1. Introduction
1. La crise économique qui touche fortement les économies
européennes a mis en évidence les défaillances d’un système qui
a favorisé les dérives économiques et sociétales les plus dramatiques.
Au nom d’une croissance toujours plus forte et de la poursuite imprudente
de l’accumulation de richesses, de mauvaises pratiques économiques
se sont répandues.
2. Ces pratiques se sont malheureusement de moins en moins préoccupées
du bien-être des populations et non seulement pour les plus défavorisées,
mais également pour celles que l’on considère comme relevant des
classes moyennes. En outre, la croissance est trop souvent considérée
comme un raccourci vers le progrès, et ce malgré l’accumulation
des preuves d’un déséquilibre grandissant entre les aspects sociaux, environnementaux
et économiques, du développement.
3. Depuis 1989 et la chute du mur de Berlin, des écarts de croissance
économique ont été observés entre les différents Etats européens
qui se trouvaient soit en Occident, soit dans la sphère d’influence
de l’Union soviétique, principalement en Europe centrale et orientale.
Le bien-être des différentes populations nationales n’a donc pas
suivi la même trajectoire.
4. L’association permanente entre croissance, progrès et bien-être
des populations a souvent conduit non pas à associer ces trois notions
dans l’esprit des décideurs politiques et économiques, mais à ne
privilégier qu’une ou deux d’entre elles, comme la croissance et
le progrès, qui devaient automatiquement dans l’esprit des décideurs
entraîner la troisième notion, celle du bien-être.
5. Or ce ne fut pas le cas. Car, premièrement, le bien-être qui
devait «automatiquement» découler de la somme du progrès et de la
croissance ne suscita que peu d’intérêt réel et, deuxièmement, ce
même progrès se mit à régresser dans certains de ses composants
comme la santé ou l’environnement. Car l’erreur commise a été de
ne pas définir avec précision ce que l’on entendait par bien-être
et par progrès, longtemps considérés comme des notions générales
résultant du seul produit intérieur brut (PIB).
2. Le bien-être peut-il
être défini économiquement?
6. Les notions de bien-être et de progrès ont été sujettes
à discussion. Que regroupent-elles? Comment les définir? De quelle
manière l’économie influence-t-elle le bien-être et caractérise-t-elle
le progrès? Existe-t-il un lien avec la notion de bonheur, encore
moins quantifiable?
7. L’idée de bien-être remonte à la philosophie grecque et plus
particulièrement à celle de Platon qui définit, dans le Gorgias et le Philèbe, les
notions de bien-être et de bonheur comme un sentiment de satisfaction
lié à la poursuite de biens réels sans pour autant demeurer illimité.
Platon estime également que le progrès est un processus continu
permettant d’arriver à un niveau d’organisation politique et économique
de plus en plus élevé.
8. Suivant cette idée de progrès et de bien-être associée à l’amélioration
économique des sociétés, d’autres penseurs tels qu’Auguste Comte
ou le comte de Saint-Simon s’engagent dans cette voie philosophique.
L’utilitarisme de Jeremy Bentham propose même de réaliser «le plus
grand bonheur du plus grand nombre». Très vite dépassés par l’omniprésence
de l’économie dans les sociétés, les gouvernants décident alors
de faire l’analogie entre progrès économique et bien-être des sociétés,
l’un entraînant fatalement l’autre. Plus la richesse d’un Etat est
importante et plus le bien-être des sociétés s’élève, pense-t-on.
Puis les sciences économiques formalisent cette idée avec cependant
un seuil limite, à travers l’optimum de Pareto dans ce qu’il convient
d’appeler la nouvelle économie du bien-être. En effet, selon cette
théorie formulée par l’économiste Vilfredo Pareto au début du XXe siècle,
cet optimum constitue un état à partir duquel le bien-être d’un
individu ne peut s’améliorer sans détériorer celui d’un autre individu.
9. La richesse d’une nation devient bientôt quantifiable grâce
à l’invention du PIB, en 1934, indicateur économique mesurant le
niveau de production d’un pays, autant en matière de biens que de
services. Mis en place après la crise de 1929 et la grande dépression
qui suivit, le PIB a été un instrument efficace de mesure de l’activité
économique surtout pendant la période de reconstruction de l’Europe
après la seconde guerre mondiale. Mais déjà son inventeur, Simon
Kuznets, prix Nobel d’économie, affirmait devant le Congrès des Etats-Unis
que «la mesure du revenu national peut difficilement servir à évaluer
le bien-être d’une nation». Robert Kennedy, ministre de la Justice,
alla même plus loin en estimant que «le
PIBmesure à peu près tout sauf
ce qui rend la vie digne d’être vécue».
10. Cette critique du PIB évoquée par Simon Kuznets dès son origine
perdura mais perdit de sa force pendant la seconde guerre mondiale
et surtout après, lors de l’instauration des institutions de Bretton
Woods et des réflexions économiques sur la monnaie notamment. D’autant
que la croissance économique fut au rendez-vous. Mais le ralentissement
de cette dernière au début des années 1970 entraîna un nouveau regain d’intérêt
pour le bien-être. Le Club de Rome, dans un rapport «Limits to Growth»
(1972), fut le premier à tirer la sonnette d’alarme en montrant
que la croissance économique n’amenait pas automatiquement le bien-être des
populations. Cette idée fut vite relayée par d’autres économistes
tels que William Nordhaus et James Tobin (prix Nobel d’économie
1981) qui réfléchirent à un bien-être monétaire.
11. Il devient dès lors vite évident que le PIB ne permet pas
de mesurer le bien-être ni même la richesse d’une société et de
ses membres. C’est ce que montre le paradoxe d’Easterlin (1974)
où une croissance du PIB ne veut pas dire croissance du bien-être.
Pire encore, une progression du PIB peut se révéler trompeuse et
cacher en réalité des pertes de richesse et de bien-être, creuser
les inégalités et augmenter les atteintes au développement. Si le
PIB d’une grande partie des économies de la planète n’a cessé d’augmenter
depuis les années 1950 jusqu’en 2008, le bien-être, quant à lui,
n’a pas toujours suivi cette même courbe ascendante.
12. Les travaux de l’économiste indien Amartya Sen (prix Nobel
d’économie 1998) sur l’évolution des politiques économiques en matière
d’effets sur le bien-être des sociétés ont mis en évidence des paramètres non
mesurables par le PIB, tels que l’accès aux soins et à l’information
ou la jouissance des droits fondamentaux qui concourent à l’augmentation
du bien-être. «Les sociétés et les communautés auxquelles nous appartenons
déterminent très différemment ce que nous pouvons faire ou non.
Les réalités épidémiologiques de la région où nous vivons peuvent
avoir un profond impact sur notre santé et notre bien-être»
, précise
ainsi le prix Nobel indien.
13. Quant au bonheur, on a bien souvent considéré cette notion
comme purement philosophique alors qu’elle est également économique.
