1. Mandat et
préparation du rapport
1. Le 30 avril 2009, Mme de Melo et 27 de ses collègues
ont présenté une proposition de résolution sur «L’éthique de la
science» qui a été renvoyée à la commission pour rapport le 29 mai 2009.
La commission a nommé Mme de Melo rapporteure.La
commission a examiné un schéma de rapport à Istanbul le 10 mai 2010. J’ai
été nommé rapporteur en remplacement de Mme de Melo le 4 octobre 2010
et ai présenté à la commission un schéma de rapport révisé qui a
été examiné le 13 avril 2011. A la suite de cet échange de vues,
un questionnaire a été envoyé aux parlements nationaux par l’intermédiaire
de l’agence du Centre européen de recherche et de documentation
parlementaires (CERDP) et le professeur Armin Grunwald, directeur
du Bureau d’évaluation technologique du Bundestag allemand, a été
chargé de préparer un rapport de fond.
2. Le 5 mars 2012 à Paris, la commission a tenu une audition
conjointe sur la question avec l’UNESCO et examiné le rapport de
fond préparé par le professeur Grunwald, avec la participation de
Mme Irina Bokova, Directrice générale de l’UNESCO, et des experts
suivants: Professeur Grunwald, M. John Crowley, chef de la Division
de l’éthique des sciences et des technologies à l’UNESCO, M. Jacques
Bordé, ancien directeur de recherche au Centre national de recherche
scientifique (CNRS) (France) et conseiller de son comité d’éthique des
sciences (COMETS), Mme Dafna Feinholz, chef de l’équipe Bioéthique
au sein du Secteur des sciences sociales et humaines de l’UNESCO,
M. Jan Hartman, président du Comité des bonnes pratiques académiques au
ministère polonais des sciences, Mme Monique Atlan, journaliste
et productrice à France 2 et M. Roger-Pol Droit, philosophe et membre
du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), France, auteurs
de l’ouvrage «Humain» (éd. Flammarion, 2012), ainsi que Mme Michèle
Guillaume-Hofnung, vice-présidente de l’Académie de l’éthique, France.
3. Le 28 juin 2012 à Strasbourg, la commission a tenu un échange
de vues avec le professeur Rafael Capurro, président du Centre international
pour l’éthique de l’information (ICIE) et ancien membre (2000-2010) du
Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies
(GEE), ainsi que M. Carlos de Sola, chef du service de la bioéthique,
Direction des droits de l’homme, Direction Générale I – droits de
l’homme et Etat de droit, Conseil de l’Europe, et Mme Laurence Lwoff,
secrétaire du Comité de bioéthique (DH-BIO), Direction des droits
de l’homme, Direction Générale I – droits de l’homme et Etat de
droit, Conseil de l’Europe.
4. Je tiens à remercier le professeur Grunwald et tous les experts
qui ont participé aux deux auditions pour leur précieuse contribution
au présent rapport.
2. Objectifs
du rapport
5. La science et la technologie jouent un rôle décisif
dans l’évolution des sociétés modernes. Les nouvelles connaissances
et les technologies innovantes sont les principaux moteurs du progrès
dans de nombreux domaines, comme la qualité de vie, l’économie,
la compétitivité, la santé, la sécurité et le développement durable.
Cependant, l’histoire a montré que la recherche scientifique et
ses résultats, notamment les nouvelles technologies, étaient ambivalents
du point de vue des normes et des valeurs éthiques.
6. Le débat sur l’éthique dans la science et la technologie,
et notamment la question de la responsabilité des scientifiques,
est sorti des cercles restreints dans lesquels il était confiné
après la mise au point et l’utilisation de la première bombe atomique
à la fin de la seconde guerre mondiale. Il s’est élargi dans les années 1960
avec la prise de conscience que les technologies pouvaient avoir
des conséquences indirectes non souhaitées, essentiellement sur
l’environnement. Aujourd’hui, en matière d’éthique, l’attention
se porte sur la science et ses applications dans de nombreux domaines
comme le génie génétique et les biotechnologies, le génie biomédical,
la biologie moléculaire et la recherche sur les cellules souches,
les neurosciences, l’utilisation des nanotechnologies dans les traitements
médicaux ou encore les diverses formes de perfectionnement de l’humain
(«enhancement»).
7. Le débat se focalise sur l’impact et les conséquences possibles
de la recherche scientifique et des évolutions technologiques sur
les êtres humains et la société, et pose des questions fondamentales
sur ce qu’est l’humain ou encore sur la place de l’homme dans la
nature et sa relation avec elle. La question de la place de la morale
dans la science est depuis longtemps sujette à controverse. En revanche,
il est aujourd’hui évident que la science et la technologie relèvent
de la responsabilité humaine et appellent une réflexion éthique à
l’échelle nationale, suprarégionale et mondiale.
8. Certains scientifiques perçoivent l’éthique comme un obstacle
à leurs activités car elle peut imposer des limites et des restrictions
qui les obligent à travailler dans un contexte prohibitif. Mais
c’est probablement tout le contraire. L’éthique fait intrinsèquement
partie de l’intégrité scientifique. La science repose sur une argumentation
rationnelle, et la réflexion éthique est, elle aussi, tenue de produire
des arguments solides. L’éthique et la science partagent donc la
conviction commune que la qualité des arguments est déterminante.
9. En général, les progrès scientifiques et technologiques élargissent
les possibilités d’action humaine. De plus en plus, tout ce sur
quoi l’homme ne pouvait intervenir, tout ce qui devait être accepté
comme étant naturel (intangible) ou comme relevant du destin tend
à être soumis à l’influence humaine. Cette interprétation du progrès
scientifique est héritée de l’Europe des Lumières.
10. Cependant, des questions éthiques fondamentales proviennent
des incertitudes, des conséquences indirectes non souhaitées, des
risques pour la santé et l’environnement, de l’utilisation à mauvais
escient des connaissances et des technologies et de l’absence d’orientation
générale et d’objectifs clairs. L’opportunité de choisir entre plusieurs
options se transforme au fil du temps en obligation de faire des
choix. Plus les possibilités d’action des êtres humains augmentent,
plus ils ont de responsabilités, ce qui exige de leur part d’être
capables d’assumer leurs libertés nouvelles en prenant des décisions
réfléchies
.
11. Du fait de cette situation ambivalente, la science et la technologie
suscitent depuis quelques dizaines d’années des débats au sein de
la société et du monde scientifique au sujet des risques et des
opportunités qu’elles présentent, de leur utilité potentielle et
de leurs conséquences indirectes ainsi que des questions de maîtrise
et de responsabilité. De nouvelles approches ont vu le jour, comme
l’évaluation des technologies, l’éthique de la science et de l’ingénierie
et la conception éthique. Un certain nombre d’établissements scientifiques,
médicaux et techniques ont reconnu leur responsabilité sociale et
morale et mis en place des codes de bonne conduite.
