1. Contexte
1. Une élection présidentielle
a eu lieu en Arménie le 19 février 2008. Cette élection était l’occasion d’évaluer
la volonté et la capacité politiques des autorités d’organiser des
élections véritablement démocratiques et de consolider les avancées
démocratiques de l’Arménie. Le Président sortant, M. Robert Kotcharian,
ne pouvant se représenter du fait de la limite de deux mandats imposée
par la Constitution, ces élections étaient également un important
indicateur de la future direction politique du pays.
2. La candidature inattendue de l’ancien Président, M. Levon
Ter-Petrosyan, premier Président arménien de 1991 à 1998, a modifié
la dynamique de ces élections. Sa candidature a en effet considérablement augmenté
la nature concurrentielle des élections: d’une part, M. Serzh Sargsyan,
Premier ministre et candidat du Parti républicain au pouvoir, estimait,
avant cet événement, avoir gagné les élections d’avance; d’autre
part, le débat s’est beaucoup envenimé pendant la course à la présidence.
3. Une commission ad hoc du Bureau de l’Assemblée parlementaire
a observé les élections en tant que membre de la mission internationale
d’observation des élections (MIOE), qui comprenait aussi des délégations de
l’Assemblée parlementaire de l’OSCE (OSCE-AP), du Parlement européen
(PE) et de la mission d’observation des élections du Bureau des
institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE/BIDDH). Le rapport
de la commission ad hoc a été présenté à l’Assemblée dans le
Doc. 11564 (2008). Le présent exposé se contentera de faire référence
aux conclusions et résultats essentiels du rapport.
4. Dans la présentation de ses constats préliminaires et conclusions,
faite le jour qui a suivi les élections, la MIOE conclut que «l’élection
présidentielle arménienne du 19 février 2008 s’est déroulée en gros conformément
aux normes et engagements de l’OSCE et du Conseil de l’Europe (…)
Cependant, d’autres améliorations et une volonté politique égale
s’avèrent toujours nécessaires pour s’attaquer aux défis qui subsistent,
au nombre desquels on peut citer l’absence d’une séparation claire
entre les fonctions de l’Etat et celles des partis politiques, le
manque de confiance de la population dans le processus électoral
et l’inégalité de traitement des candidats aux élections».
5. Le manque de confiance de la population dans le processus
électoral et dans le résultat des élections constitue l’un des obstacles
majeurs à la conduite d’élections démocratiques en Arménie. La mission préélectorale
qui s’est rendue en Arménie du 29 au 31 janvier 2008 a estimé que
cette méfiance représentait pour les autorités le défi essentiel
à relever dans la perspective d’une élection présidentielle. Malheureusement,
la commission ad hoc d’observation de l’élection présidentielle
conclut dans son rapport que les conditions de campagne inégales,
les problèmes relevés lors du décompte des votes et du dépouillement,
ainsi que la gestion des plaintes se rapportant aux élections, n’ont
fait qu’aggraver la méfiance de la population à l’égard du processus
électoral.
6. La Commission électorale centrale arménienne (ci-après CEC)
a annoncé le résultat définitif des élections le 24 février. Le
taux de participation a été de 70 %. M. Serzh Sargsyan, candidat
appartenant au Parti républicain au pouvoir, a remporté les élections
avec 52,7 % des votes, contre 21,5 % pour M. Levon Ter-Petrosyan
et 16,7 % pour M. Arthur Baghdasarian, ex-président de l’Assemblée
nationale. Un second tour était donc inutile.
7. Dès l’annonce des résultats préliminaires, le 20 février 2008,
M. Ter-Petrosyan a déclaré que les élections étaient entachées de
«fraudes et d’irrégularités massives» et qu’il avait en réalité
remporté les élections. De son côté, M. Arthur Baghdasarian, alléguant
des irrégularités, remettait en question la légitimité des élections,
alors que M. Vahan Hovhannisian, arrivé quatrième, démissionnait
de son poste de vice-président de l’Assemblée nationale en invoquant
les mêmes motifs.
8. Compte tenu, d’une part, du manque de confiance de la population
dans le processus électoral et, d’autre part, des allégations de
fraudes formulées par la plupart des adversaires de M. Serzh Sargsyan,
il n’est pas surprenant que de nombreuses personnes aient suivi
l’appel de M. Levon Ter-Petrosyan à manifester contre le résultat
des élections, et ce, bien qu’il eût déjà qualifié les élections
de frauduleuses avant leur déroulement. A la suite de l’annonce
des résultats préliminaires, l’équipe de campagne de M. Ter-Petrosyan
a organisé tous les jours des rassemblements pacifiques de protestation
et un campement permanent a été installé sur la place de la Liberté.
9. Les autorités ont, dans un premier temps, toléré les rassemblements
et les marches de protestation. Mais, le 23 février, le Président
Kotcharian a durci le discours officiel en taxant les protestations
de «tentative illégale de prise du pouvoir».
10. L’opposition s’est sentie confortée dans son action lorsque
plusieurs hauts responsables de l’Etat ont publiquement qualifié
les élections de frauduleuses et déclaré leur soutien à M. Levon
Ter-Petrosyan. Les hauts responsables en question ont été démis
de leurs fonctions. Un certain nombre d’entre eux ainsi que plusieurs
militants de l’opposition ont été arrêtés sous des chefs d’accusation
visiblement fantaisistes, ce qui a donné l’impression que leur mise
en examen était politiquement motivée. Selon l’Association d’Helsinki
pour les droits de l’homme en Arménie, 14 personnes au total ont
été arrêtées et mises en examen entre le 20 et le 29 février 2008.
11. Le 26 février, le Premier ministre et futur Président Serzh
Sargsyan a offert de coopérer avec les autres candidats à la présidence.
Le 29 février 2008, après avoir conclu un accord politique précisant
la teneur de la coopération, M. Arthur Baghdasarian a accepté l’offre
qui lui était faite.
12. MM. Tigran Karapetian et Levon Ter-Petrosyan, candidats à
la présidentielle, ont fait appel du résultat des élections devant
la Cour constitutionnelle respectivement les 27 et 29 février 2008.
Après avoir prononcé la jonction des requêtes, la Cour constitutionnelle
devait, en vertu des dispositions légales, rendre son arrêt sous
dix jours, c’est-à-dire avant le 9 mars 2008.
