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Rapport | Doc. 13160 | 08 avril 2013

Dialogue postsuivi avec la Turquie

Commission pour le respect des obligations et engagements des Etats membres du Conseil de l'Europe (Commission de suivi)

Rapporteure : Mme Josette DURRIEU, France, SOC

Origine - Renvoi en commission: Résolution 1115 (1997). 2013 - Deuxième partie de session

Résumé

Lorsque l’Assemblée parlementaire a décidé de clore sa procédure de suivi de la Turquie en 2004, il restait 12 points en suspens qui nécessitaient encore l’adoption de mesures, et qui font régulièrement depuis lors l’objet d’un dialogue postsuivi.

La commission de suivi reconnaît qu’un processus de réformes de grande envergure est engagé en Turquie, dans une situation complexe de transition politique en ce qui concerne le pouvoir judiciaire et l’armée, la question kurde et l’instabilité régionale, surtout dans la Syrie voisine. Sur le plan économique, la Turquie a beaucoup progressé dans un contexte de crise mondiale, confirmant ainsi sa place de puissance régionale. Elle est devenue un «pays de référence» pour les pays musulmans de la rive Sud de la Méditerranée à la suite des bouleversements des printemps arabes.

Il y a eu, entre 2004 et 2013, de nombreuses réformes mais, selon la commission, elles ne répondent que partiellement aux problèmes qui subsistent et que l’Assemblée a mis en évidence. La commission évalue chacun de ces 12 points, saluant les progrès accomplis par la Turquie pour mettre la législation en conformité avec la Convention européenne des droits de l’homme, promouvoir les droits culturels et linguistiques des Kurdes, renforcer le dialogue avec les communautés religieuses et créer l’institution du médiateur. Cependant, la commission détaille aussi les mesures que la Turquie doit encore prendre pour pouvoir achever avec succès son programme de réformes, comme la poursuite de la révision de la Constitution et du Code pénal, ainsi que les progrès en ce qui concerne la liberté d’expression, les détentions provisoires, la décentralisation locale et régionale et la résolution de la question kurde.

La commission conclut que, dans l’ensemble, les réformes législatives et les transformations institutionnelles en Turquie sont engagées mais pas encore achevées. L’Assemblée devrait continuer à suivre de près les changements futurs, tout en réaffirmant le soutien total du Conseil de l'Europe, et en particulier de sa Commission de Venise, pour aider la Turquie à mener à bien ses réformes.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 20 mars
2013.

(open)
1. En 2004, l’Assemblée parlementaire avait décidé de clore la procédure de suivi avec la Turquie et d’ouvrir un dialogue postsuivi. Elle avait exprimé sa confiance aux autorités turques pour poursuivre le processus des réformes et mettre en œuvre celles qui avaient été adoptées. La Résolution 1710 (2010) sur le mandat des corapporteurs de la commission de suivi requiert désormais que l’Assemblée débatte en plénière de la mise en œuvre de la Résolution 1380 (2004) sur le respect des obligations et engagements de la Turquie.
2. Une coopération s’est donc établie avec la Turquie dans le cadre du dialogue postsuivi pour vérifier la mise en œuvre des 12 points contenus dans le paragraphe 23 de la Résolution 1380 (2004), à savoir: la refonte de la Constitution de 1982; l’abaissement du seuil électoral de 10 %; la reconnaissance du droit à l’objection de conscience; la création de l’institution de médiateur; la ratification de la Convention relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime (STE no 141), de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (STE no 157), de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (STE no 148), la Charte sociale européenne révisée (STE no 163), et l’acceptation des dispositions de la Charte sociale qui ne le sont pas encore; l’achèvement de la révision du Code pénal (en particulier le respect des impératifs de proportionnalité posés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme («la Cour») en matière de liberté d’expression et d’association); l’examen des lois datant de l’époque de l’état d’urgence; la mise en œuvre de la réforme de l’administration locale et régionale et la décentralisation, la gestion du retour des personnes déplacées à la suite du conflit des années 1990; la formation des juges et des procureurs, de la police et de la gendarmerie; la levée de la réserve géographique à la Convention de Genève relative au statut des réfugiés; la poursuite d’une politique visant à reconnaître l’existence des minorités nationales vivant en Turquie et l’octroi du droit de maintenir, de développer et d’exprimer leur identité, et de la mettre en œuvre concrètement; et la poursuite de la lutte contre l’analphabétisme des femmes et contre toutes les formes de violence à l’égard des femmes.
3. L’Assemblée tient à préciser que le processus de réformes importantes a été engagé dans un contexte particulièrement complexe tant sur le plan intérieur qu’extérieur. Depuis dix ans et l’arrivée d’AKP au pouvoir, la Turquie est entrée dans une période de transition politique, marquée par la redéfinition du rôle de l’armée, le repositionnement des différents pouvoirs (comme la justice), l’ouverture de grands procès (Ergenekon, Balyoz, KCK) qui touchent profondément la société et les acteurs essentiels de la vie politique, militaire et civile, la question kurde et le terrorisme du PKK qui a fait plus de 40 000 victimes. L’Assemblée note également que, dans un Moyen-Orient instable, le conflit syrien a des répercussions profondes en Turquie. Le pays a accueilli, avec une solidarité remarquable, plus de 220 000 réfugiés depuis 2011.
4. L’Assemblée rappelle que les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ont commencé en 2005. Elle salue la relance des discussions et l’ouverture possible de nouveaux chapitres des négociations, en 2013, en particulier le chapitre 22 sur la politique régionale et la coordination des instruments structurels. Elle considère que l’ouverture de chapitres additionnels, en particulier les chapitres 23 (appareil judiciaire et droits fondamentaux) et 24 (justice, liberté et sécurité), permettrait de consolider le processus de réforme et de conforter l’action du Conseil de l’Europe.
5. L’Assemblée insiste sur les résultats économiques remarquables enregistrés dans un contexte de crise mondiale. Ainsi s’affirme le positionnement de la Turquie comme puissance régionale, avec un ancrage multilatéral et un rôle stratégique et énergétique essentiel. Autant de considérations qui rendent la stabilité de la Turquie indispensable à l’ensemble de la partie orientale de la Méditerranée.
6. L’Assemblée note aussi, avec intérêt, que les révolutions dites «des printemps arabes» ont touché pratiquement tous les pays musulmans de la rive Sud de la Méditerranée. Mais, aujourd’hui, pour ces Etats en pleine instabilité, la Turquie est «le pays de référence». D’où l’importance particulière de la poursuite des réformes attendues et de leur aboutissement effectif.
7. L’Assemblée précise que dans la phase initiale du dialogue postsuivi (2004-2010), de nombreuses réformes ont été engagées, mais elles ne répondaient que partiellement à quelques-uns des 12 points de la Résolution 1380 (2004). L’Assemblée retient à cet égard:
7.1. la réforme ad hoc de certains articles du Code pénal en 2005, et notamment l’amendement de l’article 301 punissant les atteintes à «l'identité et la nation turques» dont il est demandé la suppression totale;
7.2. le lancement de programmes de formation des juges et des procureurs portant notamment sur le Code pénal de 2005;
7.3. la réforme constitutionnelle de 2007, ouvrant la voie de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct à partir de 2014;
7.4. l’adoption, depuis 2007, de mesures visant à lutter contre la torture et les traitements dégradants et à former les forces de sécurité;
7.5. le renforcement des dispositions du Code pénal relatives à la lutte contre la violence à l’égard des femmes, et le développement de programmes de formation depuis 2006 ainsi que l’adoption de la loi sur la protection de la famille en 2007;
7.6. l’adoption d’une loi relative aux fondations, entrée en vigueur en février 2008;
7.7. l’adoption de la «loi sur l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme et de mesures de lutte contre le terrorisme», entrée en vigueur en mars 2008, et le lancement de programmes de retour des personnes déplacées et de plusieurs programmes de développement socio-économique de la région du sud-est de la Turquie;
7.8. le lancement de l'initiative «ouverture démocratique» envers la communauté kurde en 2009, qui a notamment ouvert les débats sur la question kurde, élargi l’usage de la langue kurde dans les médias et les campagnes électorales et permis l'enseignement du kurde à l'université;
7.9. l’organisation d’un référendum constitutionnel en septembre 2010, qui a abouti à l'ouverture des procès des responsables du coup d’Etat du 12 septembre 1980; la réforme de la comparution des militaires, y compris les officiers, et des personnes accusées de crimes contre la sécurité de l’Etat ou l'ordre constitutionnel, devant les tribunaux civils; l’élargissement de la composition de la Cour constitutionnelle et du Conseil supérieur des juges et des procureurs; l’adoption du principe de la création de l'institution du médiateur; l’institution du droit de recours individuel devant la Cour constitutionnelle dans les matières relevant de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5); et l’élargissement de la portée et du contenu des droits syndicaux et du droit d’association;
7.10. la ratification de la Charte sociale européenne révisée en 2007.
8. L’Assemblée tient à souligner que toutes les mesures prises doivent trouver maintenant une mise en œuvre complète et rapide.
9. L’Assemblée entend donc faire le point précis sur la mise en œuvre de la Résolution 1380 (2004) en analysant toutes les réformes effectuées dans la période suivante (2010-2013) et les réformes annoncées.
10. S’agissant de la refonte de la Constitution, le seuil électoral et le vote des citoyens turcs vivant à l’étranger:
10.1. L’Assemblée prend acte de la mise en place, le 19 octobre 2011, par le parlement d’une commission dite «de conciliation» de 12 membres issus en nombre égal des quatre partis représentés au parlement. Cette commission est présidée par le Président de la Grande Assemblée nationale, M. Cemil Çiçek. L’objectif est de réviser la constitution inspirée par les militaires après le coup d’Etat de 1980. L’Assemblée souligne tout particulièrement l’exemplarité de la composition de cette commission et la règle du consensus adoptée pour la prise de décision. Elle salue aussi la procédure de consultation des forces vives de la société turque initiée par la commission de conciliation; elle note cependant la difficulté à concilier des positions différentes sur certains principes fondamentaux, comme la citoyenneté, ou certaines questions politiques essentielles, comme la décentralisation. L’intention et la volonté initiale étaient louables, l’exercice est cependant difficile. L’Assemblée s’attend à ce que la réforme de la Constitution soit conforme aux normes établies par le Conseil de l’Europe.
10.2. Il appartiendra à la Turquie et au peuple turc de définir le futur système démocratique et le type de gouvernance du pays. L’Assemblée invite cependant les autorités turques à s’appuyer sur l’expertise de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) avant la finalisation du projet de constitution. Il est essentiel de garantir l’équilibre institutionnel des pouvoirs et l’indépendance du système judiciaire, de préciser la nature des contre-pouvoirs, d’affirmer le respect des droits fondamentaux et des libertés individuelles, et de veiller à leur conformité avec les normes du Conseil de l’Europe.
10.3. L’Assemblée réitère sa demande aux autorités turques afin que soient prises en compte des recommandations de la Commission de Venise concernant l’abaissement du seuil électoral de 10 % – de loin le plus élevé de ceux pratiqués dans les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe – afin d’élargir, au sein du parlement, la participation des partis politiques, acteurs essentiels de la démocratie.
10.4. L’Assemblée salue le fait que les autorités turques ont pris les mesures nécessaires pour mettre en œuvre la décision du parlement de juin 2012 et permettre aux électeurs turcs vivant à l’étranger de voter lors des prochaines élections présidentielle de 2014 et législatives de 2015, et lors des élections futures.
11. S’agissant de l’achèvement de la révision du Code pénal (en particulier le respect des impératifs de proportionnalité posés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de liberté d’expression et d’association), de l’examen des lois datant de l’époque de l’état d’urgence et de la formation des juges et des procureurs ainsi que de la police et de la gendarmerie:
11.1. L’Assemblée souligne que des réformes judiciaires ont été entreprises par la Turquie pour mettre sa législation en conformité avec la Convention européenne des droits de l’homme, en particulier avec l’adoption du 3e paquet de réformes judiciaires en juillet 2012. Ces réformes devaient notamment renforcer la présomption d’innocence et limiter la détention provisoire. Force est de constater que malgré des mises en liberté conditionnelle et les mesures de contrôle juridictionnel, les résultats immédiats ne sont pas à la hauteur des attentes. Le taux de personnes en détention provisoire, y compris des membres élus du parlement, représente aujourd’hui toujours 23 % des détentions.
11.2. L’Assemblée se réjouit par ailleurs de la ratification, en septembre 2011, du Protocole facultatif à la Convention des Nations Unies contre la torture (OPCAT) et invite la Turquie à mettre en place un mécanisme national de prévention de la torture.
11.3. Si l’Assemblée note l’engagement de réformes en matière de justice des mineurs, elle est cependant dans l’attente des conclusions du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) relatives au traitement et aux conditions de détention de ces mineurs. L’Assemblée exhorte aussi les autorités à améliorer les conditions dans toutes les prisons, conformément aux normes et pratiques du Conseil de l’Europe.
11.4. En matière de liberté d’expression, un sujet très crucial, tout en soulignant les réformes entreprises dans le cadre du «3e paquet» pour assouplir les restrictions, l’Assemblée se réfère à la Résolution 1920 (2013) sur l'état de la liberté des médias en Europe. Elle réitère la demande expresse faite à la Turquie de procéder à un examen approfondi des dispositions juridiques et des mesures administratives relatives notamment aux dispositions du Code pénal et de la loi anti-terroriste. De même, il faut préciser la législation relative à internet et en vérifier la compatibilité avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
11.5. L’Assemblée insiste auprès du parlement afin de s’assurer que le «4e paquet de réformes judiciaires», soumis le 15 mars 2013 au parlement, et dont l’adoption est très attendue, renforce légitimement l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation et permette la mise en conformité de la législation turque (en particulier son Code pénal et sa loi anti-terroriste) avec la Convention européenne des droits de l’homme. Elle devra renforcer nécessairement la distinction entre liberté d’expression et propagande terroriste. L’Assemblée appelle de ses vœux la suppression de l’article 301 du Code pénal.
11.6. L’Assemblée invite également la Turquie à poursuivre les réformes engagées pour protéger toutes les libertés fondamentales et individuelles afin que la protection de l’individu soit remise au cœur du dispositif des droits de l’homme.
11.7. L’Assemblée note que la réforme de l’éducation, dite «4+4+4», allonge la durée de la scolarité obligatoire, ce qui est positif. Une certaine inquiétude s’exprime cependant quant à l’introduction de cours de religion dès le collège, puisque des sections dites «écoles Imam Hatip» y sont recréés. Cette démarche semble s’éloigner du principe de laïcité fondée sur le respect de toutes les religions, comme soutenu par le Premier ministre. L’Assemblée suivra la mise en œuvre de ce nouveau système.
11.8. Pour ce qui concerne le respect des droits des personnes gays, lesbiennes, bisexuelles et transsexuelles (LGBT), l’Assemblée demande à la Turquie de prendre toutes les mesures, y compris les mesures éducatives, pour lutter contre toutes les formes de discrimination et d’adopter les dispositions législatives et constitutionnelles adaptées. L’Assemblée souhaite que soit assurée la mise en œuvre effective de ces réformes tenant à l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, suivant la Recommandation CM/Rec(2010)5 du Comité des Ministres sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre.
11.9. L’Assemblée est forcée de constater que plusieurs questions relatives aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales posent encore problème:
11.9.1. l’Assemblée déplore le fait que la détention provisoire de nombreux parlementaires, maires et élus locaux n’ait toujours pas trouvé d’issue légale. Cette situation entrave à l’évidence l’exercice des mandats confiés à ces élus par les citoyens et appelle une solution législative urgente;
11.9.2. l’Assemblée invite la Turquie à respecter pleinement les droits de la défense au cours des grands procès (Ergenekon, Balyoz, KCK) conduits par des juridictions à compétences spéciales. Ces procès touchent à la fois des élus, des militaires, des universitaires, des étudiants, des journalistes et des Kurdes. L’Assemblée est préoccupée par le grand nombre de ces procès;
11.9.3. par ailleurs, l’Assemblée note que les arrestations et les détentions provisoires, notamment de journalistes, de jeunes et d’étudiants, suscitent des inquiétudes graves. Elle exhorte la Turquie à adopter, sans délai, la législation nécessaire à garantir la liberté d’expression et de manifestation, et à veiller à ce que le recours à l’action de la police, s’il est nécessaire, reste proportionné.
11.10. Pour ce qui concerne la dissolution des partis politiques, l’Assemblée invite la Turquie, suivant les recommandations de la Commission de Venise de 2009, à relancer, dans le cadre des travaux constitutionnels, l’instauration d’une procédure élaborée sur la base de critères stricts, tels que l’apologie ou l’incitation à la violence ou des menaces claires contre les valeurs fondamentales de la démocratie.
11.11. En matière de droits syndicaux, l’Assemblée prend note de la loi sur les syndicats adoptée le 19 octobre 2012. Elle constate le faible nombre de salariés syndiqués (moins de 10 %), soit 1 million pour 10 millions de salariés. Elle attire l’attention sur le seuil élevé fixé à plus de 3 % de salariés syndiqués pour les entreprises de plus de 30 salariés, afin qu’un syndicat puisse engager des négociations collectives. Ce seuil aujourd’hui autoriserait à peine la moitié des syndicats à y participer. Cette mesure cependant semble progressive et ne devrait s’appliquer pleinement qu’en 2018. L’Assemblée invite par conséquence la Turquie à s’assurer que cette nouvelle législation syndicale garantisse réellement l'exercice du droit de négocier collectivement. Elle encourage la Turquie à poursuivre ses discussions avec les partenaires socio-économiques et syndicaux pour lever les réserves faites aux articles 2.3, 4.1, 5 et 6 de la Charte sociale européenne révisée.
11.12. L’Assemblée souligne la nécessité évidente de former les juges et les procureurs. Elle encourage les autorités à poursuivre et à intensifier les programmes de formation obligatoire et continue des agents des forces de l’ordre. C’est une condition essentielle pour assurer la mise en œuvre effective et efficace des nouvelles mesures législatives et la prise en compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. La formation des professionnels de la justice et de la sécurité doit s’accompagner de l’évolution absolument nécessaire des mentalités. L’Assemblée encourage vivement la Turquie à poursuivre la collaboration établie avec le Conseil de l’Europe dans ces domaines.
12. S’agissant de l’institution du médiateur, de la reconnaissance du droit à l’objection de conscience et de la création d’un service civil alternatif:
12.1. L'Assemblée se félicite de la mise en place du médiateur, suite au référendum constitutionnel du 12 septembre 2010 et à l’adoption de la loi du 14 juin 2012, honorant ainsi une demande précise de l’Assemblée figurant dans les 12 points. Elle invite toutefois le Parlement turc à réévaluer les critères de sélection et d’élection du médiateur et de ses adjoints pour garantir la crédibilité et l’efficacité de cette institution nouvellement mise en place et son financement.
12.2. L’Assemblée se réjouit par ailleurs que le ministère de la Justice veille, avec détermination, à assurer une meilleure prise en compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, à améliorer le contrôle de la mise en œuvre des arrêts de la Cour et à prévenir les violations répétitives des articles de la Convention. Elle salue en particulier la création d’un mécanisme de compensation de la durée excessive des détentions et des procès, ainsi que la prise en compte du respect de la jurisprudence de la Cour dans la promotion des juges.
12.3. L’Assemblée salue la possibilité de recours individuel devant la Cour constitutionnelle pour la violation des droits couverts par la Convention européenne des droits de l'homme, ouverte par la révision constitutionnelle de 2010 et mise en œuvre depuis septembre 2012.
12.4. L’Assemblée regrette, par contre, puisqu’il s’agissait de l’un des 12 points, qu’aucune mesure n’ait été prise pour donner un cadre législatif à l’objection de conscience et au service civil alternatif afin de se conformer ainsi à la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière.
13. S’agissant de la mise en œuvre de la réforme de l’administration locale et régionale ainsi que la décentralisation et le retour des personnes déplacées:
13.1. L’Assemblée est convaincue que la poursuite et le renforcement de la décentralisation seront un élément essentiel de la stratégie de développement de la Turquie, ainsi qu’une réponse possible à la résolution de la question kurde. A cet égard, elle invite la Turquie à mettre en œuvre la Recommandation 301 (2011) adoptée par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux le 24 mars 2011 et à poursuivre ses réformes dans le domaine de la décentralisation, conformément à la Charte européenne de l’autonomie locale (STE no 122) ratifiée par la Turquie en 1992.
13.2. L’Assemblée note avec satisfaction l’entrée en vigueur en mars 2008 de la loi n° 5233 sur les compensations des dommages causés par le terrorisme. Elle encourage la Turquie à poursuivre ses programmes sociaux et économiques de retour durable des personnes déplacées, comme prévu dans les 12 points.
14. S’agissant des instruments juridiques internationaux cités dans la Résolution 1380 (2004):
14.1. L'Assemblée salue la ratification par la Turquie de la Convention relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime (STE n° 141) le 6 octobre 2004 et de la Charte sociale européenne révisée le 27 juin 2007, conformément à la Résolution 1380 (2004).
14.2. L’Assemblée note que la Turquie n'a ni signé, ni ratifié la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales et la Charte des langues régionales ou minoritaires, comme demandé par l’Assemblée en 2004. Elle encourage la Turquie à envisager dès à présent la signature de ces instruments juridiques.
14.3. L’Assemblée salue l'adoption des circulaires de mars 2010 visant à améliorer l'accès aux procédures d'asile, à assurer une meilleure protection des groupes vulnérables et un meilleur accès des demandeurs d'asile au marché du travail. L’Assemblée souhaite que la future loi sur les étrangers et la protection internationale améliore les conditions des étrangers quel que soit leur statut. Elle invite la Turquie à poursuivre sa coopération avec le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et réitère son appel à lever la limitation géographique à la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés. Elle invite par ailleurs la communauté internationale à soutenir les efforts de la Turquie pour améliorer l’accueil et l’intégration des réfugiés.
14.4. L’Assemblée note avec satisfaction la ratification, le 23 mars 2012, de la Convention du Conseil de l'Europe pour la prévention du terrorisme (STCE n° 196). Elle réitère aussi à cette occasion sa condamnation totale de tous les actes de violence et de terrorisme. Pour ce qui concerne les actes de terrorisme liés au PKK, l’Assemblée réaffirme que la question kurde doit trouver une solution politique, et elle appelle à l’arrêt de toutes les violences – condition préalable à toute négociation.
15. S’agissant de la politique visant à reconnaître l’existence des minorités nationales vivant en Turquie et l’octroi du droit de maintenir, de développer et d’exprimer leur identité, et de la mettre en œuvre concrètement:
15.1. L’Assemblée rappelle qu’en matière de minorités, la Turquie se réfère à la définition figurant dans le Traité de Lausanne du 24 juillet 1923, qui considère comme minorités «les ressortissants turcs appartenant aux minorités non musulmanes». Au demeurant, l’Assemblée note que la Turquie reconnaît dans les faits, pour seules minorités, les communautés religieuses juives, arméniennes et grecques orthodoxes.
15.2. L’Assemblée se félicite du dialogue renforcé instauré avec les communautés religieuses et salue les mesures récentes visant à éliminer les problèmes rencontrés par les minorités non musulmanes. L’Assemblée note également la contribution des minorités aux travaux de révision de la Constitution, qui devra assurer, en droit et en fait, l’égalité de tous les citoyens turcs, quelle que soit leur religion.
15.3. L’Assemblée salue la modification de la loi sur les fondations en date du 27 août 2011 visant à faciliter l’enregistrement des biens immobiliers. Elle invite les autorités turques à finaliser la procédure de restitution des biens aux communautés religieuses.
15.4. Rappelant l’avis de la Commission de Venise de mars 2010 portant sur le statut juridique des communautés religieuses en Turquie et le droit du Patriarcat orthodoxe d'Istanbul d’utiliser l'adjectif «œcuménique», l’Assemblée prend note, avec satisfaction, des discussions en cours pour la réouverture du séminaire orthodoxe Halki sur l'île d'Heybeliada.
15.5. Tout en notant que les réformes récentes de la législation turque ont amélioré les relations avec les communautés religieuses non musulmanes, l’Assemblée invite la Turquie à garantir le droit fondamental de la liberté de religion, y compris la possibilité pour les communautés religieuses en tant que telles d’obtenir la personnalité juridique, qui permettrait d’assurer l'accès à la justice et la protection des droits de propriété, suivant les recommandations de la Commission de Venise.
15.6. A cet égard, l’Assemblée prend note de l’intensification du dialogue avec la communauté alévie, en particulier pour ce qui concerne la reconnaissance du statut légal des lieux de culte alévis (Cemevleri), l’enseignement du fait religieux alévi à l’école et la restitution des biens confisqués.
15.7. L’Assemblée se réjouit par ailleurs des progrès importants réalisés depuis 2004 en matière de promotion des droits culturels et linguistiques des Kurdes, entre autres l’usage d’autres langues que le turc dans l’enseignement, les médias et pendant les campagnes électorales depuis 2011 et la possibilité de choisir sa langue pour assurer sa défense devant les tribunaux depuis 2012. Rappelant sa dénonciation sans ambiguïté des faits de terrorisme, l’Assemblée note cependant que l’incarcération de milliers de Kurdes – y compris des élus locaux et des journalistes – pour des faits supposés de terrorisme pèsent sur le règlement de la question kurde. L’Assemblée forme le vœu que les réformes judiciaires et constitutionnelles en cours permettront de trouver une issue politique à cette question.
15.8. L’Assemblée salue la reprise officielle des pourparlers initiés en décembre 2012 par les autorités turques avec le leader du PKK. Elle prend acte du «processus de paix», qu’elle considère à l’évidence comme la voie dans la recherche d’une solution politique à la question kurde. L’Assemblée sait que ce processus est fragile, mais exhorte cependant tous les acteurs concernés à soutenir l’aboutissement de cette initiative.
16. S’agissant de la poursuite des efforts visant à lutter contre l’analphabétisme des femmes et contre toutes les formes de violence à l’égard des femmes:
16.1. L’Assemblée se réjouit des avancées législatives réalisées depuis 2005 et de la réforme du Code pénal concernant la lutte contre la violence à l’égard des femmes, à savoir le dispositif législatif et les actions de sensibilisation. Elle salue l’action de la Turquie dans l’élaboration de la Convention du Conseil de l’Europe pour prévenir et combattre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul, STCE no 210). L’Assemblée note que la Turquie a été le premier pays à la ratifier en mars 2012, et à adopter une loi. Force est de constater cependant que la violence faite aux femmes reste une réalité.
16.2. L’Assemblée souligne donc la nécessité d’assurer la mise en œuvre effective de ces législations, en particulier par la formation des professionnels de santé, des policiers, des procureurs et des magistrats, et de sanctionner les manquements ou le manque de diligence des institutions.
16.3. L’Assemblée encourage la Turquie à poursuivre ses efforts pour lutter contre l’analphabétisme des femmes, qui constitue un obstacle majeur à leur participation à la vie publique et économique, et un risque accru d’exposition des filles aux violences physiques, psychologiques et sexuelles. A cet égard, l’Assemblée invite la Turquie à lutter contre les mariages précoces et les mariages d’enfants, suivant la Résolution 1468 (2005) de l’Assemblée sur les mariages forcés et les mariages d'enfants. Elle incite aussi à beaucoup de vigilance pour maintenir les droits acquis par les femmes concernant le droit à l’avortement.
16.4. L’Assemblée forme le vœu que la Turquie réaffirme son attachement au renforcement de l’égalité de fait entre les femmes et les hommes. Elle salue l’inscription de la discrimination positive en faveur des femmes dans les amendements constitutionnels de 2010. L’Assemblée forme le vœu que la Turquie consacre pleinement, dans sa future constitution, l’égalité entre les femmes et les hommes et continue à être un pays de référence dans la région.
17. En conclusion, l’Assemblée rappelle que la Turquie est actuellement dans une phase d’évolution politique et que le contexte géopolitique est particulièrement délicat. L’Assemblée constate cependant que ce processus de réformes législatives et d’évolution institutionnelle est en cours mais reste inachevé concernant des points essentiels de la Résolution 1380 (2004). Ce processus pourrait également conduire à la rédaction d’une nouvelle constitution et à la définition d’un nouveau régime politique, que l’Assemblée appréciera le moment venu. Au demeurant, elle assure à la Turquie tout son soutien dans l’approfondissement de ces réformes démocratiques.
18. Prenant en compte les élections locales de 2014 et la première élection du Président de la République au suffrage direct en 2014 ainsi que les élections législatives de 2015, l’Assemblée décide de suivre les évolutions en Turquie et de présenter, à l’issue de ces échéances, un rapport complet sur le dialogue postsuivi. Elle réitère la disponibilité du Conseil de l’Europe, en particulier la Commission de Venise, pour soutenir les efforts des autorités turques.

