1. Introduction
1. Le 26 mai 2023, la Commission
des questions sociales, de la santé et du développement durable
a déposé une proposition de résolution intitulée «Mobilisation sociale,
troubles sociaux et réaction de la police

dans les États membres
du Conseil de l’Europe: nécessité d’un nouveau contrat social?».
La proposition lui a été renvoyée pour rapport et j’ai été désigné
rapporteur le 25 mars 2024.
2. La proposition de résolution trouve son origine notamment
dans les mobilisations sociales autour des projets de réforme des
retraites en France en 2023. Cette réforme a suscité une mobilisation
sociale qui a connu une rare ampleur et a été marquée par des violences
à l’égard des manifestants et des forces de l’ordre. La réforme,
validée par le Conseil constitutionnel, est passée en force grâce
au recours par le Gouvernement français à l’article 49.3 de la Constitution.
3. Fidèle à la proposition de résolution, je prends donc comme
point de départ les mobilisations sociales en France. Les exemples
français présentent en effet des singularités à plusieurs égards:
la récurrence et, parfois, la radicalisation des troubles sociaux
et la violence de la réaction des forces de l’ordre. Je pars du postulat
que cette dynamique est le révélateur d’un sentiment de déconnexion
entre certaines franges de la population et le pouvoir ainsi que
des difficultés structurelles à inscrire le dialogue dans un fonctionnement moins
verticalisé. Il s'agit d'examiner les conditions d'un contrat social
renouvelé qui motive les citoyens à se sentir et à agir comme des
membres à part entière de la société.
4. Le rapport a également pour ambition d’explorer d’autres expériences
nationales de mobilisations sociales pour illustrer que les défis
de la France ne sont pas uniques. Ainsi, la Grèce a connu en 2023
un mouvement de protestation après la catastrophe ferroviaire de
Tempi, marqué par des affrontements avec les forces de l’ordre et
des critiques sur l’usage disproportionné de la force; aux Pays-Bas,
en 2024, des manifestations pro-palestiniennes à Amsterdam ont donné
lieu à des violences et des interpellations, suscitant un débat
public sur la réponse policière et les équilibres à préserver dans
un État de droit

. Il
est apparu d'emblée, lors de la préparation de ce rapport, que la
France n’avait pas le monopole des mobilisations sociales ni de
l’utilisation de la force en cas de débordement, c’est un lieu commun.
En revanche, il est apparu au fur et à mesure des recherches documentaires,
des rencontres et des auditions que le rapport pouvait utilement
se servir des modèles de gestion des manifestations et de dialogue
social ainsi que des pratiques démocratiques dans différents États
membres du Conseil de l’Europe dans la mesure où ceux-ci ont pour
vertu d’apporter une piste de réflexion et d’amélioration. Je considère
ces mécanismes, qu’il s’agisse de stratégies de dialogue et de désescalade
dans la gestion des manifestations ou de pratiques de participation
citoyenne et de politiques de proximité, comme étant de nature à
renforcer la légitimité, l’autorité et la confiance dans les institutions
et à prévenir les risques de polarisation sociale. Ils supposent
en amont une réflexion sur les modes d’intervention étatiques que
le rapport va tenter d’enrichir.
5. Le concept traditionnel de démocratie libérale est confronté
dans tous les États membres à de multiples défis et partout la cohésion
et le pluralisme sont menacés par la perte de confiance du public
envers les institutions et les élus, par la polarisation d’une grande
partie de la population et la remise en cause de la légitimité des
institutions. J’espère que ce rapport pourra contribuer au processus
de réflexion sur la dynamique sociale et politique actuelle et comment
répondre au mieux au manque de connexion et à l’érosion de confiance
entre les citoyens et les autorités, en particulier les forces responsables
pour le maintien de l’ordre public.
6. Il s’agira in fine de
dégager des pistes d’un mieux vivre ensemble qui s’alignent avec
le Nouveau Pacte démocratique pour l’Europe annoncé par le Secrétaire
Général du Conseil de l’Europe.
2. Méthodes de travail et périmètre du
rapport
7. Le rapport ne prétend pas offrir
une analyse exhaustive des enjeux abordés. Les exemples analysés
ont été choisis pour illustrer mes propos et faire passer certains
messages.
8. Ce choix porte premièrement sur les mobilisations sociales
étudiées. Par «mobilisations sociales», on entend généralement «un
ensemble d’actions collectives concertées, visant à modifier ou
défendre l’ordre social»

.
Dans cette perspective, j’ai analysé cinq mobilisations sociales
sur une période de six ans en France, et répondant à des typologies
différentes. La première en ordre chronologique et en termes d’ampleur
est le mouvement des Gilets jaunes: né en 2018 et centré initialement
autour de la hausse des taxes sur le carburant automobiles, il a
vite pris une dimension plus large en dénonçant les inégalités économiques
et le sentiment de déclassement des classes populaires et moyennes.
J’ai ensuite retenu les mobilisations lycéennes et étudiantes qui
ont émergé en 2018 en réaction aux réformes du baccalauréat et de
l'accès à l'enseignement supérieur. J’ai également pris en exemple
les rassemblements autour de la «méga-bassine» de Sainte-Soline en
2023, infrastructure destinée au stockage d’eau pour l’agriculture.
Enfin, la situation qui est la source de la proposition de résolution:
la réforme des retraites de 2023, matérialisée par la loi du 14
avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale («loi
sur les retraites») qui a été à l’origine d’une contestation massive,
dans tout le pays. En outre, et bien qu’il ne s’agisse pas d’une
mobilisation sociale au sens strict, je me suis penché sur les émeutes
urbaines qui ont éclaté au cours de l’été 2023, à la suite de la
mort d’un jeune homme lors d'un contrôle routier.
9. Ce choix porte deuxièmement sur les acteurs rencontrés, tous
«intérieurs», légitimes et essentiels dans un État de droit. J’ai
été autorisé par la commission des questions sociales, de la santé
et du développement durable à effectuer une visite d’information
à Paris. Les 20 et 21 janvier 2025, j’ai rencontré des représentants des
directions stratégique et d’inspection de la police et de la gendarmerie
au ministère de l’Intérieur, la Défenseure des droits, des représentants
de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH)
et de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), M. Sébastian Roché,
sociologue et directeur de recherche au Centre national de la recherche
scientifique (CNRS), spécialiste des questions de sécurité, de police
et de confiance institutionnelle ainsi que des membres de la Confédération
française démocratique du travail (CFDT). Le 6 mai 2025, j’ai rencontré
des membres du Parlement français et des représentants des syndicats
de police UNSA (Union Nationale des Syndicats Autonomes) Police
et Alliance Police Nationale. Je profite de mon rapport pour remercier
chacune des personnes rencontrées et leurs intermédiaires qui ont rendu
ces échanges de haut niveau possible (la liste figure en annexe).
10. J’ai aussi donné la parole à des jeunes qui ont été confrontés
aux forces de l’ordre et sont venus témoigner. Le 7 mars 2025