13. Les circonstances exactes qui ont mené aux événements tragiques
du 1er mars 2008 ainsi que les modalités d’intervention des autorités,
notamment la déclaration de l’état d’urgence, doivent nécessairement faire
l’objet d’une enquête indépendante officielle. Quoi qu’il en soit,
selon la version officielle, la police a tenté, le 1er mars 2008
à l’aube, de procéder à une fouille du campement de la place de
la Liberté. Face à la résistance des manifestants, la police a décidé
de démonter le campement. Au cours de cette intervention, 31 personnes
ont été blessées selon des sources officielles – et M. Levon Ter-Petrosyan
a été
de facto placé en résidence
surveillée
.
Plus tard dans l’après-midi, les manifestants ont repris leur mouvement
dans un autre quartier de Erevan, théâtre de nouveaux affrontements
avec la police. Le 1er mars au soir, la situation s’était tellement
aggravée – 7 morts parmi les manifestants et 1 mort parmi la police
(selon les chiffres officiels) – que le Président Kotcharian, estimant
que la stabilité du pays était menacée, déclarait l’état d’urgence
à Erevan.
14. Après la déclaration de l’état d’urgence, un nombre considérable
de partisans de M. Levon Ter-Petrosyan ont été arrêtés pour infraction
pénale, y compris pour tentative de renversement du gouvernement. Ces
arrestations, que l’on ne peut taxer que de mesures de répressions de facto contre l’opposition, n’ont
fait qu’aggraver le climat déjà tendu et clivé qui règne dans le
pays.
15. Sur demande du Président de l’Assemblée parlementaire, le
président de la commission ad hoc d’observation de l’élection présidentielle,
M. John Prescott, s’est rendu en Arménie les 7 et 8 mars 2008, pour évaluer
la situation post-électorale sur le terrain et trouver les moyens
de désamorcer la crise politique et d’encourager le dialogue. Lors
de sa réunion tenue à Paris le 18 mars 2008, la commission de suivi
a adopté une déclaration, après examen des constats et conclusions
de M. Prescott. Les constats et conclusions en question font partie
intégrante du présent rapport.
16. Le samedi 8 mars, la Cour constitutionnelle a rendu un arrêt
rejetant les appels introduits par MM. Tigran Karapetian et Levon
Ter-Petrosyan, et confirmant les résultats des élections annoncés
par la Commission électorale centrale (CCE). La Cour constitutionnelle
a néanmoins indiqué qu’il était nécessaire d’éclaircir certains
points du Code électoral relatifs au processus de dépôt de plaintes
et d’introduction de recours. Elle a également déféré plusieurs
cas d’irrégularités électorales au bureau du procureur général,
afin qu’il diligente des enquêtes et engage des poursuites.
17. M. Levon Ter-Petrosyan conteste la validité de l’arrêt rendu
par la Cour constitutionnelle au motif que la décision a été prise
pendant l’état d’urgence. Selon lui, l’état d’urgence interdit toute
décision concernant un recours électoral, étant donné que la Constitution
dispose qu’une élection, y compris le processus d’appel électoral,
ne peut avoir lieu lorsque l’état d’urgence a été décrété. La Cour
constitutionnelle a rejeté cet argument.
18. Deux dispositions du décret sur l’état d’urgence ont été levées
le 10 mars 2008. Celles concernant les médias ont été partiellement
levées le 13 mars 2008 et les autres, le 20 mars 2008, date d’expiration
du décret. Cependant, le 17 mars 2008, soit trois jours avant l’expiration
du décret, le parlement, réuni en session extraordinaire, a adopté
une série de modifications – qui font l’objet d’une polémique –
de la loi sur la conduite de réunions, d’assemblées, de rassemblements
et de manifestations. Ces modifications, examinées en détail dans
la suite du présent rapport, limitent de façon considérable le droit
à la liberté de réunion et accordent aux autorités d’importants
pouvoirs discrétionnaires d’interdiction des rassemblements et des
manifestations. Par conséquent, les dispositions correspondantes
du décret proclamant l’état d’urgence non seulement sont restées de facto en vigueur, mais ont été
étendues à l’ensemble du territoire arménien.
19. Après la levée de l’état d’urgence, plusieurs milliers de
personnes se sont rassemblées dans le centre de Erevan pour rendre
hommage aux personnes décédées lors des événements du 1er mars.
De plus, diverses manifestations de protestation – marches silencieuses,
chaînes de solidarité, etc. – ont été organisées ou sont apparues
de façon spontanée. En réaction, la police a arbitrairement placé
en détention un très grand nombre de personnes, y compris selon
certaines sources – des passants innocents, sous prétexte que ces
personnes prenaient part aux manifestations. La plupart des manifestants
ont été relâchés quelques heures plus tard sans être accusés de
délit. La détention prolongée de militants d’opposition pour leur
participation aux manifestations du 1er mars et à des actions de
protestation antérieures compromet les chances de voir s’instaurer
un dialogue constructif entre les autorités et l’opposition.
20. On ne peut que se féliciter de l’accord conclu le 21 mars
2008 par quatre des cinq partis d’opposition au parlement dans le
but de former un gouvernement de coalition. Cependant, le fait que
le Parti du patrimoine ainsi que les partis extraparlementaires
qui ont soutenu la candidature de M. Levon Ter-Petrosyan aux élections
n’aient pas rejoint la coalition réduit les chances de ladite coalition
de résoudre la crise arménienne actuelle.
21. On peut certes considérer que les événements qui ont suivi
l’élection présidentielle étaient inattendus, il n’en reste pas
moins que les causes sous-jacentes de la crise actuelle en Arménie
préoccupent depuis longtemps l’Assemblée et figuraient déjà dans
les rapports précédents de la commission de suivi: manque total de
confiance du public dans le processus électoral et son résultat,
polarisation du climat politique, absence de dialogue politique
entre les autorités et l’opposition, mais aussi absence de liberté
des médias et contrôle accru des forces au pouvoir sur la société.
2. Processus électoral
22. Jusqu’en 2007, aucune des élections
organisées en Arménie n’a été jugée conforme aux normes du Conseil
de l’Europe pour des élections démocratiques. Dans sa
Résolution 1361 (2004) adoptée en janvier 2004, l’Assemblée demandait instamment
aux autorités arméniennes de réformer leur Code électoral et de
prendre des mesures concrètes pour mettre fin à l’impunité en matière
de fraudes et d’infractions lors d’élections. Pour faire suite à
cette recommandation, les autorités ont modifié le Code électoral
en 2005. D’autres modifications ont été apportées en 2006 à la suite
de la réforme constitutionnelle de modification du système électoral
arménien. Le Code électoral a de nouveau été modifié pendant la
période précédant les élections législatives du 12 mai 2007.
23. Dans leur Avis conjoint sur le Code électoral modifié
, la Commission de Venise et
l’OSCE/BIDDH concluent que le Code électoral constitue une base
appropriée pour la conduite d’élections démocratiques, à condition
qu’il soit mis en œuvre de bonne foi et que les parties prenantes
aux élections fassent preuve de la volonté politique nécessaire.