Depuis les travaux d’Ed Diener, professeur de psychologie à l’université d’Illinois,
on constate que le bonheur est créateur de croissance économique
(esprit d’innovation, sociabilité, facilité à prendre des décisions
et à gérer des situations complexes et difficiles).
3. Les indicateurs économiques
existants du bien-être
14. Aujourd’hui, le bien-être économique résulte d’une
multitude de facteurs, ce qui explique les difficultés que l’on
rencontre lorsqu’il s’agit de le mesurer, de le quantifier. Parmi
ses différents composants, on peut citer: un environnement sain,
un accès facile à l’éducation, un chômage bas, un accès facile aux
services de santé, un niveau de revenus financiers suffisant, un
cadre de vie sans discriminations et tolérant, une mixité sociale, une
stabilité démocratique où chaque citoyen est appelé à exprimer librement
son avis, un accès à une information pluraliste, une égalité devant
la loi, un respect des droits de l’homme, pour ne citer que ces quelques
exemples.
15. Dans un ouvrage paru en 1971, Les
Indicateurssociaux, Jacques
Delors, futur président de la Commission européenne, identifiait
14 indicateurs susceptibles d’influencer le bien-être. Les indicateurs purement
économiques, comme l’utilisation du revenu et des ressources nationales
et l’évolution des patrimoines, côtoyaient le développement de la
solidarité, la mobilité sociale, l’utilisation du temps ou le développement
urbain.
16. Le Bhoutan a été le premier Etat de la planète à consacrer
un indicateur en partie économique au bien-être. Le Bonheur national
brut (BNB) proposé par le roi du Bhoutan Jigme Singye Wangchuck,
en 1972, est composé de quatre piliers: développement socio-économique
équitable et durable, préservation et promotion des valeurs culturelles,
défense de la nature et bonne gouvernance. Le BNB inclut déjà différents
paramètres touchant des domaines autres que celui purement économique
tels que les conditions sociales, le respect des identités culturelles
ou la protection de l’environnement.
17. L’Indice de développement humain (IDH) crée en 1990 par les
Nations Unies tente de formaliser synthétiquement ces différents
aspects du bien-être. Il est né du travail de l’ancien ministre
des Finances du Pakistan, Mahbub ul Haq (1934-1998), qui s’est très
vite rendu compte dans son pays que croissance économique et réduction
de la pauvreté n’allaient pas forcément de pair. Celui qui théorisa
le concept de «croissance propauvre» montra
qu’une croissance et des revenus élevés n’entraînaient pas automatiquement un
bien-être au sein de la population. De cette constatation est né
l’IDH. Tout en prenant en compte le PIB par habitant, l’IDH va plus
loin en prenant également en considération l’espérance de vie et
le niveau de formation. Ici aussi, l’accès aux soins et l’éducation
contribuent à déterminer le bien-être.
18. D’autres indicateurs de bien-être ont ensuite vu le jour pour
mesurer le bonheur des populations et des sociétés. Parmi les plus
importants, citons le «Subjective Well-Being Measurement» (SWBM)
du professeur Adrian White, de l’université de Leicester, qui s’appuie
sur des études subjectives, essentiellement des sondages et des
analyses microéconomiques. De nombreux économistes travaillent depuis
plusieurs années sur cette question devenue prégnante, qu’il s’agisse
de l’économiste français Patrick Viveret ou de la New Economics
Foundation et son «Happy Planet Index» qui a montré que, au-delà
de 15 000 dollars de PIB/habitant, le bien-être ne s’appuie plus
sur le revenu.
19. Des indices alternatifs comme l’indicateur de progrès véritable,
mis en avant par de nombreux économistes et des groupes de réflexion
sur la politique publique dans le domaine «Redéfinir le progrès»,
et l’indice de bien-être économique durable, ou celui de l’épargne
nette ajustée mis au point par la Banque mondiale tentent de pallier
les défaillances du PIB en tenant compte de certaines activités
économiques non monétaires comme le travail domestique ou les dommages
causés par la pollution par exemple. L’épargne nette ajustée permet
déjà d’aller au-delà du PIB sans pour autant circonscrire totalement
le bien-être. Cet indicateur exprime ainsi la variation du capital
économique, humain et naturel d’un pays en ajustant l’épargne nationale
brute à partir de quatre variables: déduction de la consommation
de capital fixe, ajout des investissements en capital humain (assimilés
aux dépenses d’éducation), déduction de la baisse des stocks de
ressources naturelles consommées (énergie, minerais, forêts) et
des dommages causés par la pollution (notamment émissions de CO2).
Par exemple, les Etats trop dépendants d’exportations de ressources
non renouvelables, comme la Fédération de Russie, possèdent une
épargne nette ajustée négative. Ainsi, mesurer l’érosion du capital
naturel permet de commencer à cerner le bien-être.
20. D’autres initiatives peuvent être mentionnées, comme celle
développée par Pierre Le Roy, directeur de la revue Globeco, avec l’indice du bonheur
mondial, qui est combiné à
un indicateur de fracture mondiale et à un indice de mondialisation,
ou l’indice exclusif du bonheur intérieur net (BIN), élaboré par
la revue l’Expansion et le
Centre canadien d’étude des niveaux de vie (CENV), qui prend en
compte quatre variables: la consommation moyenne, l’égalité sociale,
la sécurité économique (chômage, indemnisation, dépenses de santé,
etc.) et le capital humain (niveau d’éducation et état de l’environnement).
21. Ces différents instruments de mesure du bien-être et du bonheur
arrivent sensiblement tous au même résultat lorsqu’on compare leur
classement des Etats, et plus particulièrement des pays membres
du Conseil de l’Europe où le bien-être est le plus élevé. La Norvège,
le Danemark, la Suède, l’Islande, l’Autriche et les Pays-Bas dominent
les classements de l’IDH, du SWBM et de l’indice global
.
22. Aujourd’hui, il apparaît que ces indicateurs demeurent incomplets
pour traduire avec précision le bien-être économique car, comme
le rappelle Enrico Giovannini, ancien statisticien en chef de l’OCDE,
« il n’est pas possible d’inventer un indicateur synthétique, une
sorte de PIB bonheur. On ne peut pas agréger l’économie, l’environnement
et la psychologie. En revanche, on peut mettre au point des indicateurs
complémentaires qui, à côté des indicateurs économiques, mesurent
les droits de l’homme ou la qualité de la gouvernance»
. D’où la
nécessité de trouver de nouveaux outils qui traduisent de façon
beaucoup plus précise ce bien-être économique.
4. La nécessité de disposer de
nouveaux outils
23. Il existe donc de nombreux domaines définissant le
bien-être qui, sans être purement économiques, ont cependant une
influence majeure sur les choix économiques des Etats et le bien-être
des populations. On peut citer notamment le revenu et l’emploi,
la santé, l’environnement, l’éducation, l’égalité et la gouvernance.