12. En tout état de cause, la question des suites concrètes à
donner aux réflexions éthiques prête à controverse. Les décisions
sont prises par des institutions démocratiques et non par jugement
éthique. On rencontre ainsi des avis divergents sur le niveau de
risque acceptable, l’opportunité d’une intervention technique sur
le corps, les diagnostics préimplantatoires et l’eugénisme, l’expérimentation
animale, notamment sur des primates, le statut moral de l’embryon,
les pressions commerciales qui s’exercent sur la science, la relation
entre notre responsabilité envers les générations futures et les
nécessités du présent, etc.
13. L’éthique dans la science et la technologie doit se pencher
sur ces problématiques, dont la complexité augmente du fait de la
mondialisation croissante et de la multiplication des échanges interculturels.
Il n’existe ni cadre moral ou réglementaire universel pour la science,
ni gouvernance mondiale de la science. C’est pourquoi ce rapport
examinera en particulier les questions suivantes:
- la situation actuelle de l’éthique
dans la science et la technologie, son institutionnalisation, les
évolutions récentes et les enjeux actuels, en particulier en Europe;
- les facteurs de risque et les obstacles susceptibles de
nuire au respect des cadres éthiques relatifs à la science et à
la technologie;
- la recherche d’un socle commun pour un cadre éthique en
matière de développement scientifique et technologique;
- les mesures politiques et institutionnelles pouvant contribuer
au renforcement de la place de l’éthique dans la gouvernance de
la science et de la technologie, et notamment les possibilités pour
le Conseil de l’Europe d’influer sur la situation actuelle.
3. Classification
des questions éthiques en science et en technologie
14. La science et la technologie présentent des aspects
éthiques, notamment en ce qui concerne: 1) leurs objectifs et usages;
2) les instruments qu’elles emploient; 3) leurs conséquences et
leurs effets indirects; et 4) le système de règles et de comportements
dans lequel elles s’inscrivent.
15. Afin de donner une orientation à la science et la technologie,
il convient des développer des idées concernant la manière dont
on souhaiterait que la recherche évolue, ses objectifs et la vision
dans laquelle on désire inscrire la recherche et ses applications.
Dans de nombreux cas, les objectifs de la science et des technologies
ne posent aucun problème. En ce qui concerne la vision, le développement
de thérapies pour des affections comme la maladie d’Alzheimer, la
mise au point de nouveaux appareils pour aider les personnes handicapées
ou la protection de la société contre les risques naturels ne pourront
qu’être largement approuvés par la société et acceptés sur le plan
éthique. D’autres sujets suscitent en revanche des conflits et des polémiques.
Les projets de vols spatiaux habités, par exemple, sont controversés
par nature, comme le sont le plus souvent les projets de développement
d’armes nouvelles et plus puissantes. Dans le domaine des «technologies
convergentes», l’idée que les performances humaines soient améliorées
et que des études soient menées pour y parvenir est discutable.
Ces questions conduisent à s’interroger sur nos politiques d’acquisition
des connaissances: quelles connaissances souhaitons-nous et ne souhaitons-nous
pas acquérir dans l’avenir? Ces questions feront inévitablement
l’objet d’une analyse et d’un débat éthiques.
16. Les instruments, les mesures et les pratiques scientifiques,
en particulier la recherche, peuvent soulever des questions éthiques.
On peut, par exemple, s’interroger sur la légitimité morale des
expérimentations sur les animaux ou des pratiques tendant à faire
des êtres humains, des embryons et des cellules souches des sujets
de recherche. Il en va de même des expériences menées avec des plantes
ou des organismes génétiquement modifiés, en particulier lorsqu’elles
sont portées à l’extérieur des laboratoires, et des essais nucléaires
effectués par le passé. La collecte et l’utilisation de données
génétiques et de données à caractère personnel, comme dans le cas
des biobanques, peuvent également susciter de sérieuses préoccupations éthiques
en ce qui concerne le droit de toute personne au respect de sa vie
privée.
17. Depuis les années 1960, les effets indésirables des innovations
scientifiques et techniques se révèlent considérables et certains
ont pris des proportions dramatiques: accidents survenant dans des
infrastructures techniques (Tchernobyl, Bhopal), menaces pour le
milieu naturel (pollution de l’air et de l’eau, trous dans la couche
d’ozone, changement climatique), effets négatifs sur la santé comme
dans le cas de l’amiante. S’y ajoutent les retombées sociales et
culturelles (problèmes d’emploi liés aux gains de productivité).
La complexité croissante de la science et de la technologie et leurs
liens étroits avec de nombreux secteurs de la société font qu’il
est toujours plus difficile de prévoir et d’évaluer les conséquences
de nouveaux développements et de prévenir les risques. Cela vaut
en particulier pour les nouvelles technologies génériques, comme
les nanotechnologies, et pour d’autres domaines des sciences et
technologies nouvelles et émergentes (NEST – new and emerging science
and technology).
18. La quatrième dimension concerne le système scientifique en
tant que tel, ses règles et ses principes, l’organisation du travail
et le comportement et la conduite des scientifiques et des chercheurs.
A cet égard, la réflexion éthique met l’accent sur la responsabilité
des scientifiques et des chercheurs en tant que professionnels chargés
de préserver la qualité des résultats scientifiques et technologiques
et de respecter des principes éthiques et réglementaires généraux.
Elle couvre la question de la non-discrimination, des droits de propriété
intellectuelle et du comportement correct au sein du système scientifique.
Elle aborde aussi des aspects sociétaux, notamment les questions
du dialogue avec la société et de l’ouverture aux procédures participatives.
En outre, certaines règles des systèmes d’évaluation des résultats
professionnels et de la carrière scientifique pourraient avoir une
incidence sur le comportement éthique des chercheurs. Certaines règles
potentiellement dangereuses pourraient induire et récompenser des
comportements contraires à l’éthique, tels que les violations des
droits de la propriété intellectuelle, le plagiat, la manipulation
de données scientifiques ou la «multiplication artificielle» des
avancées scientifiques, par exemple par la publication «essaimée»
des résultats. De tels éléments, s’ils existent, devraient être
identifiés et éliminés. Ces questions doivent être d’abord prises
en compte au niveau individuel, mais des mesures adéquates doivent
également être prises sur le plan des règles, de la réglementation
et des structures. Les codes de bonne conduite, l’autoréglementation
grâce au contrôle par les pairs ou d’autres types de règles de bonne
pratique scientifique font partie des instruments qui permettront
de répondre à ces attentes et de relever ces défis.