24. L’avis conjoint soulève également plusieurs problèmes importants
restés sans solution et qui intéressent l’Assemblée, notamment les
restrictions du droit de vote passif des Arméniens ayant une double
nationalité
, les
dispositions réglementant le dépôt de plaintes et l’introduction
de recours concernant des élections ainsi que la décision de ne
pas mettre en place le mécanisme de marquage à l’encre des doigts
des électeurs, censé éviter les votes multiples par une même personne.
25. Les élections législatives du 12 mai 2007 en Arménie ont témoigné
d’améliorations encourageantes dans la conduite du processus électoral.
La MIOE pour ces élections législatives, à laquelle l’Assemblée
était partie prenante, a conclu à l’unanimité: «[lesdites élections]
montrent des améliorations et ont été conduites pour l’essentiel
en conformité avec les engagements contractés à l’égard du Conseil
de l’Europe et de l’OSCE et les normes internationales pour la tenue
d’élections démocratiques. Les autorités arméniennes et les autres acteurs
du processus électoral ont pris des mesures pour remédier aux insuffisances
constatées lors des scrutins précédents mais le résultat n’est pas
entièrement à la hauteur de leur intention déclarée d’organiser des
élections pleinement conformes aux normes internationales et certaines
questions n’ont toujours pas été résolues.» Cependant, dans son
rapport à l’Assemblée, la commission ad hoc d’observation de ces
mêmes élections notait que «les insuffisances et irrégularités,
dont certaines assez graves, observées au cours des processus essentiels
de dépouillement du scrutin et de présentation tabulaire des résultats
jettent malheureusement une ombre sur une évaluation (...) positive»
.
26. Dans la période précédant l’élection présidentielle, les autorités
avaient fréquemment déclaré leur ferme intention de poursuivre les
améliorations du processus électoral engagées lors des élections
législatives de 2007 et d’organiser une élection présidentielle
pleinement conformes aux normes internationales. A cet égard, le
cadre juridique pour la tenue des élections a été modifié en novembre
et en décembre 2007. La Commission de Venise n’a pas été en mesure
de rendre un avis sur les récentes modifications apportées au Code
électoral, mais ces dernières semblaient pour l’essentiel répondre
aux précédentes recommandations faites par la Commission de Venise
et par l’Assemblée.
27. Comme cela est indiqué plus haut, pour que les améliorations
apportées au Code électoral se traduisent par des élections effectivement
plus démocratiques, il est essentiel que toutes les parties prenantes
aux élections mettent en œuvre les dispositions du Code électoral
en toute bonne foi. Malheureusement, le rapport de la commission
ad hoc d’observation de l’élection présidentielle le rappelle, les
autorités ont apporté des améliorations au cadre juridique mais
n’ont pas fait preuve de la même volonté politique pour les mettre intégralement
en œuvre. Cette insuffisance concerne plus particulièrement trois
aspects qui ont eu un impact important sur la confiance accordée
par la population au processus électoral: l’administration électorale,
le traitement des contentieux électoraux (plaintes et recours) et
la transparence des processus de dépouillement des votes et de présentation
des résultats.
28. Comme le mentionne la Commission de Venise, le Code électoral
est extrêmement détaillé. Du fait de cette complexité et des différents
cycles de modifications, il présente des contradictions et des incohérences propices
aux interprétations variées, que les différents acteurs politiques
sont susceptibles d’utiliser pour justifier leurs positions.
29. Le Code électoral stipule que la composition globale de l’ensemble
des commissions électorales permet, en théorie, de garantir un équilibre
politique de l’administration des élections. Cependant, dans quasiment
toutes les commissions de l’élection présidentielle à tous les niveaux,
les postes de direction étaient détenus par des représentants des
partis soutenant la candidature du Premier ministre ou par des représentants
du Président, qui lui-même appuyait ouvertement la candidature du
Premier ministre. Un déséquilibre analogue dans la composition des
directions des commissions électorales avait également été observé
lors des élections législatives de 2007. Cette situation, qui suscite
de vives inquiétudes quant au risque de contrôle des commissions
électorales par une force politique unique, entame gravement la
confiance de la population et des candidats en ce qui concerne l’impartialité
de l’administration des élections.
30. Pendant l’élection présidentielle, la Commission électorale
centrale (CEC) a organisé peu de sessions formelles, préférant les
réunions de travail informelles. Cette pratique, certes autorisée
par la loi, a compromis la transparence de l’administration électorale.
31. La CEC est habilitée à recevoir les plaintes contre des décisions,
actions ou inactions de commissions électorales subalternes. Cependant,
le Code électoral ne précise pas que la CEC doit prendre des décisions formelles
sur les plaintes qu’elle reçoit. En conséquence, la plupart des
plaintes reçues n’ont pas fait l’objet d’un examen par la CEC au
cours d’une session formelle. En outre, les décisions ont souvent
été prises en l’absence des plaignants et sans tenir dûment compte
des plaintes quant au fond. Par sa façon de traiter les plaintes
et les demandes en appel, l’administration électorale n’a pas permis
aux plaignants d’accéder à des recours juridiques effectifs, ce
qui a contribué à la méfiance de la population concernant l’impartialité
de l’administration électorale.
32. Les rapports des commissions ad hoc d’observation des élections
législatives de 2007 et de l’élection présidentielle de 2008 indiquent
que, malgré les efforts encourageants fournis par l’administration
électorale, les processus de dépouillement des votes et de présentation
des résultats ne sont toujours pas suffisamment transparents. Ce
manque de transparence empêche la population de confirmer ou d’infirmer
elle-même les allégations de fraude électorale. Etant donné la méfiance
à l’égard du pouvoir, le public attache donc inévitablement plus
de valeur aux allégations et aux rumeurs qu’aux comptes rendus officiels
diffusés par les autorités.
33. A cet égard, le manque de confiance manifeste dans l’indépendance
constitue un facteur aggravant. Le nombre relativement faible de
plaintes formelles déposées auprès des tribunaux s’explique pourtant
ainsi. Tout aussi troublants sont les propos de plusieurs interlocuteurs,
rapportés par la commission ad hoc
, selon lesquels
le faible nombre de plaintes formelles pourrait également s’expliquer
par la peur de représailles de la part des autorités.