B. Exposé des motifs par Mme Durrieu, rapporteure

(open)

1. Introduction

1. L’Assemblée parlementaire a décidé, dans sa Résolution 1380 (2004) sur le respect des obligations et engagements de la Turquie, de clore la procédure de suivi pour la Turquie, reconnaissant les progrès réalisés dans le processus de réforme et exprimant sa confiance aux autorités turques pour poursuivre et consolider ces réformes, dont la mise en œuvre nécessitera un important travail d’adaptation des lois et des réglementations dans les années à venir.
2. En juin 2008, l'Assemblée a adopté la Résolution 1622 (2008) sur le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie: développements récents, sur la base d'un rapport présenté par M. Luc van den Brande (Belgique, PPE/DC) 
			(2) 
			Doc. 11660. portant notamment sur la question de la dissolution des partis politiques.
3. L’Assemblée a décidé de poursuivre, par le biais de sa commission pour le respect des obligations et engagements des Etats membres du Conseil de l’Europe (commission de suivi), le dialogue postsuivi avec les autorités turques sur les 12 points que la Turquie était invitée à prendre en compte dans le cadre du processus de réforme engagé par ses autorités 
			(3) 
			Voir Résolution 1380 (2004) sur le respect des obligations et engagements de la
Turquie, paragraphe 23. .
4. Désignée rapporteure pour le dialogue postsuivi avec la Turquie le 24 juin 2010, j'ai effectué une première visite d’information du 8 au 13 janvier 2011 à Istanbul, Diyarbakir et Ankara. J’ai participé à l’observation des élections législatives du 12 juin 2011 et me suis rendue à Van et Diyarbakir à cette occasion. J’ai ensuite effectué deux visites du 15 au 19 juin 2012 (au cours de laquelle je me suis rendue à la prison de Silivri) puis du 5 au 9 novembre 2012, où je me suis rendue dans la province d’Hatay à la frontière syrienne pour visiter les camps de réfugiés d’Yayladağı et d’Altınözü. Au cours de ces visites en Turquie, j’ai pu rencontrer les plus hautes autorités du pays, y compris le Président de la République, M. Abdullah Gül. Je me suis longuement entretenue avec le ministre de la Justice, M. Sadullah Ergin, au cours de chacune de mes missions. Je tiens ici à le remercier vivement pour avoir autorisé l’accès à la prison de Silivri le 18 juin 2012 et facilité mes contacts avec certains détenus importants. De même, il m’a permis d’avoir des entretiens au plus haut niveau avec les représentants de la justice. J’ai aussi rencontré de nombreux ministres, les présidents de la Cour constitutionnelle et de la Cour suprême de cassation et les responsables des principaux partis politiques, des chefs religieux, des responsables d'associations et des médias. J’ai par ailleurs rencontré de nombreux acteurs de la société civile.
5. Je remercie le précédent président de la délégation turque auprès de l’Assemblée, M. Erol Aslan Cebeci, Mme Nursuna Memecan qui lui a succédé, M. Haluk Koç, ainsi que les membres de la délégation turque, pour leurs contributions utiles aux travaux et la préparation de commentaires sur l’avant-projet de rapport.
6. Ces visites d'information visaient prioritairement à vérifier la mise en œuvre des 12 points énoncés dans la Résolution 1380 (2004), qui seront longuement développés dans ce rapport. Notons cependant que la Turquie est aujourd’hui engagée dans un processus de transition politique profond qui, à la fois, accélère le cours des choses, mais surtout le modifie.
7. L’un des points majeurs est la rédaction d’une nouvelle constitution. Elle consacrera les bases nouvelles de la démocratie turque mais aussi d’un régime différent. La rédaction de la constitution aboutira à la redéfinition des pouvoirs. Cependant nous attendons aussi des précisions sur les contre-pouvoirs qui seront établis. Ce rapport d’étape fera donc apparaître des progrès réels, mais aussi des lacunes et des insuffisances nombreuses et majeures en termes de droits de l’homme et d’Etat de droit. Il établira seulement un premier bilan de la mise en œuvre des 12 points de la Résolution 1380 (2004) – et insistera forcément sur le contexte dans lequel s’opèrent ces développements.
8. Ce rapport d'étape intègre également les commentaires et observations que M. Serhiy Holovaty (Ukraine, ADLE), alors président de la commission de suivi, avait présentés à la commission en avril 2009 sur la base de la visite d'information qu'il avait effectuée du 26 au 28 novembre 2008 en Turquie 
			(4) 
			Voir
AS/Mon (2009) 10 rev, note d'information déclassifiée le 31 mars
2009. . Par ailleurs, ce rapport tient compte largement des commentaires abondants transmis par la délégation turque dès novembre 2011 à mon avant-projet de rapport élaboré en juin 2011 et à sa version révisée de janvier 2013 
			(5) 
			Commentaires de la
délégation turque présentés le 13 mars 2013, AS/Mon (2013) 05..
9. Il faut rappeler que nous avons effectué ces missions et préparé ce rapport dans une phase de transition politique essentielle, qui trouvera un premier terme en 2014 à l’occasion de l’élection présidentielle, et en 2015 à l’occasion des élections législatives.

2. Situation politique intérieure et identification des principaux problèmes

2.1. Enjeux et résultats des élections législatives du 12 juin 2011

10. Les élections législatives se sont déroulées le 12 juin 2011. J'ai participé à la mission d'observation de ces élections par une délégation de l'Assemblée. Etaient en lice les partis suivants:
  • le Parti de la Justice et du Développement (AKP), parti qualifié «d’islamo conservateur» ou «issu de la mouvance islamique» par les opposants et de «conservateur démocrate» par ses membres, au pouvoir depuis 2002. Le Premier ministre, M. Erdoğan, s'engageait pour un 3e mandat. Il est sorti conforté de la consultation référendaire. L'opinion publique considère que des réformes importantes ont été réalisées par l'AKP, qui a recueilli 50 % des voix aux élections du 12 juin 2011;
  • le Parti de la Félicité (Saadet) se réclame officiellement d'un «islamisme politique militant». Ce parti n'a toutefois jamais atteint la barre des 5 %;
  • le Parti Républicain du Peuple (CHP), parti laïc-nationaliste et social-démocrate, se référant toujours au fondateur de la République turque, Atatürk. Il s'agit du principal parti d'opposition. Son nouveau président, Kemal Kılıçdaroğlu, espérait que le parti atteigne les 30 % aux élections; celui-ci a recueilli près de 26 % des voix;
  • le Parti d’Action Nationaliste (MHP) est un parti nationaliste de droite. Il avait recueilli 14 % des voix en 2007, et en a obtenu 13 % en 2011;
  • le Parti de la Paix et de la Démocratie (BDP) est un parti d'opposition pro-kurde qui a succédé au Parti pour une Société Démocratique (DTP), dissous le 11 décembre 2009 par la Cour constitutionnelle au motif qu’il était le point de convergence d’activités portant atteinte à l’indépendance de l’Etat et à son intégrité indivisible. Quels sont ses liens réels et directs avec l'organisation terroriste PKK et avec quel(s) parti(s) le BDP pouvait-il alors former une coalition? A Diyarbakir, principale ville de la Turquie du sud-est, beaucoup estimaient qu'une coalition ne pourrait pas être envisagée avec l'AKP, ni avec le CHP qui était, en fait, très nationaliste. Compte tenu du seuil électoral de 10 %, les candidats kurdes se sont présentés comme candidats indépendants, certains sous l'étiquette «Bloc pour le Travail, la Démocratie et la Liberté». Le BDP n'a obtenu que 6,5 % des voix et, compte tenu du seuil de 10 %, n’est représenté au parlement que par 35 élus indépendants dont Leyla Zana, leur égérie, que j’ai rencontrée à Diyarbakir le jour des élections.
11. Je note que pour ces élections législatives, les candidats ont pu mener la campagne dans une langue autre que le turc, et c'est une avancée qui mérite d'être soulignée.
12. La décision du 18 avril 2011 du Haut Conseil Electoral (YSK) de la Turquie de rejeter la candidature de 12 candidats indépendants – et notamment de figures emblématiques pour l'électorat kurde 
			(6) 
			Les 12 candidatures
indépendantes rejetées concernaient des anciens parlementaires du
Parti démocrate (aujourd'hui dissous) – et deux figures symboliques
pour les électeurs kurdes –: Leyla Zana et Hatip Dicle, Gültan Kışanak et
Sebahat Tuncel (actuellement parlementaires du BDP), Ertuğrul Kürkçü,
İsa Gürbüz, Salih Yıldız, candidats du Bloc pour le Travail, la
Démocratie et la Liberté soutenus par le BDP, Harun Özeren, Abdullah
Kızıl, Çiçek Otlu, Nezir Sincar et Şerafettin Ef. Rappelons que
Leyla Zana et Hatip Dicle ont été arrêtés en mars 1994, après que
Leyla Zana eut tenté de prêter serment en kurde au parlement. Condamnés
à 15 ans de prison pour activités terroristes, ils ont été relâchés
en 2004 (notamment sous la pression de l'Union européenne, et suite
à l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 17 juillet
2001, Sadak et autres c. Turquie (n° 1),
dans laquelle la Cour a conclu que la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara n’était
pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6,
et que les trois requérants ont subi «de telles atteintes dans leurs
droits à la défense qu'ils n'ont pas bénéficié d'un procès équitable»).
Leyla Zana a obtenu le prix Sakharov du Parlement européen en 1995. – en raison des condamnations antérieures liées à des activités terroristes a suscité des réprobations. Suite aux vives réactions suscitées parmi les électeurs kurdes (qui se sont traduites par de violentes émeutes et la mort d'au moins une personne) mais aussi dans l'ensemble de la classe politique, y compris le Président de la Grande Assemblée nationale, M. Mehmet Ali Şahin, le Président du Haut Conseil Electoral, M. Em, a décidé de reconsidérer cette décision (pourtant réputée irrévocable) sous réserve que les candidats produisent une attestation indiquant ne pas être privés de leurs droits civiques après avoir purgé une peine de prison. Ce document produit, l'YSK a décidé, le 21 avril 2011, d'autoriser sept candidats (y compris Mmes Zana, Kışanak et Tuncel et M. Dicle) à concourir aux élections du 12 juin 2011.
13. Il faut noter que la Cour constitutionnelle avait précisé le 21 avril 2011 que les condamnations passées n'empêchent pas, de manière permanente, les individus de se présenter à des élections: «Les peines de prison prononcées contre des individus par des cours ne les privent pas pour le reste de leur vie de leurs droit de participer à des élections.» Le Premier ministre Erdoğan a également réagi, annonçant que le prochain parlement devrait examiner la structure de l'YSK dans le cadre d'une réforme judiciaire majeure qui sera lancée après les élections du 12 juin 2011.
14. La délégation préélectorale de l'Assemblée dépêchée en Turquie les 18 et 19 mai 2011 a pour sa part noté avec satisfaction les solides progrès économiques réalisés depuis 2007 et le fonctionnement efficace du Haut Conseil Electoral. Elle a cependant fait part de ses craintes sur le fonctionnement des médias qui «appliqueraient l’autocensure par crainte d'être victimes d'une large interprétation de la loi antiterroriste», et évoqué des «tensions croissantes, de violences, de harcèlement, d'emprisonnement et d'arrestation de militants kurdes de l'opposition, notamment des élus, et de décès dans l'est et le sud-est du pays» qui ont suscité de vives préoccupations. La délégation a aussi relevé que le seuil de 10 %, de loin le plus élevé parmi les Etats membres du Conseil de l'Europe, demeure la question centrale qui limite la représentativité de la législature. Compte tenu des très vives polémiques suscitées par le rejet puis la réadmission de certains candidats, la mission préélectorale a souligné la nécessité d'améliorer davantage la base juridique en vigueur 
			(7) 
			Elections
législatives en Turquie: déclaration de la délégation préélectorale
de l'APCE, 18 mai 2011..
15. J’avais tiré quelques enseignements personnels de l'observation que j'avais effectuée dans les bureaux de vote du sud-est de la Turquie, à Van et à Diyarbakir (y compris la prison de Van), une zone agitée, voire explosive:
  • les moyens des partis politiques et des candidats étaient inégaux: la campagne du Premier ministre a été agressive et couvrait tout l’espace, surtout télévisé;
  • la liberté de la presse était restreinte, une cinquantaine de journalistes étant en détention au moment des élections 
			(8) 
			Voir infra, paragraphe
158.;
  • le pluralisme politique est bloqué par le seuil électoral de 10 %;
  • la police était omniprésente, jusque dans les bureaux de vote.
16. La commission ad hoc d’observation de l’Assemblée lors des élections du 12 juin 2011 
			(9) 
			<a href='http://assembly.coe.int/ASP/Doc/XrefViewPDF.asp?FileID=12999&Language=FR'>Doc.
12701</a> (Rapporteure: Mme Kerstin Lundgren, Suède, ADLE). a conclu que les élections en Turquie étaient démocratiques, bien menées et empreintes de pluralisme, conduites par des membres de l’administration électorale professionnels et dévoués. Elle a cependant invité la Turquie à renforcer la liberté de la presse, à abaisser le seuil électoral actuellement fixé à 10 % – «le plus élevé d’Europe, [qui] limite clairement le caractère représentatif de l'organe législatif en Turquie [et] affecte également la diversité du discours politique dans le pays» – afin d’éviter à l’avenir les distorsions du caractère représentatif de l'organe législatif, à assurer l'exercice du droit de vote des citoyens turcs résidant à l'étranger par l'organisation du vote dans les représentations diplomatiques et consulaires, à envisager l’adoption d’une nouvelle législation autorisant des observateurs locaux non partisans à participer dans le processus, à renforcer la participation et la représentation des femmes dans la vie politique, tout en saluant l’amélioration intervenue au cours de ce scrutin, avec 78 sièges détenus par des femmes contre 46 auparavant, et à améliorer les conditions de vote pour les personnes handicapées.
17. La commission ad hoc a par ailleurs appelé le nouveau Parlement turc à adopter, sans plus tarder, une législation susceptible d’améliorer le système électoral. La procédure devrait être menée en consultation avec l’ensemble des acteurs politiques et avec la contribution de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise).
18. La commission ad hoc s’est également penchée sur la question de l’éligibilité des candidats et/ou l’exercice du mandat de parlementaires sous le coup d’une inculpation.
19. La commission ad hoc a noté l’invalidation de l’élection d’un candidat kurde de Diyarbakir, Hatip Dicle, une semaine après le scrutin, par le Haut Conseil électoral qui a qualifié les faits de «propagande en faveur d’une organisation terroriste» – une décision confirmée par la Cour d’appel.
20. Il faut également relever que des membres du CHP, du MHP et du BDP en détention provisoire ont été autorisés à se présenter aux élections, ont été élus, mais leur demande de remise en liberté ayant été refusée, ils n’ont pas pu prêter serment et ne peuvent donc exercer leur mandat. Cette situation avait amené les membres du CHP et du BDP à refuser de prêter serment le 28 juin 2011 et à boycotter le parlement jusqu’à ce qu’une solution légale soit trouvée pour ces députés. Les membres du CHP ont prêté serment le 11 juillet 2011 après la publication d’une déclaration conjointe de l’AKP et du CHP réaffirmant que la place de tous les partis politiques et les parlementaires devraient être dans la Grande Assemblée nationale turque. Les députés du BDP ont prêté serment le 2 octobre 2011 après une décision collective de leur parti. Je note cependant que la détention provisoire de ces parlementaires n’a toujours pas trouvé d’issue légale pour l’heure: deux députés du CHP et six députés du BDP sont toujours en détention provisoire dans l’attente d’un jugement, le député du MHP Engin Alan ayant été condamné en première instance à 18 ans de réclusion dans la cadre de l’affaire Balyoz le 21 septembre 2012. Comme le soulignait la commission ad hoc d’observation des élections, il est urgent que les autorités turques clarifient les dispositions électorales, pour éviter des situations similaires à l’avenir.
21. L'AKP étant quasi assuré de remporter les élections législatives du 12 juin 2011, l'enjeu de cette élection résidait dans l'étendue de cette victoire: serait-elle suffisante pour permettre à l'AKP de disposer d'une majorité des deux tiers au parlement, soit 367 sièges, nécessaire pour réviser la Constitution, ou obligerait-elle l'AKP à composer avec les partis d'opposition avant de soumettre la réforme constitutionnelle à référendum? Une large victoire de l'AKP conforterait-elle le Premier ministre Erdoğan dans sa volonté d'établir un régime présidentiel? En remportant 327 sièges (soit 49,80 % des suffrages exprimés), l’AKP a conforté sa présence au pouvoir, sans toutefois détenir la majorité qualifiée de 330 voix (pour proposer un référendum) ou 367 voix (pour une révision constitutionnelle par le parlement). Les résultats des élections obligeront donc l’AKP à composer avec les partis d’opposition du CHP (135 parlementaires pour 25,98 % des suffrages exprimés) et du MHP (53 parlementaires ayant recueilli 13,02 % des voix) ainsi que les 35 parlementaires indépendants (6,59 % des suffrages exprimés), affiliés aux BDP 
			(10) 
			Doc. 12701, annexe 5. .

2.2. Développements récents en Turquie

2.2.1. Progrès économiques

22. Le pouvoir semble s'être consolidé autour du Parti de la Justice et du Développement (AKP), au pouvoir depuis plus de dix ans. La vie politique turque est ainsi marquée par une grande stabilité, combinée à un essor économique particulièrement remarquable, qui est indéniablement un succès pour l’AKP, comme cela a pu m’être confirmé par la majorité de mes interlocuteurs; au cours de ces dix dernières années, la Turquie a connu une croissance annuelle moyenne de plus de 5,9 %. Le pays s’est hissé à la 17e place mondiale, et le Premier ministre ambitionne d’en faire l’une des 10 premières puissances économiques au monde d’ici 2023 – date anniversaire de la fondation de la République de Turquie.
23. Une décennie marquée par les réformes et les succès économiques ont transformé le pays: en matière économique, le gouvernement a conduit à son terme un accord avec le Fonds monétaire international (FMI), épuré le système bancaire et respecté une discipline budgétaire stricte, permettant un retour de la confiance et un envol de la croissance. A quatre reprises en 10 ans, elle affichera un taux annuel supérieur à 8 %. Le produit intérieur brut (PIB) par habitant a triplé en 10 ans (passant de 3 500 dollars en 2002 à 10 400 dollars en 2011).
24. La croissance de l’économie turque était de 8,5 %, en 2011. La crise économique (qui frappe notamment l’Union européenne, principal partenaire économique) oblige aujourd’hui la Turquie à revoir ses prévisions de croissance à la baisse (3,2 % en 2012). L'expansion économique s’est soldée par une baisse du chômage (de 11 % en 2011 à moins de 9 % en 2012) ainsi que la réduction du déficit courant et de la dette publique (qui représentait 39 % du PIB à la mi-2012).