,
la commission des questions sociales, de la santé et du développement
durable a auditionné à Paris une militante de l’association Action
climat Justice (Paris) qui a été blessée par un tir de lors de mobilisations
écologiques en 2023; des représentants de l’association Gett’Up
qui est engagée sur les questions d’égalité, de citoyenneté et de
justice sociale et œuvre pour l’autonomisation des jeunes issus
des quartiers populaires; et des représentantes de l’association
Droits dans les yeux animée par et pour des jeunes et dont l’objectif
est de leur permettre de connaître et comprendre leurs droits. M. David
Dufresne journaliste, écrivain et documentariste spécialisé dans
les violences policières et les mouvements sociaux a également été
auditionné.
11. Le choix est troisièmement commandé par mon souci de comprendre
le fond du malaise. La visite d’information m’a donné l’opportunité
d’écouter le point de vue des cadres de la gendarmerie et de la
police ainsi que des syndicats de police dans leur vision du maintien
de l’ordre et leurs attentes. Les interlocuteurs ont notamment insisté
sur le fait que les affrontements entre forces de l’ordre et manifestants
sont rares et que la grande majorité des manifestations se déroulent
de manière ordonnée et pacifique, un message auquel je suis très
réceptif et que je souhaite transmettre comme un élément à garder
à l'esprit.
12. Le plan du rapport s'articule autour des trois piliers du
contrat social. Tout d’abord, le rapport questionnera la place du
maintien de l’ordre en démocratie (symptôme de fractures structurelles).
Ensuite, il se penchera sur des dispositifs qui renforcent le contrôle
social tout accentuant la marginalisation (causes profondes des
fractures). Enfin, le rapport explorera des pratiques institutionnelles
susceptibles de renforcer la confiance citoyenne et de prévenir
la polarisation (remèdes à la fracture).
3. Mobilisations
et répression: symptômes d'une fracture structurelle du contrat
social
13. Ce chapitre aborde plusieurs
manifestations visibles et concrètes de la fracture du contrat social
en France. Les mobilisations et autres formes de contestation sont
des symptômes de la frustration sous la forme de réponses immédiates
et visibles à des problèmes ressentis par une partie de la population.
Les échanges que j’ai eus avec des représentants des forces de l'ordre,
des syndicats de police, de l'exécutif et des membres du parlement
ont montré que certains mouvements sociaux récents ont été marqués
par l'émergence de «groupes de casseurs» organisés et venus pour
générer de la violence contre les institutions ainsi que par un affaiblissement
de l’encadrement des mobilisations, voire l’absence d’organisateur
identifié

.
14. La manière dont l'État gère ces «tumultes», par le recours
à des moyens forts, parfois violents, pour rétablir l'ordre est
une autre manifestation tangible de cette rupture. Ce n’est pas
la première fois que l’Assemblée parlementaire et d’autres instances
du Conseil de l’Europe s’en inquiètent et se font le relais des préconisations
de la société civile

. Tout
récemment, dans un arrêt du 27 février 2025, la Cour européenne des
droits de l’Homme a condamné l’État français, sur le fondement du
droit à la vie, pour les graves fautes qui ont conduit à la mort
de Rémi Fraisse, militant écologiste tué par l’explosion d’une grenade
offensive en 2014

. Parmi l’ensemble des sujets
de préoccupations déjà exprimés, je voudrais en mettre deux en exergue à
propos desquels j’espère que mes propositions feront consensus en
France et au-delà.
3.1. Le
choix des actes
15. Un constat s’impose: depuis
la troisième mobilisation nationale des Gilets jaunes le 1er décembre
2018, qui a compté environ 136 000 manifestants selon le ministère
de l'Intérieur et a été marquée par des affrontements violents avec
les forces de l’ordre, nous assistons à une mutation de la doctrine
du maintien de l’ordre. Historiquement fondée sur la mise à distance
des manifestants, l’évitement du contact direct, et un usage strictement
proportionné et exceptionnel de la force, cette doctrine a longtemps
constitué un modèle de gestion démocratique des foules, dans un
contexte où l’adhésion citoyenne aux institutions républicaines demeurait
solide. Depuis quelques années, elle tend à être remplacée par une
logique d’intervention plus rapide et offensive, structurée autour
des principes de «mobilité, réactivité et fermeté»

. Cette évolution s’est accompagnée
d’un élargissement des pratiques policières, initialement réservées
aux contextes de violences urbaines, à l’ensemble des opérations
de maintien de l’ordre

.
16. J’ai choisi d’examiner un aspect emblématique de cette évolution
qui est lié à l’utilisation croissante des armes intermédiaires
(non létales)

et
en particulier du lanceur de balles de défense (LBD)

. Le LBD est une arme
qui utilise un «projectile conçu pour se déformer ou s'écraser à
l’impact et limiter le risque de pénétration dans un corps vivant» destiné
à «dissuader ou neutraliser une personne violente et/ou dangereuse
avant utilisation de l’arme individuelle»

.
«C’est au début des années 1990, que l'on voit apparaître ces armes intermédiaires,
à la létalité réduite, c'est-à-dire qu'elles ne tuent pas à chaque
fois. Progressivement, ces outils sont passés des unités spécialisées
vers les BAC [Brigade anti-criminalité], à la faveur des phénomènes d'émeutes
en banlieues. Leur usage a ensuite été étendu aux policiers de proximité
en 2000, avant de se diffuser largement dans les unités de maintien
de l'ordre»

.
17. L’aspect «moins mortel» des LBD ne peut occulter le fait qu’ils
présentent les caractéristiques d’armes de guerre et que leur usage
en manifestation entraîne des lésions graves parfois irréversibles
mutilantes voire mortelles

.
Les manifestations des Gilets jaunes ont vu le recours à ces armes
exploser en particulier par des unités non spécialistes du maintien
de l’ordre. Sur la période couvrant le mouvement des Gilets jaunes,
d’après l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) 13 460
tirs de LBD ont été dénombrés chez les policiers dont 15 % chez
les CRS (compagnies républicaines de sécurité) et 85 % chez les
effectifs de police urbaine. L’Inspection générale de la gendarmerie
nationale (IGGN) évaluait le nombre de tirs à un millier