4.1. Le travail et ses revenus
24. Première source de revenus et souvent d’épanouissement
personnel, le travail apparaît comme l’une des principales préoccupations
des agents économiques, surtout en pleine période de crise économique
qui voit le chômage remonter aux Etats-Unis, où plusieurs dizaines
de milliers d’emplois sont détruits chaque mois, et dans les principaux
Etats européens. Posséder un emploi stable, correctement rémunéré
et dans lequel les citoyens se sentent épanouis, est une priorité
pour la quasi-totalité des citoyens européens et agit profondément
sur le bien-être, y compris sur ses conséquences économiques.
25. La perte d’un emploi signifie très souvent une diminution
du niveau de vie, des difficultés financières qui peuvent s’accroître,
voire la première étape d’une longue descente aux enfers de personnes
qui n’ont d’autre solution que de recourir soit aux différentes
aides sociales avec ce qu’elles comportent d’humiliation personnelle,
soit à s’enfoncer dans la spirale infernale du crédit. Sur un plan
personnel, une période de chômage provoque un sentiment d’inutilité,
de stress qui peuvent entraîner de sérieuses conséquences sur la santé.
26. Le bien-être au travail est donc fondamental, car il conditionne
bien souvent l’activité économique et en particulier la consommation.
De plus, il n’est pas uniquement lié à la perte ou non de son emploi,
mais également à la charge psychosociale de l’activité exercée.
Ainsi, la vague de suicides qui a touché en 2008-2009 l’entreprise
française France Telecom a révélé un profond mal-être parmi les
salariés de l’entreprise qui affectait grandement leur bien-être
professionnel et économique. La Belgique, qui s’est dotée depuis
1996 d’une loi sur le bien-être au travail, a lancé en novembre
2008 une stratégie nationale en matière de bien-être au travail
(2008-2012), prévoyant notamment de renforcer la prévention et de
favoriser les changements de comportement chez les travailleurs,
par la promotion d’une culture de prévention des risques, et de
mettre l’accent sur les nouveaux problèmes de bien-être (stress,
drogue, alcool, nouvelles technologies, etc.)
4.2. La santé
27. La santé participe grandement au bien-être d’une
société mais également à la croissance économique d’un pays. Un
accès facile aux soins et des soins de qualité influencent en profondeur
les structures démographiques d’un pays (augmentation de l’espérance
de vie liée à la prévention des pathologies et amélioration de l’alimentation,
par exemple) et permettent de doper la croissance économique dans
toutes ses composantes (consommation, marché du travail, hausse
des revenus, épargne, etc.). De plus, dans certains Etats ou régions,
cette amélioration des systèmes de santé entraîne également des
progrès sanitaires qui favorisent l’installation d’investissements
étrangers dont les conséquences (emploi, services) profitent ensuite grandement
aux populations locales et, de ce fait, à leur bien-être.
28. Il est donc prouvé que l’amélioration de la santé permet d’augmenter
aussi bien les richesses nationales que le bien-être. David E. Bloom
et David Canning, professeurs d’économie de l’université de Harvard,
ont ainsi montré que l’augmentation d’une année d’espérance de vie
accroît de 4 % le PIB par habitant. De plus, de mauvaises conditions
de travail liées à des situations précaires, des plans de licenciements
et des restructurations d’entreprises, ont des impacts négatifs
sur la santé des acteurs économiques, entraînant un certain nombre
de pathologies et des absences répétées qui pénalisent fortement
l’activité économique des entreprises.
4.3. L’environnement
29. Le bien-être environnemental est aujourd’hui plus
que jamais intimement lié au bien-être de nos sociétés et à la croissance
économique de nos Etats. Les dangers du réchauffement climatique
ont imposé à nos gouvernements de considérer avec la plus haute
importance le paramètre du développement durable dans l’élaboration
des politiques économiques. Selon de nombreux spécialistes, les
Européens vivent aujourd’hui comme s’ils avaient à leur disposition
2,6 planètes. Ce mode de vie sans prise en compte d’un indicateur environnemental
dans les choix économiques risque très vite d’être suicidaire aussi
bien pour notre croissance que pour notre bien-être. Or le PIB ne
prend pas en compte l’épuisement des ressources naturelles, les dommages
environnementaux ou la disparition de certaines espèces animales
et végétales. Mme Corinne Lepage, députée
européenne et vice-présidente de la commission de l’environnement,
de la santé publique et de la sécurité alimentaire du Parlement
européen, a estimé devant la commission des questions économiques et
du développement
qu’il
fallait «dépasser la cécité naturelle du PIB pour y intégrer des
données fondamentales comme la dégradation de la biodiversité, du
climat et de l’eau qui ont un impact économique et engager un effort
de reconversion industrielle sans égal pour permettre un nouveau
développement économique».
30. Vivre dans un environnement sain, respecté en matière d’alimentation,
d’urbanisation, de consommation d’énergie et de préservation des
espaces naturels et des espèces, concourt fortement à améliorer
le bien-être de nos concitoyens. A l’inverse, ne pas prendre en
compte les défis liés au changement climatique et à la surexploitation
des ressources naturelles peut «saper le progrès futur, le bien-être
et la prospérité», rappelle ainsi le Commissaire européen chargé
de l’environnement, Stavros Dimas, bien décidé à travailler sur
cet indicateur environnemental. Ce dernier estime que «nous devons
prendre en compte les empreintes écologique et carbone et les autres
indicateurs qui mesurent l’impact des investissements en termes
de perte de capital humain et naturel»
.
31. Plusieurs outils tentent aujourd’hui de définir l’impact de
l’environnement sur le bien-être des populations et sur la croissance
économique. C’est le cas de l’empreinte carbonique qui permet de
quantifier les gaz à effet de serre émis par les entreprises et
les organisations. L’empreinte écologique évalue quant à elle la
surface productive nécessaire à une population pour répondre à sa
consommation de ressources et à ses besoins en absorption de déchets.
Cet indice formalisé par l’économiste William E. Rees possède un
formidable potentiel, celui de mettre en adéquation les besoins
des hommes avec le potentiel environnemental de la planète afin d’aboutir
à un environnement sain, propice au bien-être.
32. Le Conseil économique et social français a d’ailleurs, dans
deux rapports
,
considéré l’empreinte écologique comme un indicateur de premier
plan. Dans son rapport « Les indicateurs du développement durable
et l’empreinte écologique», le rapporteur Philippe le Clézio considère
que ce dernier a pour but «d’orienter les décisions publiques et
les comportements des agents économiques dans un sens favorable
au développement durable, c’est-à-dire qui respecte certes l’environnement
mais conforte aussi la cohésion sociale et assure toujours plus
largement la satisfaction des besoins de la population en préservant
celle des générations futures»
.
33. Cependant, l’empreinte écologique se révèle partielle puisqu’elle
n’englobe pas d’autres questions fondamentales concourant au bien-être.
Un rapport
remis en mai 2008 à la
Direction de l’environnement de la Commission européenne par plusieurs
instituts de recherche, tels que l’Ecologic et le Sustainable Europe Research
Institute (SERI), concluait certes au fort potentiel de l’empreinte
écologique mais préconisait de le combiner avec d’autres indicateurs
mesurant le développement durable.