2.2.2. Redéfinition du rôle de l’armée et procès relatifs aux coups d’état

25. Au-delà de ce succès économique, la Turquie s’est engagée au cours des dernières années dans un processus de transition et de mutation profonde à l’issue d’une période de 50 ans au cours de laquelle se sont succédés les coups d’Etat liés à la tutelle de l’armée. Le référendum constitutionnel du 12 septembre 2010 (voir infra) a jeté de nouvelles bases pour le fonctionnement de la démocratie turque, dans une période marquée par les grands procès, comme l’affaire Ergenekon et la redéfinition du rôle de l’armée, etc. Cette période de transition revisite le passé et comporte à l’évidence des excès et l’engagement d’un processus sévère de «purge».
26. Parallèlement aux procédures judiciaires initiées au cours de ces dernières années, le parlement a mis en place une commission parlementaire chargée d'enquêter sur les coups d'Etat militaires et les mémorandums. Les informations suivantes ont été transmises par la délégation turque: «Au cours de son mandat de quatre mois, la commission a entendu les témoignages de 165 personnes, dont des journalistes, des propriétaires de médias, des victimes du coup d'Etat, l’ancien chef d'état-major Yasar Büyükanit et a reçu une réponse écrite du Premier ministre Erdoğan. Il a remis son rapport de 1449 pages à la fin de l'année 2012 au président du Parlement, Cemil Çiçek. Il explore les causes des coups d'Etat et se conclut par 20 suggestions» 
			(11) 
			AS/Mon
(2013) 05, p. 6.. La rapporteure indique qu’elle n’avait pas eu connaissance de ce rapport lors de sa dernière visite en novembre 2012.
27. Cette période récente a été marquée par le démantèlement de l’establishment militaire kémaliste. De nombreux hauts dignitaires de l'armée et des centaines d’officiers ont ainsi été arrêtés et condamnés depuis 2011 dans le cadre des enquêtes sur les complots et les coups d’Etat – réels ou supposés.
  • Le 5 janvier 2012, l’ancien chef d'état-major (2008-2010), le Général İlker Başbuğ, est arrêté, soupçonné d'avoir approuvé la création de 42 sites internet visant à diffuser de la propagande contre l'AKP, mais aussi les communautés grecque et arménienne. Sa mise en détention provisoire suscitera l’étonnement du Président Gül et du Premier ministre Erdoğan (le 5 août 2012), après un refus de remise en liberté en dépit des nouvelles dispositions du Code pénal.
  • En août 2012, le Conseil militaire suprême (YAŞ, Yüksek Askeri Şura) renonce à promouvoir les officiers inculpés et décide la mise à la retraite de 55 généraux, dont 40 alors sous le coup d'une inculpation dans des affaires de complot (Ergeneka, Balyoz, etc.). Des membres de l’état-major démissionnent en bloc pour protester contre la non-promotion de ces généraux.
  • Une procédure judiciaire est lancée contre les auteurs du coup d'Etat du 12 septembre 1980, et conduit le procureur, en janvier 2012, à demander l’arrestation des deux hauts militaires responsables de ce coup d'Etat 
			(12) 
			Le Conseil de sécurité
nationale, créé par le quarteron de généraux après le coup d’Etat,
a fait régner la loi martiale jusqu'aux élections de 1983. Durant
cette période, 650 000 personnes ont été détenues, 230 000 ont fait
l'objet d'un procès. La peine capitale a été requise par les procureurs
militaires pour 7 000 personnes, 50 ont été pendues. 14 000 Turcs
ont perdu leur citoyenneté et 30 000 se sont réfugiées à l'étranger.
299 prisonniers sont décédés pour des «raisons inconnues» et 14
sont décédés à la suite d'une grève de la faim. 171 autres personnes
sont décédées suite à des actes de torture perpétrées par des forces
de sécurité. Voir: <a href='http://www.hurriyetdailynews.com/coup-leaders-banned-from-traveling-abroad-.aspx?pageID=238&nID=11768&NewsCatID=341'>www.hurriyetdailynews.com/coup-leaders-banned-from-traveling-abroad-.aspx?pageID=238&nID=11768&NewsCatID=341</a>. encore vivants, le Genéral Kenan Evren (86 ans), alors chef d'état-major (et futur Président), et le Général Tahsin Şahinkaya (94 ans), alors chef des forces aériennes, qui ont été inculpés. Le procès a débuté le 4 avril 2012 et se poursuit. Le 6 avril 2012, la cour a décidé de ne pas ordonner l’arrestation des deux généraux, qui seront jugés sous contrôle judiciaire. Compte tenu de leur état de santé, les deux inculpés ont été autorisés à témoigner par vidéo-conférence.
  • Concernant les poursuites récentes engagées dans le cadre du procès concernant le coup d’Etat postmoderne de 1997 
			(13) 
			Le coup d’Etat «postmoderne»
du 28 février se réfère à une intervention militaire qui a poussé
l’ancien Premier ministre Necmettin Erbakan à démissionner. Le 28
février 1997, s’était tenue une réunion du Conseil national de sécurité, au
cours de laquelle les militaires avaient ordonné aux chars de défiler
dans les rues de Sincan. Cette démonstration de force, assortie
d'un ultimatum, avait suffi à pousser le gouvernement à la démission.
Les événements de 1997 sont souvent qualifiés en Turquie de «coup
d'Etat postmoderne» car les généraux ont réussi à faire tomber le
pouvoir sans violence ni effusion de sang et n'ont pas remplacé
l'administration civile par un régime militaire., un ancien chef d'état-major de l'armée turque, le général Ismail Hakki Karadayi, a été arrêté le 3 janvier 2013 à Istanbul pour son rôle présumé dans un coup d'Etat qui avait renversé en 1997 le premier chef de gouvernement islamiste en Turquie (puis relâché, sous contrôle judiciaire, en vertu des nouvelles dispositions du 3e paquet de réformes judiciaires). Son interrogatoire fait suite à l’incarcération, en avril 2012, de l’ancien numéro deux de l'état-major en 1997, le général Çevik Bir, considéré comme «le cerveau» de ce putsch, et de près d'une vingtaine d'autres officiers, poursuivis pour «tentative de renversement du gouvernement ou d'empêcher partiellement ou totalement son action». Çevik Bir a informé le tribunal de la création du Groupe d’études occidentales (West Study Group, BÇG), qui dans le cadre du processus du 28 février, aurait collecté illégalement des informations sur les membres du gouvernement. Çevik Bir a soutenu que le général Karadayi aurait eu connaissance du BÇG, alors que ce dernier l’avait nié devant la commission parlementaire d’enquête sur les coups.

2.2.2.1. Le procès Balyoz

28. Le procès Balado («masse de forgeron») 
			(14) 
			195 militaires turcs
sont accusés d'avoir préparé un coup d'Etat pour renverser le gouvernement
issu de la mouvance islamique. L'acte d'accusation reproche aux
suspects d'avoir fomenté en 2003 une série d'actes de déstabilisation,
allant d'attentats contre des mosquées au crash d'un avion de combat
turc lors d'un accrochage avec la chasse grecque, pour créer un
climat de chaos favorable à un putsch., ouvert en décembre 2010, a vu la mise en accusation de 365 officiers de l’armée, accusés de «tentative de renversement du gouvernement ou utilisation de la force et de la violence pour l'empêcher d'accomplir ses fonctions». Les 2 et 3 août 2012, le général Hilmi Özkök, chef d'état-major de 2002 à 2006, a témoigné au cours du procès Ergenekon et expliqué que le plan Balyoz avait été un exercice d’école qui serait allé trop loin 
			(15) 
			<a href='http://ovipot.hypotheses.org/7689'>http://ovipot.hypotheses.org/7689</a>.. Le procès s'est conclu le 21 septembre 2012 par la condamnation de trois anciens généraux à 20 ans de prison 
			(16) 
			Il s'agit du Général
Çetin Doğan, ancien commandant de la 1ère armée,
du Général Halil İbrahim Fırtına ancien commandant des forces armées,
et de l’Amiral Özden Örnek, ancien commandant des forces navales., la condamnation à des peines de 16 à 18 ans de prison pour 214 suspects, y compris Engin Alan, député du MHP que j’avais rencontré à la prison de Silivri en juin 2012, et l’acquittement de 34 officiers. Il s'agit du premier procès de militaires – garants jusque-là des fondements de la République d'Atatürk – conduit par une juridiction civile. Depuis le début de la période des coups d'Etat militaires en Turquie en 1960, c'était la première fois qu'une telle tentative de putsch a été jugée dans une affaire judiciaire et que leurs auteurs ont été punis. Ce jugement est également hautement symbolique, y compris eu égard au nombre d'officiers condamnés, et à la sévérité des peines prononcées. Je note que la défense n'a cessé de contester l’équité de la procédure, portant en particulier sur la présentation de preuves électroniques à charge (des documents qui auraient été produits en 2003 auraient été fabriqués dans l'environnement de Windows 2007; des CD auraient été fabriqués par des entreprises qui n'existaient pas à l'époque, etc.) 
			(17) 
			Sur
ce point, la délégation turque renvoit à l’arrêt motivé n° 2012/245
de la 10e cour d’assise pénale d’Istanbul concernant
l’affaire Balyoz jugée le 27 décembre 2012, et en particulier à
la partie consacrée aux «objections [des coupables] sur les preuves
et la procédure de poursuite». Voir le document AS/Mon (2013) 05,
p. 7.. Les condamnés auront la possibilité de se pourvoir en appel auprès de la Cour suprême de Cassation, puis de la Cour constitutionnelle, puis auprès de la Cour européenne des droits de l'homme («la Cour»).

2.2.2.2. Le procès Ergenekon

29. Le procès Ergenekon portant sur la préparation d'un coup d'Etat supposé en 2007 se poursuit à l’encontre de 275 inculpés, parmi lesquels 66 sont en détention provisoire, et cible les auteurs présumés de coups d'Etat et de complots contre l'ordre constitutionnel. Il faut noter que de nombreuses sphères de la société sont aujourd'hui touchées par ce procès, que ce soit des journalistes ou des universitaires – accusés d'avoir été les complices des militaires –, parmi lesquels le professeur Mehmet Haberal, parlementaire du CHP, Mustafa Balbay, parlementaire du CHP et journaliste, et Fatik Hilmioglu, ancien Recteur de l'Université Inönü de Malatya, que j’ai rencontrés dans la prison de Silivri en juin 2012.
30. Ergenekon est une affaire particulièrement complexe, se rapportant à une organisation clandestine ultranationaliste aux multiples ramifications, qui en ont fait une «pieuvre» dans les filets de laquelle tombent systématiquement de nombreuses personnalités. Cette affaire a été mise en lumière par la découverte d’une cache d’armes (26 grenades d’assaut) lors d’une perquisition effectuée en juin 2007 à Ümraniye, un quartier d’Istanbul, et du recueil de plusieurs éléments de preuve mettant en lumière la structure hiérarchique de l’organisation – les militaires étant considérés comme les principaux acteurs de l’organisation, alors que les civils étaient plutôt chargés de fournir des moyens logistiques et financiers et de faire de la propagande – ainsi que ses plans d’actions saisis lors de diverses perquisitions 
			(18) 
			Le réseau incriminé
avait établi, pour mener ses activités, des plans d’action concrets,
dont certains avaient pu être dévoilés. Trois de ces plans d’action,
Kafes (la cage), Irtica ile mücadele (la lutte contre le fondamentalisme)
et Sarıkız (la blonde), concernaient la période antérieure au coup
d’Etat militaire et avaient comme objectif principal la préparation
du terrain en vue de justifier cette intervention. Le plan d’action
Yakamoz (le reflet de la lune dans l’eau) portait sur l’exécution du
coup d’Etat militaire en tant que tel. Enfin, le plan d’action Eldiven
(le gant) portait sur la restructuration du pouvoir gouvernemental
et des institutions politiques pendant la période postérieure au
coup d’Etat militaire. Décision sur la recevabilité de la Requête
n° 15869/09, Ahmet Tuncay Özkan c. la
Turquie, <a href='http://www.echr.coe.int'>www.echr.coe.int</a>. tendant à renverser le gouvernement 
			(19) 
			Arguments présentés
par le parquet dans l’affaire concernant Ahmet Tuncay Özkan. Voir
la décision sur la recevabilité Ahmet
Tuncay Özkan c. Turquie, op.
cit..
31. Ergenekon est une affaire très controversée: «tentative d’élimination des pro-laïcs par les islamo-conservateurs» selon les uns, «lutte contre l’Etat profond» selon les autres, cette affaire a créé de nombreux remous. Les inculpés n’ont cessé notamment de dénoncer les preuves fabriquées, basées sur des preuves digitales, et des détentions provisoires qualifiées d’abusives par les acteurs concernés.
32. Concernant les griefs relatifs aux preuves produites, une plainte 
			(20) 
			Ahmet Tuncay Özkan c. Turquie, op. cit. a été déposée devant la Cour européenne des droits de l’homme par Ahmet Tuncay Özkan, journaliste, propriétaire de la chaîne de télévision Kanaltürk, et président du parti politique «Nouveau Parti» concernant son arrestation et sa mise en détention provisoire le 23 septembre 2008. La Cour s’est prononcée le 13 décembre 2011 sur la recevabilité de la requête. Elle rappelle qu'il «ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles». La Cour constate que «le requérant a été privé de sa liberté car il était soupçonné d’être l’un des membres actifs d’une organisation criminelle du nom d’Ergenekon, qui se livrait à des activités en vue de renverser par la violence le gouvernement». Elle observe que le requérant était soupçonné en particulier de s’être procuré illégalement plusieurs documents classés secrets provenant de certains services de l’administration chargés de la sécurité nationale, d’avoir fondé et dirigé une chaîne de télévision afin de diffuser des émissions conçues par l’organisation Ergenekon et d’avoir détenu à son domicile des explosifs au nom de l’organisation. La Cour note aussi que des éléments de preuve tels que des comptes rendus d’écoutes téléphoniques suggérant que le requérant avait agi ainsi sur instruction des militaires de l’organisation, ainsi que des documents et du matériel saisis lors des diverses perquisitions avaient été recueillis par le parquet avant l’arrestation du requérant, sur la foi de soupçons selon lesquels celui-ci avait commis l’infraction pénale reprochée, réprimée sévèrement par le Code pénal. Il y a donc lieu de conclure que le requérant peut passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de «raisons plausibles de le soupçonner» d’avoir commis une infraction pénale. La Cour a donc estimé que «rien ne montre qu’en l’espèce l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes aient été arbitraires ou déraisonnables au point de conférer à l’arrestation du requérant un caractère irrégulier 
			(21) 
			Notons à cet égard
que, dans le cadre du procès Balyoz, la Cour a rendu des <a href='http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx'>décisions
de recevabilité</a> similaires le 7 février 2012 dans les affaires Ercan Kireçtepe, Eren Günay et Emre Onat c. Turquie (Requête n°
59194/10) et Mustafa Levent Göktaş c.Turquie (Requête
n° 70026/10) (concernant le procès Ergenekon) et le 10 avril 2012
dans l’affaire Çetin Doğan c. Turquie (Requête n° 28484/10)
concernant le procès Balyoz. ».
33. La 270e audience du procès Ergenekon s’est tenue le 14 décembre 2012. Des milliers de manifestants (membres du CHP, de groupes radicaux de gauche ou d’organisations kémalistes notamment) ont bruyamment manifesté à l’intérieur et à l’extérieur de la prison de Silivri, conduisant à plusieurs interruptions de séance; à l’extérieur, les manifestants ont été dispersés au gaz lacrymogène. Le procureur n’a pas présenté son réquisitoire final comme il l’avait annoncé, mais a présenté un nouvel acte d’accusation. La procédure se poursuit donc.
34. Il appartient évidemment à chaque Etat de prendre les mesures nécessaires pour lutter contre l’impunité et rendre justice aux victimes des coups d’Etat. Nous pouvons comprendre que les autorités turques entreprennent toutes les démarches nécessaires pour que la justice puisse être rendue. Elles devraient prendre les mesures pour s’attaquer aux délais de prescription fixés par la loi, aux actes d’intimidation de témoins et aux autres obstacles entravant les poursuites contre des membres des forces de sécurité et des agents de l’Etat pour des meurtres, des disparitions et des actes de torture, comme le soulignait l’organisation Human Rights Watch dans son rapport de septembre 2012 
			(22) 
			<a href='http://www.hrw.org/fr/news/2012/09/03/turquie-il-faut-mettre-fin-l-impunit-pour-les-meurtres-et-disparitions-aux-mains-d-a'>www.hrw.org/fr/news/2012/09/03/turquie-il-faut-mettre-fin-l-impunit-pour-les-meurtres-et-disparitions-aux-mains-d-a</a>.. Mais, dans le même temps, compte tenu de la complexité des grands procès menés par des juridictions d’exception, il est fondamental que toutes les conditions soient réunies pour assurer l’équité des procès et le respect des droits de la défense. Notons le principe de l'abolition des tribunaux d’exception par l’amendement des articles 250, 251 et 252 du Code de procédure pénale dans le cadre du 3e paquet de réformes judiciaires de juillet 2011. Nous constatons, cependant, que les grands procès en cours, tels Ergenekon et KCK, continuent d'être conduits par des tribunaux spéciaux.
35. Il faut aussi préciser que le recul de l’armée semble accueilli positivement par l’opinion publique. Cette évolution tend vers le renforcement du contrôle civil. Des observateurs et des médias s’interrogent cependant sur la portée plus profonde de cette évolution – rapprochement avec les standards des démocraties occidentales ou, a contrario, nouvelle étape dans le renforcement de l’autorité du régime? Ils relèvent aussi que l’ensemble des contre-pouvoirs traditionnels se sont progressivement érodés; il en est ainsi de la presse et de l’exercice du pouvoir judiciaire.

2.2.3. Religion et laïcité

36. Dans cette période historique marquée par la redéfinition de certaines caractéristiques de la République turque fondée par Atatürk, la défense de la laïcité reste une ligne de clivage importante dans la société. Appuyée fortement par l'opposition kémaliste, une partie de la population exprime la crainte que l’adoption de nouvelles législations et mesures ne soit l'expression d'une volonté politique de renforcer la place de l'islam dans la société. La défense de la laïcité semble ainsi remise en question lorsque le Conseil de l'enseignement supérieur (YÖK) demande aux professeurs de ne pas exclure de l'université les femmes qui portent le voile (en dépit de la décision de la Cour constitutionnelle de 2008 de ne pas autoriser le port du voile à l'université, confortée par la décision de la Cour européenne des droits de l'homme Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005). La règlementation nouvelle de janvier 2011 concernant les normes relatives à la vente d’alcool et de tabac a aussi été perçue comme une nouvelle atteinte à ces libertés.
37. Par ailleurs, la place de la religion dans le cadre de la réforme de l’éducation a également suscité des craintes et des commentaires, au-delà de l’opposition politique. Cette réforme a abouti à l’allongement de la durée de l’éducation obligatoire, dorénavant divisée en trois cycles de quatre ans (dit «4+4+4» 
			(23) 
			La délégation turque
a tenu à préciser que cette réforme de l'éducation «a rendu l’école
primaire obligatoire pour les enfants âgés de plus de 66 mois. Elle
augmente le nombre des heures de classe, de sorte à élever les standards
au niveau requis par l'OCDE. Elle permet également le rétablissement,
dans les collèges, des sections des écoles Imam Hatip, qui avaient
été fermées par le Conseil national de sécurité au cours du processus
du 28 Février [1997] par la mise en place de huit années de scolarité
obligatoire, et n'étaient autorisés à opérer qu’au niveau du lycée».
Voir AS/Mon (2013) 05, p. 9. ), ce qui est positif. Mais elle donne aussi aux élèves turcs la possibilité d’entrer, dès le collège, dans des sections dites «Imam Hatip». Si, comme l’indique la délégation turque, «les écoles Imam Hatip sont des écoles officielles, sous l’autorité du ministère de l'Education (...), qui s’appuient sur le programme scolaire régulier établi par le ministère (…), et offrent des heures supplémentaires de cours d'éducation religieuse» 
			(24) 
			AS/Mon
(2013) 05, p. 9., dans ces conditions, comme le dit l’opposition et le craint une partie de l’opinion publique, un processus lent de renforcement de l'Islam pourrait remettre en cause le principe de laïcité.
38. L'opposition et une partie de la société expriment la crainte d’une mainmise croissante de l'Etat. Comme l’indique l’opposition dans ses observations, une série de près de 40 décrets lois émis en 2011 pourrait «transformer l'administration (…) vers une [administration] partisane», à l’exemple du décret selon lequel «deux tiers des membres de l'Académie des sciences sont maintenant nommés par des institutions sous le contrôle direct du gouvernement» 
			(25) 
			Ibid.,
p. 41.. Force est de constater que certaines rencontres au niveau des universités ont pu donner cette impression.
39. La nature du régime en place, qualifié de «conservateur démocrate» par le Premier ministre, continue de susciter des questions, en Europe en particulier 
			(26) 
			Le
sociologue Ferhat Kentel a pour sa part caractérisé l’idéologie
de l’AKP par une combinaison de «kémalisme, de l'étatisme, du conservatisme,
peut-être de l'islamisme – sans que l'islamisme ne soit un facteur
dominant». Cité par Nicolas Cheviron, «Dix ans au pouvoir pour le
parti d’Erdoğan: Une décennie de réformes et de succès économiques
en Turquie», dépêche AFP, 1er novembre
2012. Une enquête publiée en septembre 2012 par l'université d’Istanbul
de Bogazici évoque une baisse de la pratique religieuse dans la
société turque. Elle révèle qu'entre 2006 et 2012, la proportion
des Turcs affirmant faire leurs prières cinq fois par jour est passée
de 33,5 % à 28,2 %..
40. L’influence du Mouvement Gülen – une mouvance islamiste dirigée par un imam et penseur auto-exilé aux Etats-Unis, Fethullah Gülen – qui aurait infiltré des institutions publiques et chercherait à s’exercer sur la société, a été évoquée par de nombreux interlocuteurs que j’ai rencontrés au cours de ces deux dernières années.