. En 2023, le nombre de tirs
de LBD recensés par l’IGPN s’élevait à 21 989

.
18. Doter les forces de l’ordre de LBD et en particulier la police
urbaine, et autoriser leur utilisation en gestion des manifestations
sont des choix de nature politique. Les différences qui existent
entre pays européens permettent de l’illustrer. Seules la France,
la Pologne et la Grèce usent sans limite du LBD. En Espagne, toutes les
régions l'utilisent, sauf la Catalogne, mais ils sont réservés à
la gendarmerie. L'Irlande, les pays scandinaves, les Pays-Bas ou
l'Autriche n'utilisent pas les LBD. D'autres pays, comme le Royaume-Uni, peuvent
être amenés à les utiliser mais pas dans le cadre de manifestations

.
En Suisse, la police cantonale bernoise les utilise lors de manifestations
violentes, tandis qu'au sein de la gendarmerie vaudoise, seul le Détachement
d'action rapide et de dissuasion l'utilise à de rares occasions
en milieu carcéral ou pour la maitrise d'un forcené

.
En Allemagne, l’équipement policier a exclu tout usage de grenades,
y compris lacrymogènes. Le canon à eau y est privilégié. Les LBD
sont exclus sauf dans deux Länder sur seize et sont réservés aux
unités spéciales. Les organisations syndicales policières elles-mêmes
y sont hostiles

.
19. «Si on supprime les LBD, il y aura des morts par balles. Je
préfère qu'un mec perde un œil, plutôt que de lui mettre une cartouche,
en tirant une vraie balle»

.
Cet argument, avancé par certains syndicats, n'est étayé par aucune
étude crédible

. Il existe
de nombreux rapports et propositions qui peuvent alimenter le débat
et remettre en cause ces hypothèses. Depuis 2018, le Défenseur des
droits recommande de retirer le LBD de la dotation des forces de
l’ordre dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre

. En 2021, l’Assemblée
nationale française recommandait d’interdire le recours au LBD lors
de mouvements de foule, sauf exception

. En 2019, la Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe avait pris le relais

. En 2024, le Comité des droits de l’homme
des Nations Unies a recommandé «[de] réexaminer l’opportunité d’autoriser
les forces de l’ordre à utiliser des armes intermédiaires pour assurer
le maintien de l’ordre lors des manifestations, en particulier des
grenades explosives et des lanceurs de balles de défense»

. De fait,
la quasi-totalité des interlocuteurs de la société civile et experts
rencontrés lors de la visite d’information partagent le même constat:
au-delà du problème de la formation à l’utilisation des LBD, qui
reste très largement insuffisante pour les forces non spécialisées
principales utilisatrices

, c’est l’emploi
même de cette arme dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre
qui pose question: «arbitraire et dangereux, son emploi en manifestation
est contre-productif». Cela tient à ses caractéristiques techniques
– il s’agit d’une arme imprécise dont l’issue d’une utilisation
lors de mouvements de foule est plus qu’imprévisible.
3.2. Le
choix des mots
20. J’ai pris connaissance de la
réflexion lancée par plusieurs États membres du Conseil de l’Europe
sur la désescalade (projet GODIAC) qui place le dialogue et l’absence
d’usage indiscriminé de la force au cœur du maintien de l’ordre.
Ces choix ne s’expliquent évidemment pas parce que ces pays ne connaissent
pas de violences lors des manifestations mais par leur conception
évolutive de la relation entre forces de l’ordre et population et
du rôle de la police en démocratie

. Dans le cadre de ce projet,
la police est conçue comme un acteur favorisant une relation de
confiance avec la population pour préserver la dimension démocratique
du droit de manifester et réduire le niveau global de violences.
Le modèle qui en émerge met en avant quatre concepts: la connaissance
des groupes protestataires, la facilitation du déroulement des manifestations
pour leur permettre d’atteindre leurs objectifs légitimes, la communication
à tous les moments de la manifestation, et la différenciation permettant
de traiter individuellement les personnes posant problème

.
21. Force est de constater que, malgré les annonces présidentielles
devant l’Assemblée

et
une révision du schéma national du maintien de l’ordre en 2020 qui
a permis notamment le retrait des grenades à effet explosif de l’arsenal

,
les pratiques observées en France depuis quelques années ne semblent
pas être basées sur une stratégie de désescalade mais tendent plutôt
à faire monter les tensions en amont en anticipant souvent la manifestation
comme un espace de conflit plutôt que comme un espace légitime d’expression démocratique.
22. La gestion de la mobilisation opposée à la méga-bassine à
Sainte-Soline en mars 2023 dans le but d’empêcher l’accès au site
est emblématique. Au lieu d'adopter une approche de communication
visant à assurer le caractère pacifique des manifestations conformément
aux bonnes pratiques recommandées par le Conseil de l’Europe et
les Nations Unies

, un ministre qualifiait, bien en amont
de la mobilisation, les militants environnementaux d'«écoterroristes»,
et annonçait des scènes dignes d’une guerre. Ce discours, constaté dans
d’autres pays européens, a été critiqué par Michel Forst, Rapporteur
spécial des Nations Unies sur les défenseurs de l'environnement
au titre de la Convention d'Aarhus

. La suite des événements
à Sainte-Soline telle que relatée dans un rapport établi par les
observatoires des libertés publiques et des pratiques policières relève
qu’«avant même l’arrivée des manifestant·e·s aux abords du chantier
(…), des binômes de gendarmes armés et coiffés de casques de moto,
montés sur 20 quads sont venus au contact des cortèges. (…), l’engagement
de la force a bien été décidé à l’encontre des cortèges (…) en l’absence
d’acte d’hostilité de leur part, et ce sans sommation.». On y relève
également l’emploi indiscriminé sur 30 000 manifestants de 5 015
grenades lacrymogènes, 89 grenades de désencerclement, 40 dispositifs
déflagrants, 81 tirs de LBD sur une période de deux heures, témoignant
d’une intensité exceptionnelle et d’un usage immodéré du recours
à la force

.
23. Bien entendu, il existe au sein de ces manifestations des
groupes violents qui cherchent à tout prix à en découdre avec les
forces de l’ordre. Les autorités elles-mêmes observent néanmoins
que ces agissements sont le fait d’une infime minorité