34. La Commission européenne a ainsi concentré ses efforts vers
un indice environnemental qui soit global et qui prenne en compte
les différents impacts sur l’environnement, tels que le changement
climatique et l’utilisation des différentes formes d’énergie, les
modifications subies par la nature et la biodiversité, la pollution de
l’air et son impact sur la santé, la production de déchets et l’utilisation
de ressources, un niveau d’hygiène suffisamment élevé, l’utilisation
de l’eau et la pollution de cette dernière sur une planète où près
d’un milliard 200 millions de personnes n’ont pas accès à l’eau
potable. La Commission européenne s’est donc engagée à présenter
une version pilote d’un indice de pression environnemental dès 2010
permettant de mesurer toute atteinte à l’environnement sur le territoire
de l’Union européenne et qui pourrait être, à terme, publié parallèlement
au PIB.
35. De plus, le développement durable étant l’une des priorités
de la Commission européenne, en raison de son impact sur le bien-être
des populations et des générations futures, celle-ci a décidé d’instaurer
dès 2009 un tableau de bord pilote du développement durable reposant
sur les indicateurs de développement durable (IDD). Enfin, la Commission
européenne souhaite également réfléchir à un indice permettant de
mesurer les conséquences environnementales en dehors de l’Union
européenne et à un indice global de qualité environnementale.
36. Il apparaît également nécessaire que cette prise en considération
du facteur environnemental s’accompagne d’un sentiment de justice
sociale entre les différentes catégories de la population, entre
les riches et les pauvres. Si les riches polluent plus, ce sont
les pauvres qui en subissent les conséquences. Rejoignant les conclusions
du rapport
de l’Institut
pour l’environnement de Stockholm, il apparaît fondamental que tous
les groupes de la société doivent être associés à l’implantation
d’un tel processus et surtout que le coût de ce dernier ne doit
pas pénaliser les groupes les plus défavorisés.
4.4. L’éducation
37. Le niveau d’éducation des différentes sociétés participe
également à l’augmentation du bien-être mais également à la croissance
économique d’un Etat. L’augmentation du niveau d’éducation et la
lutte contre l’analphabétisme sont des indicateurs fondamentaux
à prendre en compte dans cette nouvelle réflexion sur la croissance
des nations. Il est d’ailleurs symptomatique de constater que bien
souvent les pays en voie de développement consacrent une grande
part de leur budget à l’éducation. C’est le cas, par exemple, de
la Tunisie où les enfants de six ans sont à 99 % scolarisés et où
le nombre d’étudiants est extrêmement élevé.
38. Cependant, l’aspect éducatif du bien-être ne s’arrête pas
à ces deux indicateurs. Le bien-être passe également par l’acquisition
de formations supérieures, de connaissances théoriques et de formations manuelles
qui permettent d’acquérir une spécialisation forte, mais aussi par
l’accès à la culture générale (lecture de la presse, accès à un
cinéma diversifié et à des ouvrages non censurés). Celle-ci bénéficiera
aussi bien au citoyen dans sa satisfaction personnelle et économique
(augmentation de ses revenus et par conséquent de son pouvoir d’achat,
par exemple) qu’à l’Etat, qui se dotera, en matière d’innovation,
de compétences exportables sur les différents marchés mondiaux.
39. Enfin, l’éducation familiale doit également être prise en
compte, car le temps consacré aux enfants contribue également au
bien-être et accroît de manière indirecte le PIB. De façon plus
générale, l’activité exercée par les femmes au sein du foyer, comme
le ménage ou la préparation des repas, doit être prise en compte,
car dans certains Etats membres du Conseil de l’Europe, comme l’Allemagne
ou la Finlande, cette activité représente environ 30 % du PIB.
4.5. Réduire les inégalités
40. La réduction des inégalités économiques et sociales,
et le souci d’une meilleure justice sociale concourent également
à améliorer le bien-être et le bonheur des populations. Ces éléments
deviennent donc des priorités absolues, surtout en période de crise
économique. Il convient donc assurément de pouvoir rendre compte,
le plus précisément possible, de l’état des inégalités et de la
cohésion sociale dans nos sociétés. C’est ce qu’a rappelé l’Internationale
socialiste à l’issue de la réunion de sa commission sur les questions
financières globales, le 31 mars 2009: «Nous devons garantir que
la cohésion sociale est notre priorité pendant cette crise mais
également au-delà […]. Le défi du XXIe siècle
est de combiner le système économique global avec les valeurs et
les principes d’une société démocratique et juste.» Les 18 indicateurs
dits «de Laeken» adoptés par le Conseil européen en décembre 2001
tentent de mesurer l’inclusion sociale en prenant en compte la pauvreté
financière, l’emploi, la santé et l’éducation afin de prendre en
compte l’aspect multidimensionnel de l’exclusion sociale.
41. Certes, l’économie dispose de plusieurs instruments permettant
de rendre compte de ces inégalités. C’est le cas de la courbe de
Lorenz sur les inégalités de revenus, du coefficient Gini sur la
distribution des revenus dans une société. Mais ces courbes et graphiques
traduisent plus une situation mathématique qu’une réalité physique.
L’indice de santé sociale existe ainsi depuis 1959, date de sa création
par le Fordham Institute. Constitué de 16 variables, le plus souvent
réparties en différentes catégories d’âge, cet indice prend en considération
la maltraitance des enfants, l’usage de drogue, la couverture par
l’assurance- maladie, les délits violents, l’accès à un logement
d’un prix abordable, pour ne citer que ces quelques exemples. Alors
que le PIB continuait à progresser après 1973, l’indice de santé
sociale entamait une descente régulière aux Etats-Unis. La Fondation
européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail
a également commencé à réfléchir sur cette question. Menant des
enquêtes dans de nombreux pays de l’Union européenne, elle s’emploie
à synthétiser ses résultats afin de permettre de définir un bien-être
souvent lié à des facteurs tels que le salaire, une juste rémunération
des efforts fournis, la sécurité de l’emploi, le temps disponible
en dehors de l’activité professionnelle, les relations avec les
collègues, l’autonomie ou la violence sur son lieu de travail. En
République tchèque, par exemple, si les relations avec les collègues
restent l’élément dont les travailleurs sont le plus satisfaits,
elles n’arrivent qu’en cinquième position de leurs priorités, après
le salaire, une juste rémunération des efforts fournis, la sécurité
de l’emploi et l’attitude de leur hiérarchie
.
42. La Commission européenne a compris que, si le PIB pouvait
augmenter, il masquait de nombreuses incohérences en ce qui concerne
l’accroissement des inégalités et de la pauvreté qui pouvaient augmenter dans
le même temps. La cohésion sociale étant l’un des principaux objectifs
de l’Union européenne, la Commission européenne souhaite disposer
de données qui, parallèlement aux aspects proprement économiques,
rendent compte de la réalité sociale.