2.2.4. Les perspectives politiques

41. L’année 2013 sera par ailleurs une année charnière pour la Turquie, dans la perspective de la préparation des élections locales (2014), présidentielle (2014) et législatives (2015). Pour l’AKP en particulier, il s’agira de donner une nouvelle impulsion au parti: de nombreux parlementaires ne pourront pas se représenter en 2015, touchés par la règle interne au fonctionnement de l’AKP limitant le nombre de mandats parlementaires à trois.
42. Suite à la réforme constitutionnelle de 2007, les Turcs éliront en 2014, pour la première fois, leur Président de la République au suffrage universel direct, ce qui lui confèrera une légitimité et une autorité renforcées, quels que soient les résultats des travaux constitutionnels. La Cour constitutionnelle a statué, en juin 2012, que le Président Gül, au terme de son mandat actuel de sept ans, sera autorisé à se présenter à la prochaine élection et à briguer un mandat de cinq ans. Au cours de ces derniers mois, le Président Gül et le Premier ministre Erdoğan ont exprimé des visions différentes sur plusieurs dossiers tels la levée de l’immunité parlementaire de députés – des divergences de vue, voire une certaine rivalité, qui reflètent peut-être les ambitions présidentielles de chacune des deux personnalités.
43. L’année 2013 pourrait voir aboutir la rédaction d’un projet de constitution, qui serait soumis au référendum populaire. C’est une étape cruciale dans la poursuite de l’évolution politique et démocratique de la Turquie et l’adoption d’une constitution d’inspiration civile, et qui devra garantir le respect des droits et libertés fondamentales découlant des obligations contractées par la Turquie en tant que membre (fondateur) du Conseil de l’Europe. L’une des options discutées, à l’initiative de l’AKP, serait la mise en place d’un «régime présidentiel», qui donnerait des pouvoirs accrus au Président de la République.
44. Il existe aujourd’hui de nouvelles perspectives de résolution de la question kurde, avec la reprise des pourparlers entre les services secrets et le leader du PKK, Abdullah Öcalan, depuis décembre 2012, qui semble être soutenu par les autres formations politiques, à l’exception du parti nationaliste MHP. C’est une opportunité pour jeter les bases d’un règlement de ce conflit qui a causé des dizaines de milliers de morts de part et d’autre. Cette initiative politique, maîtrisée par l’AKP, devrait aussi participer à un processus d’apaisement avec les populations du sud et du sud-est, compte tenu d’une situation compliquée après l’affaire d’Uludere 
			(27) 
			Le 28 décembre 2011,
34 jeunes villageois qui faisaient de la contrebande avec l'Irak
voisin, et qui ont été pris par erreur pour des membres du PKK,
ont été tués à Uludere par l'armée turque. Voir infra. . La levée éventuelle de l’immunité des parlementaires du BDP, suite à leur rencontre avec des activistes du PKK en août 2011 
			(28) 
			Le 17 août 2012, une
vidéo diffusée sur internet montre la rencontre entre des parlementaires
du BDP et des militants du PKK dans le sud-est de la Turquie. Voir
infra., pourrait accroître les tensions.
45. Enfin, il existe peut-être des possibilités de relance du processus d’intégration européenne de la Turquie, bloqué pour l’heure par plusieurs Etats membres de l’Union européenne concernant l’ouverture de nouveaux chapitres de négociation. Elles ont été stoppées durant la présidence chypriote de l’Union européenne au cours du 2e semestre 2012, suite au boycott de la Turquie. Des avancées tangibles sont attendues de part et d’autre pour relancer un processus d’intégration européenne auquel la Turquie veut rester attachée, malgré les atermoiements et les obstacles que ce rapprochement produit.

3. Relations internationales

46. Compte tenu de la situation géopolitique de la Turquie, il me semble utile, à titre d'information, de rappeler les grands axes de la politique extérieure du pays. La démarche est nécessaire pour définir et comprendre le contexte global.
47. La Turquie est une puissance régionale qui opère un repositionnement. L’axe central de la politique étrangère était la relation privilégiée avec l’Occident (les Etats-Unis, l’OTAN, l’Union européenne) et la Turquie est membre des principales institutions euro-atlantiques. L’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002 et la nomination d’Ahmet Davutoğlu au poste de ministre des Affaires étrangères en mai 2009 marquent un tournant. La Turquie développe une activité intense sur plusieurs fronts. Elle profite de sa situation géographique stratégique entre pays producteurs et consommateurs d’énergie, de sa prospérité croissante et de son statut d’Etat musulman laïc et démocratique pour s’affirmer comme puissance régionale. Sa politique étrangère multilatérale cible aussi bien l’Occident que l’Orient. La doctrine «zéro problème avec les voisins» a été le centre de la nouvelle stratégie et l’axe du rôle que la Turquie voulait jouer dans la sphère régionale. Elle élargit aussi ses partenariats aux pays d’Afrique.
48. En mai 2010, Ahmet Davutoğlu, ministre des Affaires étrangères, résumait ainsi les objectifs de la politique étrangère «zéro problème» pour la Turquie pour la décennie à venir: remplir toutes les conditions d'adhésion à l'Union européenne et devenir un membre influent de l'Union européenne d'ici 2023; continuer à promouvoir l'intégration régionale par la sécurité et la coopération économique; jouer un rôle d'influence dans la résolution des conflits régionaux; participer activement à tous les forums internationaux; jouer un rôle déterminant dans les organisations internationales, devenir l'une des 10 plus grandes économies du monde 
			(29) 
			Ahmet
Davutoglu, ministre des Affaires étrangères de la Turquie, «Turkey's
Zero-Problems Foreign Policy», article paru dans Foreign Policy, 20 mai 2010..

3.1. L'ancrage à l'Ouest évolue

49. Les relations privilégiées qu'entretenait la Turquie avec les Etats-Unis se sont tendues en 2003 quand la Turquie a refusé le passage des troupes américaines pour entrer en Irak. Au demeurant, la visite du Président des Etats-Unis Barack Obama en avril 2009 a relancé les relations bilatérales. Cependant, en 2010, l’adoption par la Chambre des Représentants d’un projet de «résolution sur le génocide arménien» a de nouveau rendu les relations difficiles. Elles ont également eu à souffrir de la position adoptée par la Turquie sur la question nucléaire civile iranienne: les Etats-Unis ont été gênés par la déclaration de Téhéran et déçus que la Turquie vote au Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 11 juin 2010, contre la résolution imposant de nouvelles sanctions au régime de Téhéran. Aujourd’hui, les contacts sont intenses entre les Etats-Unis et la Turquie, notamment sur les questions régionales, avec la Syrie et l'Irak comme principales préoccupations communes.
50. La Turquie est le premier Etat avec une population majoritairement musulmane qui a reconnu l’existence de l’Etat d’Israël en 1948. En 1996, une série d’accords stratégiques ont été signés. Après l’attaque de la bande de Gaza par Israël en 2008, les relations se sont détériorées. L’affaire de Gaza fit l’objet de condamnations publiques par le Premier ministre turc à Davos en janvier 2009. L’incident le plus grave est l’opération lancée par l’armée israélienne le 30 mai 2010 contre la flottille humanitaire du mouvement Free Gaza et de la «Fondation pour les droits de l’homme, les libertés et le secours humanitaire» (IHH) visant à forcer le blocus de Gaza. La prise d’assaut s'est soldée par la mort de neuf ressortissants turcs abattus par l'armée israélienne. Les autorités turques ont réagi avec fermeté et condamné cette attaque. Il est évident que la relation avec Israël en a été fortement altérée.

3.2. L’ancrage multilatéral turc

51. La Turquie est fortement ancrée dans la coopération multilatérale: membre fondateur des Nations Unies (1945), du Conseil de l’Europe (1949), de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (1960), elle est également membre de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) depuis 1952, de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) depuis 1973, de la Coopération Economique de la Mer Noire depuis 1992, de l'Organisation Mondiale du Commerce depuis 1995 et du G20 depuis 1999. Elle participe à l'Union pour la Méditerranée.
52. La Turquie a exercé récemment une double présidence au Conseil de l’Europe: celle de l’Assemblée parlementaire en 2011 et 2012 avec M. Mevlüt Çavuşoğlu, et la présidence du Comité des Ministres de novembre 2010 à mai 2011. Le Président Gül fut membre de l’Assemblée pendant près de dix ans.
53. La Turquie est également membre associé de l'Union européenne depuis 1963. L'Union européenne a ouvert les négociations d'adhésion de la Turquie en octobre 2005. Pour l'heure, seuls 13 des 35 chapitres thématiques qui jalonnent ces négociations ont été ouverts et un seul a pu être conclu. Le soutien que les Turcs expriment à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne semble s'estomper: alors qu'ils étaient 73 % à considérer que l'entrée de la Turquie était une bonne chose en 2004, ils n'étaient plus que 38 % en 2010 
			(30) 
			ESI, «A very special
relationship», p. 18, 11 novembre 2010, <a href='http://www.esiweb.org'>www.esiweb.org</a>.. En 2013, les discussions pourraient cependant être relancées, avec l’ouverture possible du chapitre 22 des négociations d’adhésion portant sur la politique régionale et la coordination des instruments structurels.
54. Au cours du second semestre 2012, la Turquie a décidé de geler ses relations avec la présidence chypriote de l'Union européenne et n’a pas participé notamment aux réunions présidées par ladite présidence.
55. Le 16 mai 2012, le Commissaire à l'élargissement a lancé «l'Agenda positif», mis en place huit groupes de travail pour faire avancer les réformes dans les domaines où il existe un accord entre la Turquie et l'Union européenne. La Turquie est le seul pays candidat à ne pas avoir obtenu la libéralisation du régime des visas. Bruxelles exige un meilleur contrôle des frontières et des migrants en situation irrégulière.
56. Le rapport de progrès 2012 – particulièrement critique sur les questions de libertés fondamentales – préparé par la Commission européenne a été durement accueilli par la Turquie, qui y a vu un rapport biaisé. Le ministre de l’Intégration européenne, M. Egemen Bağiş a d’ailleurs produit son propre rapport de progrès pour l’année 2012.

3.3. Les relations avec les pays voisins

57. La crise syrienne a marqué les développements récents de la Turquie. Les effets de cette crise sont multiples pour la Turquie, notamment parce qu’elle est confrontée à l’accueil de 184 585 réfugiés au 27 février 2013 (voir infra) mais aussi des militaires qui ont déserté l’armée régulière syrienne pour rejoindre notamment le camp d’Apadyn, devenu peut-être une base de repli de l’armée rebelle. Il faut rappeler que les relations avec la Syrie ont été envenimées à l’origine par le soutien que la Syrie a accordé aux rebelles kurdes du PKK. En octobre 1998, déjà, les deux pays ont été au bord de l’affrontement militaire. Les accords d'Adana (1998) ont permis d’initier des rapprochements confortés en 2001 et 2002. La Turquie devient alors l’un des premiers partenaires économiques de la Syrie, qui offre un corridor essentiel à la Turquie pour accéder aux marchés orientaux. Les deux pays présentent aussi des situations voisines dans la structure de leur population, avec d’importantes communautés kurdes et alaouites/alévies. Par ailleurs, la Syrie avait permis à la Turquie de jouer un rôle d’intermédiaire dans les tentatives de négociations entre Israël et la Syrie sur la question du Golan; l’épisode de Gaza 2008 les a interrompues. L'instabilité et la répression en Syrie ont eu un impact immédiat en Turquie. Alors que la contestation du régime de Damas prenait de l’ampleur, le Premier ministre turc s’est employé à convaincre le Président syrien de faire droit aux aspirations réformatrices du peuple. La rupture est intervenue en août 2011. Les critiques d’Ankara sont allées crescendo. La Turquie a ensuite redoublé d’activisme sur la scène internationale, en accueillant de multiples réunions multilatérales, ainsi que des opposants syriens, civils et militaires, et les réfugiés qui arrivent en masse. La destruction en juin 2012 près des côtes syriennes d’un avion de chasse turc a fait monter la pression. Le 3 octobre 2012, cinq citoyens turcs ont été tués à la suite de tirs d’artilleries sur la frontière d’Akcakale par l'armée syrienne. Après ces deux incidents, le Conseil de l'Atlantique Nord a été appelé par la Turquie pour des consultations, conformément à l'article 4 du Traité de l'OTAN. En janvier 2013, sur la base de la décision du Conseil de l'Atlantique Nord du 4 décembre 2012 et à la demande de la Turquie, l’OTAN a commencé à déployer des missiles Patriot dans le sud du pays pour protéger le territoire turc d’éventuels tirs de missiles syriens. Les Etats-Unis, l’Allemagne et les Pays-Bas participent à cette opération et ont envoyé six batteries Patriot au total, avec le personnel militaire correspondant. La Turquie entend jouer un rôle central dans les pourparlers avec l’opposition syrienne, mais aussi avec la Russie, pour trouver une solution de transition et mettre ainsi un terme au conflit.
58. Depuis 2009, dans le cadre de sa politique de «zéro problème avec les voisins», la Turquie a établi de nouveaux mécanismes, comme des «conseils stratégiques de haut niveau de coopération» avec 12 pays (l'Azerbaïdjan, la Bulgarie, l'Egypte, la Grèce, l'Irak, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Liban, le Pakistan, la Fédération de Russie, la Tunisie et l'Ukraine). La Turquie a également levé l'obligation de visa avec de nombreux pays, cherchant à assurer davantage de contacts de personne à personne.
59. Le Printemps arabe a fait souffler en 2011 un vent démocratique dans plusieurs pays de la région (Tunisie, Egypte, Libye, Syrie, Yemen). Il offre à la Turquie – assurément une grande puissance économique qui a développé de nombreuses relations politiques, diplomatiques et commerciales avec ces pays 
			(31) 
			Voir <a href='http://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/la-turquie-se-veut-source-d-inspiration-pour-les-arabes_1002941.html'>www.lexpress.fr/actualites/1/monde/la-turquie-se-veut-source-d-inspiration-pour-les-arabes_1002941.html</a>. – une opportunité de se repositionner. La Turquie était devenue une «source d'inspiration» pour les pays arabes, en proposant un modèle politique conciliant croyance religieuse et Etat démocratique. Sa position au Moyen- Orient est plus que jamais celle d’une puissance régionale dont le rôle est essentiel.
60. A Chypre, la situation est dans l’impasse. La Turquie occupe, depuis 1974, 37 % du territoire chypriote, au nord de la ligne verte, et dispose sur place de 40 000 soldats. La partie nord de l’île a été proclamée indépendante en 1983 et dénommée «République turque de Chypre du Nord (RTCN)» 
			(32) 
			Le
seul Etat reconnu par le Conseil de l'Europe est la République de
Chypre.. Cette zone est totalement dépendante de l’appui politique et des aides économiques d’Ankara (400 million de dollars par an). Elle n’est reconnue que par la Turquie. La Turquie souhaite séparer ce point du processus d’adhésion à l’Union européenne et considère que la résolution de la question chypriote doit relever des Nations Unies. Elle a soutenu le plan Annan de 2004 rejeté par les Chypriotes grecs avec 76 % de non lors du référendum d’avril 2004. La Turquie souhaite une solution globale à cette question sous les auspices des Nations Unies. Toutefois, dans son rapport de novembre 2010, la Commission européenne note l'absence de progrès dans les relations bilatérales avec Chypre, et rappelle que la Turquie n'a pas mis en œuvre pleinement et de manière non discriminatoire le protocole additionnel à l'accord d'association et n'a pas levé tous les obstacles à la libre circulation des biens, y compris les restrictions sur les transports directs avec Chypre 
			(33) 
			SEC (2010)1327, Turkey
2010 progress report, 9 novembre 2010.. En 2012, la Commission européenne a regretté que la Turquie ait continué «d'émettre des déclarations s'opposant à des opérations de forage effectuées par la République de Chypre et des menaces de représailles contre les compagnies pétrolières qui participeraient à l'exploration chypriote» 
			(34) 
			<a href='http://ec.europa.eu/enlargement/pdf/key_documents/2012/package/tr_rapport_2012_en.pdf'>SWD(2012)
336 final</a>, Rapport d’activité 2012 de la Commission européenne
sur la Turquie, 10 octobre 2012, p. 36 (traduction non officielle). . La Turquie a indiqué s’être plainte de violations des eaux territoriales turques en mer Egée par les bateaux grecs ou les garde-côtes 
			(35) 
			Commentaires de la
délégation turque, AS/Mon (2013) 05.. La Grèce et Chypre ont, pour leur part, émis un nombre substantiel de plaintes officielles relatives à des violations constantes de leurs eaux territoriales et de leur espace aérien, et notamment au survol des îles grecques par des avions turcs 
			(36) 
			Conclusions de la Commission
européenne à son rapport de progrès 2012..
61. Les relations avec la Grèce se sont améliorées avec l’arrivée au pouvoir de George Papandreou en 2009. Le Premier ministre turc Erdoğan s’est rendu en Grèce en mai 2010. Les discussions exploratoires en vue de parvenir au règlement des différends en mer Egée, de la question de la minorité grecque en Turquie et de la minorité turque en Grèce ou de la lutte contre l’immigration illégale se poursuivent. Les dernières discussions exploratoires ont eu lieu le 28 janvier 2012. La rencontre récente entre le Premier ministre turc, M. Erdoğan, et le Premier ministre grec, M. Antonis Samaras, le 1er mars 2013 à Athènes, pourrait ouvrir la voie à un dialogue renforcé.
62. Le processus de réconciliation avec l’Arménie s’est ralenti. «La diplomatie du football» a amené les Présidents Gül et Sarkissian à se rendre visite en 2008. Des protocoles sur «l’établissement des relations diplomatiques entre l’Arménie et la Turquie», et sur «le développement des relations bilatérales entre la Turquie et l’Arménie», ont été conclus et signés en octobre 2009 à Zürich. La création d’une commission d’historiens turcs, arméniens et suisses chargée d’étudier les «événements de 1915» («génocide arménien») avait été proposée – sans toutefois aboutir. Mais le processus de ratification des protocoles est aujourd’hui bloqué. La Turquie souhaite au préalable des progrès sur le conflit gelé du Haut-Karabakh impliquant l’Arménie et l’Azerbaïdjan 
			(37) 
			Suivant
la dénomination du Groupe de Minsk, <a href='http://www.osce.org/mg'>www.osce.org/mg</a>.. Les progrès dans les relations de la Turquie avec l’Arménie sont donc étroitement liés à l’état des relations de la Turquie avec l’Azerbaïdjan. Notons que la question historique des «événements de 1915» (et la reconnaissance du «génocide arménien») reste un obstacle majeur au processus de réconciliation de la Turquie avec l’Arménie.
63. Concernant les relations avec l’Irak, les visites bilatérales de haut niveau se sont multipliées ces dernières années. Les échanges commerciaux entre les deux pays sont en progression constante. Les autorités turques et les autorités kurdes d’Irak du nord ont resserré leurs liens au cours des dernières années. Alors qu’Ankara considérait, avant 2009, qu’un gouvernement régional kurde au nord de l’Irak pouvait renforcer les velléités autonomistes kurdes en Turquie, l’autonomie des Kurdes d’Irak et l’existence d’une entité politique autonome, inscrite dans la constitution irakienne, portant le nom de Kurdistan, sont aujourd’hui définitivement reconnus par la diplomatie turque.
64. Les relations entre la Turquie et l'Iran sont parfois complexes, marquées par la compétition entre deux puissances régionales majeures et l’interdépendance économique. A proximité se situent l’Afghanistan et le Pakistan: l’approvisionnement en gaz naturel pour la Turquie et l’accès à la mer Noire et l’Europe pour l’Iran. La relation de la Turquie avec l’Iran est aujourd’hui une «coopération mesurée». Le gouvernement AKP a adopté une attitude positive à l’égard de l’Iran dont les résultats sont tangibles dans les échanges commerciaux (22 milliards de dollars en 2012) et humains (1,9 millions d’Iraniens se sont rendus en Turquie en 2011). La diplomatie turque défend le droit de l’Iran à développer un programme nucléaire et a consacré beaucoup d’efforts à maintenir la perspective d’un accord avec la communauté internationale. La déclaration turco-brésilienne du 17 mai 2010 
			(38) 
			Voir
le <a href='http://www.guardian.co.uk/world/julian-borger-global-security-blog/2010/may/17/iran-brazil-turkey-nuclear'>texte
de la déclaration</a> jointe signée par la Turquie, l’Iran et le Brésil. et les propositions d’enrichissement de l’uranium iranien ont créé la surprise. La Turquie s’est opposée peu après au Conseil de sécurité des Nations Unies à un renforcement des sanctions contre l’Iran. Dans ses relations avec l’Iran, une donnée fondamentale pour la Turquie est sans doute la question énergétique (30 % du pétrole turc vient d'Iran, qui lui livre aussi le tiers de son gaz). Notons cependant que le déploiement de missiles Patriot en janvier 2013 a été jugé comme une provocation par Téhéran, qui y voit une menace dirigée contre l’Iran.

3.4. La stratégie régionale de la Turquie

65. Les autorités ont exprimé la volonté de remettre la Turquie au centre du jeu politique régional, que ce soit au Proche-Orient, dans les Balkans, dans le Caucase ou en Asie Centrale, d’être un «acteur global» et d’augmenter le nombre de ses représentations diplomatiques dans le monde entier.
66. Au Proche-Orient, il s'agit de stabiliser une région aux multiples problèmes (l’issue au conflit syrien, le positionnement du Hezbollah au Liban), de favoriser le processus de paix entre Israël et les Palestiniens, d'accéder à la mer Rouge et à l'Arabie, en renforçant la coopération avec la Jordanie. La Turquie se tourne de nouveau vers le monde musulman et tend à se positionner en leader de l’Islam sunnite. La Turquie a cherché à activer une nouvelle dynamique de coopération et de dialogue après le déclenchement des «printemps arabes».
67. Les Balkans représentent pour la Turquie une zone d'influence importante: héritage historique partagé, présence de nombreuses minorités d’origine turque (Bulgarie, Roumanie, «l'ex-République yougoslave de Macédoine», Kosovo* 
			(39) 
			* Toute référence au
Kosovo mentionnée dans ce texte, que ce soit à son territoire, ses
institutions ou sa population, doit se comprendre en pleine conformité
avec la Résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations Unies et sans préjuger
du statut du Kosovo. , Albanie, Bosnie-Herzégovine, etc.). Elle y déploie donc une très forte présence diplomatique et une volonté d'expansion économique (présence remarquable des entreprises turques sur les grands projets de la région: BTP, construction d’aéroports, de routes, etc.) et culturelle importants. Elle soutient, directement ou indirectement, l’intégration des pays des Balkans à l’Union européenne et à l’OTAN. Notons aussi, en ce qui concerne cette zone, l’amélioration des relations avec la Grèce.
68. Dans le Caucase du Sud, la Turquie privilégie une politique d’équilibre entre la Géorgie et la Russie et tente de favoriser le règlement des «conflits gelés» de la région (le conflit du Haut-Karabakh impliquant l’Arménie et l’Azerbaïdjan). La Turquie a des relations très positives avec l’Azerbaïdjan («deux Etats, une nation»). L'énergie constitue une composante importante des relations bilatérales, suite à la mise en œuvre des deux projets de gazoduc de Bakou-Tbilissi-Ceyhan et de l’oléoduc de Bakou-Tbilissi-Erzurum.
69. Concernant l’Iran, et la résolution de la question du programme nucléaire, la Turquie a cherché à adopter une attitude conciliante favorisant le dialogue (voir supra).
70. En Asie centrale, le bilan de l’administration politique turque est plus nuancé. Les relations sont plutôt bilatérales avec ces pays.
71. Pour ce qui concerne la mer Noire, la Turquie est à l’origine de l’Organisation de Coopération économique de la mer Noire (CEMN) en 1992 qui regroupe 11 pays.

3.5. Une nouvelle diplomatie énergétique

72. La Turquie est une zone intense de transit énergétique des ressources gazières et pétrolières d’est en ouest. Les projets en cours concernent le gazoduc BTC (Bakou–Tbilissi–Ceyhan), l’oléoduc BTE (Bakou–Tbilissi–Erzeroum), le gazoduc Nabucco (2009), le gazoduc transanatolien TANAP (qui assurera le transit du gaz vers l’Europe via le gazoduc West Nabucco ou le gazoduc transadriatique TAP (vers l’Italie du sud par la Grèce)), l’interconnection pour le gaz naturel entre la Turquie et la Grèce, la liaison entre la mer Caspienne et l’Autriche, via la Turquie, la Grèce, la Bulgarie, la Hongrie, la Roumanie, le projet South-Stream (concurrentiel de Nabucco), dont la mise en œuvre est prévue en 2018, soutenu par les Italiens et les Russes, qui assurera la liaison entre la Russie et la Bulgarie, le gazoduc ITG (Turquie–Grèce–Italie) et le gazoduc TAP.
73. Des relations nouvelles se développent avec la Russie. Mais les rivalités subsistent dans le Caucase, l’Asie centrale, la mer Noire et même les Balkans. Les relations avec la Russie s’intensifient dans le domaine de la coopération énergétique.
74. En conclusion de ces observations préliminaires, il semble que la clôture de la procédure de suivi de la Turquie en 2004 ait ouvert la voie à l'ouverture des négociations avec l'Union européenne, et il faut s'en féliciter. Toutefois, la perspective d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne s'est quelque peu estompée au cours de ces dernières années. Plusieurs facteurs peuvent l'expliquer: résistance affichée de certains Etats membres de l'Union européenne, «fatigue» de l'élargissement au sein de l'Union, crise économique, impasse sur le dossier de Chypre, sentiment d'enlisement des négociations avec l'Europe et lassitude d'une partie de l'opinion publique turque. Il serait à craindre que l'absence de perspective d'intégration de la Turquie dans l'Union européenne en tant que partenaire économique et politique ne remette en question le désir d'Europe. Il faut espérer que ce processus sera relancé en 2013 avec l’ouverture annoncée d’un nouveau chapitre (le chapitre 22) de négociation d’adhésion à l’Union européenne.