;
mais aussi qu’ils seraient plus efficacement gérables si les forces
de l'ordre adoptaient une approche plus collaborative avec les organisateurs
et les participants. La Commission d'enquête de l'Assemblée nationale
française sur les violences en marge des manifestations du printemps 2023
va clairement dans ce sens. Parmi des mesures renforçant l’arsenal
répressif, elle préconise le renforcement de la communication avec
les cortèges, la coopération accrue avec les organisateurs et une formation
approfondie au maintien de l'ordre pour les unités non spécialisées

.
24. De nouvelles approches de psychologie des foules ont en effet
émergé qui suggèrent des stratégies policières fondées sur un modèle
interactionniste qui n’oppose pas police et manifestants mais inclut
la police dans l’analyse. Ces approches aident les polices à percevoir
leur action du point de vue des manifestants, fournissant des clés
permettant de prévenir les escalades de violence. C’est sur ces
fondements et à partir de l’expérimentation par plusieurs pays européens
qu’a été développé le modèle GODIAC précité

.
Le cadre de référence belge est l’un des exemples les plus aboutis
aujourd’hui en Europe de développement de ce modèle. La Belgique
a choisi d’abandonner, à partir des années 2000, la notion de maintien
de l’ordre pour adopter celle de «gestion négociée de l’espace public».
Concrètement, prenant acte de la conflictualité inhérente aux relations
entre groupes sociaux, les autorités belges ont prôné le rôle policier
comme un accompagnement des manifestations dans une perspective
de gestion des risques. La police doit agir en tiers médiateur et
trouver pour chaque événement d’ordre public un équilibre entre
les exigences et les intérêts individuels et collectifs de toutes
les parties prenantes. Cette transformation doit beaucoup à une
ouverture du monde de la police à celui de la recherche en sciences
sociales

.
4. Relations
avec les jeunes des quartiers populaires: racines d’une fracture
du contrat social
25. Ce chapitre se concentre sur
les jeunes des quartiers «populaires» (au sens où ces quartiers
présentent de fait un profil social nettement défavorisé). En suivant
l’approche choisie pour ce rapport, j’ai fait le choix d’explorer,
au départ de la situation en France, l’interaction entre la police
et ces publics et leurs représentations réciproques. J’ai bien conscience
que la désillusion vis-à-vis de l’école, l’enfermement des jeunes
dans les territoires «périphériques», la défaillance des services
publics dans les quartiers, et le rôle des réseaux sociaux dans
la perception des représentations constituent des facteurs de contexte
importants à l’origine du sentiment d’impuissance et du recours
à la violence comme mode d’expression dans les «quartiers»

même
si leur analyse dépasse le périmètre du rapport.
26. Cette problématique s’est inscrite à l’agenda politique de
nombre d’États membres

. En
France, j’ai constaté un décalage entre une forte pression réformatrice
et une inertie structurelle

. Ici aussi,
je considère que le lien de confiance entre autorités et populations
est un élément clé pour construire autour des pistes d’amélioration
que j’estime réalistes et recevables. En effet, ces pistes, examinées
en perspective comparée avec d’autres États membres, émergent d’enquêtes
menées auprès des agents des forces de l’ordre eux-mêmes et ont
trouvé un certain écho lors de mes discussions avec les représentants
du ministère de l’Intérieur et des syndicats de police.
4.1. Le
choix des actes 
27. En 2018, la France a été le
théâtre de mobilisations étudiantes en réaction à la réforme du
baccalauréat et de l’accès à l’enseignement supérieur critiquée
notamment pour les inégalités des chances et les discriminations
qu'elle pouvait générer.

Ces
craintes ont conduit à des manifestations, des blocages de lycées,
des actes de violences et des affrontements avec les forces de l'ordre.
Le 6 décembre 2018, à Mantes-la-Jolie (Yvelines), environ 150 jeunes,
principalement lycéens, âgés de 12 à 21 ans ont été interpellés
à la suite de violences commises en marge de blocage de lycées.
Un policier a filmé la scène montrant des rangées d’élèves à genoux,
mains sur la tête, sous la surveillance de policiers casqués et
armés. On y entend le policier déclarer «Voilà une classe qui se
tient sage», phrase devenue emblématique de ces événements. La scène, dont
la capture a circulé de manière virale, a choqué tant l’opinion
publique que le monde politique de tout bord

. Si les réseaux sociaux ont
très probablement joué un rôle dans l'amplification de la situation
en ignorant le contexte général, pour nombre de jeunes des quartiers,
ces interpellations ont symbolisé un traitement injuste, excessif
et humiliant et constitué un point de bascule. «J’étais lycéen à
Mantes-la-Jolie en 2018. Cet épisode nous a forgés.» «Cet événement
a marqué ma vie et mon engagement.»

.
L’enquête administrative de l’IGPN entamée à l’encontre des agents
impliqués dans la gestion de l’interpellation a été classée sans
suite en 2019, tandis que l’information judiciaire initiée sur plainte
avec constitution de partie civile a mené à une ordonnance de non-lieu
en avril 2025. Les conclusions sont à peu près identiques: les pratiques
de maintien de l’ordre utilisées poursuivaient un but légitime et
étaient nécessaires et proportionnées.
28. Les violences urbaines qui ont eu lieu du 27 juin au 7 juillet
2023 après la mort de Nahel Merzouk – un jeune homme tué par un
officier de police lors d'un contrôle d’identité routier à Nanterre
– ont également marqué les esprits par leur ampleur et leur intensité.
750 communes touchées, 50 000 émeutiers dans la rue dont une majorité
de jeunes, 45 000 membres des forces de l’ordre mobilisés, un bilan
humain dramatique (deux décès et un millier de blessés surtout parmi
les forces de l’ordre), et des dégradations matérielles très lourdes.
Le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les émeutes

note «l’existence d’une colère,
violemment exprimée à l’encontre des institutions et des représentants
de l’autorité publique» et nourrie «par un sentiment de relégation
sociale, tenant à un désencrage, subi ou entretenu, entre les émeutiers
et le reste de la population» sans compter l’incidence de l’effet
de groupe et le rôle des réseaux sociaux. Le rapport conclut par
des préconisations axées sur le renforcement de la sécurité et des
sanctions à l’égard des manifestants. Fait nouveau souligné au cours
des échanges avec la CNCDH et la Défenseure des droits, ces mobilisations
n’ont été suivies d’aucune mesure portant sur les causes profondes
de ces violences. La seule réaction d’ordre structurel est la proposition
de loi visant à restaurer l'autorité de la justice à l'égard des
mineurs délinquants et de leurs parents. Motivée par le sentiment
qu’«
une partie de nos adolescents glisse,
lentement, vers une forme d’isolement, d’individualisme, et parfois
même vers le pire: vers une forme de violence déchaînée, décomplexée,
sans règle», elle vise notamment à inciter les parents
à assumer davantage leurs responsabilités