43. Enfin, lorsqu’on traite des inégalités, il faut évoquer les
inégalités persistantes entre les hommes et les femmes dans de nombreux
domaines et notamment en matière économique (salaires, pouvoir d’achat, activités
économiques, domestiques, etc.). L’indicateur sexospécifique de
développement humain (ISDH) ajuste l’IDH en fonction des inégalités
des sexes en prenant en compte la longévité et la santé (espérance
de vie), l’instruction et l’accès au savoir (taux d’alphabétisation
et de scolarisation), et le niveau de vie.
4.6. La gouvernance
44. Enfin, des paramètres liés à la démocratie, à l’Etat
de droit et aux droits de l’homme de chacune et de chacun, favorisent
le bien-être de nos sociétés. Sans entrer dans un débat pour savoir
quel est le meilleur système économique ou si le libéralisme est
bon ou mauvais, il convient de reconnaître que la liberté économique
favorise grandement la croissance et le bien-être. A ce titre, le
respect de la démocratie quant à la consultation régulière des citoyens,
l’alternance politique, les libertés de réunion et d’expression,
la liberté de circulation, la possibilité de consulter une presse
pluraliste, l’absence de corruption au sein des administrations
publiques et des organes politiques, et l’ascension sociale basée
sur le mérite et la compétence favorisent grandement le bien-être
des membres d’une société en mouvement, dynamique et qui souhaite
s’investir pour s’améliorer, s’enrichir et progresser. Pierre Le
Roy dans son indice du bonheur fait de la démocratie l’un des critères
majeurs avec la sécurité, la liberté et le respect des droits de
l’homme.
45. La paix peut peut-être aller de soi en Europe occidentale
mais il existe encore, au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe,
des zones de conflit ou de danger (Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabakh,
Caucase du Nord, Transnistrie) où la paix et la sécurité sont des
données majeures pour le bien-être des populations. «Concernant
la liberté, la démocratie et les droits de l’homme, il est difficile
de choisir des critères qui seront forcément controversés comme
le degré de démocratie de notre pays ou le degré de liberté de la
presse; par contre, il est tout à fait possible de retenir deux
critères consensuels»
,
rappelle Pierre Le Roy qui cite le taux de participation aux élections,
«bon baromètre de la vitalité de notre démocratie», et le sort réservé
aux femmes, que traite également l’ISDH pour mesurer ce bien-être
démocratique. Enfin, vivre dans un Etat où la sécurité contre les
divers délits et agressions est garantie et où chaque citoyen peut
arpenter les rues des villes sans risquer sa vie apparaît également
comme un facteur important de son bien-être.
46. De plus, l’entrée dans l’Union européenne de nombreux pays
d’Europe centrale a entraîné un bien-être lié à un certain nombre
de paramètres tels que l’intégration au marché économique européen,
la possibilité de participer aux institutions européennes et une
sécurité géopolitique et professionnelle.
47. Le respect des minorités ethniques, linguistiques et religieuses,
leur intégration et leur pleine adaptation dans la société contribuent
également à créer un «vivre-ensemble» qui ne peut être que source
de bien-être. La Direction de la cohésion sociale du Conseil de
l’Europe a ainsi démontré dans l’une de ses publications
qu’«une idée “intégrée”
de bien-être devrait dominer dans tous les domaines de la politique
et être l’objectif d’une responsabilité partagée entre tous les
acteurs concernés, voire le centre des efforts de coordination des différents
acteurs compétents en matière de migration et d’intégration».
48. Le rôle des parlements nationaux sur ces thèmes est d’ailleurs
fondamental. Les représentants des différents peuples européens
doivent dès à présent s’approprier des travaux réalisés par les
différentes organisations internationales et experts afin de s’en
inspirer lors de l’élaboration des futures lois et autres décisions
publiques.
5. Les différentes initiatives
49. Le Conseil de l’Europe et son Assemblée parlementaire
ont depuis longtemps pris en considération ces questions de bien-être
et de croissance économique. Déjà en 1975 – soit deux ans après
le premier choc pétrolier – l’Assemblée adoptait la
Résolution 592 (1975) relative aux conséquences économiques des «limites de
la croissance» dans laquelle elle demeurait «convaincue de la nécessité
d’utiliser une plus large part des fruits de la croissance économique
pour résoudre les problèmes écologiques et sociaux, et combattre
le gaspillage des ressources limitées».
50. Plus récemment, le Conseil de l’Europe et sa Division du développement
de la cohésion sociale ont élaboré en 2005 un «Guide méthodologique»
qui tente de définir des indicateurs de cohésion sociale. Cette même
division, en partenariat avec l’OCDE et la province autonome du
Trentin, a également organisé un vaste séminaire «Impliquer les
citoyens/communautés dans l’évaluation et la promotion du bien-être
et du progrès: vers des nouveaux concepts et outils»
. Ce séminaire
est revenu sur des thèmes tels que les aspects institutionnels,
les relations avec les pouvoirs publics, la corrélation des divers
indicateurs, le développement des processus participatifs et l’invention
de nouveaux outils et concepts. Tous les experts ont convenu qu’il fallait
aller au-delà du PIB. Votre rapporteur a été amené à prononcer les
mots de conclusion de ce séminaire.
51. La Commission européenne a également engagé des travaux sur
ces thèmes précis. A l’occasion d’une conférence internationale,
«Beyond GDP, measuring true wealth, and the well-being of nations»,
organisée en partenariat avec le Parlement européen, le Club de
Rome, le WWF et l’OCDE à Bruxelles, les 19 et 20 novembre 2007,
le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, a
appelé de ses vœux «cette espèce de percée que nous avons vue dans
les années 1930, une percée qui adapte le PIB ou qui le complète
avec des indicateurs plus adaptés à nos besoins et à nos défis d’aujourd’hui».
52. La Commission européenne a donc engagé une vaste réflexion
sur cette problématique. Dans sa communication au Conseil européen
et au Parlement européen, en août 2009, la Commission européenne
a convenu qu’il fallait adapter nos indicateurs à un monde en mutation
aussi bien politiquement qu’économiquement et que ceux-ci devaient
permettre de répondre aux préoccupations des citoyens. Elle a programmé
cinq actions afin de mesurer le progrès: 1. ajouter des indicateurs
environnementaux et sociaux au PIB et notamment un indice environnemental
global; 2. faire en sorte que les informations soient disponibles rapidement
pour une meilleure efficience; 3. renforcer la mesure des inégalités;
4. développer un tableau de bord européen du développement durable;
5. étendre les comptes nationaux aux thèmes touchant l’environnement
et le social.
53. L’objectif final de la Commission européenne qui prévoit de
dresser un rapport sur ces initiatives d’ici à 2012 suppose que
«les politiques nationales et communautaires seront en fin de compte
jugées sur leur capacité à atteindre ces objectifs et à améliorer
le bien-être des citoyens européens. Pour cette raison, les futures
politiques devront reposer sur des données rigoureuses, dûment mises
à jour et acceptées de tous, et couvrant toutes les questions essentielles». Cet objectif permettra en outre
de contribuer à fixer les nouvelles données stratégiques de la Stratégie
de Lisbonne d’après 2010.