19. Il y a aussi de la place pour une réflexion philosophique
et éthique au‑delà de ces dimensions. Les débats en cours portent
sur des questions telles que l’avenir de la nature humaine, la nature
même du progrès scientifique et technologique, et la transformation
des relations entre les humains, la technologie et la nature.
4. Le paysage européen
des institutions et les activités relatives à l’éthique dans la
science et la technologie
20. Le paysage européen de l’éthique dans la science
et la technologie présente une richesse et une diversité remarquables.
Il s’est développé à divers niveaux et s’inscrit dans des traditions
culturelles et juridiques différentes. Des conseils, des comités
et des commissions débattent des questions éthiques dans divers
domaines et publient de très nombreuses études sur une variété de
sujets. Les spécialistes de l’éthique au sein des universités, des
écoles supérieures et des instituts de recherche s’emploient à développer
la base théorique de cette vaste discipline en pleine expansion.
La présente partie ne contient toutefois qu’une petite sélection
d’activités.
4.1. Le Conseil de l’Europe
21. Le Conseil de l’Europe a été un pionnier dans le
domaine de la bioéthique depuis 1985 et au cours des années 1990,
avant l’adoption de la Convention sur les droits de l’homme et la
biomédecine («Convention d’Oviedo»)
en 1997 et de ses protocoles successifs,
qui ont servi de base à plusieurs directives de l’Union européenne
et à la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits
de l’homme (UNESCO, 2005).
22. La Convention d’Oviedo est entrée en vigueur le 1er décembre 1999.
A ce jour, elle a été ratifiée par 29 Etats membres du Conseil de
l’Europe, notamment la Suisse et la France, deux pays ayant une
industrie pharmaceutique bien implantée et une recherche biomédicale
de pointe.
23. La convention met l’accent sur la primauté de l’être humain
(article 2): «L’intérêt et le bien de l’être humain doivent prévaloir
sur le seul intérêt de la société ou de la science.» L’accès équitable
à des soins de santé de qualité appropriée est également considéré
comme un droit fondamental (article 3). S’agissant du comportement
responsable et adéquat des scientifiques, le Conseil de l’Europe
n’énonce pas de valeurs et de principes propres, mais renvoie aux
normes professionnelles (article 4): «Toute intervention dans le
domaine de la santé, y compris la recherche, doit être effectuée
dans le respect des normes et obligations professionnelles, ainsi
que des règles de conduite applicables en l’espèce.» L’obligation
d’obtenir le consentement éclairé des personnes revêt une importance
essentielle dans la structure et dans le contenu de la convention
(article 5): «Une intervention dans le domaine de la santé ne peut
être effectuée qu’après que la personne concernée y a donné son
consentement libre et éclairé.» Par conséquent, un accent particulier
est placé non seulement sur la protection des personnes qui n’ont
pas la capacité de donner leur consentement et sur les personnes
atteintes de troubles mentaux, mais aussi sur la question de la
recherche sur les personnes qui n’ont pas la capacité de donner
leur consentement. La convention traite également de la recherche
sur le génome humain, des tests génétiques prédictifs, de la recherche
sur les embryons humains et du prélèvement d’organes et de tissus
sur des donneurs vivants à des fins de transplantation.
24. Ces dix dernières années, le Conseil de l’Europe s’est penché
plus avant sur certains aspects spécifiques de la biomédecine et
a rédigé des protocoles additionnels à la Convention d’Oviedo qui concernent:
- l’interdiction du clonage d’êtres
humains (STE n° 168)
- la transplantation d’organes et de tissus d’origine humaine
(STE n° 186)
- la recherche biomédicale (STCE n° 195)
- les tests génétiques à des fins médicales (STCE n° 203).
25. Le Conseil de l’Europe soutient également la coopération entre
les comités nationaux d’éthique et, à cette fin, a mis en place
la Conférence européenne des comités nationaux d’éthique (COMETH).
Cette dernière est chargée de promouvoir la coopération entre lesdits
comités, d’aider les pays qui le souhaitent à créer et à faire fonctionner
un comité national d’éthique et d’encourager, sur une base pluraliste,
le débat public sur les questions éthiques posées par les progrès
accomplis dans les domaines de la biologie, de la médecine et de
la santé publique.
26. Le Comité de bioéthique du Conseil de l’Europe (DH-BIO) travaille
actuellement sur les questions suivantes: la recherche biomédicale,
les biobanques et la protection des données; la génétique et l’utilisation de
données prédictives relatives à la santé; le processus décisionnel
dans les situations de fin de vie et les différents acteurs de ce
processus; la transplantation d’organes et de tissus d’origine humaine
et la lutte contre le trafic d’organes; la situation dans les Etats
membres concernant la sélection prénatale en fonction du sexe; la
protection des personnes atteintes de troubles mentaux à l’égard
du placement et traitement involontaires. Les futurs thèmes qui
ont été envisagés par le Comité incluent l’accès aux dossiers médicaux,
les neurosciences et le perfectionnement de l’humain (enhancement) et les applications
de l’imagerie cérébrale.
4.2. L’Union européenne
27. Plusieurs directives de l’Union européenne
s’appuyant
sur les travaux précurseurs du Conseil de l’Europe citent expressément
la Convention d’Oviedo. Il y est également fait référence dans le
préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
28. En 1991, la Commission européenne a créé le Groupe européen
d’éthique des sciences et des nouvelles technologies (GEE) et a
(re)défini son mandat pour la période 2011-2015. Le GEE a pour mission de
conseiller la Commission sur les questions éthiques posées par les
sciences et les nouvelles technologies, soit à la demande de la
Commission, soit de sa propre initiative. Le Parlement européen
et le Conseil européen peuvent attirer l’attention de la Commission
sur les questions dont ils estiment qu’elles revêtent une importance majeure
sur le plan éthique.
29. Le GEE a examiné les aspects juridiques et éthiques et publié
des recommandations (avis) dans divers domaines, parmi lesquels
la biologie synthétique, la recherche clinique dans les pays en
développement, la brevetabilité des inventions impliquant des cellules
souches, le clonage animal pour la production alimentaire, les aspects
éthiques de l’agriculture moderne, la nanomédecine et les tests
génétiques dans le cadre du travail. Il convient de noter que les
avis du GEE livrent des réflexions critiques plutôt que de porter
des jugements moraux sur ce qui doit être considéré comme bien ou
mal.