.
29. En filigrane de ces tensions entre les jeunes des quartiers
et les forces de l’ordre, la pratique du contrôle d’identité constitue
l’« abcès de fixation» le plus visible

. «La première
fois que je me suis fait contrôler, j’avais dix ans. La dernière
fois, c’était il y a trois jours». «Par rapport à l’ensemble de
la population et toutes choses égales par ailleurs, les jeunes hommes
qui sont perçus comme arabes/maghrébins ou noirs ont une probabilité 20
fois plus élevée d’être contrôlés que les autres»

.
30. Pourtant encadrée par le Code de procédure pénale qui exige
qu’elle soit motivée par des éléments objectifs de suspicion, les
éléments statistiques et les enquêtes de terrain confirment que
la pratique des contrôles d’identité touche disproportionnellement
les jeunes hommes noirs et arabes, ou perçus comme tels, vivant
dans les quartiers populaires, ce qui est interprété par de nombreux
observateurs comme un profilage ethnique

.
Le 9 avril 2025, la Défenseure des droits a publié les résultats
d’une enquête de terrain en région parisienne et a affirmé qu’ils
démontrent qu’il existe, au sein de la police nationale, une politique
institutionnelle qui vise à évincer de l’espace public parisien
des catégories de population définie par l’institution policière comme
«indésirables», sur la base de leur âge, genre, assignation ethnoraciale
et précarité économique

.
31. Les contrôles à répétition, perçus comme discriminatoires
et humiliants, ainsi que la multi-verbalisation, alimentent une
rancœur face aux forces de l’ordre, celles-ci subissant en retour
un nombre croissant d’outrages et de rébellions. En 2023, le Conseil
d’État admettait que les contrôles discriminatoires n’étaient pas
des «cas isolés», tout en ne revêtant pas de «caractère systémique
et généralisé»

,
tandis qu’un rapport de 2024 de la Cour des comptes faisait le constat
d’une pratique massive peu encadrée et aux «finalités à préciser»:
47 millions de contrôles en 2021 dont 94 % ne débouchent sur aucune
interpellation

.
Notre Assemblée et la Commission européenne contre le racisme et
l’intolérance (ECRI) dénoncent ces pratiques depuis des années

. En 2024, devant le Comité des
droits de l'homme des Nations unies, qui se préoccupait de ces allégations
de profilage par les forces de l’ordre

,
les représentants français ont affirmé que «tout profilage ethnique
ne saurait exister au sein de notre République»

.
4.2. Le
choix des mots
32. «Ma première expérience avec
la police remonte à mes 15 ans. J’ai été giflé. Je n’ai pas porté
plainte, je ne savais rien de mes droits. On nous considère comme
des nuisibles, des ennemis. On ne sait même pas comment communiquer
avec les policiers pour clarifier leurs attentes en cas de mésentente »

. Du point
de vue des jeunes rencontrés, l’incompréhension est profonde: en
première instance, ils cherchent à savoir quelle attitude adopter
avec la police lors d’un contact négatif avec elle, comme un énième
contrôle d’identité. Côté forces de l’ordre, outre que le contrôle
sert objectivement à lutter contre la délinquance, l’incompréhension
face au déclin du «respect de l’institution» qu’elles représentent
est tout aussi profonde. Cette déconnexion tient en partie à un
déficit de formation que les intéressés sont les premiers à reconnaître:
les jeunes recrues, envoyées en première ligne dans les quartiers,
ne sont pas informées des effets des biais cognitifs et discriminatoires,
ignorent le plus souvent les spécificités des territoires sur lesquels
elles patrouillent et se retrouvent rapidement dans une position
de confrontation et exposées à des tensions (injures et agressions verbales)

.
33. Cette asymétrie de points de vue n’est pas propre à la France.
Dans la quasi-totalité des pays européens, incidents critiques,
éléments de recherche provenant par les organisations non gouvernementales, mobilisation
des organismes indépendants de défense des droits humains ont contribué
à en prendre conscience et à faire des contrôles un objet du débat
public. Ces mobilisations ont conduit à des réformes dans la législation
et les politiques policières à des degrés plus ou moins significatifs
selon la pression exercée par la société civile sur les acteurs
politiques

.
34. Les récépissés qui contiennent des informations sur le contexte
du contrôle, la base juridique, les raisons spécifiques du contrôle
et son résultat, sont une réforme courante pour analyser les modèles
de pratique et identifier les préjugés. Au Royaume-Uni, la réflexion
a commencé en 1981 à la suite des émeutes de Brixton, l’utilisation
massive des contrôles (
stop and search)
pour fouiller les jeunes hommes noirs ayant été identifiée comme
l’une des causes immédiates des désordres. La loi a commencé par
exiger que la police enregistre ses contrôles et rende les données
disponibles aux personnes contrôlées. En 2014, un autre train de
réformes a entraîné une révision des textes régissant la suspicion
raisonnable, la suppression des objectifs individuels des agents
en matière de contrôle, une révision de la formation en matière
de contrôle et l’introduction d’une formation sur les préjugés raciaux
inconscients

. En Angleterre, entre
2008-2009 et 2018-2019, le nombre de contrôles enregistrés a été
divisé par six (d’environ 1 500 000 à moins de 300 000). L’approche
britannique a inspiré le projet
Strategies
for Effective Police Stop and Search (STEPSS) lancé en 2007
pendant 22 mois dans huit sites en Espagne, en Hongrie et en Bulgarie
et qui visait à lutter contre le profilage ethnique lors des contrôles
d’identité en introduisant entre autres, l’obligation de remplir
un formulaire de contrôle

.
35. En France, la Défenseure des droits, la CNCDH et les organisations
non gouvernementales, suivies par la Cour de cassation

, ont réussi à porter le sujet
des contrôles d’identité dans le débat politique. Ces campagnes
ont donné des résultats avec le déploiement de caméras-piétons au
sein des forces de l’ordre, la généralisation du port du matricule
d’identification