54. Mais c’est l’OCDE qui reste l’organisation internationale
la plus impliquée sur cette question précise. L’OCDE a lancé un
projet mondial, baptisé «Mesurer le progrès des sociétés», qui s’est
donné pour objectif de mettre au point des indicateurs clés dans
les domaines économique, social et environnemental, afin de donner
une image globale de la façon dont évolue le bien-être d’une société.
Ce projet regroupe de nombreux travaux émanant de plus de 1 200
participants venant de près de 130 pays et qui s’expriment lors
des grands forums mondiaux de l’OCDE consacrés à ce sujet en coopération
avec la Commission européenne, les Nations Unies, la Banque mondiale
et l’Organisation de la Conférence Islamique.
55. Lors du second Forum mondial de l’OCDE (27-30 juin 2007),
les différentes parties ont adopté une déclaration commune (Déclaration
d’Istanbul) dans laquelle il a été convenu que «le bien-être dépend
en partie de politiques publiques transparentes dont les responsables
sont tenus comptables et que la disponibilité d’indicateurs statistiques
sur les résultats économiques, sociaux, environnementaux, et leur
diffusion auprès du public peuvent contribuer à promouvoir une gouvernance
de qualité et à améliorer le processus démocratique».Cette déclaration
trouve toute sa résonance dans les valeurs du Conseil de l’Europe
et de son Assemblée parlementaire, en particulier au sein de la
commission des questions économiques et du développement qui a toujours
soutenu qu’une bonne gouvernance économique était un facteur de
stabilité démocratique. Enfin, la déclaration d’Istanbul a manifesté
entre autres sa volonté de «partager de meilleures pratiques sur
la mesure du progrès sociétal et de stimuler le débat international
en se basant sur des statistiques et des indicateurs adaptés».
56. Le 3e Forum mondial de l’OCDE,
«Statistiques, connaissances et politiques»,qui s’est tenu à Busan
en Corée du Sud (27-30 octobre 2009) a notamment été consacré aux
nouveaux paradigmes permettant de mesurer le progrès et à la meilleure
façon de garantir, et surtout de mesurer, le bien-être de nos populations. Des
représentants des mondes économique, politique ou médiatique, mais
également des acteurs de la société civile, aussi bien des ONG que
des artistes, ont pu exprimer leurs visions du bien-être et leurs
solutions pour en rendre compte.
57. A l’initiative du président de la République française, Nicolas
Sarkozy, une commission de mesure de la performance économique et
du progrès social a été instituée le 8 janvier 2008. Elle s’est
donnée pour mission essentielle d’engager une «réflexion sur les
moyens d’échapper à une approche trop quantitative, trop comptable
de la mesure de nos performances collectives» et surtout d’élaborer
de nouveaux indicateurs de richesse. Placée sous la présidence de
Joseph Stiglitz (d’où son nom de «commission Stiglitz»), prix Nobel d’économie,
elle regroupe d’autres prix Nobel et personnalités éminentes ayant
travaillé sur les questions de bonheur et de bien-être économique,
tels que Amartya Sen, Daniel Kahneman mais également Kenneth Arrow,
James Heckman, Nicholas Stern ou Enrico Giovannini. L’objectif de
cette commission est complémentaire de l’initiative de l’OCDE et
de son projet «Mesurer le progrès des sociétés». Elle s’est davantage
concentrée sur la qualité de vie que sur le bonheur à proprement
parler, afin de couvrir un spectre plus large de domaines.
58. Comme le rappelle Joseph Stiglitz, le problème qui se pose
réside dans «l’énorme fossé entre les mesures de variables tellement
importantes comme la croissance économique, l’inflation, l’inégalité
et la mobilité sociale et les perceptions publiques. Les revenus
peuvent augmenter mais les gens se sentent plus pauvres ou l’inflation
peut chuter mais les gens constatent des prix élevés dans leurs
magasins de proximité»
.
C’est dans cette optique que la commission a axé ses travaux sur
trois domaines d’enquête donnant lieu à trois commissions de travail:
1. Comment étendre et modifier le PIB; 2. Comment la croissance économique
et le progrès social peuvent être mis en relation avec le développement
durable et l’environnement; 3. Comment mesurer la qualité de vie
à partir de données évaluant la manière dont les citoyens vivent
leurs vies et perçoivent leur bien-être.
59. Plusieurs réunions de cette commission ont permis d’avancer
sur ces questions de bien-être. L’une d’elles, tenue les 22 et 23
avril 2008, est revenue sur l’importance de détecter les corrélations
entre les données macroéconomiques comme celles du PIB et les indicateurs
sociaux et environnementaux. Cette réunion a également souligné
la nécessité de disposer d’indicateurs régulièrement actualisés.
Les conclusions des travaux de cette commission Stiglitz ont été
publiées le 14 septembre 2009 et comportent douze recommandations:
Recommandation
n° 1: dans le cadre de l’évaluation du bien-être matériel,
se référer aux revenus et à la consommation plutôt qu’à la production;
Recommandation
n° 2: mettre l’accent sur la perspective des ménages;
Recommandation
n° 3: prendre en compte le patrimoine en même temps que les
revenus et la consommation;
Recommandation
n° 4: accorder davantage d’importance à la répartition des
revenus, de la consommation et des richesses;
Recommandation
n° 5: élargir les indicateurs de revenus aux activités non
marchandes;
Recommandation
n° 6: la qualité de la vie dépend des conditions objectives
dans lesquelles se trouvent les personnes et de leurs «capabilités»
(capacités dynamiques). Il conviendrait d’améliorer les mesures
chiffrées de la santé, de l’éducation, des activités personnelles
et des conditions environnementales. En outre, un effort particulier
devra porter sur la conception et l’application d’outils solides
et fiables de mesure des relations sociales, de la participation
à la vie politique et de l’insécurité, ensemble d’éléments dont
on peut montrer qu’il constitue un bon prédicteur de la satisfaction
que les gens tirent de leur vie;
Recommandation
n° 7: les indicateurs de la qualité de la vie devraient,
dans toutes les dimensions qu’ils recouvrent, fournir une évaluation
exhaustive et globale des inégalités;
Recommandation
n° 8: des enquêtes devront être conçues pour évaluer les
liens entre les différents aspects de la qualité de la vie de chacun
et les informations obtenues devront être utilisées lors de la définition
de politiques dans différents domaines;
Recommandation
n° 9: les instituts de statistiques devraient fournir les
informations nécessaires pour agréger les différentes dimensions
de la qualité de la vie et permettre ainsi la construction de différents
indices;
Recommandation
n° 10: les mesures du bien-être, tant objectif que subjectif,
fournissent des informations essentielles sur la qualité de la vie.