4. Fonctionnement des institutions démocratiques

4.1. La révision constitutionnelle

75. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à procéder à une refonte de la Constitution de 1982, avec l’assistance de la Commission de Venise, afin d’achever son adaptation aux normes européennes en vigueur».

4.1.1. Le référendum constitutionnel du 12 septembre 2010

76. L'adoption du paquet d'amendements constitutionnels le 12 septembre 2010 ouvre la voie:
  • à la comparution des militaires, y compris les officiers, et des personnes accusées de crimes contre la sécurité de l’Etat ou l'ordre constitutionnel devant les tribunaux civils (le champ des juridictions militaires se limitant dorénavant aux crimes et délits commis dans l'exercice des fonctions militaires);
  • à la possibilité pour les officiers renvoyés de l’armée de faire appel;
  • à l'ouverture du procès des responsables du coup d’Etat du 12 septembre 1980;
  • à l'élargissement de la composition de la Cour constitutionnelle qui passera de 11 à 17 juges: trois membres sont nommés par le parlement, et 14 par le Président de la République 
			(40) 
			Le Président choisira
pour le Conseil constitutionnel des candidats parmi les listes de
trois nominés présentées par la Haute Cour d’appel, le Conseil d’Etat,
la Haute Cour d’appel militaire, la Haute Cour administrative militaire
et le Haut Conseil de l’éducation. ;
  • à l'élargissement de la composition du Conseil supérieur des juges et des procureurs (qui représente le Conseil de surveillance de la magistrature) qui passe de 7 à 21 membres: 4 membres du Conseil supérieur des juges et des procureurs (sur 21) ainsi que son Secrétaire général sont maintenant désignés par le Président de la République, et 10 membres (sur 21) sont élus par plus de 10 000 juges et procureurs de premier degré;
  • à l'octroi de nouveaux droits aux fonctionnaires (dont celui de mener des négociations collectives);
  • à la discrimination positive au bénéfice des personnes qui nécessitent une protection sociale, comme les femmes, les enfants et les personnes âgées;
  • à la création de l'institution du médiateur;
  • à la création d'un droit de recours individuel devant la Cour constitutionnelle dans les matières relevant de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5, «la Convention»);
  • à la limitation de la juridiction militaire. Une garantie constitutionnelle interdit aux tribunaux militaires de juger des civils;
  • à des garanties constitutionnelles relatives à la protection des données à caractère personnel;
  • à des garanties constitutionnelles relatives à la protection des droits des enfants.
77. Ces amendements visaient à éliminer plusieurs des dysfonctionnements évoqués dans les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et à satisfaire à toute une série de recommandations formulées par le Commissaire aux droits de l’homme, la Commission de Venise, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), la commission de suivi de l’Assemblée, le Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes, le Comité pour l'élimination de la discrimination raciale des Nations Unies et plusieurs autres organismes de contrôle internationaux, ainsi que celles mentionnées dans les rapports d’avancements ou à d’autres occasions.
78. L’adoption de ces amendements a été suivie d’un plan d’action couvrant les changements législatifs requis par le train d’amendements constitutionnels, l’adoption de nouvelles lois ainsi que la modification de certaines lois existantes, portant notamment sur la création, les compétences et le fonctionnement de l’institution du médiateur, la création de l’institution nationale des droits de l’homme, la création d’un conseil pour l’égalité et la lutte contre la discrimination (qui reste à constituer), la loi sur le Conseil supérieur des juges et des procureurs (adoptée par le parlement le 11 décembre 2010, après consultation de la Commission de Venise 
			(41) 
			CDL-AD(2010)042, Avis
intérimaire relatif au projet de loi sur le Conseil supérieur des
juges et des procureurs, adopté par la Commission de Venise lors
de sa 85e session plénière (17-18 décembre
2010).), la protection des données à caractère personnel, la loi sur les syndicats de fonctionnaires, la loi sur la création et les méthodes de travail du Conseil économique et social et la loi sur la mise en place et les règles de procédure de la Cour constitutionnelle adoptée par le parlement le 30 mars 2011. Le Premier ministre Erdoğan avait déclaré que les dispositions de la nouvelle constitution ne peuvent pas revenir sur les améliorations introduites par le référendum.
79. La révision constitutionnelle a été saluée par le Conseil de l'Europe, l'Union européenne et la communauté internationale. Cependant, ce référendum n'a pas fait l'objet de consultations préalables étendues impliquant les partis politiques et la société civile au sens large, ce qu'a également regretté la Commission européenne dans son rapport de novembre 2010, soulignant que la mise en œuvre de ces réformes d'une manière transparente et conforme aux standards européens sera fondamentale, et que des efforts importants sont encore nécessaires dans le domaine des droits fondamentaux.
80. Le référendum sur la réforme constitutionnelle du 12 septembre 2010 engagé par le gouvernement du Premier ministre Erdoğan a recueilli 58 % des votes. Le Parti Républicain du Peuple (CHP) de l’opposition a rejeté la réforme en bloc en raison de son opposition de principe à deux amendements (sur les 26 soumis à référendum) qui élargissaient la composition et modifiaient le fonctionnement de la Cour constitutionnelle et du Conseil supérieur des juges et des procureurs. Par ailleurs, ce référendum n'était pas conforme aux recommandations de la Commission de Venise en matière référendaire, dans la mesure où plusieurs amendements étaient soumis à un vote qui n'appelait qu'une seule réponse 
			(42) 
			La Commission de Venise
estime que «l’électeur ne doit pas être appelé à voter simultanément
sur plusieurs questions sans rapport intrinsèque, alors qu’il peut
être en faveur de l’une et en défaveur de l’autre. Lorsqu’un texte
est révisé sur plusieurs points distincts, plusieurs questions doivent
donc être posées au peuple», CDL-AD(2007)008, Code de bonne conduite
en matière référendaire, paragraphe 30 des Lignes directrices sur
la tenue des référendums, adopté par la Conseil des élections démocratiques
lors de sa 19e réunion (Venise, 16 décembre
2006) et la Commission de Venise lors de sa 70e session
plénière (Venise, 16-17 mars 2007)..
81. Les amendements constitutionnels du 12 septembre 2010 constituent une première avancée positive – bien qu'il faille regretter les réserves formulées sur le référendum. Une révision plus substantielle de la Constitution est d'ores et déjà à l'ordre du jour des partis politiques. A cet égard, il y a lieu de rappeler que dans sa Résolution 1622 (2008) sur le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie: développements récents, l'Assemblée a souligné que l'élaboration d'une nouvelle constitution s'avérait nécessaire, et devrait donner lieu à un «vaste débat national impliquant les différents acteurs de la société (…), garantir un système adéquat de freins et de contrepoids, et accorder une place de choix à la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales, conformément aux normes européennes, afin d’assurer pleinement le fonctionnement démocratique des institutions turques et de consolider son processus de modernisation et de réformes» 
			(43) 
			Paragraphes 15-17. .

4.1.2. Rédaction d’une nouvelle constitution: état d’avancement des travaux

82. La rédaction d’une nouvelle constitution a été l’une des promesses phare de l’AKP durant la campagne électorale de 2011. Une commission de «conciliation constitutionnelle», présidée par le Président du Parlement, Cemil Çiçek, a commencé ses travaux le 19 octobre 2011. J’ai à plusieurs reprises souligné la composition paritaire exemplaire (3 membres et 2 experts pour chacun des 4 groupes politiques représentés au parlement) de cette commission, qui s’était fixée pour objectif de rédiger un projet de constitution sur la base de l’unanimité, et ce d’ici la fin de l’année 2012.
83. La commission de conciliation a réalisé un travail de consultation remarquable de toutes les forces vives de la société turque. La première étape des travaux de la commission et de ses trois sous-commissions thématiques, qui s'est achevée le 30 avril 2012, a permis de recueillir des données et des opinions d'un large public 
			(44) 
			Les trois sous-commissions
ont organisé un total de 53 réunions, avec 15 partis politiques,
22 universités turques, 39 syndicats et 79 organisations de la société
civile et fondations. Le parlement a de plus sollicité l’avis de
165 universités, 78 associations de barreaux, 60 partis politiques,
18 associations de villes, 17 associations professionnelles, 7 hautes juridictions,
7 syndicats de fonctionnaires, le conseil supérieur de la radio-télévision
et la direction des droits de l’homme, et envoyé un courriel à 14 538
associations, 4 000 fondations, 1 700 radios locales et nationale,
etc. La possibilité donnée au Patriarche Œcuménique, au représentant
du Patriarche arménien de Turquie et à d’autres représentants religieux
de faire une présentation devant la commission constitutionnelle
de conciliation a été considérée comme un développement positif. . Près de 65 000 contributions émanant de citoyens ou d’organisations de la société civile ont été envoyées à la commission 
			(45) 
			Un site internet est
dédié aux travaux de la Commission de conciliation: <a href='http://yenianayasa.tbmm.gov.tr'>http://yenianayasa.tbmm.gov.tr</a>..
84. Depuis le 10 mai 2012, la commission a initié la rédaction du projet de nouvelle constitution. Le Premier ministre avait fixé comme date limite le 31 décembre 2012. Fin 2012, le Président du Parlement a précisé que la commission avait débattu de 71 articles constitutionnels. Pour 23 d’entre eux, la commission avait pu dégager un consensus. Dans les articles restant, les différentes options ont été placées entre parenthèse et feront l’objet de renégociations. Après avoir consulté les chefs des groupes politiques, M. Çiçek a annoncé que les travaux de la commission de conciliation se prolongeraient au-delà du 31 décembre 2012, pour une période «raisonnable» – certains évoquant le mois de mars ou avril 2013. Le projet de constitution devrait alors être soumis à consultation publique, révisé par le parlement et soumis à référendum pour adoption. Le 19 février 2013, la commission a décidé d’accroître ses heures de travail à sept heures par jour, et cinq jours par semaine pour accélérer le processus de rédaction.
85. Mes contacts avec le président de la commission (et de la Grande Assemblée de la Turquie) et plusieurs membres de la commission m’ont permis de mesurer la détermination de l’ensemble de ses membres à poursuivre les travaux, malgré d’évidents blocages et divergences de vues. La commission peine, et cela est fort compréhensible, à trouver un consensus sur les questions essentielles qui peuvent être des lignes de fractures entre les partis politiques, ou dans la société. Il en est ainsi de la définition de la citoyenneté, de la place de la famille dans la constitution, de la laïcité, et surtout du régime que la Turquie souhaiterait adopter:
  • On note que le parti pro kurde BDP a avancé la proposition d’un Etat basé sur «l’autonomie démocratique» et l’organisation du territoire en 25 «régions autonomes», selon un système inspiré du modèle de l’Ecosse.
  • Par ailleurs, la proposition de «régime présidentiel» présentée par l’AKP en novembre 2012, et inspirée des systèmes américain et français, a suscité de fortes réactions et bloqué les discussions au sein de la commission. Tous les partis d’opposition ont marqué leur désaccord. Les contours de ce «régime présidentiel», qui a la faveur du Premier ministre Erdoğan, devront encore être définis et précisés. Les déclarations du Premier ministre le 17 décembre 2012 sur la séparation des pouvoirs – qui constituerait une entrave à l’action du gouvernement pour apporter de meilleurs services aux citoyens – ont suscité quelques craintes.
86. Il appartient à la Turquie de préciser les contours de son futur système démocratique tout en garantissant l’équilibre institutionnel des pouvoirs, la définition de contre-pouvoirs, et le respect des droits fondamentaux et des libertés individuelles de tous. Je ne peux que féliciter l'ensemble des forces politiques en Turquie pour leurs efforts en faveur de l'élaboration d'une nouvelle constitution démocratique et encourager le Parlement turc à poursuivre ses travaux constitutionnels et ses consultations, et à travailler étroitement avec la Commission de Venise pour s’assurer que le projet de constitution qui sera soumis au Parlement turc pour approbation soit en conformité avec les normes démocratiques.

4.2. Elections

87. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à modifier le Code électoral pour abaisser le seuil de 10 % et permettre aux citoyens turcs vivant à l’étranger de voter sans avoir à se présenter à la frontière».
88. Je note que le seuil de 10 % de suffrages requis au niveau national pour qu’un parti entre au parlement n'a pas été modifié. J'en avais fait la remarque en janvier 2011 au Président de la Cour constitutionnelle ainsi qu'au ministre de la Justice, qui a indiqué qu'aucune modification n'interviendra pour l'échéance électorale de juin 2011. Le Premier ministre Erdoğan, lors de son allocution devant l’Assemblée le 13 avril 2011, a estimé que l'abaissement du seuil de 10 %, «n’est pas une question de démocratie» et que ce seuil continuait à être appliqué «pour la stabilité et la sécurité de la Turquie». M. Erdoğan a précisé que «le moment venu, si nous sentons s’exprimer un réel besoin d’abaisser ce seuil, nous consulterons notre peuple» 
			(46) 
			Compte
rendu de la séance du 13 avril 2011, <a href='http://assembly.coe.int/Mainf.asp?link=/ Documents/Records/2011/F/1104131000F.htm'>http://assembly.coe.int/Mainf.asp?link=/Documents/Records/2011/F/1104131000F.htm</a>..
89. Le seuil requis de 10 %, de loin le plus élevé de ceux pratiqués par les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, a en effet été introduit pour garantir la stabilité, en évitant une fragmentation excessive au sein du parlement. De fait, il limite la représentation des partis politiques au parlement. Pour beaucoup, ce seuil aurait toutefois été introduit en pensant au Parti pour une société démocratique (DTP) – avec son électorat principalement kurde – et pour empêcher son élection au parlement 
			(47) 
			Document
AS/Mon (2009) 10 rev..
90. Dans sa Résolution 1705 (2010), tout en reconnaissant qu'il existe «tout un éventail de types de systèmes électoraux dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, chacun avec ses avantages et ses inconvénients», l'Assemblée demandait aux Etats membres «d'examiner la possibilité d’abaisser les seuils légaux supérieurs à 3 %, et de supprimer d’autres obstacles, y compris les cautions électorales élevées, qui empêchent la représentation des petits partis ou des candidats indépendants aux organes élus» 
			(48) 
			Résolution 1705 (2010) sur les seuils électoraux et autres aspects des systèmes
électoraux ayant une incidence sur la représentativité des parlements
dans les Etats membres du Conseil de l'Europe, paragraphes 7 et
22.3. .
91. Dans son arrêt du 8 juillet 2008, Yumak et Sadak c. Turquie, la Cour européenne des droits de l'homme a examiné la conformité du seuil électoral de 10 % avec le droit à des élections libres (article 3 du protocole no 1) lors des élections de 2002. La Cour estime que «d'une manière générale, un seuil électoral de 10 % apparaît excessif et souscrit aux considérations des organes du Conseil de l'Europe qui soulignent le caractère exceptionnel et élevé du seuil litigieux et en préconisent l'abaissement (…). Ce seuil contraint les partis politiques à recourir à des stratagèmes qui ne contribuent pas à la transparence du processus électoral».
92. La Cour toutefois n'était pas convaincue en l'espèce que, «considéré dans le contexte politique propre aux élections en question» et assorti des correctifs et autres garanties qui en ont circonscrit les effets en pratique, [ce seuil ait] eu pour effet d'entraver dans leur substance les droits des requérants garantis par l'article 3 du Protocole n° 1 (souligné par moi) et a conclu à la non violation de cet article. En l'espèce donc, la Cour, a reconnu une marge d’appréciation pour les Etats 
			(49) 
			Dans
cet arrêt, la Cour a noté que «les règles dans ce domaine varient
en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque
Etat; la multitude de situations prévues dans les législations électorales
de nombreux Etats membres du Conseil de l'Europe démontre la diversité
des choix possibles en la matière». et accepté que le seuil de 10 % de la législation turque poursuivait un but légitime (éviter une dispersion parlementaire excessive et favoriser ainsi l’émergence d’une majorité gouvernementale), assorti de quelques garanties et correctifs (possibles candidatures indépendantes qui permettent l’élection de quelques députés kurdes) 
			(50) 
			Requête n° 10226/03,
arrêt du 8 juillet 2008, cité dans CDL-AD(2010)007. La décision
de la Chambre était assortie d'une opinion dissidente commune aux
juges Tulkens, Vajić, Jaeger et Šikuta..
93. En tant que membre du Conseil des élections démocratiques de la Commission de Venise, je fais observer qu'un positionnement autour d'un seuil de 6 % est recommandé. Je considère pour ma part qu’il est essentiel, dans une société démocratique, de respecter la volonté des électeurs et donc de garantir la participation effective des partis politiques légaux qui les représentent. Je rappelle aussi que le Président Abdullah Gül s'était engagé, en 2007, devant l'Assemblée parlementaire, à abaisser le seuil des 10 % et je regrette qu'aucune avancée n'ait été faite depuis lors. Lors de mes contacts avec le parti majoritaire, il ne me semble pas que des modifications soient envisagées dans ce domaine, alors qu’elles sont souhaitées par les partis d’opposition dans le cadre des discussions sur la future constitution 
			(51) 
			Le CHP propose de ramener
ce seuil à 5 % de façon à renforcer la représentativité de tous
les groupes politiques présents en Turquie (commentaires du CHP,
novembre 2012).. Je relève que 95 % des suffrages exprimés aux élections parlementaires de juin 2011 (pour un taux de participation de 87 %) se traduisent par une représentation parlementaire, et que le seuil des 10 % ne s’applique pas aux candidats indépendants. De plus, selon la Constitution, les membres du parlement ne représentent pas la province ou le district électoral où ils ont été élus, mais la société dans son ensemble. Il reviendra à la Turquie de déterminer son système électoral. Je note toutefois une stabilisation réelle de la représentation politique en Turquie depuis ces 10 dernières années, ce qui devrait permettre à ses autorités d’envisager d’abaisser le seuil électoral, comme d’autres pays ont pu le faire 
			(52) 
			La Russie a récemment
abaissé son seuil électoral de 7 % à 5 %., et d’élargir ainsi la participation des partis politiques majeurs – qui jouent un rôle essentiel dans les démocraties – au sein du parlement. Cela traduirait une démarche politique forte, et manifestement un signal important vis-à-vis de la population kurde. J’invite donc les autorités turques à se conformer aux recommandations de la Commission de Venise et à abaisser le seuil électoral lors de la prochaine révision constitutionnelle.
94. Pour ce qui concerne le vote des ressortissants turcs vivant à l'étranger, je note tout d'abord avec satisfaction que cette possibilité existe: l’article 67 de la Constitution, et le décret subséquent 4121 du 23 juillet 1995, mettent en place les bases légales de mesures concrètes en ce sens 
			(53) 
			AS/Mon
(2009) 10 rev, paragraphe 31.. Comme je l'ai souligné dans le rapport que j’ai présenté au Conseil des élections démocratiques le 16 juin 2011, l'octroi de ce droit de vote contribue à l'expansion de la citoyenneté nationale et européenne 
			(54) 
			CDL(2011)027, rapport
sur le vote à l'étranger; préparé par Mme Josette Durrieu (France)
avec M. Laszlo Trocsanyi (Hongrie), adopté par la Commission de
Venise les 17-18 juin 2011. Voir en particulier les paragraphes
69 et 97. quand bien même le droit de vote à l’étranger n’est pas garanti ipso facto par le Protocole no 1 à la Convention européenne des droits de l’homme 
			(55) 
			Voir <a href='http://hudoc.echr.coe.int/sites/fra/pages/search.aspx?i=001-109580'>Sitaropoulos
et Giakoumopoulos c. Grèce</a>, Requête n° 42202/0, arrêt du 15 mars 2012. .
95. Lors des dernières élections du 12 juin 2011, j’avais constaté, avec regret, que l'exercice du droit de vote octroyé aux ressortissants turcs vivant à l'étranger était, dans les faits, restreint parce qu’il est nécessaire de se présenter à la frontière pour pouvoir voter. L'organisation d'un vote par correspondance a été écarté par la Cour constitutionnelle en mai 2008, au motif que le vote d'un tel amendement à la loi sur les élections et les listes électorales en mars 2008 était anticonstitutionnel 
			(56) 
			AS/Mon (2009)10 rev,
paragraphe 31.. En 2011, les autorités turques avaient dû renoncer à organiser les élections dans les représentations diplomatiques à la suite de la décision du Haut Conseil Electoral fin février 2011 motivée par le fait que les infrastructures ne seraient pas en place dans les délais impartis. Cette décision a été critiquée par l'AKP, le CHP et la société civile. Je note aussi que, en janvier 2011, le ministère de l'Intérieur avait invoqué des conditions de sécurité insuffisantes pour assurer le bon déroulement du vote dans les représentations diplomatiques en Allemagne.
96. En mai 2012, le Parlement turc a adopté les amendements à la loi sur les élections, permettant ainsi à plus de deux millions d’électeurs turcs (soit 5 % du nombre total des électeurs) vivant à l’étranger de voter lors de la prochaine élection présidentielle en 2014. C’est une mesure dont je me réjouis, et que je salue.