,
et l’introduction d’un mécanisme de plaintes en cas de comportement
inapproprié des agents des forces de l’ordre. Toutefois, ce satisfecit
n’est pas suffisant. Sans compter que l’activation des caméras est
à la discrétion des agents, que les plaintes sont déposées entre
les mains de services d’inspection composés de policiers ou de gendarmes
et que le port effectif et la visibilité du matricule ne sont pas
assurés, la traçabilité des contrôles et leur suivi continuent à
faire défaut

. Notre Assemblée,
l’ECRI et le Comité des droits de l’homme des Nations Unies recommandent
la mise en place d’un système efficace de traçabilité et de suivi
pour profiler les discriminations, garantir que la police rende
compte de ses actes et renforcer la confiance envers la police

.
Malgré les promesses de campagne présidentielle et la pression des
juridictions, ces réformes bloquent: en 2025, les autorités françaises
ne sont pas en mesure de donner le nombre de contrôles d’identité
réalisés, les lieux et moments de ces contrôles, et les populations affectées.
Quant à la formation, elle est limitée à quelques heures de théorie
et la remise du code de déontologie où le mot «citoyen» apparaît
pour la première fois à la page 10 et le mot «dialogue» est absent

.
36. Un autre axe d’amélioration mérite toute l’attention à la
lumière d’un courant de recherche très dynamique dans les pays anglo-saxons
celui dit de la «justice procédurale». Ce courant part du postulat
que la légitimité des forces de l’ordre repose davantage sur leur
modus operandi (écoute, respect,
communication, disponibilité) visant la prévention de la délinquance
par la connaissance des habitants et des enjeux locaux davantage
que sur les résultats chiffrés de l’action policière elle-même

.
37. Ce qui m’intéresse particulièrement, en tant que rapporteur,
c’est que, bien que ce concept ne soit pas bien connu en France,
la réflexion sur la justice procédurale est à l’origine des politiques
publiques visant à une meilleure insertion de la police dans le
milieu social – comme la police de proximité «gardienne de la paix» qui,
elle, est plébiscitée en France

. Sa disparition progressive à partir de
2003 étant vue comme ayant participé à la dégradation de la relation
entre la police et la population, il semble réaliste d’envisager
de réinstaurer une police de proximité en parallèle de la police
d’intervention pour rapprocher la police de la population dans les
quartiers qui en ont besoin. Les expériences menées dans plusieurs
États membres ont démontré que la police de proximité, par son ancrage
territorial, sa présence visible et le développement de partenariats
locaux, permettait de prévenir les tensions et de mieux répondre
aux attentes locales en matière de sécurité et de dialogue

.
5. Déconnexions
dans le processus démocratique: consolidation du contrat social
38. «La démocratie n’est pas le
consensus mais le dissensus»

.
Les élections libres, la séparation des pouvoirs, le multipartisme
sont des moyens nécessaires de la démocratie mais ils ne garantissent
pas à eux seuls une démocratie réellement vivante. Ce chapitre propose
d'examiner comment certaines dynamiques d’un modèle de gouvernance
démocratique plutôt vertical, peuvent nourrir un sentiment de déconnexion
entre le sommet de l’État et la société. Deux facteurs apparaissent
particulièrement structurants à cet égard. D’une part, une tendance
à considérer l’acte de manifester non plus comme une contribution
légitime au pluralisme démocratique

,
mais comme une perturbation de l’ordre public, ce qui peut encourager
l’émergence de formes alternatives de contestation, parfois violentes.
D’autre part, une forte centralisation du pouvoir. Si ce modèle
présente des avantages certains – notamment une capacité d’incarnation
claire de l’État, de projection d'une vision à long terme et d’arbitrage
entre intérêts divergents –, il révèle aussi des limites, en particulier
en matière de l’espace accordé aux contre-pouvoirs, au débat public
et au dialogue social. Sur la base de ces constats, je me suis attaché
à explorer des exemples de gouvernance plus horizontaux, qui, loin
de remettre en cause la démocratie représentative, la complètent
en ouvrant des espaces de délibération plus inclusifs et pluralistes,
contribuant ainsi à apaiser les relations entre citoyennes, citoyens
et institutions dans le cadre d’un dialogue démocratique renforcé.
5.1. Le
choix des actes
39. La manifestation revêt en France
une importance particulière: elle constitue non seulement un mode d’expression
politique, mais aussi un véritable rite social, profondément inscrit
dans les relations entre les citoyennes, les citoyens et l’État

. La rue a ainsi,
à plusieurs reprises, su infléchir les décisions gouvernementales
et contribuer à l’élargissement du débat public. Toutefois, si la
capacité d’émergence spontanée de mobilisations reste vive, il apparaît
que, depuis 2016

, l'intégration
de cette expression dans un processus démocratique pleinement inclusif
tend à s'éroder, au profit d'une montée de la conflictualité sociale.
40. Le mouvement des Gilets jaunes, déclenché le 17 novembre 2018
en réaction à la hausse de la taxe carbone sur les carburants, a
constitué l’une des mobilisations les plus marquantes. Dès sa première
journée d’action, environ 287 000 personnes se sont mobilisées sur
tout le territoire à travers plus de 2 000 points de blocage. Les
manifestations («actes»), organisées chaque samedi, se sont poursuivies
en continu pendant 60 semaines

. Ces mobilisations rassemblaient
des individus de la «France invisible» qui «vit en périphérie à
défaut de moyens de vivre en métropole et refusant de vivre dans
les banlieues proches»

, et pour qui la voiture est indispensable
pour aller au travail. La première réponse du gouvernement a été
un train de mesures sociales le 10 décembre 2018 financé par un
budget de 10 milliards d’euros. Ce plan, perçu comme un achat de
la paix sociale sans rien changer au fond, a eu l’effet inverse
de celui escompté. Le traitement sécuritaire, évoqué ci-dessus,
ainsi que le traitement judiciaire préventif et pénalisant des manifestations
(10 000 interpellations et 3 100 condamnations