Les instituts de statistiques devraient intégrer à leurs enquêtes
des questions visant à connaître l’évaluation que chacun fait de
sa vie, de ses expériences et priorités;
Recommandation
n° 11: l’évaluation de la durabilité nécessite un ensemble
d’indicateurs bien défini dont les composantes devront avoir pour
trait distinctif de pouvoir être interprétées comme des variations
de certains «stocks» sous-jacents. Un indice monétaire de durabilité
a sa place dans un tel ensemble; toutefois, en l’état actuel des
connaissances, il devrait demeurer principalement axé sur les aspects
économiques de la durabilité;
Recommandation
n° 12: les aspects environnementaux de la durabilité méritent
un suivi séparé reposant sur une batterie d’indicateurs physiques
sélectionnés avec soin. Il est nécessaire, en particulier, que l’un
d’eux indique clairement dans quelle mesure nous approchons de niveaux
dangereux d’atteinte à l’environnement (du fait, par exemple, du
changement climatique ou de l’épuisement des ressources halieutiques).
60. Un collectif d’associations, de chercheurs et de
réseaux de la société civile, baptisé «Forum pour d’Autres Indicateurs
de Richesses» (FAIR), a également vu le jour durant l’année 2008,
dans la perspective des travaux de la commission Stiglitz avec laquelle
FAIR travaille étroitement. Offrir une vision renouvelée de la richesse
ou du développement humain durable et aller au-delà des simples
indicateurs économiques sont ses principales missions. Selon l’un
de ses membres, Florence Jany-Catrice, économiste et maître de conférences
à l’université de Lille I, de nouveaux indicateurs doivent être
inventés pour permettre une «expression plurielle du “progrès sociétal”,
de “qualité de vie” de bien-être pour tous, de santé sociale, de richesses
dans leurs multidimensionnalités: culturelles, sociales et environnementales».
6. Les premières applications dans
les Etats membres du Conseil de l’Europe
61. Plusieurs Etats membres et observateurs du Conseil
de l’Europe commencent à prendre en compte la diversité de ces indicateurs
économiques, sociaux, environnementaux et démocratiques. En lien
avec le Conseil de l’Europe ou de leur propre initiative, ces Etats
visent à assurer le bien-être et le progrès de leurs sociétés et
à intégrer ce critère particulier dans les réflexions et les décisions
de leurs collectivités publiques.
62. Le Royaume-Uni, et plus particulièrement le pays de Galles,
a été un pionnier dans cette réflexion. En effet, l’Assemblée galloise
a, dès 2001, intégré ces divers indicateurs dans son processus administratif
de décision, devenant la première collectivité au monde dans ce
domaine. Le Canada a également mis au point un nouvel indice qui
prend en compte sept facteurs: niveau de vie, emploi du temps, santé,
environnement, éducation, vie communautaire, engagement civique.
63. Plusieurs collectivités territoriales ont lancé divers projets
concrets qui s’inscrivent dans cette voie, sur le terrain, avec
le concours des citoyens. L’Italie a, par exemple, lancé depuis
1999 de vastes plans de stratégie urbaine dans près de 70 villes
afin de promouvoir à l’échelon local des formes de démocratie délibérative
avec la société civile. C’est le cas, par exemple, dans la ville
de Piacenza qui a mis en place un suivi local des besoins sociaux
et où près de 60 travailleurs sociaux recensent les besoins des
habitants pour améliorer leurs conditions de vie et leur bien-être.
Cette même ville est également à l’origine d’un festival culturel,
baptisé «les Usines du Bonheur» («Fabbriche della Felicità»), qui
a permis la définition de nouveaux indicateurs et de comportements,
produisant du bien-être et du bonheur, mais également un travail
de recherche de sites urbains susceptibles d’apporter du bien-être
ou, à l’inverse, de l’embarras
.
64. En lien avec son Congrès des pouvoirs locaux et régionaux,
qui s’est penché avec attention sur cette question, le Conseil de
l’Europe a réalisé plusieurs expérimentations des principes évoqués
dans le «Guide méthodologique» dans des quartiers, des entreprises,
des écoles ou des services publics, par exemple à Mulhouse (France)
ou à Timişoara (Roumanie). A Mulhouse, l’expérimentation a montré
l’impact des diverses activités humaines (activités économiques
des entreprises, projets ou actions spécifiques) sur le bien-être
de la population vivant à proximité.
65. Si les collectivités publiques ont engagé des efforts pour
mesurer et améliorer le bien-être de leurs citoyens, comme en Bulgarie
où le ministère du développement régional et des travaux publics
a lancé en 2007 avec le Programme des Nations Unies pour le développement
(PNUD), un grand projet de rénovation d’immeubles multifamiliaux,
il est également des villes où les citoyens eux-mêmes se sont organisés
en vue de promouvoir leur bien-être économique et en privilégiant
bien souvent des valeurs telles que la solidarité, la coopération
ou la redistribution. Ces initiatives citoyennes prennent la forme
de microcrédits professionnels, de services sociaux d’intérêt général
ou d’entreprises solidaires ou d’insertion. D’ailleurs, un rapport
du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe
va dans ce sens en préconisant la création de nouveaux indicateurs
de qualification/quantification pour valoriser des temps d’implication
citoyenne à plus-value sociale et de la production locale dite non
rentable
.
7. Conclusion: richesses et
bien-être à l’aune de la crise économique
66. Aujourd’hui, la crise économique oblige nos sociétés
à repenser leurs rapports à la richesse et à considérer la croissance
économique en tenant compte du bien-être des sociétés. Il n’est
plus possible de concevoir le XXIe siècle
avec un logiciel hérité du XXe.
67. Si le PIB reste encore un indicateur fondamental de mesure
de nos économies, il demeure insuffisant à mesurer le bien-être,
car il conserve une caractéristique purement comptable. Il convient
aujourd’hui de prendre en compte d’autres indicateurs qui traduisent
la variété des diverses composantes du bien-être des sociétés, telles
que la santé, l’environnement, l’éducation et les valeurs démocratiques.
Cependant le PIB ne doit pas forcément être abandonné mais au contraire
amélioré, perfectionné et enrichi.
68. Les différents travaux et études menées à ce jour par les
grandes organisations européennes et internationales, en particulier
le Conseil de l’Europe et l’OCDE, doivent être poursuivis et soutenus
afin que l’économie parvienne à mieux rendre compte, en termes économiques,
des besoins réels de nos sociétés comme celui d’avoir conscience
de la limitation des ressources ou celui d’accorder une place centrale
à l’Etat dans nos économies et dans sa gestion des services publics.
Elles ont également la lourde tâche d’inventer les solutions économiques
de demain, si lourdes de conséquences pour les générations futures.
69. Un débat s’est engagé ces dernières années sur ce que l’on
appelle la décroissance. Cette théorie économique définie par l’économiste
roumain Nicholas Georgescu-Roegen (1908-1994) tente de montrer que la
croissance économique n’est pas durable et que cette dernière et
son indicateur, le PIB, ne prennent pas en compte d’autres indicateurs
comme le coût environnemental de l’exploitation des ressources.
Les divers tenants de cette idée pensent qu’il est possible d’inventer
un modèle économique qui ne passe pas par la recherche permanente
de la croissance et que cette dernière n’est pas synonyme de progrès.
