe pas de vérité
historique universelle, mais plutôt un certain nombre d’interprétations
d’un événement donné. Bien que l’on attire de plus en plus l’attention
sur le caractère essentiel de la multiperspectivité, des études
montrent que la coexistence de perspectives multiples n’a rien de
simple pour de nombreux enseignants et enseignantes d’histoire.
Ils doivent posséder une fine connaissance de leur discipline et
disposent souvent d’un accès aux ressources et d’un temps limités.
8. Conclusion
Car
l’histoire, comme presque personne ne semble le savoir, ne concerne
pas seulement, ni même principalement, le passé. Au contraire, la
grande force de l’histoire vient du fait que nous la portons en nous,
que nous sommes inconsciemment contrôlés par elle de nombreuses
façons et qu’elle est littéralement présente dans tout ce que nous
faisons. Il pourrait difficilement en être autrement puisque c’est
à l’histoire que nous devons nos cadres de référence, nos identités
et nos aspirations.
66. L’enseignement de l’histoire
et son importance pour l’éducation à la citoyenneté démocratique
sont au cœur du présent rapport. Celui-ci évoque le potentiel de
l’enseignement de l’histoire et les contraintes auxquelles il est
confronté aujourd’hui, ainsi que la nécessité d’actualiser le contenu
enseigné. Il s’appuie sur les travaux antérieurs de l’Assemblée
sur l’enseignement de l’histoire et s’inscrit dans leur prolongement.
Il démontre leur pertinence pour soutenir le pluralisme et le débat
démocratique et pour renforcer les valeurs démocratiques dans la
société

.
67. Le rapport donne des exemples de partenariats innovants et
de nouvelles méthodologies pour aborder les questions difficiles,
controversées et sensibles du passé. Il rappelle que la multiperspectivité
est un aspect essentiel de la compréhension de l’histoire. Les discussions
en classe sur les étapes importantes de l’histoire des droits humains
permettent aux jeunes d’intégrer des perspectives relatives aux
droits humains tout en les encourageant à apprendre les uns et les
unes des autres et à s’entraîner à débattre de questions historiques en
leurs propres termes. La pratique d’un débat respectueux dans un
tel contexte permet un apprentissage expérientiel du respect de
la démocratie et des droits humains.
68. Les sociétés européennes sont hétérogènes et connaissent une
érosion démocratique et une polarisation croissante. Des efforts
qui visent à promouvoir les pratiques intersectorielles destinées
à aider les jeunes à explorer le passé et à le relier aux problématiques
contemporaines contribueraient à renforcer leurs compétences nécessaires
à une culture de la démocratie. Réunir l’éducation formelle et l’éducation
non formelle afin d’accroître les possibilités d’apprentissage dans
les domaines dans lesquels la complémentarité est claire et désirable
irait dans l’intérêt des secteurs de l’éducation, de la culture
et du patrimoine.
69. Les projets relatifs à l’exploration de lieux de mémoires
qui réunissent des classes scolaires, des institutions culturelles
(musées, archives, secteur audiovisuel, etc.) et des artistes permettraient
aux jeunes de traiter de la problématique du «qui sommes-nous» et
qui sont «les autres» et de construire une vision complexe et nuancée
du passé. En reliant un passé difficile aux défis de l’époque actuelle,
les jeunes peuvent acquérir une meilleure compréhension de leur
propre vie, de celle de leur famille et de leur communauté.
70. La commission pourrait poursuivre ce rapport par une analyse
plus spécifique des lieux de mémoire et de leur rôle important dans
la commémoration, la recherche de la vérité, la collecte de preuves,
la guérison des traumatismes, la promotion de la paix et le respect
des droits humains et de la dignité humaine. Reconnaissant la multiplicité
et la diversité des lieux de mémoire, un tel rapport de suivi nécessiterait
aussi de faire appel à l’archéologie et à sa pertinence pour la
collecte de preuves; de tenir compte des principes de conservation
du patrimoine pour préserver les sites et leur signification; et
de s’appuyer sur la muséologie pour appliquer la rigueur dans la
recherche et refléter des perspectives multiples dans les récits
historiques.
71. La rapporteure salue l’initiative du Service de l’Éducation
de la Direction générale de la démocratie et de la dignité humaine
du Conseil de l’Europe (DGII) et du Comité de direction de l’Observatoire
de l’enseignement de l’histoire en Europe, qui ont lancé un processus
de consultation sur les défis de l’enseignement de l’histoire ainsi
qu’un examen de la situation dans les États membres afin de préparer
une nouvelle recommandation du Comité des Ministres au cours de
la période 2025-2026. L’Assemblée et d’autres secteurs concernés
du Conseil de l’Europe sont invités à contribuer à ce processus.
72. Cette initiative politique s’inscrit en complémentarité des
suites données à la 26e session de la Conférence
permanente du Conseil de l’Europe des ministres de l’Éducation en
septembre 2023

et de l’initiative visant à créer
un espace européen de l’éducation à la citoyenneté

en tant que moyen efficace et collaboratif
de mettre en œuvre les normes et outils existants du Conseil de
l’Europe dans le domaine de l’éducation à la citoyenneté démocratique

. Ces deux mesures politiques cohérentes
et opportunes ont pour objectif d’aider les 46 États membres à renforcer
la culture de la démocratie dans la société et de reconnaître l’importance
de l’enseignement de l’histoire et de la mémoire dans ce processus.
En effet, la démocratie et les droits humains ne peuvent jamais
être considérés comme acquis et doivent être constamment défendus.