) ont également
renforcé le ressentiment. Les mobilisations ont bénéficié d’un grand
soutien populaire et se sont, au total, étalées sur 17 mois jusque
début 2020.
41. J’ai été frappé, moins par l’absence de structuration partisane
ou syndicale, que par le refus des Gilets jaunes de représentation
et surtout de dialogue avec le pouvoir comme s’ils s’étaient installés
d’emblée dans la défiance et conviction que désigner un représentant
et négocier étaient le moyen sûr de perdre et que la seule issue
était d’instaurer un rapport de force avec le gouvernement. L’absence
de programme est également frappant, même si, au final, les observateurs
s’accordent à voir des mots d’ordre fédérateur dans la demande de
«vivre dignement de son travail» et d’une «société plus horizontale».
42. Dans un genre complètement différent, le mouvement social
contre la réforme des retraites en 2023 est tout aussi emblématique.
Au début du processus, le projet systémique de réforme par points
porté en 2019 par le gouvernement avait donné lieu à un dialogue
nourri avec les syndicats. La CFDT que j’ai rencontrée n’était pas
opposée au principe d’une réforme tout en posant des lignes rouges,
notamment le refus du report de l’âge légal. Mis entre parenthèses
pendant la pandémie, le projet a été relancé en 2023 sous la forme
d’une réforme paramétrique d’ajustement budgétaire avec un décalage
de l'âge légal de 62 à 64 ans. Contrairement à 2019, ce nouveau
projet a été élaboré sans véritable négociation avec les organisations
syndicales, qui ont unanimement rejeté le texte, y compris la CFDT.
Ce rejet s’est accompagné d’un soutien massif de l’opinion publique:
au total, quatorze journées de mobilisation sur six mois et environ
12 millions de manifestants

.
Le 16 mars 2023, le gouvernement a choisi d'engager sa responsabilité
en recourant à l'article 49.3 de la Constitution pour faire passer
la loi à l’Assemblée nationale sans vote. Le 14 avril 2023, le Conseil constitutionnel
a validé l’essentiel de la réforme, y compris le recours à l’article
49.3 et la loi a été promulguée. Ce geste, reconnu comme juridiquement
valide en interne

,
a été perçu comme un déni démocratique et a provoqué une radicalisation
de la mobilisation, hors des cadres syndicaux, et un déchaînement
de violence

à l’origine de nombreux
blessés principalement du côté des forces de l’ordre mais également
parmi les manifestants

.
43. J’analyse cette séquence comme révélatrice d’un pouvoir marqué
par un affaiblissement des corps intermédiaires qui conçoit l’État
comme un organe de gestion, plutôt que comme l’expression d’une souveraineté
partagée

.
Dans ce contexte, la manifestation devient bien plus qu’un simple
outil protestataire: elle s’affirme «un mode d’énonciation collective
qui vise à rendre visible une parole sociale reléguée à la périphérie
du système décisionnel»

face à un «démocratisme
juridique», entendu comme une démocratie centrée sur le respect
des procédures sans toujours garantir une participation citoyenne
effective ni une réelle prise en compte des revendications sociales

.
Le danger de gouverner contre les formes visibles d’expression du
peuple – au nom même de ce peuple – est bien connu: une démocratie
qui ne se nourrit plus du débat public, mais fonctionne repliée
sur ses propres procédures

.
44. Le mouvement des Gilets jaunes et la mobilisation contre la
réforme des retraites témoignent d’un même processus de dégradation
du lien entre gouvernants et gouvernés, nourrissant l’idée d’une
surdité du pouvoir face aux revendications exprimées dans l’espace
public. Cette érosion de la confiance est confirmée par le Baromètre
de la confiance politique du CEVIPOF publié en janvier 2023: seuls
26 % des Français accordent leur confiance à l'Assemblée nationale
française, 23 % au gouvernement et 20 % aux partis politiques

.
5.2. Le
choix des mots
45. Au-delà de la défiance envers
les institutions, c’est la démocratie représentative elle-même qui
se trouve ébranlée. Ce constat n’est pas propre à la France, mais
certains États membres parviennent à maintenir un lien de confiance
plus solide entre gouvernants et gouvernés. Ainsi, 54 % des Danois
déclarent faire confiance à leur gouvernement, un des taux les plus
élevés au sein de l’Union européenne

.
Ce haut niveau de confiance, que l'on retrouve dans l’ensemble des
pays scandinaves, s'explique par la culture politique propre à ces
États: les décisions y sont le fruit d'un dialogue approfondi entre
les différentes sensibilités politiques, aboutissant à des compromis
larges, ce qui réduit les tensions sociales et renforce le sentiment
d’inclusion démocratique

. Les résultats de l’enquête 2024 de l’Organisation
de coopération et de développement économiques (OCDE) sur les déterminants
de la confiance dans les institutions publiques confirment que le sentiment
d’avoir son mot à dire dans les décisions gouvernementales est un
levier central de confiance, plus encore que les caractéristiques
socio-économiques ou démographiques

.
46. La Suisse offre un exemple de contexte politique, social et
institutionnel unique en Europe. Dotée d’une tradition ancienne
de démocratie directe, la Suisse appelle les citoyennes et les citoyens
à voter quatre fois par an sur une dizaine de sujets en moyenne:
les nouvelles lois sur l’immigration, l’âge de la retraite ou les prestations
sociales par exemple. En plus de ces votations, la population dispose
d’autres instruments pour influencer le processus législatif: le
référendum obligatoire est automatique pour toutes les modifications constitutionnelles
approuvées par le parlement, le référendum facultatif, avec 50 000
signatures recueillies en 100 jours, permet d’exiger que tout projet
de loi approuvé par le parlement soit soumis à un vote national,
et l’initiative populaire permet aux citoyens de proposer une modification
de la Constitution fédérale en recueillant 100 000 signatures en
18 mois

. Ces mécanismes, institutionnalisés,
contribuent à un climat social relativement apaisé et à une forte
légitimité des décisions publiques.
47. Si les réalités politiques, constitutionnelles et sociales
du Danemark et de la Suisse ne sont pas directement transposables
à d'autres contextes nationaux, elles montrent que la confiance
dans les institutions et la paix sociale peuvent être renforcées
par l'institutionnalisation de formes de démocratie participative
en complément des mécanismes représentatifs traditionnels – comme
le recommandent l’Assemblée et le Comité des Ministres du Conseil
de l’Europe

.
48. Dans cette perspective, les corps intermédiaires jouent également
un rôle central; les renforcer, c’est «garantir aux citoyens des
espaces pérennes d’expression et de délibération»

. A cet égard, l’Allemagne offre un exemple
instructif car, malgré des défis majeurs, comme les réformes Hartz IV
destinées à garantir le financement du système de retraite, elle
dispose de solides amortisseurs démocratiques qui limitent les effets de
la défiance. Cela tient à la culture politique du consensus: le
régime parlementaire fédéral, combiné au scrutin proportionnel,
encourage la formation de coalitions gouvernementales, obligeant
à négocier et à intégrer les divergences dans la construction des
politiques publiques. Par ailleurs, les syndicats et organisations
patronales sont des partenaires incontournables et sont associés
aux grandes orientations sociales grâce à un mécanisme de codétermination,
ce qui a pour effet de canaliser la conflictualité sociale en amont