34. Le Code électoral prévoit que tous les candidats ont accès
aux médias et font campagne dans les mêmes conditions pendant la
campagne électorale officielle. Ladite campagne électorale «officielle»
est cependant très courte en comparaison de ce qu’on pourrait appeler
la campagne électorale «réelle». Les rapports concernant les élections
législatives et les élections présidentielles témoignaient déjà
de conditions de campagnes inégales en faveur du pouvoir en place
pendant les périodes de campagne officielle, mais cette inégalité
s’est creusée avant la campagne officielle des dernières élections.
Il est manifeste qu’en Arménie toutes les forces politiques ne se
battent pas à armes égales, que ce soit pendant ou en dehors des campagnes
électorales officielles. Les propos du Président nouvellement élu
concernant une diminution supplémentaire de la durée des campagnes
officielles sont à cet égard particulièrement inquiétants.
3. Système politique
35. En 2005, l’Arménie a modifié
sa Constitution. Elle était accompagnée de près, dans cette activité,
par le Conseil de l’Europe, et tout particulièrement par sa Commission
de Venise. La Constitution révisée garantit une meilleure séparation
et un meilleur équilibre des pouvoirs et définit un système gouvernemental
plus conforme aux principes européens de la démocratie et de l’Etat
de droit.
36. Cependant, le rapport sur le respect des obligations et engagements
de l’Arménie, qui a fait l’objet d’un échange de vues à l’occasion
de la partie de session de l’Assemblée de janvier 2007, souligne
que «la mise en œuvre effective du nouveau système de gouvernement
présuppose l’amélioration du climat politique et l’instauration
du dialogue entre la coalition au pouvoir et l’opposition»
.
37. Il est regrettable que l’Arménie ait très peu avancé sur ce
sujet depuis la publication de ce rapport, raison, parmi d’autres,
qui explique la crise politique actuelle.
38. Le climat politique arménien est fortement polarisé et fonctionne
sur le mode «le vainqueur emporte tout», la coalition au pouvoir
fixant et mettant en œuvre son programme politique sans consulter
les minorités politiques ni tenir compte de leurs avis. Aussi l’opposition,
frappée d’ostracisme par la majorité, n’a-t-elle aucun rôle ni aucune
responsabilité dans les prises de décision et la gouvernance du
pays. Ce monopole passe outre le rôle légitime de l’Assemblée nationale
en tant que forum du débat et du compromis politique, et ne laisse guère
à l’opposition d’autres choix que celui de descendre dans la rue.
39. Malheureusement, il s’agit là d’un système qui s’autoperpétue.
L’exclusion de l’opposition, l’inégalité des règles du jeu entre
opposition et pouvoir en place, le contrôle du système électoral
par la majorité gouvernante, les stratégies souvent mal conçues
et obstructionnistes de l’opposition – tel le boycott du référendum
sur la Constitution –, autant de dysfonctionnements qui ont fragmenté
l’opposition et réduit sa représentation au parlement.
40. A l’évidence, le système politique arménien actuel ne favorise
pas le dialogue entre le pouvoir en place et l’opposition parlementaire.
Conséquence de ce dysfonctionnement, une grande partie du spectre
politique arménien n’est pas représentée au parlement. Tout dialogue
constructif visant à résoudre la crise politique actuelle doit donc
nécessairement associer les forces politiques parlementaires et
les forces politiques extraparlementaires.
4. Pluralisme des médias et
liberté d’expression
41. Le pluralisme et la liberté
des médias en Arménie ont longtemps constitué un sujet de préoccupation pour
l’Assemblée. Dans le rapport qu’ils ont présenté à l’Assemblée en
janvier 2007, les corapporteurs notaient que «le pluralisme des
médias est une condition sine qua non pour
la tenue d’élections libres et équitables». Malheureusement, les
inquiétudes qu’ils avaient exprimées alors demeurent.
42. Le représentant de l’OSCE pour la liberté des médias a noté
que «la restriction du pluralisme en matière de radiodiffusion reste
un problème majeur»; et le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe
a mentionné, en décembre 2007, que, malgré les améliorations apportées
à la législation, «la situation actuelle des médias arméniens en
général ne satisfait pas aux normes du Conseil de l’Europe».
43. Le principal organe de régulation des médias est la Commission
nationale de radio et de télévision; le service public de radio
et de télévision étant, quant à lui, supervisé par le Conseil de
télévision et de radiodiffusion de service public. L’indépendance
de ces deux organes constitue la principale source de préoccupation.
Tous les membres du Conseil sont nommés par le Président, tandis
que les membres de la commission sont nommés pour moitié par le
Président et pour l’autre moitié par l’Assemblée nationale. Etant donné
les forces motrices de l’Assemblée, que l’on a déjà décrites, cela
signifie de facto que tous
les membres qui siègent à ces deux organes sont issus de la faction
politique au pouvoir. De plus, ils peuvent être démis de leurs fonctions
à discrétion par le Président ou par l’Assemblée nationale, ce qui
les rend vulnérables aux pressions politiques.
44. Comme l’ont noté les corapporteurs dans leur dernier rapport
à l’Assemblée, ce manque d’indépendance du principal organe de régulation
des médias suscite des préoccupations quant à une possible influence
du gouvernement sur les médias qu’il régule. Le fait que deux diffuseurs
indépendants, A1+ et Noyan Tapan TV, se soient vu retirer leurs
licences semble confirmer ces craintes.
45. En outre, la déclaration de conclusions préliminaires et les
conclusions de la MIOE, qui a observé l’élection présidentielle
du 19 février, relèvent que tous les médias privés avaient systématiquement
présenté la campagne du Premier ministre sous un jour positif en
se servant de séquences semblables, ce qui donnait à penser qu’ils
appliquaient des politiques éditoriales particulières et soulevait
des interrogations quant à l’indépendance éditoriale des radiodiffuseurs.
46. La composition et le manque d’indépendance politique du Conseil
de télévision et de radiodiffusion de service public font obstacle
au pluralisme des informations qu’il diffuse, comme l’avait clairement
fait apparaître la façon dont ils avaient couvert la période postélectorale
au cours de laquelle ils s’étaient largement étendus sur le point
de vue des autorités en ignorant ceux qui exprimaient des inquiétudes
eu égard à la conduite des élections du 19 février.
47. Le harcèlement, par le fisc, des médias qui n’adhèrent pas
à la ligne politique des autorités constitue une préoccupation particulière.
GalaTV a fait l’objet d’un contrôle fiscal et a été condamnée à
payer une amende de 25 millions de dram (environ 56 000 €) après
avoir diffusé une séquence portant sur un meeting tenu, en septembre
2007, par Levon Ter-Petrosyan, au cours duquel ce dernier avait
critiqué le bilan du gouvernement. Par ailleurs, des contrôles fiscaux
auraient également été entamés récemment à l’égard de quatre quotidiens
d’opposition (Chorrord Ishkhanutyun,
ZhamanakYerevan, Haykakan Zhamanak, Aravot).