30. Par ailleurs, le Code de bonne conduite de l’Union européenne
pour une recherche responsable en nanosciences et nanotechnologies,
adopté en 2008 à l’initiative du Parlement européen, va au-delà
de la problématique de l’intégrité scientifique et aborde des questions
touchant à la responsabilité sociale et éthique des chercheurs et
des scientifiques.
31. De même, le septième programme-cadre de la Commission européenne
pour les actions de recherche, de développement technologique et
de démonstration (2007-2013) (7e PC)
pose comme principe que «toutes les
actions de recherche menées au titre du septième programme-cadre
sont réalisées dans le respect des principes éthiques fondamentaux»
(article 6.1) et exclut les domaines de recherche suivants pour
des raisons éthiques (article 6.2):
- les activités de recherche visant au clonage humain à
des fins reproductives;
- les activités de recherche visant à modifier le patrimoine
génétique d’êtres humains, qui pourraient rendre cette altération
héréditaire (les recherches relatives au traitement du cancer des
gonades peuvent être financées);
- les activités de recherche visant à créer des embryons
humains uniquement à des fins de recherche ou pour l’approvisionnement
en cellules souches, y compris par transfert de noyau de cellules
somatiques.
32. Le 7e PC inclut la recherche dans
divers domaines soulevant des questions éthiques – comme le perfectionnement
de l’humain («enhancement»),
la biologie synthétique et la nanosécurité – ou des questions liées
au développement durable, à l’égalité et à l’accès aux bénéfices
des sciences et technologies nouvelles et émergentes. Les projets
menés au titre du 7e PC doivent respecter
des principes éthiques spécifiques.
33. Le Parlement européen examine les questions éthiques liées
aux sciences et technologies nouvelles et émergentes par l’intermédiaire
de son unité d’évaluation des choix scientifiques et techniques
(STOA). Les projets récents ou en cours concernent la biologie synthétique
(«Making Perfect Life»), la
nanosécurité, le perfectionnement de l’humain («enhancement») et les questions relatives
à la protection de la vie privée.
4.3. Les organismes
de recherche européens
34. Le Conseil européen de la recherche (ERC) a élaboré
ses propres recommandations, qui mettent non seulement l’accent
sur la dimension instrumentale de la science et de la recherche,
mais prennent aussi en considération la «perte potentielle» de valeurs
importantes.
35. La Fondation européenne de la science (FES) a 38 ans d’expérience
dans la coordination des réseaux de programmes scientifiques et
de recherche, disposant d’un haut niveau d’expertise dans la gestion
de la science. Avec des lignes directrices sur l’évaluation par
les pairs, la fondation incite les scientifiques et les chercheurs
à adopter un comportement adéquat, fondé sur le respect mutuel et
la responsabilité, afin de mener des recherches et de délivrer leur
enseignement en toute indépendance. Néanmoins, la question des conséquences
sociétales de la recherche future n’est pas abordée en tant que
telle, et la responsabilité à l’égard des générations futures a
été jusqu’à maintenant restreinte à la supervision des jeunes scientifiques
et universitaires.
36. La «recherche et innovation responsables» est un élément relativement
récent de la gouvernance de la science. Son émergence découle du
constat que les approches disponibles pour façonner les sciences
et les technologies ne répondent toujours pas à toutes les attentes.
Le mouvement en faveur de l’innovation responsable espère compléter
les approches existantes, comme l’évaluation des technologies et
l’éthique de la science, par des approches nouvelles ou plus approfondies
(par exemple la conception éthique).
5. Niveau national:
législation, suivi et cadre institutionnel concernant l’éthique
dans la science et la technologie
37. Ce chapitre est basé sur le document d’information
AS/Cult/Inf (2013) 02
et les réponses de 33 Etats membres
du Conseil de l’Europe au questionnaire que je leur ai transmis
par l’intermédiaire du Centre européen de recherche et de documentation
parlementaires.
5.1. Lois et lignes
directrices
38. Le degré de réglementation et les mécanismes de mise
en œuvre de celle-ci sont très variables en Europe, mais globalement
tous les pays ont adopté des lois et règlements dans un ou plusieurs
des domaines suivants: a) recherche médicale et sanitaire; b) biotechnologies,
notamment OGM; c) autres sciences et technologies; d) expérimentation
animale; e) sciences sociales et sciences humaines; et f) dispositions générales
(codes) visant à réglementer la recherche, les travaux des scientifiques
et l’intégrité scientifique, notamment les dispositions concernant
la recherche dans l’enseignement supérieur.
39. Certaines constitutions nationales contiennent des dispositions
pertinentes, par exemple en ce qui concerne la promotion de la liberté
de la recherche scientifique (Italie, «l’ex-République yougoslave
de Macédoine», Monténégro, Pologne), la protection de la dignité
de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de
la médecine (Monténégro) et l’obligation d’obtenir le consentement
volontaire pour les expériences scientifiques (Bulgarie, Pologne).
40. Les programmes de recherche nationaux sont le principal instrument
de planification et de coordination de la recherche. Grâce à leur
intégration dans l’Espace européen de la recherche, ils sont en
principe liés aux objectifs stratégiques et aux exigences éthiques
énoncées dans le septième programme-cadre pour la recherche de la
Commission européenne.
41. De plus, la ratification de la Convention d’Oviedo et de ses
protocoles, la transposition des directives de l’Union européenne
et la Charte européenne du chercheur ont permis de faire évoluer
la législation, qui reflète les préoccupations et principes éthiques
au niveau national.
42. Un bon exemple est le Code d’éthique de la recherche scientifique
en Belgique
, adopté en 2008, qui renferme les
grands principes éthiques à appliquer dans toutes les disciplines
de la recherche scientifique. Ce Code a été rédigé conjointement
par d’éminents experts de l’Académie royale des sciences, des lettres
et des beaux-arts et de l’Académie royale de médecine, sous les
auspices du Service public de programmation de la Politique scientifique
fédérale. Un autre exemple est le Code d’éthique des scientifiques
estoniens
élaboré par l’Académie des sciences
estonienne, qui insiste sur la dimension morale de la science et
la responsabilité sociale des scientifiques. D’autres pays, comme
la Finlande
, la Hongrie, la Lettonie, la Norvège
et les Pays-Bas
, ont adopté des initiatives similaires.
Dans certains pays, comme par exemple la Pologne, il n’existe pas formellement
de «code d’éthique», mais ce dernier est remplacé effectivement
en droit national par d’autres réglementations et documents pertinents.
Cependant, dans la plupart des Etats, il n’existe pas de lignes directrices
générales applicables dans tous les domaines de la recherche.