4.3. Démocratie locale

97. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à mettre en œuvre la réforme de l’administration locale et régionale ainsi que la décentralisation, en respectant les principes de la Charte européenne de l’autonomie locale (STE no 122); dans le cadre de cette réforme, à mettre à disposition des autorités compétentes les moyens institutionnels et humains nécessaires et à procéder à une péréquation équitable des ressources pour pallier le sous-développement de certaines régions, notamment le sud-est de la Turquie».
98. Pour ce qui concerne le développement de la démocratie locale et régionale, je me réfère à la Recommandation 301 (2011) adoptée par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux le 24 mars 2011 qui souligne de nombreux aspects problématiques, en particulier:
«c. la manière dont la législation pénale et antiterroriste en vigueur est appliquée a un effet destructeur disproportionné sur le fonctionnement de la démocratie territoriale en Turquie et sur les droits fondamentaux des élus locaux et régionaux;
...
f. la nouvelle loi relative aux villages n’a pas encore été définitivement arrêtée, bien que de nombreuses anciennes communes aient perdu leur statut et soient devenues des villages en vertu de la récente loi n° 5747 de 2008 sur la création de districts dans les périmètres des communautés urbaines, portant amendement à certaines législations;
g. la loi sur les revenus des municipalités prévue pour 2005 n’a toujours pas été promulguée, et la promulgation de la loi n° 5779, de portée plus limitée, sur les affectations des recettes fiscales, au titre du budget général, aux administrations provinciales spéciales et aux communes, a laissé les communes encore plus tributaires des subventions décidées au niveau central, et a introduit de nouvelles règles financières;
h. les administrations provinciales spéciales n’ont toujours pas accès à des «ressources propres» pour leur financement, qui varie considérablement selon les provinces;
i. bien que le gouverneur ait été démis de ses fonctions à la présidence du Conseil général, sa position reste très inhabituelle en qualité de président du Comité exécutif des administrations provinciales spéciales, et remet en cause l’autonomie de la gestion provinciale étant donné que le président de ces administrations est, dans les faits, un responsable nommé par le gouvernement central 
			(57) 
			La délégation turque
a souhaité préciser que «[l]es assemblées générales provinciales,
qui sont les organes décisionnels des administrations provinciales
spéciales, sont formées de membres élus conformément aux critères
établis par la Charte. Le Comité exécutif est un organe exécutif
présidé par le gouverneur et composé de cinq membres de l’assemblée
générale provinciale désignés par cette assemblée et de cinq chefs
de département nommés par le gouverneur. S’agissant de la loi n°
5302, il est évident que le gouverneur et le Comité exécutif fonctionnent
comme un seul et même organe exécutif. Le fait que le gouverneur
soit un fonctionnaire nommé par le gouvernement central ne signifie
pas pour autant que les administrations provinciales spéciales sont, de facto ou de
jure, une branche du pouvoir central. L’assemblée générale
provinciale, organe de décision, est composée exclusivement de membres
élus conformément aux critères établis par la Charte». Voir AS/Mon
(2011) 23 rev, p. 15.;
j. compte tenu de la participation élevée des gouverneurs aux travaux des administrations provinciales spéciales, il s’avère qu’ils en sont les représentants auprès de l’Union des administrations provinciales spéciales;
k. le chevauchement des rôles des agents qui exercent (ou ont exercé) des fonctions au ministère et qui sont également au service de l’Union et/ou de la délégation turque du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l'Europe], est susceptible de réduire la distance institutionnelle entre le ministère et les communes et d’influencer ainsi (négativement) les relations entre eux;
l. bien que les organes de décision de l'Union nationale des communes turques soient élus démocratiquement et permettent à différents partis politiques d'être représentés, la prescription selon laquelle toutes les communes sont tenues d’être membres de l’Union a été maintenue. Cela étant, cette prescription est antidémocratique car elle prive les communes de leur liberté de choix et génère un mécontentement légitime dans les communes, pour qui les intérêts et les préoccupations ne sont pas représentés de manière appropriée par la majorité des communes membres, dont elles ne partagent pas les points de vue.»
99. En matière de démocratie locale, en dépit des réformes entreprises depuis 2005 et des projets mis en place avec l’Union européenne pour leur mise en œuvre 
			(58) 
			Voir AS/Mon (2013)
05, p. 19., les avancées semblent limitées pour le moment. Je ne peux qu'encourager les autorités turques à mettre en œuvre, dans les meilleurs délais, les recommandations formulées par le Congrès et à considérer, dans le cadre de la prochaine réforme constitutionnelle, l'abolition les dispositions relatives à la tutelle administrative (article 127 de la Constitution turque actuelle) et dans d’autres actes législatifs qui, comme le souligne le Congrès, restent un obstacle au projet général de décentralisation en Turquie. Aussi je ne peux souscrire aux observations formulées par la délégation turque dans ses commentaires, selon lesquelles l’article 127 de la Constitution dans son ensemble, qui régit également l’exercice par l’administration centrale du droit de tutelle administrative [c’est moi qui souligne] sur les administrations locales, constituerait une garantie et non un frein à la décentralisation, en cela qu’il accorde une garantie constitutionnelle aux pouvoirs locaux.
100. Je suis également convaincue que la poursuite et le renforcement de la décentralisation seront un élément essentiel de la stratégie de développement de la Turquie, et aussi de la résolution de la question kurde.
101. Les prochaines élections locales se tiendront au printemps 2014 – au moment où la Turquie sera appelée à élire directement son président de la République. L’AKP avait proposé d’avancer la tenue des élections locales à l’automne 2013 – invoquant les conditions météorologiques hivernales qui compliquent le déroulement de la campagne électorale. Cette décision supposait un amendement à la Constitution. L’opposition n’était pas opposée à cette idée, tout en objectant sur la date proposée. Malgré l’accord du MHP, l’AKP n’a pas réussi à réunir la majorité qualifiée nécessaire pour faire adopter l’amendement constitutionnel un an avant les prochaines élections.
102. Alors que j’effectuais une dernière visite en Turquie en novembre 2012, le parlement examinait le projet de loi sur les métropoles, adopté le 6 décembre 2012. Le nombre de métropoles est ainsi passé de 16 à 29 
			(59) 
			Les
13 nouvelles métropoles créées sont Aydın, Balıkesir, Denizli, Hatay,
Malatya, Manisa, Kahramanmaraş, Mardin, Muğla, Tekirdağ, Trabzon,
Şanlıurfa et Van., pour permettre l’augmentation des budgets de ces municipalités, atteindre un système de gouvernance municipal plus efficace, étendre la couverture des municipalités métropolitaines à 70 % de la population et renforcer les revenus municipaux, selon l’objectif précisé par l’AKP. Cette loi implique une restructuration importante des collectivités territoriales concernées: abolition de la personnalité juridique des municipalités (belde) et villages dans les provinces, qui deviennent des districts (mahalleler) des métropoles. Celles-ci administreront également leur province, dont les assemblées provinciales sont abolies. Dans les provinces qui ne comptent pas de métropoles, les municipalités de moins de 2 000 habitants sont abolies et deviennent des arrondissements de municipalités. Dans les «Départements pour le contrôle des investissements et de la coordination» (Yatırım İzleme ve Koordinasyon Başkanlığı) crées par la loi sur les métropoles, les gouverneurs seront chargés d’administrer les fonds transférés par l’Etat.
103. Cette nouvelle loi, qui implique des fusions de municipalités et le redécoupage des circonscriptions électorales à un an des élections locales, a suscité des réactions fortes. Cette question sera très certainement examinée par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe. Je note qu’un recours constitutionnel a été introduit par le maire de la commune de Şişli, contestant l’intégration de trois de ses quartiers dans le district voisin de Sarıyer.

5. Prééminence du droit

5.1. La réforme du système judiciaire

104. L'Assemblée note avec satisfaction la coopération engagée par la Turquie avec la Commission de Venise pour modifier le système judiciaire à la suite de la réforme constitutionnelle et adapter ainsi sa législation aux normes européennes en vigueur, conformément à la Résolution 1380 (2004), paragraphe 23. i.
105. Les rencontres avec les présidents de la Cour constitutionnelle et de la Cour suprême de Cassation et avec le ministre de la Justice en 2011 m’avaient permis d'évaluer la réforme constitutionnelle approuvée par référendum le 12 septembre 2010, et en particulier la réforme de la Cour constitutionnelle et du Conseil supérieur des juges et des procureurs (HSYK) (que préside le ministre de la Justice). La Commission de Venise avait émis un certain nombre de réserves sur le projet de loi sur le Conseil supérieur (adopté le 11 décembre 2010 par le parlement) mais aussi sur l'article 159 de la Constitution qui fixe sa composition et son fonctionnement. Le mode de désignation retenu pour la Cour constitutionnelle et le Conseil supérieur fait craindre à l'opposition une mainmise du parti AKP sur ces instances et une menace pour leur indépendance. Le fonctionnement du système judiciaire a également été évoqué, et en particulier les délais excessifs des détentions provisoires et des procès, l'engorgement des juridictions et la création des cours régionales d'appel. Concernant ces deux derniers points, le ministre de la Justice, M. Ergin, a annoncé le 12 janvier 2011 la création de neuf cours régionales d'appel en 2011, en plus des trois cours régionales d'appel qui seront financées avec l'aide de l'Union européenne.
106. Pour ce qui concerne le Conseil supérieur des juges et des procureurs, la Commission de Venise, dans son avis intérimaire 
			(60) 
			CDL-AD(2010)042, op. cit., reconnaît que le transfert de compétences du ministère de la Justice au Conseil supérieur, l'élargissement de la composition et l'indépendance accrue de cette instance constituent une amélioration considérable. Toutefois, un certain nombre de recommandations sont formulées pour réviser le projet de loi, ainsi que certaines dispositions constitutionnelles. Ces recommandations visent à assurer la séparation des pouvoirs entre le judiciaire et l'exécutif, en préconisant de remplacer la désignation des quatre représentants par le président par une désignation par le parlement, de garantir la distinction des fonctions de juges et de procureurs au sein du Conseil supérieur et de mettre en place un système d'élection des membres du Conseil supérieur assurant une participation large et pluraliste, d’assurer l'exercice impartial et objectif des fonctions du Conseil supérieur pour éviter tout soupçon de contrôle politique de l'institution, et de revoir les pouvoirs d'inspection et de supervision (inscrit dans l'article 159 de la Constitution) jugés trop étendus et trop centralisés 
			(61) 
			Ibid.,
paragraphe 86..
107. Pour ce qui concerne la loi sur les juges et les procureurs de la Turquie 
			(62) 
			CDL-AD(2011)004,
Avis de la Commission de Venise relatif au projet de loi sur les
juges et les procureurs, adopté le 25/26 mars 2011.:
  • La Commission de Venise a souligné que le transfert des compétences de supervision du ministère de la Justice au Conseil supérieur des juges et des procureurs (même si l'amendement reste modeste) et le renforcement des droits de la défense des juges et des procureurs visés par des procédures et des plaintes disciplinaires constituent «un pas dans la bonne direction». Cependant, la Commission de Venise note que le projet de loi devrait davantage préciser les conditions préalables aux sanctions disciplinaires, car celles-ci peuvent être détournées pour sanctionner indirectement des activités judiciaires. L'absence de voie de recours contre une sanction disciplinaire est une lacune importante dans l’article 159 de la Constitution, ainsi que dans le projet de loi. L’article 33 de la loi n° 6087 sur le Conseil supérieur des juges et des procureurs, adoptée et entrée en vigueur le 18 décembre 2010, régit à présent l’enquête, l’objection et le recours relatifs aux procédures disciplinaires. Il prévoit maintenant les possibilités d’objection et de révision des procédures disciplinaires, mais uniquement dans les cas de radiation 
			(63) 
			AS/Mon (2013) 05, p.
20.: c’est une limitation que la Commission de Venise avait soulignée 
			(64) 
			CDL-AD(2011)004,
paragraphe 96: «Dans son Avis intérimaire (n° 600/2010), la Commission
de Venise a déjà critiqué l'absence de disposition, dans le projet
de loi relatif au HSYK, sur le droit de recours devant une juridiction
de droit contre une décision disciplinaire visant un juge (ou un
procureur), à l’exception des cas où il est question de révocation. Ce
problème se trouve à l’article 159 de la Constitution, qui devrait
donc être modifié.».
  • Par ailleurs, la Commission de Venise a exprimé ses réserves quant au caractère indépendant de la justice: la relation entre l'exécutif, sous la forme du ministère de la Justice, et le corps judiciaire et les procureurs reste une question préoccupante qui, par certains aspects, semble trop étroite et susceptible de compromettre l'indépendance de la justice, en particulier en permettant l’affectation de juges et de procureurs au ministère de la Justice 
			(65) 
			Concernant cette observation
de la Commission de Venise, les autorités ont précisé que les juges
et les procureurs qui travaillent au ministère de la Justice le
font de leur propre gré et à leur demande; ils n’exercent leur profession
dans aucun tribunal pendant leur affectation au ministère, ce qui
ne remettrait donc pas en cause le principe de l’indépendance de
la justice. AS/Mon (2013) 05, p. 21.. Certains aspects du système d'évaluation des performances sont également source de préoccupation 
			(66) 
			Sur
ce point, les autorités turques ont tenu à préciser que les performances
des juges et des procureurs sont évaluées par des inspecteurs. Les
données relatives aux performances des cours et des individus sont
disponibles sur le Système d’information du réseau judiciaire national(UYAP).
Voir AS/Mon (2013) 05, p. 21.. La fonction de supervision et de contrôle des juges n'est pas clairement définie et sa portée est floue; on peut se demander si cette fonction ne risque pas d’être utilisée pour mettre à mal l'indépendance des juges et des procureurs.
108. Au demeurant, le problème de l’indépendance de la justice est systématiquement posé par des interlocuteurs représentatifs du monde socio-professionnel dans sa diversité, parmi lesquels le vice-président de l’Association des juges et des procureurs (Yarsav) rencontré en juin 2012. Notons aussi que, dans ses commentaires officiels, le parti du CHP dit que «deux clauses essentielles du référendum ont rendu le Conseil supérieur des juges et des procureurs dépendant du gouvernement, et la Cour constitutionnelle progressivement [dépendante]. Tout examen objectif de ces nouvelles règles relatives à la composition du Conseil supérieur et de la Cour constitutionnelle confirmera que les attentes fondées sur des promesses d'amélioration de la pratique étaient vouées à l'échec, et l’ont été». Par ailleurs, «le Medel (Magistrats Européens pour la Démocratie et les Libertés), dans son rapport de juillet 2012, reflète certains des problèmes critiques en ce qui concerne le fonctionnement indépendant du système de justice» 
			(67) 
			AS/Mon (2013) 05, p.
41..
109. Des mesures ont par ailleurs été adoptées pour améliorer l’efficacité du système judiciaire: recrutement de juges; création de cours régionales opérationnelles en 2013 dans 15 provinces; création d’un réseau judiciaire électronique permettant de connecter toutes les juridictions, bureaux de procureurs, agences de mise en œuvre de la loi et ministère de la Justice ainsi qu’aux citoyens qui peuvent ainsi suivre en ligne le traitement de leur affaire, etc. L’efficacité de ces mesures restera à vérifier.

5.2. L’adoption du 3e paquet de réformes judiciaires en juillet 2012

110. Le ministre de la Justice, Sadullah Ergin, avait annoncé le 18 janvier 2012 un paquet de réformes judiciaires (une centaine d'amendements portant notamment sur le Code pénal, le Code de procédure pénale et à la Loi anti-terrorisme) visant à limiter les détentions provisoires ordonnées par les tribunaux pour les suspects avant les procès, harmoniser la législation avec le Convention européenne des droits de l'homme et désencombrer le système judiciaire. Il a été adopté en juin 2012. La loi prévoit l'obligation de présenter une motivation concrète pour légitimer la nécessité de la détention. En 2011, on comptait environ 57 000 détenus en attente de jugement ou d'un jugement final par la Cour suprême d'appel. Les amendements portent également sur les articles 6 et 174 de la loi anti-terrorisme, requalifient les cocktails Molotov comme armes à feu et réduisent de moitié les peines encourues par celles et ceux condamné/es pour avoir commis un crime au nom d'une organisation terroriste sans en être membres. Ces réformes ont toutefois été considérées comme inefficaces par l'opposition.
111. Un train de réformes (appelé «troisième paquet des réformes judiciaires») a donc été adopté par le parlement le 30 juin 2012 et promulgué en juillet 2012 
			(68) 
			<a href='http://www.kgm.adalet.gov.tr/yargitaslak/yargi.html'>www.kgm.adalet.gov.tr/yargitaslak/yargi.html</a>.. Ces réformes visaient aussi à réduire la charge de travail des tribunaux en accélérant et en raccourcissant en conséquence les procédures judiciaires. Il a donc été procédé à la révision du Code pénal, du Code de procédure pénale, de la loi antiterroriste, de la loi relative aux exécutions forcées et aux faillites, de la loi sur la presse, de la loi relative au Conseil d'Etat, du Code de procédure administrative, de la loi relative à l'institut de médecine légale, de la loi relative à la Cour de Cassation, la loi relative aux juges et aux procureurs, de la loi relative aux délits et la loi relative au casier judiciaire, entre autres.
112. Enumérons ici quelques-unes des grandes lignes de ce train de réformes et des nouvelles mesures présentées par les autorités 
			(69) 
			Les informations détaillées
dans ce paragraphe ont été fournies par la délégation turque, voir
notamment AS/Mon (2013) 05, p. 21. – il restera toutefois à apprécier, dans l’immédiat et le court terme, la réalité de leur application:
  • s’agissant de la liberté d'expression et des médias, l'article 6.5 de la loi antiterroriste, qui était largement critiqué, a été supprimé. Selon la nouvelle législation, aucune décision de suspension ne pourra être prononcée à l’encontre de publications qui incluent de la propagande d’une organisation terroriste, louent les infractions ou les auteurs de crimes ou incitent publiquement les gens à commettre un crime dans le cadre des activités d’une organisation terroriste. L'accès des suspects aux dossiers d'instruction sera élargi. Des délais plus longs seront prévus pour rétablir l'équilibre entre les droits des victimes et pour garantir la liberté de la presse. Les dispositions prévoyant des pénalités accrues lorsqu’une infraction était commise par voie de presse ou de publication ont été annulées. Les peines seront réduites pour les personnes qui ne sont pas membres de l'organisation criminelle mais qui commettent une infraction pénale au nom de celle-ci. Pour l'infraction de «violation de secret», le champ d'application de l'expression «secret de l'instruction» sera réduit avec la définition explicite des critères qui déterminent la violation du secret de l'instruction. La communication d'informations concernant une enquête et des poursuites ne constituera pas une infraction sauf si les limites de la mission d'information sont franchies, et la peine d'emprisonnement sera remplacée par une amende judiciaire. Pour les infractions pénales liées à l'expression d'une pensée ou d'une opinion, ou par voie de presse ou de publications, commises avant le 31 décembre 2011 (et passibles d’une amende ou d’une peine de prison de moins de 5 ans), l'enquête, les poursuites ou l'exécution d'une sanction déjà prononcée, selon l’état de la procédure, seront suspendues; si les journalistes soupçonnés ne récidivent pas durant une période de trois ans, leur casier judiciaire redeviendra vierge. Dans le cas contraire, la peine sera prononcée ou l'enquête reprendra là où elle s'était arrêtée.
  • En matière de recours à la détention et au contrôle judiciaire, pour les décisions de placement en détention, de maintien en détention ou de rejet d'une demande de remise en liberté, les juges seront tenus de souligner l'existence d'une forte suspicion d'infraction pénale, et l'existence de motifs de placement en détention et la proportionnalité de la détention doivent être clairement indiquées et s'appuyer sur un raisonnement concret au cas par cas. Les possibilités d'application du contrôle judiciaire ont été élargies à tout type de crimes, quelle que soit la limite supérieure des peines imposées 
			(70) 
			Selon les données fournies
par le ministère de la Justice, le nombre de mesures de contrôle
judiciaire est passé de 3 035 mesures du 5 janvier 2012 au 4 juillet
2012 (soit sept mois avant la promulgation du «3e paquet»)
à 7 218 mesures entre le 5 juillet 2012 et le 30 janvier 2013 (soit
sept mois après la promulgation du «3e paquet»).
Voir AS/Mon (2013) 05, p. 22..
  • En matière de lutte contre la corruption, la loi prévoit le respect intégral des recommandations du Groupe d'Etats contre la corruption (GRECO) et la redéfinition de la corruption de manière exhaustive afin que les actes considérés comme un abus de pouvoir passible d'une sanction inférieure soient désormais considérés comme des actes de corruption.
113. Selon le ministère de la Justice, près de 2 millions de dossiers étaient susceptibles de bénéficier des nouvelles dispositions prévues par la loi n° 6352. Le 3e paquet de réformes judiciaires a produit certains résultats notables, comme la remise en liberté, entre juillet 2012 et janvier 2013, de 30 953 détenus en détention provisoire 
			(71) 
			Nombre
de détenus en détention provisoire remis en liberté entre le 5 juillet
2012 (date de la promulgation du 3e paquet)
et le 30 janvier 2013, fourni par le ministère de la Justice. Voir
AS/Mon (2013) 05., parmi lesquels, en juillet 2012, le professeur de droit constitutionnel, Mme Büşra Ersanlı (experte dans la commission constitutionnelle du parti BDP), après plus de huit mois de détention provisoire dans le cadre du procès KCK, l’éditeur, Ragıp Zarakolu, ou l’ancien coordinateur du journal Atilim, Sedat Senoglu, le 6 septembre 2012, soupçonné de liens avec le MLKP (parti communiste marxiste-léniniste), emprisonné depuis six ans dans l'attente de son jugement 
			(72) 
			Parmi les autres personnes
relâchées figurent Vedat Kurşun, éditeur en chef du quotidien kurde Azadiye Welat, Abdülmenaf Düzenci,
éditeur du site d’information kurde Yüksekova Gündem, et les journalistes
Cihan Gün, Naciye Yavuz, Kaan Ünsal, Musa Kurt et Halit Güdenoğlu
du magazine Yürüyüş. .
114. Le 3e paquet visait aussi à renforcer la présomption d’innocence et à restreindre les motifs de détention provisoire. Les autorités ont précisé que «dans 1 % des 3 millions d’affaires initiées chaque année, les inculpés sont placés en détention provisoire». Avec le 3e paquet judiciaire, les détentions provisoires représenteront 23,5 % des incarcérations en décembre 2012.
115. L’adoption de la loi n° 6291 sur les peines alternatives le 11 avril 2012 – qui a permis de mettre en place des peines alternatives à la prison ou la remise en liberté sous contrôle électronique de certains détenus en fin de peine, a conduit à la libération de près de 34 000 personnes placées en liberté conditionnelle, selon les informations transmises par les autorités en novembre 2012.
116. Toutefois, le 3e paquet de réforme n'a pas eu l'impact escompté: de nombreuses personnalités qui contestent le fondement de leur incarcération et de leur détention provisoire (notamment dans le cas des grands procès) n'ont pas obtenu leur remise en liberté. Il faut ainsi noter que des parlementaires sont restés en prison.
117. Le ministre de la Justice a tenu à nous informer de la préparation d’un 4e paquet de réformes judiciaires qui a été soumis au parlement en mars 2013. L’objectif est de remédier aux violations de la Convention européenne des droits de l’homme. Ce paquet devrait notamment inclure des amendements au Code pénal et permettre de renforcer la distinction entre liberté d’expression/des médias et propagande terroriste. C’est un paquet qui est donc très attendu et qui sera, espérons-le, à la hauteur des attentes suscitées. Dans l’intervalle, j’ai été informée qu’un «plan d’action pour prévenir les violations des droits de l’homme» est actuellement préparé par le ministère de la Justice et devrait être soumis au Conseil des ministres prochainement 
			(73) 
			AS/Mon
(2013) 05, p. 22..
118. En matière de justice pénale, les réformes ont conduit à la fermeture de 268 institutions non conformes avec les standards internationaux, à la création de 68 nouvelles institutions pénales (pour une capacité de 14 500 places) dont 13 en 2012, au recours plus fréquent aux peines conditionnelles 
			(74) 
			Ces
peines ont été prononcées pour 104 662 personnes en 2010, 130 402
en 2011 et 12 589 en 2012., à l’introduction de bracelets électroniques ou au report des peines prononcées à l’encontre des personnes handicapées ou gravement malades. Cependant, les incidents survenus en 2012 dans plusieurs prisons 
			(75) 
			13 détenus ont trouvé
la mort le 17 juin 2012 dans l’incendie d’une prison de la province
de Sanliurfa dans l’Est du pays. Il semblerait qu’une altercation
entre les détenus ait déclenché l’incendie. Un second incendie s'est
déclaré le 18 juin dans le pavillon des enfants de la même prison,
blessant 14 personnes, dont une grièvement. Le même jour, trois incendies
étaient signalés dans les prisons de type E d’Adana et de Gaziantep,
ainsi que celle de type T d’Osmaniye, suite aux protestations contre
les mauvaises conditions de détention. rappellent que le surpeuplement carcéral reste un problème en Turquie, y compris notamment dans la prison d’Urfa. Les autorités ont indiqué que la question de l’accroissement de la capacité carcérale serait une priorité pour le budget 2013. Cette question sera probablement examinée cette année par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines oui traitements inhumains ou dégradants (CPT), qui effectuera une visite périodique en Turquie en 2013.
119. L’exercice des droits fondamentaux, et notamment de la liberté d’expression et de manifestation, est donc une préoccupation majeure, malgré les avancées effectives enregistrées depuis l’entrée en vigueur du 3e paquet. Je m’en suis longuement entretenue avec le ministre de la Justice, M. Sadullah Ergin dont, au demeurant, je salue la détermination à mener les réformes nécessaires et à intégrer les normes et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme 
			(76) 
			Dans
ce contexte, j’ai été informée qu’un projet est actuellement mis
en œuvre et coordonné par le ministère de la Justice en coopération
avec le Conseil de l’Europe, la Cour de cassation, le Conseil d’Etat
et le Conseil supérieur des juges et des procureurs pour améliorer
l’exercice de la liberté d’expression et des médias. AS/Mon (2013)
05, p. 22.. Rappelons que la détention provisoire de parlementaires et d’élus locaux n’a toujours pas trouvé d’issue légale. Elle entrave à l’évidence l’exercice des mandats confiés à ces élus par les citoyens et appelle une solution législative.
120. Je note également que la révision de la Constitution approuvée le 12 septembre 2010 ouvre la voie aux recours individuels devant la Cour constitutionnelle pour la violation des droits couverts par la Convention européenne des droits de l'homme. Cette possibilité est ouverte depuis le 24 septembre 2012 pour les matières couvertes par la Convention, et concerne les décisions rendues par les juridictions turques après le 23 septembre 2012. Au 28 février 2013, la Cour constitutionnelle avait reçu 2 967 plaintes: 261 ont été déclarées irrecevables, 165 ont fait l’objet d’un rejet administratif et 11 ont été fusionnées. Aucune décision finale n’a été prononcée pour l’heure par la Cour constitutionnelle sur les autres requêtes introduites 
			(77) 
			Chiffres donnés par
la délégation turque, AS/Mon (2013) 05, p.23..
121. Le ministère de la Justice a élaboré une «Stratégie de réforme judiciaire» qui chercher à renforcer l’efficacité du système et l’accessibilité de la justice. Le nombre de juges et procureurs a augmenté depuis 2002. C’est une étape importante pour résoudre les problèmes d’engorgement des juridictions et la durée excessive des détentions provisoires et des procès. L’Assemblée parlementaire insiste cependant sur une notion essentielle de la nouvelle stratégie, qui doit savoir «replacer l’individu et non l’Etat au cœur de la justice» 
			(78) 
			Ibid..