48. On note une plus grande diversité et une plus grande indépendance
pour ce qui concerne la presse écrite, mais, en raison de la faible
distribution des journaux, elle ne touche qu’un nombre limité de
personnes. De plus, les contrôles fiscaux susmentionnés engagés
à l’encontre de quatre quotidiens d’opposition soulèvent des interrogations
quant à la question de savoir pendant combien de temps encore ce
pluralisme de la presse écrite sera toléré par les autorités.
49. L’absence de pluralisme de l’environnement médiatique a eu
un profond impact sur le climat politique au lendemain des élections.
Le public n’ayant guère ou pas du tout confiance dans la version
officielle des événements, il accorde un crédit disproportionné
aux rumeurs qui circulent dans la rue, ce qui sape toute tentative
effectuée en vue de restaurer la confiance dans les autorités et
dans le système politique.
5. Etat d’urgence et arrestations
en masse
50. Le 1er mars 2008, le Président
a décrété l’état d’urgence à Erevan au motif que les manifestations constituaient
une menace pour la stabilité du pays. Le décret est entré en vigueur
immédiatement après qu’il eut été annoncé. Conformément aux dispositions
constitutionnelles, la déclaration de l’état d’urgence a été confirmée
par l’Assemblée nationale réunie en session extraordinaire le 2
mars 2008.
51. Le décret d’état d’urgence fixait les restrictions temporaires
suivantes pour le territoire auquel il s’appliquait:
i. sont interdits les réunions, les
rassemblements, les manifestations, les marches et autres événements et
manifestations de masse;
ii. sont interdits les grèves et autres événements ou actions
qui auraient pour effet d’entraver ou d’interrompre les activités
d’organisations;
iii. est limitée la circulation des individus; les autorités
répressives sont autorisées à réquisitionner, si nécessaire, des
moyens de transport;
iv. est limitée la diffusion par les médias de reportages
et d’informations concernant l’Etat et les questions de politique
interne aux communiqués de presse des organes de l’Etat;
v. sont interdites la diffusion de feuilles volantes à contenu
politique et autre type de propagande politique sans l’autorisation
des organes compétents de l’Etat;
vi. sont temporairement suspendues les activités des partis
et autres organisations politiques qui empêchent de remédier à la
situation qui était à l’origine de la déclaration de l’état d’urgence;
vii. sera expulsé tout individu ne résidant pas dans la zone
définie qui aura violé le régime juridique de la mesure spéciale,
les dépenses afférentes à cette expulsion étant portées à son propre
compte ou, au cas où il serait dépourvu de moyens, imputées au budget
d’Etat de la République d’Arménie, étant entendu que les sommes
exposées seront remboursées ultérieurement.
52. Le 3 mars 2008, conformément aux obligations contractées au
titre de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et
à l’article 15, les autorités arméniennes ont informé le Secrétaire
Général du Conseil de l’Europe que, pour la durée de l’état d’urgence,
elles dérogeaient aux articles 8, paragraphe 1, article 10, paragraphe
1, article 11, paragraphe 1, de la Convention ainsi qu’à l’article
2, paragraphe 1, du Protocole no 4, ou qu’elles en limitaient la
portée.
53. Bien qu’officiellement l’état d’urgence ait été déclaré uniquement
à Erevan, un grand nombre des dispositions qu’il contient, notamment
celles relatives aux médias et aux activités des partis politiques
et des ONG, ont été appliquées dans l’ensemble du pays. Un certain
nombre de radiodiffuseurs ont cessé d’émettre soit de leur propre
chef, soit sous la contrainte du Service de sûreté nationale. En
outre, plusieurs nouveaux sites web ont été mis hors ligne à la
suite de l’intervention du Service de sûreté nationale. Les restrictions
mises aux rassemblements et aux manifestations n’ont pas été limitées
à Erevan, mais ont également été appliquées à d’autres grandes villes
d’Arménie.
54. Le 10 mars 2008, le Président de l’Arménie a levé les restrictions
à la liberté de circulation, les restrictions aux activités des
partis et des organisations publiques ainsi que la mesure concernant
l’expulsion des personnes ne résidant pas à Erevan.
55. Le 13 mars, le Président a partiellement levé les restrictions
imposées aux médias en les modifiant comme suit: «Sont interdites
la publication ou la diffusion par les agences de médias d’informations
concernant l’Etat et les questions internes manifestement fausses
ou déstabilisantes ou d’appels à participer à des activités non
autorisées (illégales) ainsi que la publication et la diffusion
de telles informations et de tels appels par tout autre moyen ou
sous toute autre forme.»
56. Toutefois, dans son rapport, le Commissaire aux droits de
l’homme du Conseil de l’Europe, qui s’est rendu en Arménie du 12
au 15 mars 2008, note que la modification des dispositions concernant
les médias n’avait guère eu d’effet pratique sur la diffusion des
informations, puisque le niveau précédent de censure avait été maintenu
de facto .
57. Le décret instaurant l’état d’urgence a expiré le 20 mars
2008 et ses dispositions ont été levées
.
58. A la suite de la déclaration de l’état d’urgence, un grand
nombre de personnes ont été arrêtées pour avoir participé à la manifestation
du 1er mars 2008 et à des manifestations antérieures. Le 17 mars
2008, la «Helsinki Association d’Arménie» a publié une liste détaillée
de 61 personnes qui se trouvaient en détention depuis l’élection
présidentielle du 19 février, dont 14 personnes qui avaient été
maintenues en détention entre le 20 et le 29 février 2008. Le procureur
général a annoncé que, à la fin mars, 106 personnes avaient été arrêtées
en liaison avec les événements du 1er mars 2008, y compris 3 des
4 parlementaires dont l’immunité avait été levée par le parlement
après qu’ils eurent été accusés d’incitation au renversement de
l’ordre public ou de tentative d’usurpation du pouvoir, ou encore
de coup d’Etat au titre de l’article 300 du Code pénal. En outre,
selon les chiffres officiels, 14 personnes ont été arrêtées entre
le 20 et le 29 mars et 21 personnes ont été arrêtées depuis la levée
de l’état d’urgence. Selon les rapports de plusieurs organisations
non gouvernementales, le nombre des arrestations serait bien plus
élevé que ne l’indiquent les chiffres officiels. De plus, l’arrestation
de personnalités de l’opposition qui avaient participé à la manifestation
se poursuivait sans relâche au moment de la rédaction du présent
exposé des motifs.