5.2. Institutions et
procédures de suivi
43. De nombreux pays européens disposent de conseils
et de comités d’éthique ayant des missions et des compétences diverses
et s’inscrivant dans des cadres institutionnels différents
. Dans la plupart des cas, les comités
d'éthique ont été créés dans les universités et/ou les hôpitaux
afin de contrôler et d'approuver les essais cliniques. Souvent,
leurs activités sont régies par des codes d'éthique. Dans certains
pays, un comité d'éthique central coordonne les travaux des comités
d'éthique locaux.
44. La majorité des Etats se sont dotés de comités de bioéthique
nationaux dont le mandat va de l'examen éthique des projets de recherche
aux conseils aux responsables politiques (président, parlement, gouvernement).
Ces instances rendent des avis sur les questions éthiques soulevées
par la biomédecine, par exemple les transplantations, la procréation
assistée, le clonage, la protection des patients, le droit au respect de
la vie privée et la collecte de données, l'utilisation des animaux
dans la recherche, et même sur des thèmes plus vastes comme la biodiversité
et la dissémination d’OGM. Les comités d’éthique nationaux ont participé
au dialogue européen et international sur la bioéthique dans le
cadre de la Conférence européenne des Comités nationaux d’éthique
(COMETH) initiée par le Conseil de l’Europe, et plus récemment dans
le cadre du Forum des comités nationaux d’éthique (CEN), financé
par la Commission européenne.
45. La Suisse a mis en place deux comités d’éthique au niveau
fédéral, l’un chargé des questions touchant aux êtres humains, principalement
de nature médicale (la Commission nationale d’éthique dans le domaine
de la médecine humaine), et l’autre chargé des autres questions
éthiques (la Commission fédérale d’éthique pour la biotechnologie
dans le domaine non humain).
46. En France, le Comité consultatif national d’éthique pour les
sciences de la vie et de la santé (CCNE), créé en 1983, est l’un
des plus anciens comités d’éthique. Ses travaux portent essentiellement
sur les questions éthiques posées par la biomédecine moderne et
envisagent la notion de responsabilité dans son sens social large.
Avec l'adoption de la loi relative à la bioéthique en 2004, le CCNE
a acquis un statut indépendant et son mandat s'est développé. L’Allemagne
a mis en place un Conseil d’éthique (Deutscher Ethikrat) au niveau
fédéral en 2001. Ce dernier décide des problèmes qu’il souhaite
aborder, en toute autonomie, et a pour mission de conseiller le
gouvernement et d’encourager le débat public.
47. Des comités d’éthique de la recherche ont été créés dans les
hôpitaux et les universités en Pologne à partir des années 1980.
L’éthique de la recherche a été reconnue sur le plan juridique par
la loi de 1996 relative aux professions médicales, notamment dans
le but de contrôler les essais cliniques. Les comités d’éthique
de l’Académie des sciences, de l’Académie des arts et des sciences
et du Comité d’Etat pour la recherche encouragent les bonnes pratiques
dans le domaine scientifique.
48. La Norvège a instauré un système national pour l'éthique de
la recherche, composé de comités nationaux spécialisés mais coordonnés,
qui couvrent différents domaines de recherche comme la recherche médicale
et sanitaire, les sciences et les technologies, les sciences sociales
et les sciences humaines. Ils partagent un même secrétariat. Il
existe en outre sept comités régionaux pour la recherche médicale
et sanitaire, une Agence nationale de surveillance sanitaire, une
Inspection nationale des données et une Commission nationale d'enquête
sur les pratiques répréhensibles dans le domaine scientifique.
49. Les offices parlementaires d’évaluation des technologies (EPTA)
s’intéressent de plus en plus à la question de l’éthique dans la
science et la technologie. Par exemple, ces dernières années, l’Office d’évaluation
des technologies du Bundestag allemand a commandé des études sur
les biobanques, la biologie synthétique, la recherche sur le cerveau,
la géo-ingénierie et l’amélioration cognitive. Autre exemple, en
Grèce
,
outre la rédaction d’études et l’organisation de débats publics,
le parlement national joue un rôle spécifique en matière de suivi.
50. La Finlande possède un très bon modèle d'autorégulation au
sein de la communauté des chercheurs. Les organisations chargées
de la recherche scientifique sont responsables au premier chef de
promouvoir les bonnes pratiques scientifiques et de s’occuper des
cas présumés de pratiques répréhensibles et de fraude dans le domaine
scientifique. Le Conseil consultatif national sur l'éthique de la
recherche, qui comprend des représentants des principales disciplines
scientifiques et des principales autorités de contrôle, a élaboré
des lignes directrices
présentant les procédures à appliquer
en cas de violation présumée des bonnes pratiques scientifiques
et couvrant tous les domaines scientifiques. La communauté des chercheurs
est globalement très attachée à ces lignes directrices ainsi qu’aux
normes éthiques supplémentaires qui portent plus spécifiquement
sur chaque domaine.
6. Facteurs de risque
et obstacles
51. Si l’éthique dans la science et la technologie s’est
bien développée au cours des dernières décennies et s’est déployée
sous de nombreuses formes institutionnelles, on peut s’interroger
sur son impact réel et s’inquiéter des nombreuses menaces qui compromettent
le respect effectif des principes et normes éthiques. Ces menaces
sont principalement liées au contexte social et à d’autres facteurs
déterminants, qui englobent les conditions politiques, économiques,
institutionnelles et sociales dans lesquelles la science et la technologie évoluent.
A cet égard, les éléments suivants revêtent une importance majeure:
1) la concurrence scientifique accrue au niveau mondial; 2) la mobilité
internationale des chercheurs; 3) la mesure de l’excellence via
le système de citation de l’Institute for Scientific Information
(ISI); 4) les pressions économiques sur la science; et 5) le manque
de transparence éthique dans la recherche privée.
52. La concurrence entre les scientifiques et les institutions
scientifiques du monde entier s’est considérablement accrue au cours
des vingt dernières années. L’utilisation de l’internet comme moyen mondial
de comparaison et d’échange, la mobilité accrue non seulement du
savoir, mais aussi des personnes, l’émergence d’un système de revues
scientifiques reconnues au niveau mondial, l’institutionnalisation
des mécanismes d’évaluation internationaux et l’idée selon laquelle
les bons scientifiques doivent être visibles au niveau international
et être des acteurs mondiaux ont radicalement transformé le fonctionnement
de la science. Si, autrefois, seuls les représentants des disciplines
très spécialisées comme la physique théorique formaient une communauté
internationale, aujourd’hui, on attend de toutes les disciplines
qu’elles soient présentes sur la scène mondiale. Les notations et
les classements des institutions scientifiques, bien que critiqués
et posant de graves problèmes méthodologiques, jouent un rôle très
important dans les politiques scientifiques. La concurrence consiste
à embaucher les chercheurs les plus brillants et à attirer les étudiants
prometteurs et les meilleurs doctorants. Dans ce contexte, les recommandations
et les réglementations éthiques sont souvent considérées comme un
obstacle à la recherche, freinant le progrès scientifique et générant
de la paperasserie supplémentaire (par exemple lorsque les projets
de recherche doivent être approuvés par un comité d’éthique). C’est
pourquoi les présidents d’université et les responsables d’instituts
de recherche peuvent être tentés de se soustraire aux obligations
éthiques, bien qu’ils aient besoin de l’éthique pour répondre aux
attentes en matière de responsabilité sociale.