5.3. Objection de conscience et service civil alternatif

122. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à reconnaître le droit à l’objection de conscience et à créer un service civil alternatif». En 2009, l'Assemblée constatait que «la législation sur le service civil alternatif n’a toujours pas été introduite (…) et que les mises en détention d’objecteurs de conscience qui se poursuivent (…) en Turquie constituent un sujet de grave préoccupation 
			(79) 
			Résolution 1676 (2009) sur la situation des droits de l’homme en Europe et
évolution de la procédure de suivi de l’Assemblée, paragraphe 16.4. ».
123. Dans son droit national, la Turquie ne reconnaît pas le droit à l'objection de conscience et ne prévoit pas un service civil alternatif au service militaire. Les objecteurs de conscience sont soumis à des procédures pénales, encourent jusqu'à trois ans d'emprisonnement et risquent des condamnations répétées, ou des détentions dans des cellules isolées 
			(80) 
			C’est
le cas du prisonnier İnan S, condamné à trois reprises pour «désertion»
depuis 2001, arrêté le 5 août 2010 et mis en détention provisoire
après avoir indiqué en 2009 aux autorités militaires son refus de
servir. İnan S a fait état des mauvais traitements et coups répétés
subis durant sa détention à la prison militaire Şirinyer d'İzmir.
Il a été condamné à 35 mois de détention (Amnesty International)..
124. Aux termes de l'article 10 de la Constitution, «[t]ous les individus sont égaux devant la loi sans distinction de langue, de race, de couleur, de sexe, d'opinion politique, de croyance philosophique, de religion ou de secte, ou distinction fondée sur des considérations similaires. On ne peut accorder de privilège à un individu, une famille, un groupe ou une classe quelconques.» L'article 72 de la Constitution dispose: «Le service patriotique est un droit et un devoir pour chaque Turc. La loi réglemente les modalités suivant lesquelles ce service sera effectué, ou considéré comme effectué au sein des Forces armées ou dans le secteur public.»
125. Dans son arrêt Ülke c. Turquie 
			(81) 
			Requête n° 39437/98,
arrêt du 24 janvier 2006., la Cour européenne des droits de l'homme a pourtant conclu que les multiples condamnations et peines d'emprisonnement dont avait fait l'objet le requérant pour avoir refusé d'effectuer son service militaire constituaient un traitement dégradant en violation de l'article 3 de la Convention. La Cour a ainsi constaté que le droit turc ne contenait aucune disposition spécifique réglementant les sanctions prévues pour les personnes refusant de faire leur service militaire pour des motifs de conscience ou de religion, et que les seules règles applicables en la matière semblaient être les dispositions du Code pénal militaire, réprimant de manière générale la désobéissance aux ordres d’un supérieur hiérarchique 
			(82) 
			Document AS/Mon (2009)
10 rev, paragraphes 92-93..
126. Il est rappelé que l’obligation de tout Etat, en vertu de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention, de se conformer aux arrêts de la Cour, implique l’adoption de mesures individuelles pour mettre un terme aux violations constatées et effacer, dans la mesure du possible, leurs conséquences pour le requérant, ainsi que l’adoption de mesures générales afin, notamment, de prévenir de nouvelles violations similaires. De plus, en vertu de l’article 90 de la Constitution turque, la Convention européenne des droits de l’homme prime sur la loi turque.
127. Dans sa Résolution CM/ResDH(2007)109, le Comité des Ministres a prié instamment les autorités turques de prendre, sans plus de retard, toutes les mesures nécessaires en vue de mettre un terme à la violation du droit du requérant en vertu de la Convention et d’adopter rapidement la réforme législative nécessaire pour prévenir des violations similaires de la Convention 
			(83) 
			Ibid.,
paragraphes 90-91. Voir également la Résolution intérimaire CM/ResDH(2009)45
– exécution de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme
Ülke contre la Turquie.. Le Comité des Ministres, chargé du contrôle de l’exécution des arrêts de la Cour, a noté en septembre 2012 que, «du fait de la législation en vigueur, une enquête à l’encontre du requérant pour désertion est toujours pendante et qu’il existe une possibilité théorique que le requérant encoure d’autres poursuites et condamnations» et invité «instamment les autorités turques à adopter les mesures législatives nécessaires en vue de prévenir les poursuites et condamnations répétitives des objecteurs de conscience afin non seulement d’exclure toute possibilité d’autres poursuites et condamnations du requérant mais aussi de prévenir des violations semblables à l’avenir» 
			(84) 
			Décision des Délégués
des Ministres concernant l’arrêt Ülke
c. Turquie, 1150e réunion,
26 septembre 2012. Voir aussi la Résolution intérimaire CM/ResDH(2009)45 op. cit., en dépit des mesures individuelles prises à l’encontre de M. Ülke 
			(85) 
			Le ministère de la
Justice a précisé que la Cour militaire pénale d’Eskişehir, se basant
sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme,
a levé le mandat d’arrêt lancé contre M. Ülke. Son nom a été retiré
de la liste des personnes recherchées par la police et le requérant
est en mesure d'exercer ses droits civils sans entrave, d'obtenir
un passeport et voyager à l'étranger. Voir AS/Mon (2013) 05, p.
23 et 26..
128. Une évolution rapide de la législation sur la question de l’objection de conscience ne semblait cependant pas envisageable lors de ma dernière visite en novembre 2012, compte tenu des circonstances particulières concernant le service militaire obligatoire, et le contexte d’un pays confronté à la lutte contre le terrorisme et des opérations de terrain. Je note cependant que les autorités indiquent, en mars 2013, que des «consultations entre les autorités concernées se poursuivent concernant les mesures générales à prendre afin d’exécuter ainsi pleinement les arrêts de la Cour» 
			(86) 
			AS/Mon (2013) 05, p.
12.. La jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme pourrait au demeurant amener les autorités turques à reconsidérer la question de l’objection de conscience – je renvoie ici à l’arrêt Bayatyan c. Arménie 
			(87) 
			Requête
n° 23459/03, <a href='http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx'>arrêt</a> du 7 juillet 2011, concernant la reconnaissance encadrée
d’un droit à l’objection de conscience pour les requérants, Témoins
de Jéhovah. du 7 juillet 2011 – et du service civil alternatif. A cet égard, il faut noter que la Cour a conclu, dans l’arrêt Erçep contre Turquie 
			(88) 
			Requête
n° 43965/04. L’affaire concerne le refus du requérant, témoin de
Jéhovah et objecteur de conscience, d'accomplir son service militaire
pour des raisons de conscience. du 22 novembre 2011, à la violation de l'article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention européenne des droits de l’homme, et a conclu que l'absence en Turquie d'un service de remplacement au service militaire porte atteinte au respect de l'objection de conscience. Je note qu’une modification législative est intervenue permettant aux hommes diplômés de pouvoir bénéficier d’une exemption du service militaire, moyennant le paiement d’une somme d’argent. Cela ne règle pas le problème de fond.
129. Compte tenu de ces évolutions jurisprudentielles et malgré les impératifs de sécurité nationale, je forme le vœu que la Turquie, dans ses efforts de mise en conformité avec la Convention européenne des droits de l’homme, progresse sur ce dossier, introduise le droit à l’objection de conscience et prévoie un service civil alternatif.

5.4. Ratification des conventions du Conseil de l'Europe

130. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à ratifier la Convention relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime, la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, la Charte des langues régionales et minoritaires, la Charte sociale européenne révisée, et à accepter les dispositions de la Charte sociale qui ne le sont pas encore».
131. L'Assemblée salue la ratification par la Turquie de la Convention relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime le 6 octobre 2004 et de la Charte sociale européenne révisée (STE n° 163) le 27 juin 2007, des réserves ayant été faites aux articles 2.3, 4.1, 5 et 6. Les représentants du ministère du Travail que j’ai rencontrés en novembre 2012 m’indiquaient que la Turquie travaille à la levée de ces réserves, mais que cela s’avérerait toutefois difficile, notamment pour ce qui concerne les droits syndicaux des militaires.
132. La Turquie a par ailleurs ratifié la Convention du Conseil de l'Europe pour la prévention du terrorisme (STCE n° 196) le 23 mars 2012, entrée en vigueur le 1er juillet 2012.
133. Pour l'heure, la Turquie n'a ni signé, ni ratifié la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (STE no 157) 
			(89) 
			La convention-cadre
a été signée par tous les Etats membres du Conseil de l’Europe,
à l’exception d’Andorre, de la France, de Monaco et de la Turquie,
et ratifiée par 39 Etats membres. et la Charte des langues régionales ou minoritaires (STE no 148) 
			(90) 
			La Charte des langues
régionales ou minoritaires a été signée par 8 Etats membres, et
ratifiées par 25 Etats membres. et cette question ne semble pas à l'ordre du jour. Il faut rappeler que la définition des minorités (religieuses, en l’espèce) a été fixée par le Traité de Lausanne du 24 juillet 1923 et leurs droits sont garantis dans les articles 10 et 24 de la Constitution turque. Ces communautés peuvent administrer des écoles, des fondations religieuses et des organismes de bienfaisance appartenant à leurs communautés respectives. Les langues des communautés non musulmanes peuvent être enseignées dans leurs écoles.
134. La Turquie rappelle régulièrement que sa situation est proche de celle de la France pour ce qui concerne les langues régionales ou minoritaires 
			(91) 
			Je
relève toutefois que la ratification de la Charte des langues régionales
ou minoritaires, signée par la France en 1999, a été l’un des engagements
pris par le futur Président de la République François Hollande lors
de sa campagne électorale., compte tenu de la structure centralisée de son Etat. Si la Turquie, tout comme la France, ne reconnaît pas les minorités nationales au sens de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, des aménagements dans les domaines de l'accès à l'éducation des langues permettraient toutefois une meilleure prise en compte de l'identité culturelle des minorités. Je salue à ce titre les progrès réalisés ces dernières années pour l’utilisation d’autres langues que le turc dans l’enseignement ou la justice (voir infra). Je note que la revendication des Kurdes porte aujourd’hui sur un enseignement en kurde, et non du kurde, une demande qui, pour l’heure, n’est pas satisfaite.

5.5. Forces de maintien de l’ordre et système judiciaire

135. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à poursuivre, avec l’assistance du Conseil de l’Europe, la formation des juges et procureurs ainsi que de la police et de la gendarmerie».

5.5.1. Les forces de maintien de l’ordre

136. En 2009, le précédent rapporteur notait la quatrième Résolution intérimaire 
			(92) 
			CM/ResDH(2008)69. du Comité des Ministres sur l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme concernant les progrès accomplis et les questions en suspens eu égard aux 175 arrêts et décisions de la Cour concernant la Turquie rendus entre 1996 et 2008 
			(93) 
			Ces affaires concernaient
des décès suite à l’usage excessif de la force par des membres des
forces de sécurité, au défaut de protection du droit à la vie; au
décès et/ou à la disparition des personnes; à des mauvais traitements
et à la destruction de biens. Ces arrêts font aussi état de l’absence
de recours internes effectifs à disposition des plaignants. . Le Comité des Ministres avait alors décidé de clore l’examen de ces points au vu des mesures prises, notamment: l’amélioration des garanties procédurales pendant la garde à vue; l’amélioration de la formation professionnelle des membres des forces de sécurité; l’effet direct de la Convention; l’application rapide et efficace de la «loi sur l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme et de mesures de lutte contre le terrorisme» et la formation des juges et des procureurs 
			(94) 
			AS/Mon
(2009) 10 rev, paragraphe 70.. Dans le même temps, eu égard au renforcement de la responsabilité pénale des membres des forces de sécurité, le Comité des Ministres notait que la législation turque demeure ambiguë quant à l’exigence d’obtenir une autorisation administrative pour poursuivre les membres des forces de sécurité en cas d’allégations d’infractions graves autres que les allégations de torture et de mauvais traitements.
137. Le rapporteur précédent avait toutefois noté une contradiction patente entre la politique de «tolérance zéro» visant à une éradication totale de la torture et des autres formes de mauvais traitements annoncée par le gouvernement et les différents témoignages. A ma demande, les autorités m'ont fourni des informations à jour sur les mesures prises depuis 2009, qui incluent l'installation de systèmes d'enregistrement visuel et sonore dans 217 cellules de détention et 100 salles d’interrogatoires entre 2007 et 2013, et l'organisation de formations continues des forces de sécurité et la normalisation des méthodes d'intervention (en coopération avec les autorités compétentes en Allemagne et en Autriche). Les autorités ont tenu à préciser que le nombre de procès contre les personnes soupçonnées d’actes de torture a diminué, tout comme le nombre de décisions disciplinaires prononcées à l’encontre de personnes soupçonnées d’actes de torture 
			(95) 
			AS/Mon (2013) 05, p.
24..
138. Dans son rapport publié le 31 mars 2011 suite à sa 5e visite périodique (4-17 juin 2009), le CPT note que la tendance à la baisse amorcée ces dernières années quant à la fréquence et à la gravité des mauvais traitements par des membres des forces de l’ordre semble se poursuivre. Toutefois, un certain nombre d’allégations crédibles de mauvais traitements physiques récents ont été recueillies, concernant essentiellement le recours excessif à la force pendant les interpellations. Le CPT s'est aussi déclaré sérieusement préoccupé par l’administration défaillante des soins médicaux aux détenus et par la grave pénurie de médecins dans les prisons. S'agissant des conditions matérielles, un grand nombre de prisons visitées étaient surpeuplées et arrivaient à peine à faire face à la hausse constante de la population carcérale. En outre, les possibilités d’activités organisées (comme le travail, l’éducation, la formation professionnelle ou le sport) étaient limitées pour la grande majorité des détenus, y compris pour les mineurs.
139. Dans leur réponse aux recommandations du CPT, les autorités turques ont indiqué avoir émis une circulaire à l’intention de tous les services de police au niveau central et provincial, mettant notamment l’accent sur la nécessité d’éviter les mauvais traitements et le recours excessif à la force. Les autorités turques ont informé le CPT que l’unité pour hommes adultes d’Edirne avait été mise hors service.
140. Dans leur réponse, les autorités turques ont également fourni des informations sur les diverses mesures prises pour mettre en œuvre les recommandations du Comité concernant les points mentionnés ci-dessus 
			(96) 
			Voir <a href='http://www.cpt.coe.int/documents/tur/2011-03-31-fra.htm'>www.cpt.coe.int/documents/tur/2011-03-31-fra.htm</a>., y compris «des formations sur les droits de l’homme aux gendarmes (...) et l’installation de caméras de surveillance dans les centres de détention, en cours d’achèvement» 
			(97) 
			AS/Mon (2013) 05, p.
24..
141. Sur ce point, il convient de mentionner qu’à la suite du référendum constitutionnel du 12 septembre 2010, la Turquie a adopté le Protocole facultatif à la Convention des Nations Unies contre la torture (OPCAT) en février 2011. Ratifiée en septembre 2011, la convention requiert la mise en place d’un mécanisme national de prévention de la torture ainsi que des rapports réguliers sur les mesures visant à appliquer le protocole. C’est bien la mise en œuvre des mesures prises qui requière beaucoup de vigilance.
142. Il faut noter que dans son arrêt de chambre Erol Arikanet autres c. Turquie du 20 novembre 2012 (non encore définitif) concernant l’affaire des détenus de la prison de Bayrampaşa (Istanbul) qui s’est déroulée en l’an 2000 
			(98) 
			Erol
Arikan et autres c. Turquie, Requête n° 19262/09. La
prison de Bayrampaşa a été fermée en 2002., la Cour a conclu à la violation de l’article 2 (droit à la vie). L’affaire concernait les blessures subies par les requérants lors de l’opération «Retour à la vie» menée par les forces de l’ordre le 19 décembre 2000 dans une vingtaine de prisons turques, dont celle de Bayrampaşa, pour mettre fin aux grèves de la faim de détenus en protestation contre le projet de prisons de type F, qui prévoyait des unités de vie plus petites pour les détenus. Les requérants se plaignaient de la manière dont les autorités avaient préparé et conduit l’opération et soutenaient que la force employée à cette occasion avait été disproportionnée. Ils reprochaient en outre à l’Etat d’avoir manqué à son obligation de protéger la vie des personnes placées sous son contrôle.

5.5.2. Formation des magistrats et application de la Convention européenne des droits de l'homme par les juges

143. Rappelons au préalable que depuis sa révision en avril 2004, l’article 90 de la Constitution turque prévoit désormais que les conventions internationales relatives aux droits de l’homme priment sur toute législation nationale incompatible avec leurs dispositions.
144. Les autorités ont indiqué que le processus de réforme a donné lieu à la mise en route de programmes de formation 
			(99) 
			De 2004 à 2012, cinq
projets ont été mis en œuvre avec le Conseil de l'Europe sur «La
modernisation de la magistrature et la réforme pénale» (2004-2007),
«Appui à la mise en œuvre des réformes des droits de l'homme» (2006-2007),
formations pour les avocats turcs sur la Convention (2006-2008),
«Appui au système de gestion des cours en Turquie» (2007-2009) et
«Diffusion de pratiques carcérales modèles et promotion de la réforme
des prisons en Turquie» (2009-2012), pour un montant total de plus
de 19 millions d'euros. De plus amples détails sur les formations
conduites par le ministère de la Justice, l’Académie judiciaire
de la Turquie et le HSYK sont disponibles dans le document AS/Mon (2013)
05, p. 23-24. pour les fonctionnaires chargés d’appliquer ces lois, les agents des forces de l’ordre (police et gendarmerie), et l’appareil judiciaire à tous les échelons. Il nous a été dit que quelque 8 500 juges et procureurs auraient été formés dans le cadre de séminaires.
145. La non-exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme par la Turquie reste préoccupante, comme l'a souligné Christos Pourgourides (Chypre, PPE/DC) dans son dernier rapport 
			(100) 
			Doc. 12455. : 1 232 affaires environ sont pendantes devant le Comité des Ministres, ce qui représente 15 % de la charge de travail du Comité. Ces affaires portent, pour les plus anciennes, sur l'impossibilité de rouvrir une procédure pour les arrêts de la Cour rendus avant le 4 février 2003 (suite à l'arrêt Hulki Günes c. Turquie du 19 juin 2003), l'emprisonnement répété de M. Osman Murat Ülke pour objection de conscience au service militaire (arrêt du 24 janvier 2006) 
			(101) 
			Voir section
5.3., la liberté d'expression, la durée excessive de la détention préventive et l'action des forces de sécurité ou les questions concernant Chypre. Avec la nouvelle législation introduite en matière de droits de l’homme (voir ci-dessus), le gouvernement espère réduire considérablement le nombre d'affaires contre la Turquie devant la Cour et le Comité des Ministres. En ce qui concerne l'exécution de l'arrêt Hulki Güneş c. Turquie, un projet de loi permettant la réouverture de la procédure dans les affaires des requérants devrait être soumis au parlement dans le cadre du 4e paquet de réformes.
146. Soulignons à cet égard qu'en vertu de la législation entrée en vigueur le 1er janvier 2011, les personnes placées en détention provisoire devront être relâchées au bout de cinq ans (10 ans dans les cas de terrorisme) si leur procès n'a pas eu lieu. Le ministre de la Justice, Sadullah Ergin, a fait remarquer que 14 % des plaintes devant la Cour européenne des droits de l'homme concernent la durée excessive de la procédure, qui fait par ailleurs l'objet de demandes d'indemnisations par les plaignants 
			(102) 
			Dans une décision du
13 décembre 2010, la 10e Chambre du Conseil
d'Etat a condamné le ministère de la Justice à verser la somme de
50 000 livres turques de dommages octroyée en raison de la durée
excessive d'une procédure concernant l’épouse et la fille du plaignant,
Sadik Cetin, tuées dans un accident de voiture. Au terme de 15 ans
de procédure, le procès n'avait toujours pas eu lieu..
147. Lors de sa visite en Turquie en janvier 2012, le Président de l'Assemblée, M. Mevlüt Çavuşoğlu, a rappelé qu'il reste néanmoins des efforts à faire pour mener à bien la réforme judiciaire et réduire le nombre des affaires portées devant la Cour européenne des droits de l'homme 
			(103) 
			Selon
les chiffres publiés par la Cour européenne des droits de l’homme
en janvier 2013, près de 17 000 requêtes étaient pendantes devant
la Cour en 2012, soit 13 % du nombre total des affaires (la Turquie
occupe la seconde place, après la Russie qui compte environ 29 000
affaires devant la Cour), contre 15 950 en 2011. En 2012, La Cour
a prononcé 123 arrêts (portant sur 134 requêtes contre la Turquie),
dont 117 ont conclu à au moins une violation de la Convention. Voir <a href='http://www.echr.coe.int'>www.echr.coe.int</a>.. A cet égard, il a invité les autorités à recourir largement aux compétences juridiques et techniques du Conseil de l'Europe, notamment celles de la Commission de Venise et d'autres organes spécialisés du Conseil de l'Europe. La réforme du système judiciaire, l'amendement de plusieurs dispositions du Code pénal et de la loi anti-terrorisme (voir ci-dessous) et la formation des juges et des procureurs sont autant d’éléments cruciaux pour mettre la pratique juridictionnelle de la Turquie en conformité avec les normes européennes.
148. Plusieurs dispositifs ont été mis en place pour assurer une meilleure prise en compte de la Convention européenne des droits de l’homme et un contrôle de la mise en œuvre des arrêts: création d’une Direction des droits de l’homme en août 2011 au sein du ministère de la Justice pour préparer, en coopération avec le ministère des Affaires étrangères, les affaires présentées devant la Cour et prendre les mesures nécessaires à l’exécution des arrêts de la Cour; préparation d’un «plan d’action pour la prévention des abus dans le domaine des droits de l’homme» par le ministère de la Justice pour diminuer le nombre d’affaires portées devant la Cour; création d’un site internet (http://inhak.adalet.gov.tr) en mars 2012 permettant d’accéder aux arrêts de la Cour traduits en turc concernant la Turquie et d’autres pays; et adoption de la loi sur la «résolution de certaines requêtes soumises à la Cour par un mécanisme de compensation» entrée en vigueur le 19 janvier 2013, qui devrait permettre de proposer, dans un délai de neuf mois, une compensation dans les affaires de durée excessive des détentions et des procès déposées à la Cour avant le 23 septembre 2012 avant qu’elles ne soient jugées à Strasbourg 
			(104) 
			3 500 affaires de ce
type sont actuellement pendantes devant la Cour. Les décisions de
compensation seront prise par une commission composée de 4 juges
et procureurs, et d’un représentant du Trésor Public. Des recours
contre les décisions de cette commission pourront être introduits
devant la Cour administrative régionale d’Ankara..
149. Des formations ont également été organisées par le Conseil de l’Europe pour les juridictions militaires: ces derniers mois, 370 magistrats civils et 50 juges, procureurs et conseillers militaires ont suivi des séminaires de sensibilisation à la Cour européenne des droits de l’homme et à sa jurisprudence. Des échanges de bonnes pratiques ont été organisés dans des pays européens et 24 membres de la Cour d’appel militaire et 24 membres de la Cour administrative suprême militaire (AYİM) ont participé à un séminaire de formation.
150. Suite à la mission de l’envoyé du Secrétaire général du Conseil de l’Europe, M. Gérard Stoudmann, le «Projet sur la liberté d’expression et les médias» a été lancé par le Conseil de l’Europe et financé par le Fonds fiduciaire pour les droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Il s’est conclu par une conférence de haut niveau sur la liberté d’expression, le 5 février 2013, en présence du ministre de la Justice, M. Ergin, des hautes autorités judiciaires turques et du Secrétaire général du Conseil de l’Europe, M. Thorbjørn Jagland. Le projet «augmenter le respect pour la liberté d’expression au sein du judiciaire» (janvier 2012-décembre 2013) inclut des visites d’études en Allemagne, au Royaume-Uni et en Espagne pour 120 magistrats, des programmes de formation des juges et des procureurs en matière de liberté d’expression, y compris au sein de l’Académie de la justice, et des détachements à la Cour européenne des droits de l’homme.