59. Le rapport du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil
de l’Europe souligne avec préoccupation les allégations de mauvais
traitements et de recours à la force excessive par la police en
liaison avec ces arrestations
.
60. La plupart des personnes arrêtées sont accusées d’incitation
à l’émeute (article 225.3 du Code pénal), de violence à l’encontre
d’un représentant des autorités (article 316 du Code pénal) et d’usurpation
de pouvoir (article 300 du Code pénal). Comme le note le Commissaire
aux droits de l’homme dans son rapport, le libellé de ces dispositions
ménage au procureur une grande marge de discrétion; la définition
de l’usurpation de pouvoir, notamment, «permet une interprétation
très large et ne donne pas d’indication claire quant à la question
de savoir où prend fin l’expression légitime d’un point de vue et
où commence l’incitation à la violence»
.
61. En général, les tribunaux répondent favorablement aux demandes
déposées par les procureurs en vue d’une détention provisoire de
deux mois sans examiner de manière appropriée si cette détention
est justifiée (voir l’article 5, paragraphe 3, de la CEDH), ce qui
soulève des interrogations quant à l’indépendance du judiciaire
et à son rôle de «frein et contrepoids» face aux pouvoirs du procureur.
62. Les arrestations effectuées au seul motif de participation
à la manifestation organisée à la suite de l’élection présidentielle
– sans preuve aucune de la commission d’actes de violence – ou au
motif d’autres accusations tout aussi artificielles portées contre
des personnes ayant déclaré que l’élection présidentielle avait
été entachée de fraude, ne peuvent être considérées que comme des
actes de répression de la part des autorités à l’encontre de l’opposition.
Cette répression sape la possibilité d’instaurer un dialogue constructif entre
toutes les forces politiques d’Arménie. En outre, les corapporteurs
sont vivement préoccupés par l’existence en Arménie de prisonniers
politiques présumés, en raison du recours permanent à la mise en détention
pour des motifs politiques.
6. Amendements à la loi relative
à la tenue de réunions, assemblées, rassemblements et manifestations
63. Le 17 mars 2008, sur proposition
du gouvernement, l’Assemblée nationale de l’Arménie, réunie en session
extraordinaire, a adopté le jour même, en première et en deuxième
lecture, la loi modifiant et complétant la loi relative à la tenue
de réunions, assemblées, rassemblements, et manifestations. Cette
loi a été promulguée par le Président de la République et est entrée
en vigueur le 19 mars 2008. Le 21 mars 2008, M. Tigran Torossyan,
président de l’Assemblée nationale, a demandé l’avis de la Commission
de Venise sur ces amendements.
64. Le 28 mars 2008, la Commission de Venise du Conseil de l’Europe
et l’OSCE/BIDDH ont publié sur ces amendements un avis conjoint
,
lequel a été transmis au Président de l’Assemblée nationale. Dans
leur avis, la Commission de Venise et l’OSCE/BIDDH concluaient qu’ils
«ne considéraient pas ces amendements comme acceptables, dans la
mesure où ils limitent davantage, de manière substantielle, le droit
de manifester».
65. Les amendements les plus importants étendent de manière significative
les raisons de limiter ou d’interdire des manifestations publiques.
66. Conformément à la version originale de l’article 6, paragraphe
4.iii, de la loi, les manifestations publiques peuvent être interdites
«si ces manifestations visent à renverser par la force l’ordre constitutionnel
établi, à fomenter la haine nationale, raciale ou religieuse, ou
à inciter à la violence ou à la guerre». Le texte amendé de cette
disposition interdit aujourd’hui les manifestations publiques
«si, conformément à des données
crédibles, elles visent à renverser par la force l’ordre constitutionnel établi
ou à attiser la haine ethnique, raciale ou religieuse, ou à prêcher
la violence ou la guerre, ou si elles risquent de provoquer des
émeutes et des crimes de masse ou de saper la sécurité nationale, l’ordre
public et la santé et la moralité de la société ou des ingérences
dans les droits et libertés constitutionnels d’autres personnes.
De telles données peuvent être considérées comme crédibles lorsque
la police ou le Service national de sûreté subordonné au Gouvernement
de la République d’Arménie ont publié un avis officiel sur ces données.
De même, les organes susmentionnés publient un avis sur la suspension
de tels motifs. Un tel avis est également publié, le cas échéant,
au titre du paragraphe 6 du présent article».
67. De plus, un nouveau paragraphe 6 a été ajouté à l’article
9, qui ajoute une autre raison d’interdire les manifestations publiques
de masse: «Au cas où une manifestation publique de masse aurait
dégénéré en une émeute ayant provoqué la perte de vies humaines,
alors, afin de prévenir la commission de nouveaux crimes, lorsque
tous les autres moyens de prévention auront été épuisés, l’organe
compétent peut interdire temporairement l’organisation de manifestations
publiques de masse jusqu’à ce que les circonstances dans lesquelles
ont eu lieu les crimes aient été élucidées et que leurs auteurs
aient été identifiés.»
68. Si l’article 11, paragraphe 2, de la Convention européenne
des droits de l’homme autorise des restrictions au droit à la liberté
de réunion, l’interprétation des motifs pour l’imposition de telles
restrictions doit être rigoureuse et cohérente, et un seuil très
élevé doit être dépassé avant d’interdire l’organisation d’une manifestation
publique. Comme mentionné dans l’avis de la Commission de Venise
– OSCE/BIDDH, la pierre de touche pour la restriction ou l’interdiction
d’une réunion publique devrait être la menace imminente d’une éruption
de violence. Vouloir interdire une réunion au seul motif qu’elle
vise à promouvoir des points de vue inconstitutionnels ou contestables
se rapprocherait dangereusement d’une restriction fondée sur le
contenu et reviendrait à une ingérence injustifiable dans la liberté
de réunion.
69. De plus, la notion de «données crédibles» et ce qui est considéré
comme étant une «donnée crédible» posent problème. La disposition
en vertu de laquelle un avis officiel de la police ou du Service
national de sûreté suffirait à faire interdire une manifestation
publique est abusive, notamment en ce qu’elle donnerait des pouvoirs
discrétionnaires substantiels à ces services. De plus, le libellé
de cet article semble impliquer qu’un tel avis ne nécessiterait
aucune justification de la part de la police ou du Service national
de sûreté et serait définitif. Cela empêcherait toute révision par
un tribunal ou une cour indépendants et entraverait, par conséquent,
le droit à un recours effectif pour restriction substantielle du
droit fondamental à la liberté de réunion.