53. La mobilité internationale des chercheurs est aujourd’hui
bien plus importante que par le passé. Si cette évolution est positive
à de nombreux égards, elle a aussi un impact sur le rôle joué par
la réflexion éthique. Etant donné qu’il n’existe pas de cadre universel
pour l’évaluation éthique de la science et le comportement éthique
des scientifiques, différents modèles sont appliqués d’une région,
voire d’un pays à l’autre. Les scientifiques pourraient donc rechercher
les meilleurs lieux pour travailler non seulement par rapport aux ressources
qui y sont mises à leur disposition, mais aussi par rapport aux
normes éthiques qui y sont appliquées. Dans certains pays en développement,
les normes sont très basses voire inexistantes, ce qui peut conduire
à des abus, notamment de la part des entreprises de recherche pharmaceutique.
Ce fait bien connu limite l’impact du raisonnement éthique, d’où
la nécessité d’accords internationaux relatifs aux normes éthiques.
54. L’importance accrue des indicateurs de publication et des
publications dans les analyses et évaluations du journal de l’Institute
for Scientific Information (ISI) témoigne d’un retour en force de
la notion d’«excellence» au sens traditionnel du terme, reposant
uniquement sur des critères internes au monde scientifique et négligeant
les aspects éthiques. L’accent mis sur l’excellence et le choix
d’indicateurs spécifiques pour la mesurer pourrait avoir des répercussions
négatives sur la participation des scientifiques à la réflexion
éthique et entamer leur volonté d’assumer pleinement leur responsabilité
sociale.
55. En effet, l’importance croissante donnée aux citations de
l’ISI et au système de facteur d’impact favorise la décontextualisation
et la mondialisation de la science, au détriment d’une recherche
inscrite dans un contexte, consacrée à la résolution d’un problème
précis et comprenant une réflexion éthique. On observe donc une
tendance (peut-être involontaire) à refaire de la science une activité
plus autonome, séparée, voire isolée, suivant ses propres règles
et soucieuse de son impact dans le système ISI, plutôt qu’une activité préoccupée
du «monde réel» et prenant sa responsabilité éthique et sociale
au sérieux.
56. Ce système d’excellence ne reconnaît pas la valeur de l’éthique
dans la science en tant qu’activité de réflexion. Les scientifiques
partent peut-être du principe que les questions d’éthique mobilisent
du temps et des ressources créatives qu’ils auraient plutôt intérêt
à consacrer à des publications ISI, comme les y incitent les systèmes
d’excellence et d’évaluation (un point qui est, à l’évidence, également
lié au problème de la concurrence évoqué ci-dessus). C’est notamment
vrai pour les carrières scientifiques qui sont de plus en plus soumises
à des critères d’excellence quantitatifs comme les indices de citation.
L’obligation d’acquérir une visibilité dans ce système constitue
un obstacle important à l’engagement des chercheurs dans les débats éthiques.
Ainsi, le risque de rencontrer des chercheurs hyperspécialisés à
l’esprit étroit, enfermés dans un «monde virtuel» gouverné par des
motivations d’excellence purement internes au monde scientifique
s’est considérablement accru au cours des dernières années.
57. La mondialisation économique se traduit par une concurrence
économique accrue au niveau international. Les pays industrialisés
tendent à accorder une place beaucoup plus large à la science en
tant que partie intégrante des systèmes d’innovation nationaux et
régionaux, considérant que la recherche et le développement peuvent
fortement contribuer à maintenir ou à accroître leur compétitivité
afin de préserver leur croissance économique, leur emploi et leur
qualité de vie. Certains pays, comme l’Allemagne, ont augmenté le
budget de la recherche même en temps de crise économique. En conséquence,
du fait des attentes élevées en matière d’innovation, la recherche
appliquée, les transferts de technologie et la gestion de l’innovation
ont été privilégiés. Les pressions politiques et économiques exercées
sur la science pour fournir des innovations peuvent entrer en conflit
avec les préoccupations éthiques et pourraient conduire à un abaissement
des normes en vue de faciliter l’innovation et la réussite économique.
58. Le secteur privé assure une partie importante et, dans de
nombreux pays, dominante, de la recherche et du développement scientifiques.
La recherche privée doit respecter la loi mais n’est pas tenue par
des codes de bonne conduite rendus publics ou par les recommandations
de comités d’éthique ou d’associations de recherche. Ici, les questions
éthiques font face à l’analyse stratégique de la gestion, à la nécessité
du retour sur investissement et à des préoccupations financières
et économiques. Du fait du caractère privé de la recherche, il n’y
a pas d’espace public pour débattre de questions éthiques. Ainsi,
le risque principal est que les recherches privées menées peuvent
avoir un impact considérable sur la société future sans qu’il y
ait eu de réflexion éthique préalable. Dans certains secteurs, les
limites entre la science et l’économie sont de plus en plus floues.
C’est particulièrement le cas dans le domaine des biotechnologies,
où bien souvent, les professeurs d’université sont également les
fondateurs et les propriétaires d’entreprises qui transforment directement
les connaissances acquises en nouveaux produits et services.
59. A cet égard, on peut renvoyer à la
Résolution 1870 (2012) de l’Assemblée sur la nécessité d’expertises indépendantes
et crédibles, qui met en garde contre les intérêts économiques et
l’absence d’informations et d'évaluations scientifiques complètes
et transparentes, à l'origine de nombreux scandales sanitaires dans
le passé (sang contaminé, hormones de croissance, amiante, controverse
sur des tests OGM, controverse sur les seuils d'exposition aux champs
électromagnétiques dans la téléphonie mobile, etc.). Cette résolution, demande
un cadre juridique permettant de renforcer la crédibilité des expertises
et de garantir un débat d'experts transparent et pluraliste avant
l'élaboration de normes et l’autorisation de commercialiser les produits.