La commission des questions économiques et du développement a entendu
Nicolas Ridoux, auteur de La Décroissance
pour tous (2006) qui a insisté sur le fait que les richesses
que nous possédons sont suffisamment importantes et qu’au lieu de
continuer à les accroître au détriment de l’environnement, par exemple,
il convient de mieux les répartir.
70. La crise économique a d’ailleurs remis cette idée au goût
du jour, celle de privilégier l’humain plutôt que les biens matériels.
Et avec elle, de nombreux défis économiques et sociaux: doit-on
allonger la durée du travail dans nos sociétés pour satisfaire des
besoins industriels lors d’une prochaine reprise économique, ou doit-on
au contraire réduire cette même durée du travail pour privilégier
le bien-être de nos populations qui ne consommeraient plus à outrance?
Nos économies, qui devront être plus respectueuses de l’environnement, moins
carbonées, doivent-elles placer l’homme au centre de leurs préoccupations
et non plus la rentabilité financière à travers des capitaux boursiers
qui provoquent licenciements, plans de restructuration et délocalisations?
71. Favoriser le bien-être des sociétés tout en maintenant un
niveau suffisamment élevé de richesses apparaît bel et bien comme
le principal défi des économies de nos Etats pour les années à venir.
Il faut également que ces derniers prennent conscience de l’adaptabilité
permanente de ces mêmes indicateurs, car le monde change tellement
vite sous l’effet du développement des moyens de communications,
de la crise économique ou du réchauffement climatique.
72. Tous les efforts de production et d’identification de ces
nouveaux indicateurs doivent absolument, pour être efficaces et
profiter au plus grand nombre, faire l’objet d’une vaste concertation
internationale, qui d’ailleurs pourrait être incluse dans les grandes
discussions en cours, comme au G20, sur la moralisation du capitalisme
mondial et l’établissement de nouvelles règles dans la finance internationale.
73. Nous devons mettre l’accent sur l’homme et non plus sur le
seul marché, car nous avons compris que la croissance économique
n’est rien sans le bien-être de nos concitoyens. Et celui-ci passe
par une amélioration de leurs conditions économiques et sociales.
Ces nouveaux indicateurs permettront de mieux les identifier et,
comme le rappelle Joseph Stiglitz, «l’élaboration de méthodes de
mesure plus justes et plus précises des résultats économiques, environnementaux
et sociaux, est cruciale pour construire un monde meilleur»
.
74. Il importe également que cet intense débat autour des indicateurs
de richesse et de la manière de mesurer le bien-être des populations
ne reste pas affaire d’experts. Il ne faut pas, à mon sens, donner
trop d’indicateurs qui risquent de brouiller le message initial
et surtout de ne pas intéresser l’opinion publique. Cela impliquera
un choix qui devra être le plus judicieux possible. De plus, il
s’agit surtout d’être le plus précis possible, de cerner au mieux
les critères constitutifs du bien-être, car personne ne se reconnaît
dans une moyenne, surtout si les inégalités devaient persister,
voire augmenter.
75. Les responsables politiques doivent donc dès à présent s’emparer
de cette question et s’en inspirer pour établir les nouvelles politiques
publiques économiques, sociales, environnementales et médicales.
Même si la réalité des choses ne s’avérait pas flatteuse, nous avons
un devoir d’honnêteté, car mettre en place de nouveaux indicateurs
qui diraient que les populations sont parfaitement heureuses et
que le bien-être est à son zénith, alors que les inégalités sociales
persistent et que les insécurités augmentent, porterait un coup
très rude à la crédibilité des élites et des responsables politiques
déjà mise à mal par les forts taux d’abstention électorale en Europe.
C’est pour cela que la société civile doit être un partenaire incontournable
afin d’identifier au mieux les attentes des différents peuples d’Europe
et surtout d’y répondre de manière efficace.
Commission chargée du rapport: commission
des questions économiques et du développement
Renvoi en commission: Renvoi
3468 du 27 juin 2008
Projet de résolution adopté
à l’unanimité par la commission le 19 mars 2010
Membres de la commission: M. Paul Wille (Président), MM. Ruhi Açikgöz, Miguel Arias Cañete, Robert Arrigo,
Viorel Riceard Badea, Mme Doris Barnett,
Mme Maryvonne Blondin, MM. Fernand Boden,
Márton Braun, Patrick Breen, Erol Aslan Cebeci, Lord David Chidgey, Per Dalgaard, Kirtcho Dimitrov, Tuur Elzinga, Relu Fenechiu, Erich
Georg Fritz, Guiorgui Gabashvili, Giuseppe Galati (Troisième Vice-Président),
Marco Gatti, Paolo Giaretta, Francis Grignon, Mme Arlette
Grosskost, Mme Azra Hadžiahmetović, Mme Karin
Hakl, MM. Stanislaw Huskowski, Igor Ivanovski, Čedomir Jovanović,
Mme Nataša Jovanović, MM. Antti Kaikkonen, Oskars
Kastēns, Serhiy Klyuev, Albrecht Konečný (Deuxième Vice-Président), Bronisław Korfanty, Ertuğrul Kumcuoğlu
(Premier Vice-Président), Mme Athina
Kyriakidou, MM. Bob Laxton, Harald Leibrecht, Mme AnnaLilliehöök, MM. Arthur Loepfe, Marian Lupu, Denis
MacShane (remplaçant: Earl ofAlexander Dundee), Dirk van der
Maelen, Yevhen Marmazov, Jean-Pierre Masseret, Silver Meikar, Miloš Melčák, José Mendes Bota,
Andrey Molchanov, M. Juan Moscoso del
PradoHernández, Mme Lilja
Mósesdóttir, M. Alejandro Muñoz Alonso,
Mme Olga Nachtmannová, Mme Hermine
Naghdalyan, M. Gebhard Negele, Mme Mirosława
Nykiel, Mme Vassiliki Papandreou, Mme Ganira
Pashayeva, Mme Marija Pejčinović-Burić, MM. Petar Petrov, Viktor Pleskachevskiy
(remplaçant: M. Vladimir Zhidkikh),
M. Jakob Presečnik (remplaçant: M. Peter
Verlič), M. Maximilian Reimann, M. Andrea Rigoni (remplaçant: M. Dario Franceschini), Mme Maria
de Belém Roseira, MM. Giuseppe Saro, Mme Ingjerd
Schou, MM. Predrag Sekulić, Samad Seyidov, Leonid Slutsky, Serhiy
Sobolev, MM. Christophe Steiner, Vyacheslav Timchenko, M. Joan Torres
Puig, Mme Arenca Trashani, M. Mihai Tudose,
MM. Árpád Velez, Mme Birutė Vėsaitė,
MM. Oldřich Vojíř, Konstantinos Vrettos,
Harm Evert Waalkens, M. Robert Walter,
M. Karl-Georg Wellmann, Mme Maryam Yazdanfar.
N.B. les noms des membres ayant participé à la réunion sont
indiqués en gras
Secrétariat de la commission: M.
Newman, Mme Ramanauskaite, M. de Buyer
et M. Pfaadt