70. Le nouveau paragraphe qui habilite les autorités à interdire
les manifestations publiques «lorsque les manifestations ont dégénéré
en émeutes et conduit à la perte de vies humaines» ouvre la voie
à des restrictions arbitraires et à l’interdiction générale de manifestations
totalement indépendantes des précédentes. Il convient de noter que
la loi originale prévoyait déjà des pouvoirs adéquats en vue de
mettre fin à une réunion qui aurait engendré la perte de vies humaines.
De plus, les violences perpétrées par une minorité de participants
ne devraient pas automatiquement déboucher sur la dispersion de
toute la manifestation. Par ailleurs, la nouvelle disposition autoriserait
potentiellement la police à disperser un événement public au cas
où la perte de vies humaines aurait été due au recours excessif
à la force par les autorités elles-mêmes.
71. Un amendement à l’article 10 de la loi supprime la référence
à la transformation spontanée des manifestations publiques restreintes
en manifestations publiques de masse. Cet amendement interdit
de facto les réunions spontanées
qui entrent pourtant dans le champ des garanties de l’article 11
de la CEDH. En outre, l’amendement semble impliquer que la police
pourrait procéder à la dispersion d’une manifestation au seul motif
qu’elle rassemble plus de 100 personnes
.
De plus, une personne peut être accusée de participer à une réunion
illégale même si elle n’avait pas connaissance de la nature illégale
de cette réunion.
72. D’autres amendements étendent de trois à cinq jours ouvrables
le délai minimal requis pour la notification par les organisateurs
d’une manifestation publique de masse, autorisent les autorités
à entreprendre l’examen des demandes au bout de trois jours – au
lieu du délai fixé au lendemain midi dans le texte original de la
loi – et suppriment le délai dans lequel elles doivent parvenir
à une décision. L’effet combiné de ces amendements semblerait donner
aux autorités la latitude de limiter le droit à la liberté de réunion
en s’abstenant de prendre une décision sur une demande d’organisation
de manifestation publique.
7. Conclusions
et recommandations
73. La vague de protestations publiques,
dont les tragiques événements du 1er mars ont été le point culminant,
était peut-être inattendue, mais les corapporteurs considèrent que
les causes sous-jacentes de la crise ont des racines plus profondes
dans l’incapacité des institutions principales de l’Etat à remplir
leurs fonctions en pleine conformité avec les normes démocratiques
ainsi qu’avec les principes de la prééminence du droit et de la
protection des droits de l’homme. Ses causes constituent des préoccupations
de longue date de l’Assemblée et avaient déjà été mentionnées dans
les précédents rapports de la commission de suivi
74. Plus spécifiquement, l’Assemblée nationale de l’Arménie n’a
pas pu jusqu’à présent jouer son rôle en tant que forum du débat
et du compromis politique. Le système politique actuel se fonde
sur un comportement du style «le vainqueur emporte tout», l’opposition
étant frappée d’ostracisme et exclue de toute participation au processus
de décision et de gouvernance du pays. C’est pourquoi la réforme
politique doit être engagée en vue de donner une place et des droits
appropriés à l’opposition au sein du système politique arménien.
75. L’opinion n’a guère confiance dans le processus électoral
en Arménie, ce qui, à son tour, sape la légitimité des résultats
aux yeux de la population. Les autorités ont, certes, apporté des
améliorations au cadre juridique au cours de la période préélectorale;
mais elles n’ont pas fait preuve de la volonté politique souhaitable
pour en garantir la pleine mise en œuvre. Cela vaut tout particulièrement
pour l’impartialité de l’administration électorale, le traitement
des plaintes et des recours, la transparence du décompte des voix
et des procédures de dépouillement: trois aspects qui ont profondément
affecté la confiance du public dans le processus électoral.
76. C’est pourquoi il convient de réformer entièrement le processus
électoral en vue d’assurer: l’impartialité de l’administration électorale,
qui doit être libre de tout contrôle de la part d’une quelconque
force politique; l’entière transparence de l’administration du processus
électoral, notamment pour ce qui concerne le décompte des voix et
le processus de dépouillement ainsi que l’instauration d’une procédure
de plaintes et de recours donnant le plus large accès possible aux
recours juridiques à tous ceux qui participent aux élections et
qui auraient observé des violations.
77. Malgré des réformes législatives, les tribunaux manquent toujours
de l’indépendance nécessaire pour inspirer confiance à la population
en tant qu’arbitres impartiaux, notamment dans le contexte des différends électoraux.
S’explique ainsi le nombre relativement faible de plaintes formelles
déposées auprès des tribunaux. De même, leur manque d’indépendance
se reflète dans le fait que les tribunaux ne semblent pas s’interroger
sur la nécessité de garder des personnes en détention en attendant
leur procès et répondent en général favorablement aux demandes déposées
par le procureur sans examiner de manière appropriée si cette détention
est justifiée, en conformité avec l’article 5, paragraphe 3, de
la Convention européenne des droits de l’homme.
78. De plus, les accusations à l’encontre de tous les partisans
de l’opposition arrêtés après l’élection présidentielle, qui, personnellement,
n’ont commis aucun acte grave de violence, devraient être retirées
et les personnes en question devraient être immédiatement libérées.
L’existence de prisonniers politiques présumés dans un Etat membre
du Conseil de l’Europe est inacceptable et ne peut être tolérée.
79. L’existence de médias libres et pluralistes est une des pierres
angulaires du renforcement de la démocratie en Arménie. Le niveau
actuel de contrôle, par les autorités, des médias et de leurs organes
de régulation ainsi que l’absence de radiodiffuseur de service public
réellement indépendant et pluraliste ne font qu’exacerber la méfiance
de l’opinion à l’égard des autorités. Il faut garantir de facto l’indépendance de tout intérêt
politique de la Commission nationale de radio et de télévision et
du Conseil de télévision et de radiodiffusion de service public.
De plus, la composition de ces organes devrait être véritablement représentative
de la société arménienne. Le harcèlement des médias électroniques
et de la presse écrite de l’opposition doit également cesser.
80. Les amendements à la loi relative à la tenue de réunions,
assemblées, rassemblements et manifestations de la République d’Arménie
vont à l’encontre des normes européennes et sembleraient, dans toutes
leurs intentions et tous leurs objectifs, violer la Convention européenne
des droits de l’homme ainsi que les engagements contractés par l’Arménie
envers le Conseil de l’Europe. L’Assemblée nationale devrait procéder
à l’abrogation de ces amendements avec effet immédiat. Les corapporteurs
se félicitent du fait que le nouveau Président, dans son discours
d’inauguration, a exprimé son intention de réviser ces amendements.
81. Pour leur part, toutes les forces politiques doivent reconnaître
l’autorité de la décision de la Cour constitutionnelle eu égard
au résultat de l’élection présidentielle. Cela ne devrait pas être
interprété comme constituant l’obligation d’en accepter le bien-fondé.