60. Quel que soit le soin apporté aux évaluations préalables,
le risque d'erreur est inévitable. Il est donc indispensable de
mettre en place des mécanismes adéquats pour surveiller les effets
des produits après que leur commercialisation a été autorisée et
pour intervenir rapidement lorsque les risques sont finalement plus importants
que ce qui était prévu au départ. Les récents exemples de produits
chimiques et pharmaceutiques qui pourraient être à l'origine de
graves maladies
témoignent de la difficulté de garantir
une information claire et impartiale des utilisateurs et des consommateurs
et de protéger efficacement l'intérêt général et la santé publique
contre de puissants intérêts économiques.
61. Le nombre croissant de poursuites judiciaires contre des scientifiques
proposant leur expertise et/ou des prévisions scientifiques est
plutôt inquiétant et les médias s’en font de plus en plus l’écho.
En novembre 2012, une psychiatre française a été accusée de ne pas
avoir correctement diagnostiqué et suivi un patient schizophrène
qui, dans une crise délirante, a assassiné le compagnon de sa grand-mère.
Autre exemple frappant, la décision de justice très sévère rendue
contre quatre sismologues et deux ingénieurs n'ayant pas prédit
avec précision le tremblement de terre de 2009 à Aquila en Italie
soulève également plusieurs questions importantes: un scientifique
peut-il être tenu pour responsable parce qu'il n'a pas été capable
de prédire avec certitude ce qu'il est difficile de prédire avec
précision dans la nature ou dans le comportement humain? Quelle est
l’interface entre l'expertise et la prévision scientifique, la communication
publique et la prise de décision publique visant à prévenir ou minimiser
les risques?
62. En conclusion, il apparaît clairement que: 1) les nombreuses
activités de l’éthique de la science et de la technologie ne couvrent
qu’une partie de la recherche; 2) la concurrence accrue et mondiale
au sein du monde scientifique et technologique, associée à la mobilité
croissante des chercheurs, compromet l’efficacité des réglementations
éthiques adoptées isolément; 3) la pression pour l’excellence scientifique
fondée sur des mesures quantitatives telles que le système ISI met
en péril le rôle de l’éthique; et 4) la pression économique modifie
la nature de la recherche scientifique, l’entraînant dans une logique
commerciale, et soulève la question de la responsabilité scientifique.
7. Vers un cadre universel
en matière d’éthique de la science et de la technologie?
63. Toutes les institutions précitées qui s’occupent
de l’éthique dans la science et la technologie se heurtent à des
controverses morales et à des appréciations ou jugements partiellement
divergents. En effet, la pluralité morale de la société moderne
transparaît également dans le raisonnement éthique concernant la
recherche et le progrès scientifiques, les positions éthiques étant
influencées par différentes traditions philosophiques, religieuses
et culturelles. Cette réalité s’observe même en Europe.
64. Tandis que la tradition continentale est dominée par la philosophie
déontologique d’Emmanuel Kant, qui est probablement l’auteur le
plus influent avec des conséquences très importantes sur les positions
éthiques, la tradition anglo-saxonne repose sur l’éthique utilitariste
développée par Jeremy Bentham et John Stuart Mill. Si ces deux traditions
parviennent fréquemment à des résultats concordants dans les applications
concrètes, il existe toutefois un décalage philosophique profond
qui entraîne quelquefois des divergences sur le plan pratique, en
particulier dans le domaine de la biomédecine.
65. Une multitude de traditions religieuses et culturelles, y
compris non religieuses, coexistent en Europe. Certaines des grandes
questions controversées de l’éthique dans la science et la technologie
sont étroitement liées aux convictions religieuses. Par exemple,
la question du statut moral de l’embryon suscite régulièrement des
débats sur la légitimité de l’utilisation d’embryons à des fins
de recherche. L’Eglise catholique a adopté une position très stricte
à ce sujet. Dans d’autres domaines, par exemple celui de l’énergie
nucléaire et de l’élimination des déchets nucléaires, les Eglises
protestantes de certains pays ont exprimé un avis très négatif.
66. Les choses deviennent encore plus complexes au niveau mondial.
La diversité culturelle et religieuse s’exprime dans la diversité
des réglementations mais se retrouve également dans les positions
adoptées sur certaines questions fondamentales. Par exemple, les
traditions européenne et asiatique ont des conceptions très différentes
du rapport de l’homme à la nature et ne se représentent pas de la
même manière la nature et l’évolution, ce qui conduit à des points
de vue parfois très divergents sur l’étendue de la responsabilité humaine.
En Corée du Sud, par exemple, on est plus disposé à autoriser la
recherche biomédicale dans des domaines posant des questions éthiques
délicates que dans la plupart des pays européens.
67. Par ailleurs, les notions de «vie humaine», de «personne»
et de «dignité» sont interprétées différemment, ce qui donne lieu
à des avis divergents sur la question de savoir si l’intérêt individuel
doit primer sur l’intérêt de la collectivité. On constate également
des différences entre les Etats-Unis et nombre de pays européens
pour ce qui est de la confiance dans le progrès scientifique. Cela
a des incidences sur certaines positions concernant la légitimité
de la recherche. Le rôle du principe de précaution est aussi considéré différemment
de part et d’autre de l’Atlantique.
68. Compte tenu de toutes ces divergences et incompatibilités,
il ne semblerait pas judicieux de chercher à mettre en place un
cadre universel en matière d’éthique de la science et de la technologie.
L’évolution rapide de la science et de la technologie appelle plutôt
un processus permanent de réflexion éthique et de dialogue international,
qui pourrait aboutir à l’adoption d’un ensemble de principes sous
la forme d’une «déclaration» (système de valeurs) sur le modèle
de la Convention d’Oviedo en Europe ou de la Déclaration universelle
sur la bioéthique et les droits de l’homme (UNESCO).
69. La mise en place d’une réflexion éthique permanente au niveau
mondial – qui a déjà été formalisée en Europe par le GEE en coopération
avec un réseau de comités nationaux d’éthique – permettrait de traiter
les questions éthiques comme une «cible mouvante» au lieu de fixer
un «code éthique». Cette approche permettrait également de remettre
à plat au niveau mondial, de manière périodique, les concepts en
vigueur – même les plus fondamentaux – comme la définition de l'«identité
humaine» ou de la «dignité humaine».