.
Les syndicats, forts de leur légitimité, privilégient des mobilisations
moins nombreuses mais plus stratégiques. De ce fait, les manifestations
bénéficient d’une écoute institutionnelle rapide car elles s’inscrivent dans
un écosystème où la parole collective est déjà intégrée

.
49. Un engouement pour les procédés de démocratie délibérative
et participative s’est manifesté dans plusieurs pays européens.
Je suis convaincu que l’articulation entre le parlement et ces dispositifs
représente un levier important pour répondre à la crise de représentativité
démocratique. Les assemblées citoyennes en Irlande sont souvent
citées en exemple «de laboratoire exceptionnel pour la démocratie
délibérative»

. En France, en réponse aux manifestations
des Gilets jaunes, l’exécutif a fait appel en 2019 à un Grand débat national.
En complément de cahiers de doléances ouverts dans 16 000 mairies
et de réunions ayant rassemblé près de 500 000 participants, une
plateforme numérique a interrogé 400 000 Français sur la transition écologique,
les impôts et les dépenses publiques, la démocratie et la citoyenneté,
et l’organisation de l’État et des services publics. Dans la foulée,
l’exécutif a lancé la Convention citoyenne pour le climat reposant
sur les délibérations d’un panel de 150 citoyennes et citoyens tirés
au sort. Il en ressort que 146 propositions de mesures pour réduire
les émissions de gaz à effet de serre en France ont été remises
au président en 2020, qu’une majorité ont été reprises partiellement
et que 28 ont été écartées

.
À ce jour, bien qu’ils aient pu être consultés par les chercheurs
et puissent l’être par tous et toutes depuis le 30 avril 2025, les
19 899 cahiers de doléances citoyennes contenant 217 910 contributions
individuelles n’ont pas (encore) été exploités politiquement

.
50. J’ai analysé les critiques adressées à ces initiatives, notamment
la représentativité sociologique des répondants au Grand débat,
l’absence de synthèse nationale officielle des cahiers de doléances,
ainsi que le sentiment de frustration généré par la perception d’une
faible traduction politique de la Convention citoyenne pour le climat

. Je comprends ces critiques.
51. Cela étant, ce qui m’intéresse dans la perspective de mon
rapport se situe ailleurs. «Ces cahiers ont permis de mobiliser
des personnes qui ne l'étaient pas, de donner la parole à des gens
qui ne la prenaient pas et de visibiliser des parcours de vie qu'on
ne racontait pas»

.
Les cahiers de doléance, tout comme les revendications des Gilets
jaunes, ont également mis en lumière le désir d’un modèle de société
plus horizontal, avec des demandes fortes pour un scrutin proportionnel,
thématique qui refait surface actuellement pour répondre à la crise
de légitimité des institutions

. De plus, les leçons ont été tirées,
comme en attestent des initiatives plus récentes: sélection de citoyennes
et citoyens représentatifs, définition d'un mandat précis, approche
ascendante et traduction politique effective. À l'échelle locale,
la Convention citoyenne métropolitaine pour le climat de Grenoble
Alpes Métropole (2021-2022) a ainsi généré 219 propositions largement
validées par le conseil métropolitain et dont le suivi a été confié
à un comité dédié

.
À l'échelle nationale, la Convention citoyenne sur la fin de vie
(2022-2023), réunissant 184 participants, a formulé des propositions
sur l'aide active à mourir, qui ont été intégrées aux débats parlementaires
et législatifs

.
6. Conclusion
52. En conclusion, je souhaite
lier les objectifs de ce rapport à l'initiative lancée par Alain
Berset, Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, pour un Nouveau
Pacte démocratique pour l’Europe. Présentant cette démarche à la
134e Session du Comité des Ministres
(Luxembourg, 13-14 mai 2025), le Secrétaire Général a rappelé que
les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la démocratie n'ont pas surgi
en un jour: elles sont le signe d'attentes déçues, de promesses
trahies, d'un écart grandissant entre gouvernants et gouvernés.
Ce Nouveau Pacte invite à reconnaître lucidement là où il aurait
fallu mieux faire, et là où il est encore possible d'agir

.
53. Dans cet esprit, je voudrais souligner d'abord l'importance
de réinterroger les stratégies de maintien de l’ordre face aux mobilisations
sociales. La force publique, nécessaire pour garantir les droits
humains et des citoyens, doit demeurer un instrument au service
de tous et toutes

.
La capacité des sociétés démocratiques à faire évoluer leurs pratiques
de maintien de l’ordre est essentielle pour préserver l’équilibre
entre la garantie des libertés fondamentales et la nécessaire protection
de l’ordre public. Apaiser la violence, restaurer la confiance,
redonner à la manifestation son pouvoir contestataire, sa légitimité
démocratique: autant d'objectifs qui appellent à privilégier partout
où cela est possible la désescalade, le dialogue et la proportionnalité.
54. Il s'agit aussi de reconstruire un lien de confiance durable
entre les institutions et les citoyens, y compris les jeunes des
quartiers défavorisés qui se désintéressent des processus démocratiques.
Il s'agit de reconnaître les tensions sans les nier, d'ouvrir un
dialogue franc et confiant, de ne pas stigmatiser certaines catégories
de la population comme dangereuses ou «indésirables» en raison de
leur âge, de leur sexe, de leur appartenance ethno-raciale ou de
leur précarité économique, et de rétablir une relation basée sur
la proximité, l'écoute et le respect mutuel.
55. Enfin, nous devons innover en permanence. L'innovation est
nécessaire pour redonner vie et chair au lien démocratique, pour
faire de la participation citoyenne une évidence et du débat sociétal
une force vivante. Car une démocratie qui cesse de se renouveler
s'étiole: elle se coupe du réel, de la parole des places, des ronds-points,
des assemblées et des rues. Loin d'opposer représentation et participation,
il faut les tisser ensemble, retrouver dans la délibération collective,
dans la vitalité des corps intermédiaires, dans les engagements
citoyens la source même de la résilience démocratique.
56. Comme le rappelle la juriste Monique Chemillier-Gendreau,
«la démocratie est un horizon»

.
Ce rapport s'inscrit dans cet horizon: il affirme qu’il est toujours
temps de reconstruire un contrat social à la hauteur des aspirations
démocratiques de nos sociétés.