Tous ceux qui contestent le résultat des élections ont le droit
de remettre en cause la décision de la cour par tout moyen juridique
disponible, y compris la Cour européenne des droits de l’homme de
Strasbourg.
82. Les corapporteurs se félicitent des mesures prises par le
Président élu en vue d’établir un gouvernement d’unité nationale.
Toutefois, la non-inclusion de partisans de Levon Ter-Petrosyan
dans cet accord politique sapera gravement l’efficacité de cette
initiative en tant que mécanisme visant à restaurer la confiance
de l’opinion dans les autorités.
83. De l’avis des corapporteurs, le seul moyen de mettre fin à
la crise institutionnelle actuelle et de permettre à l’Arménie d’avancer
vers la mise en œuvre des réformes urgentes susmentionnées est l’instauration,
entre toutes les forces politiques de la société arménienne, d’un
dialogue franc et constructif. L’Assemblée avait déjà souligné il
y a plus d’un an la nécessité d’un tel dialogue afin d’assurer la
mise en œuvre effective de la réforme constitutionnelle, quand elle
a adopté sa
Résolution
1532 (2007).
84. Compte tenu du fait qu’une partie considérable de l’éventail
des partis politiques existant en Arménie n’est pas représentée
au sein de l’Assemblée nationale actuelle, un tel dialogue devrait
inclure les forces politiques parlementaires et extraparlementaires.
85. L’Assemblée pourrait faire office de médiateur entre les différentes
forces et garantir l’entière participation à ce processus des organes
compétents du Conseil de l’Europe, et notamment de la Commission européenne
pour la démocratie par le droit (Commission de Venise).
86. Toutefois, les corapporteurs estiment que, pour qu’un tel
dialogue puisse être engagé et mené à bien, certaines conditions
doivent être remplies:
- une
enquête indépendante, transparente et crédible à propos des événements
du 1er mars et des circonstances qui les ont déclenchés – y compris
du recours à la force prétendument excessif de la part de la police
– doit être immédiatement menée; la communauté internationale doit
se tenir prête à suivre et assister cette enquête;
- les accusations à l’encontre de tous les partisans de
l’opposition et membres du parlement arrêtés après l’élection présidentielle,
qui, à titre personnel, n’ont commis aucun acte de violence, doivent
être retirées et les personnes en question – qui sont des prisonniers
politiques présumés – doivent être immédiatement libérées;
- les amendements récemment adoptés par l’Assemblée nationale
à la loi relative à la tenue de réunions, assemblées, rassemblements
et manifestations doivent être abrogés avec effet immédiat.
87. Tant que ces conditions ne sont pas remplies et qu’un dialogue
franc sur les réformes mentionnées au paragraphe 8 n’est pas sérieusement
engagé entre les forces politiques de la société arménienne, la
crédibilité de l’Arménie en tant que membre du Conseil de l’Europe
est mise en cause. Par conséquent, l’Assemblée devrait envisager
de suspendre le droit de vote de la délégation arménienne auprès
de l’Assemblée au début de la partie de session de juin 2008 si
aucun progrès considérable n’a été accompli d’ici là sur ces exigences.
88. Les corapporteurs continueront à suivre de près la situation
en Arménie et en référeront à la commission de suivi lors de sa
session de mai, notamment en ce qui concerne les progrès accomplis
en vue du respect des conditions mentionnées ci-dessus.
Commission chargée du rapport: commission pour le respect
des obligations et engagements des Etats membres du Conseil de l’Europe
(commission de suivi).
Renvoi en commission: Renvoi no 3415
du 14 avril 2008.
Projet de résolution adopté à l’unanimité par la commission
le 15 avril 2008.
Membres de la commission: M. Serhiy Holovaty (Président),
M. György Frunda (1er Vice-Président), M. Konstantin Kosachev (2e Vice-Président), M. Leonid Slutsky (3e Vice-Président), M. Aydin
Abbasov, M. Avet Adonts,
M. Pedro Agramunt, M. Miloš Aligrudić, Mme Meritxell Batet Lamaña, M. Ryszard Bender, M. József Berényi, M. Aleksandër Biberaj, M. Luc Van den Brande, M. Jean-Guy Branger, M. Mevlüt Çavuoğlu, M. Sergej
Chelemendik, Mme Lise Christoffersen, M. Boriss Cilevičs, M. Georges Colombier, M. Telmo Correia, M. Valeriu Cosarciuc, Mme Herta
Däubler-Gmelin, M. Joseph Debono Grech, M. Juris Dobelis, Mme Josette Durrieu, M. Mátyás Eörsi, M. Jean-Charles Gardetto,
M. József Gedei, M. Marcel Glesener, M. Charles Goerens, M. Andreas
Gross, M. Michael Hagberg,
M. Holger Haibach, Mme Gultakin Hajiyeva, M. Michael Hancock, M. Davit Harutyunyan, M. Andres Herkel, M. Raffi Hovannisian, M. Kastriot Islami,
M. Miloš Jevtić, Mme Evguenia Jivkova, M. Hakki Keskin, M. Ali
Rashid Khalil, M. Andros Kyprianou, M. Jaakko Laakso, Mme Sabine Leutheusser-Schnarrenberger, M. Göran
Lindblad, M. René van der Linden, M. Eduard Lintner,
M. Younal Loutfi, M. Pietro
Marcenaro, M. Mikhail Margelov, M. Bernard Marquet, M. Dick Marty, M. Miloš Melčák, Mme Assunta
Meloni, Mme Nursuna Memecan, M. João Bosco Mota Amaral, M. Theodoros Pangalos, Mme Maria Postoico, M. Christos Pourgourides,
M. John Prescott, M. Andrea Rigoni,
M. Dario Rivolta, M. Armen Rustamyan,
M. Oliver Sambevski, M. Kimmo Sasi,
M. Andreas Schieder, M. Samad Seyidov,
Mme Aldona Staponkienė, M. Christoph
Strässer, Mme Elene Tevdoradze, M. Mihai Tudose, M. Egidijus Vareikis, M. Miltiadis Varvitsiotis, M. José Vera Jardim,
Mme Birutė Vėsaitė, M. Piotr Wach, M. Robert Walter, M. David Wilshire, Mme Renate Wohlwend, Mme Karin
S. Woldseth, M. Boris Zala, M. Andrej Zernovski.
N.B. Les noms des membres présents à la réunion sont indiqués
en gras.
Voir 16e séance, 17 avril 2008
(adoption du projet de résolution amendé); et Résolution 1609.