8. Conclusions
70. Le fait que la science ne soit pas autonome mais
fasse partie intégrante de la société implique que la science et
la technologie ont une responsabilité éthique et morale. La réflexion
éthique consiste en un raisonnement sur l’orientation et la justification,
dans le cadre d’un processus discursif. En ce sens, l’éthique dans
la science et la technologie ne doit pas être assimilée à un facteur
prohibitif mais plutôt être considérée comme la base d’un dialogue
constructif et argumenté visant à guider le progrès scientifique
et technologique pour le bien de l’humanité. Les scientifiques,
la classe politique, l’industrie, les citoyens, les philosophes
et d’autres acteurs intervenant dans la réflexion éthique devraient
tous participer à ce dialogue.
71. La réflexion éthique oriente la pensée critique, qui constitue
l’essence même de la démocratie. Il est donc nécessaire de mener
une réflexion plus approfondie sur la science et sa finalité, en
tenant compte également de la pluralité morale et culturelle en
Europe et dans le monde. Les avancées scientifiques et technologiques
du XXIe siècle auront inévitablement
une dimension plus vaste que celles que nous avons accomplies dans
le passé. La science et la technologie affecteront la Terre, la
vie et les hommes, car ces derniers auront la capacité de modifier
la vie et les phénomènes fondamentaux de notre planète.
72. De plus, la science et la technologie évoluent aujourd'hui
beaucoup plus vite que la faculté d'adaptation psychologique des
individus et de la société. Cette accélération exige d'anticiper
l’évolution très en amont, car la science et la technologie soulèvent
des questions fondamentales: Qu'est-ce que l'humain et l'identité humaine?
Comment définir la dignité humaine? Quelle est la place de l'humanité
dans la nature et quel est son rapport à la nature? Faut-il préserver
l'humain (dans sa forme naturelle) ou le transformer?
73. La réflexion éthique sur la science et la technologie ne doit
ainsi pas être limitée aux cercles universitaires. Un lien étroit
doit également être établi avec la gouvernance par le biais des
académies scientifiques, des organismes de financement, des associations
scientifiques, mais aussi des institutions politiques comme les
parlements et les gouvernements, et bien entendu de l’opinion publique.
A cet égard, j’ai fait un certain nombre de suggestions dans le
projet de résolution invitant les Etats membres à renforcer la législation
existante, les procédures de suivi et les structures consultatives
et à ouvrir un vaste débat public afin d’étendre et d'approfondir
la réflexion éthique et l'évaluation dans tous les domaines de la
recherche et d’associer davantage à ce processus la communauté scientifique,
les entreprises privées et le public en général.
74. En particulier, les comités d'éthique de la recherche devraient
être plus largement créés au niveau des universités, des hôpitaux
et des autres établissements médicaux pour faire mieux comprendre
et appliquer les principes éthiques et la législation pertinente
parmi les étudiants et les chercheurs. Dans la plupart des pays, l'éducation
et la formation à l'éthique de la recherche dispensées aux scientifiques
et au personnel de recherche sont insuffisantes, si bien que ceux-ci
ne sont pas pleinement conscients de toutes les exigences.
75. Le renforcement des capacités, notamment par l’éducation,
est crucial. Partout dans le monde, le programme des études universitaires
dans toutes les disciplines scientifiques devrait inclure des modules obligatoires
sur l’éthique de la science. La capacité des chercheurs et des scientifiques
à résoudre les questions éthiques dans leur travail devrait être
améliorée par des activités de sensibilisation et une formation spécialisée.
Des programmes de formation d’enseignants en éthique pourraient
également être mis en place. Enfin, les programmes de l’enseignement
secondaire devraient également favoriser une réflexion critique
plus approfondie sur certaines questions fondamentales liées à la
science et à la technologie, notamment la définition de l’humain
et la place de l’homme par rapport à la nature. Dans ce contexte,
il convient de faire référence à l’outil éducatif qui a été développé
par le Conseil de l’Europe pour promouvoir le débat parmi les jeunes
sur les questions de bioéthique.
76. Un dialogue accru entre les parties prenantes
et un débat public
sur les questions éthiques soulevées
par la recherche scientifique et le développement des technologies
sont préconisés aux niveaux local, national et européen. Par exemple,
des plates-formes européennes et régionales pourraient être créées afin
d'échanger régulièrement des expériences, sur le modèle du Forum
des comités d’éthique nationaux ou des réunions du Comité de bioéthique
(DH-BIO) du Conseil de l'Europe (l'ancien Comité directeur pour
la bioéthique (CDBI)).
77. En outre, une plus grande harmonisation des règles éthiques
et des procédures de suivi est nécessaire au niveau national mais
aussi européen, en particulier dans le domaine biomédical, où coexistent
des règles et procédures complexes et de nombreuses instances consultatives
et de suivi.
78. Il faudrait encourager la réflexion éthique et l’évaluation
dans tous les domaines de la recherche, en se fondant sur l’exemple
de la bioéthique et sur l’expérience acquise dans cette discipline.
Il conviendrait également d’élaborer et de coordonner aux niveaux
national et européen des lignes directrices générales présentant
les principes éthiques fondamentaux à appliquer dans tous les domaines
de la recherche scientifique.
79. Les gouvernements et les parlements doivent donner la priorité
politique à cette question et promouvoir le soutien administratif
et financier adéquat aux instances consultatives et de suivi, tout
en garantissant leur indépendance et leur bon fonctionnement, afin
d’améliorer la mise en œuvre des principes éthiques dans la pratique.
Il convient aussi d’apporter un soutien à l’échelle européenne,
notamment sous la forme d’exigences plus fortes, en s’appuyant sur
les effets positifs des exigences éthiques énoncées dans le septième programme-cadre
pour la recherche de la Commission européenne.
80. Sur le modèle de ce qui a été fait par l’UNESCO pour la rédaction
de la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de
l’homme, un comité pourrait être créé au sein des Nations Unies
pour engager une réflexion éthique permanente et examiner les possibilités
de rédiger et de réviser périodiquement un ensemble de principes
éthiques fondamentaux basés sur la Déclaration universelle des droits
de l’homme. Les modèles européens existants et l’expérience tirée
des travaux de la COMEST (Commission mondiale d’éthique des connaissances
scientifiques et des technologies) pourraient être utiles à cet
égard.
81. Au sein du Conseil de l’Europe, l’Assemblée parlementaire
a apporté des orientations politiques utiles et lancé une réflexion
constructive pour les travaux du Comité de bioéthique, grâce à des
débats conjoints qui visaient à identifier les nouveaux enjeux éthiques
et les principes éthiques fondamentaux pouvant orienter l’action
politique et juridique. On pourrait envisager de poursuivre cette
coopération dans le cadre d’une structure souple et informelle en
organisant périodiquement des auditions et des débats conjoints
entre les commissions de l’Assemblée et les experts compétents (membres
du Comité de bioéthique et autres).