6. Droits de l'homme

6.1. Révision du Code pénal, liberté d'expression et d'association

151. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à achever la révision du Code pénal, avec l’assistance du Conseil de l’Europe, en tenant compte des observations de l’Assemblée concernant la définition des délits d’insulte ou de diffamation, de viol, de crimes d’honneur et, plus généralement, des impératifs de proportionnalité posés par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme en matière de liberté d’expression et d’association».
152. Les autorités soulignent que le nouveau Code pénal turc promulgué en 2005 a introduit une conception plus libérale de la liberté d’expression. L’application de son article 301 relatif au dénigrement public de la nation turque, de l’Etat, du gouvernement, de la magistrature, du parlement, de l’armée ou des organismes de sécurité, a toutefois soulevé des difficultés qui ont amené à le modifier en mai 2008 pour y remédier. Cette modification récente de l’article 301 en a assujetti l’application à une double garantie: une enquête pénale ne peut être ouverte qu’avec l’autorisation du ministre de la Justice; même si elle est accordée, le procureur a le pouvoir discrétionnaire de décider de ne pas poursuivre. En 2009, toutefois, l'Assemblée constatait que «la réforme de l’article 301 du Code pénal n’a en aucune manière levé toutes les restrictions posées à la liberté d’expression 
			(105) 
			Résolution 1676 (2009) sur la situation des droits de l’homme en Europe et
évolution de la procédure de suivi de l’Assemblée, paragraphe 13.4. : selon les autorités turques, l’article 301 du nouveau Code pénal a été utilisé pour engager 1 072 poursuites entre juin 2005 et avril 2008, lesquelles ont donné lieu à la condamnation de 192 personnes 
			(106) 
			AS/Mon (2010)10 rev,
paragraphe 47.. Entre 2008 et 2012, 2 115 demandes d’autorisation de poursuites ont été introduites: 114 ont obtenu une autorisation, 66 dossiers ont été classés sans suite, 78 dossiers sont encore en cours, et 10 personnes ont été condamnées pour violation de l’article 301 
			(107) 
			AS/Mon
(2013) 05, p. 27..
153. Les nombreuses pressions exercées sur la presse par les autorités (magistrats, militaires, fonctionnaires de police) l'ont été en vertu de l'article 301 du Code pénal qui punit les atteintes à «l'identité et la nation turques», les peines allant jusqu'à trois ans de prison. Les modifications introduites en 2008 n'ont pas apporté d’améliorations suffisantes. Par ailleurs, les articles 285 (relatif à la «violation du secret») et 288 (relatif à «l'influence d'un procès équitable») du Code pénal complétaient cette large panoplie législative qui restreint la liberté d'expression – et devaient être revus. Le respect strict des droits de l'homme fondamentaux et universels affirmés dans la Convention européenne des droits de l'homme s'impose à tous les Etats membres du Conseil de l'Europe, et donc aussi à la Turquie.
154. Le 3e paquet de réformes judiciaires a amendé les articles 285 et 288 du Code pénal, qui sont les articles invoqués dans la plupart des affaires de détention de journalistes qui couvrent des affaires sensibles, et des peines pécuniaires peuvent être dorénavant appliquées, au lieu des peines de prison. Les publications ne peuvent plus être interdites. Par ailleurs, les peines de prison de trois à cinq ans, prononcées dans des affaires de délit des médias et d’opinion commis avant le 31 décembre 2011, ont été suspendues, et seront annulées, sous réserve que les journalistes ne récidivent pas durant cette période. Selon les autorités turques, cette disposition pourrait affecter 5 000 affaires concernant des journalistes.
155. Concernant l’article 301 du Code pénal, malgré les amendements adoptés en 2008 qui ont limité le recours effectif à cette disposition 
			(108) 
			Les poursuites fondées
sur l’article 301 du Code pénal sont dorénavant soumises à l’autorisation
du ministre de la Justice. Huit affaires ont été initiées en 2011,
alors que 297 ont été refusées., la Cour européenne des droits de l'homme a condamné la Turquie dans son arrêt Altug Taner Akvam c. Turquie rendu le 25 octobre 2011. Elle a estimé que «le libellé de l’article 301 du Code pénal, tel qu’interprété par la justice, est excessivement large et vague et ne permet pas aux individus de régler leur conduite ou de prévoir les conséquences de leurs actes. Bien que les autorités turques aient substitué l’expression “nation turque” au terme “turcité”, il n’y a apparemment pas eu de changement dans l’interprétation de ces notions» 
			(109) 
			Voir
extraits du communiqué de presse en question.. Cette jurisprudence nous conduit à demander l’abolition de l’article 301.
156. Notons que le 3e paquet de réformes judiciaires a permis la levée de l’interdiction de 453 des 645 livres, journaux, brochures qui avaient été censurés par les tribunaux ou le gouvernement avant le 31 décembre 2011. C’est un développement positif à souligner, qui élargira la liberté d’expression.
157. Les autorités ont précisé que de nombreux séminaires sur la liberté d’expression à l’intention des juges et des procureurs se sont tenus depuis 2004 et des cours de formation approfondie sur l’application du Code pénal dans l’optique de la Convention européenne des droits de l’homme sont organisés en coopération avec l’Union européenne et le Conseil de l’Europe.
158. Il semblerait néanmoins que la liberté de manifestation et d'expression rencontre de sérieux obstacles. Selon le rapport 2010 de l'Observatoire de la protection des droits de l'homme, fin 2009, 1 415 personnes étaient détenues et 369 avaient été arrêtées puis relâchées en raison de leur participation à une manifestation. Des membres de l'opposition, des journalistes, des acteurs de la société civile, y compris des défenseurs des droits de l'homme, subissent des poursuites et des condamnations (355 personnes ont été condamnées en 2009 pour usage du droit à la liberté d'expression, et 18 journaux ont été suspendus temporairement). L'interdiction de sites internet (comme celle du site YouTube durant une période) et le blocage de 4 662 d'entre eux avaient aussi été préoccupants 
			(110) 
			En vertu de la loi
n° 5651 sur internet de mai 2007, le site YouTube a été bloqué durant
près de deux ans et demi. Trois affaires ont été portées devant
la Cour européenne des droits de l'homme. Information présentée
lors de la Conférence Speak Up de la Commission européenne le 5
mai 2011 par le Dr Yaman Akdeniz, professeur associé à l'université
Bilgent d'Istanbul..
159. Plusieurs mesures concernant l'accès à internet ont suscité de nombreuses réactions: en avril 2011, le Conseil des technologies de l'information et de la communication (BTK) a décidé la mise en place de filtres qui obligera les détenteurs d'une ligne internet à choisir un niveau de protection. Cette décision fait l'objet d'un recours devant le Conseil d'Etat à l'initiative de la Fondation IPS Communication, une filière du site internet alternatif Bianet. Cette mesure s'appliquera à partir du 22 août 2011. De plus, l'autorité administrative TIB a demandé en avril 2011 aux fournisseurs d'accès à internet de suspendre les sites internet dont les noms de domaines utiliseraient l’un des 138 mots 
			(111) 
			Dans
cette liste figurent des noms (communs) tels «jupes», «blond», «Adrianne»,
«gay», «animaux», «confidentiel», «belle-sœur». Information présentée
lors de la Conférence Speak Up de la Commission européenne le 5
mai 2011 par le Dr Yaman Akdeniz, professeur associé à l'université
Bilgent d'Istanbul. qui, «généralement, suggèrent que ce site web est en violation avec les huit crimes listés dans la loi n° 5651», selon les autorités 
			(112) 
			AS/Mon(2013)05, 27.. Ces mesures s'ajoutaient aux blocages de sites internet en vertu de cette même loi, déjà évoqués plus haut 
			(113) 
			Une information détaillée
sur le blocage des sites internet en Turquie peut être trouvée dans
la publication de l'OSCE «Report of the OSCE Representative on Freedom
of the Media on Turkey and Internet Censorship», préparée par Dr Yaman
Akdeniz, professeur associé, Université Bilgi d'Istanbul.; perçues, en Turquie, comme des mesures de censure, elles avaient suscité, parmi une partie de la population turque et notamment les jeunes, de vives réactions.
160. Les autorités m’ont précisé qu’en ce qui concerne la question des filtres internet, les inquiétudes exprimées par le public ont été prises en compte et le Conseil des technologies de l’information et de la communication a modifié le règlement de février 2011. Une nouvelle version a été adoptée en août 2011. Des modifications ont été apportées de sorte que les filtres soit totalement facultatifs et seules les personnes souhaitant souscrire à un service particulier devront en faire la demande. Si les usagers veulent conserver leur abonnement standard actuel, ils n’auront rien à faire. La version initiale du règlement, qui prévoyait quatre types de filtres (standard, familial, sécurité enfant ou national) a été réduite à deux types de filtres – profils sécurité enfants et familial. La phase d’essai a été repoussée et devait prendre fin en novembre 2011, date à laquelle le système devenait accessible à tous les usagers.
161. La Cour européenne des droits de l’homme a conclu, dans son arrêt de chambre (non définitif) rendu le 18 décembre 2012 dans l’affaire Ahmet Yildirim c. Turquie 
			(114) 
			Requête n° 3111/10. <a href='http://hudoc.echr.coe.int/sites/fra-press/pages/search.aspx'>Arrêt
de chambre</a> du 18 décembre 2012. Le tribunal de Denizli avait lancé
une procédure pénale contre le propriétaire d’un site internet,
accusé d’outrage à la mémoire d’Atatürk, ce qui a abouti au blocage
de l’accès. Le tribunal avait tout d’abord ordonné le blocage de
l’accès à ce site, en vertu de la loi n° 5651, qui autorise le juge
à ordonner le blocage de l’accès aux publications diffusées sur
internet s’il y a des motifs suffisants de soupçonner que, par leur
contenu, elles sont constitutives d’infractions. Cependant, l’organe
administratif (la PTI) chargé d’exécuter cette mesure demanda au
tribunal que soit ordonné un blocage total de l’accès à «Google
Sites» qui hébergeait le site litigieux mais aussi le site du requérant.
La Cour a constaté que rien dans le dossier ne permet de conclure
que «Google Sites» ait été informé qu’il hébergeait un contenu jugé
illicite, ni qu’il ait refusé de se conformer à une mesure provisoire concernant
un site à l’encontre duquel une procédure pénale avait été engagée. à la violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention. Elle a estimé qu’une mesure de restriction de l’accès à internet qui ne s’inscrit pas dans un cadre légal strict délimitant l’interdiction et offrant la garantie d’un contrôle juridictionnel contre d’éventuels abus constitue une violation de la liberté d’expression.
162. L'application de la législation anti-terroriste vise notamment, et essentiellement, les personnes d'origine kurde et les personnes exprimant leur sympathie aux Kurdes. Il s'avère nécessaire de revoir certains articles imprécis (l'article 7.2 de la loi 37/3) qui ne font pas de distinction entre le fait d'exprimer son accord avec certains objectifs politiques (ceux d'une organisation, le PKK, reconnue comme une organisation terroriste par la Turquie, l’Union européenne, les Etats-Unis) et le fait de défendre cette organisation et ses méthodes violentes.
163. Le cas de l’écrivain Pinar Selek est emblématique; sociologue et féministe engagée, Pinar Selek avait notamment effectué des recherches sur le PKK. Arrêtée et torturée pour révéler ses sources, elle a été inculpée pour complicité d'attentat lors de l'explosion sur la marché égyptien d'Istanbul en juillet 1998 (qui, selon des rapports d'experts, s’avérera être un accident), et a été acquittée trois fois (en 2000, 2006 et 2011). Le parquet a fait à chaque fois appel de cette décision. Le procès, qui devait reprendre le 1er août 2012 devant la 12e Haute Cour d'assise, a été ajourné au 22 novembre 2012. Cette procédure, qui dure depuis 15 ans, relève de l'acharnement judiciaire contre Pinar Selek. Le 24 janvier 2013, la 12e Haute cour d’assises, s’appuyant sur certains rapports d’experts, a condamné, par 2 voix contre 1, Pinar Selek à la prison à perpétuité. Les motivations de la cour, y compris l’avis divergent du juge principal, ont été publiées le 6 mars 2013 
			(115) 
			«<a href='http://www.hurriyetdailynews.com/detailed-court-ruling-reveals-judges-disagreements-in-selek-case.aspx?pageID=238&nID=42472&NewsCatID=339'>Detailed
court ruling reveals judges' disagreements in Selek case</a>», Hurryiet Daily News, 6 mars 2013. . Pinar Selek a fait appel. La procédure se poursuit.
164. Les responsables des associations des droits de l’homme que nous avons rencontrés, à savoir la Plateforme des droits de l’homme (IHOP), l’Association des droits de l’homme (à Diyarbakir, Ankara et Antakya), Amnesty international, Helsinki Citizens Assembly, les associations Mazlumder et Tum–Bel–San à Diyarbakir et l’association LGBT Kaos GL, ont apporté des précisions sur la nature des procès engagés, les organisations et les personnes visées, comme les «Mères pour la paix», des objecteurs de conscience, des avocats, et des syndicalistes... L'association de défense des droits des gays, lesbiennes et transgenres Lambaistanbul, interdite en mai 2008, a été autorisée à poursuivre ses activités en avril 2009 après un nouveau procès. Notons, au regard de toutes ces déclarations, que des situations récurrentes perdurent: perquisitions, arrestations et détentions de défenseurs des droits de l'homme. Il nous appartient d'y être très attentifs.
165. Les informations concernant la situation des journalistes obtenues au cours de mes visites m’avaient également interpellée:
  • Le 30 septembre 2010, la Plateforme pour la Liberté des Journalistes (regroupant 14 associations de médias) créée en 2010, faisait état de 50 journalistes emprisonnés 
			(116) 
			La liste des journalistes
emprisonnés peut être consultée à l'adresse suivante: <a href='http://www.freemedia.at/site-services/singleview-master/5241'>www.freemedia.at/site-services/singleview-master/5241</a>.. Les responsables de la Plateforme indiquaient qu'un nombre croissant d'enquêtes, de procès, d'agressions physiques et de menaces contre les journalistes, ainsi que les préoccupations liées aux procès en cours des meurtres des journalistes Hrant Dink et Cihan Hayırsever, ainsi que l'interdiction ou la confiscation des publications, laissaient craindre une intensification de la répression contre les médias à l’avenir 
			(117) 
			<a href='http://www.freemedia.at/site-services/singleview-master/5212/'>www.freemedia.at/site-services/singleview-master/5212/</a>..
  • En février/mars 2011, 10 journalistes et écrivains, y compris Ahmet Şık and Nedim Şener, ont été arrêtés et leur domicile perquisitionné. Trois autres journalistes seront arrêtés plus tard. Tous sont connus pour être critiques envers l'AKP. MM. Şık and Şener sont soupçonnés d'appartenir au réseau Ergenekon, alors qu'ils ont toujours dénoncé l'existence d'un «Etat profond» et d'éléments anti-démocratiques dans l'armée. Des copies du manuscrit non publié du livre d'Ahmet Şık sur la communauté religieuse Gülen ont été confisquées par la police.
  • Devant l'Assemblée parlementaire le 13 avril 2011, le Premier ministre Erdoğan a évoqué le cas de 26 journalistes et précisé que leur incarcération n'était pas dû à leur activité journalistique mais à «leur implication dans une tentative de coup d'Etat». Pour ce qui concerne la confiscation du manuscrit de M. Şener, le Premier ministre a expliqué que «lorsqu’on lance une bombe et que l’on commet un crime, la situation est claire, mais faire l’inventaire de tout ce qui est indispensable pour construire une bombe, qu’il s’agisse des explosifs ou du montage, c’est aussi un crime. Dès lors que des informations laissent apparaître un risque, les forces de sécurité ne sont-elles pas appelées à intervenir pour prévenir le crime?» 
			(118) 
			Compte rendu de la
séance du 13 avril 2011 de l’Assemblée, <a href='http://assembly.coe.int/Mainf.asp?link= /Documents/Records/2011/F/1104131000F.htm'>http://assembly.coe.int/Mainf.asp?link=/Documents/Records/2011/F/1104131000F.htm</a>..
  • L’acte d’accusation de 14 suspects dans l’affaire Ergenekon, y compris Ahmet Şık et Nedim Şener, a été établi le 9 septembre 2011. Sik et Şener sont accusés «d’aide à une organisation terroriste armée»; ils seront jugés et encourent 7,5 à 15 ans de prison. L’acte d’accusation contre M. Ahmet Sik stipule que le document confisqué, intitulé «L’armée de l’Imam» [ndlr l’imam Fethullah Gülen] devait être publié sous le faux nom de «Sabri Uzun», «conformément à la stratégie générale énoncée dans le document “National Media 2010” de l’organisation terroriste armée Ergenekon pour déjouer les procédures judiciaires engagées contre cette organisation» 
			(119) 
			Commentaires de la
délégation turque, op. cit..
  • Dans l’affaire ODATV dont j’ai pu suivre une audience le 18 juin 2012 à Istanbul et dans laquelle 14 personnes avaient été inculpées, la journaliste Müyesser Yildiz a été remise en liberté le 18 juin 2012. Ahmet Sik et Nedim Şener ont été relâchés en mars 2012. Soner Yalçin, propriétaire du site ODATV, a été remis en liberté (avec interdiction de quitter le territoire) le 28 décembre 2012 et a mis en cause l’influence du mouvement Gülen. Les journalistes inculpés ont dénoncé le fait que les documents saisis avaient été introduits sur leurs ordinateurs par le biais d’un virus. Suite aux expertises réalisées par des instituts universitaires turcs et américain en décembre 2011, le juge a ordonné une expertise par le Conseil de la recherche technologique et scientifique de Turquie (TUBITAK) en janvier 2012, qui a rendu un rapport non concluant en septembre 2012, et a été invité à refaire cette expertise, laquelle a conclu en novembre 2012 que les documents avaient été transférés par des périphériques extérieurs, mais n’étaient pas liés aux virus retrouvés sur ces ordinateurs.
166. Dans son communiqué de presse du 25 août 2011, le ministère de la Justice précisait avoir examiné la liste des 72 journalistes qui auraient été arrêtés et condamnés telle qu’établie par le Syndicat des journalistes de Turquie et précisé que 3 n’avaient pas été arrêtés, 6 avaient été libérés, 36 faisaient l’objet d’une action pénale (parmi lesquels seuls 4 d’entre eux étaient incarcérés pour «propagande pour une organisation terroriste», pouvant être considéré comme faisant partie des infractions commises par le biais de la presse), et 18 journalistes avaient été condamnés. En outre, 27 journalistes faisaient l’objet de poursuites pour des infractions qui n’ont aucun lien avec une activité journalistique, par exemple «membre d’une organisation terroriste armée». Il concluait que 59 journalistes arrêtés et condamnés sur 63 n’ont pas été arrêtés ou condamnés pour les infractions présumées commises par le biais de la presse, à savoir leurs écrits ou des activités journalistiques. Ils ont été arrêtés ou condamnés pour des infractions qui n’ont pas de lien avec la presse 
			(120) 
			<a href='http://www.basin.adalet.gov.tr/duyuruveaciklamalar/pressrelease.html'>www.basin.adalet.gov.tr/duyuruveaciklamalar/pressrelease.html</a>. .
167. Plusieurs organisations internationales ont réagi à la situation des journalistes en prison, y compris la Commission européenne 
			(121) 
			Dans son rapport du
9 novembre 2010, la Commission européenne estimait que la quantité
des actions en justice engagées contre les journalistes (et notamment
dans l'affaire Ergenekon) et la pression injustifiée exercée sur
les médias sapent en pratique la liberté de la presse. et le Parlement européen 
			(122) 
			Le
Parlement européen a exprimé, dans sa Résolution du 9 mars 2011
sur le rapport 2010 sur les progrès accomplis par la Turquie (Rapporteur:
Ria Oomen-Ruijten, PPE, NL), sa «préoccupation face à la détérioration
de la liberté de la presse, à certains actes de censure et à l'autocensure
de plus en plus pratiquée parmi les médias turcs, y compris sur internet,
son inquiétude devant le fait que les émissions peuvent être interrompues
pour des raisons de sécurité nationale sans qu'une ordonnance d'un
tribunal ou une décision d'un juge ne soit nécessaire». Il observe
«avec inquiétude la pratique consistant à lancer des poursuites
pénales à l'encontre de journalistes dévoilant des preuves de violations
des droits de l'homme et d'autres questions d'intérêt public» et
déplore «le recours répété et sans mesure à la fermeture de sites
internet»..
168. Le 4 avril 2011, Dunja Mijatovic, Représentante Spéciale de l'OSCE pour la liberté des médias, a publié une étude mentionnant 57 journalistes emprisonnés, notant que 700 à 1 000 journalistes risqueraient l'emprisonnement et soulignant la nécessité de réformer la loi sur les médias 
			(123) 
			Voir <a href='http://www.osce.org/fom/76373'>www.osce.org/fom/76373</a>. Mme Mijatovic a précisé que certains détails de son
étude n'ont pas pu être déterminés avec précisions, les justifications
de l'emprisonnement des journalistes n'étant pas toujours du domaine public. . Mme Mijatovic relève notamment que la majorité des journalistes sont emprisonnés sur la base des articles 5 et 7 de la loi anti-terrorisme relatifs aux articles du Code pénal sur les actes et organisations terroristes ou le soutien aux membres ou la propagande en faveur de telles organisations, et de l'article 314 du Code pénal visant le fait d'établir, de commander ou de devenir membre d'une organisation terroriste dans le but de commettre certains actes. Elle relève également que les organes de presse sont souvent considérés par les autorités comme des organes de publication d'organisations illégales. Rédiger sur des sujets sensibles (terrorisme, activités anti-gouvernementales) est considéré comme un soutien à ces questions et les journalistes emprisonnés sont détenus dans des prisons de type F (prisons de haute sécurité) en présence des criminels les plus dangereux.
169. Suite à l'invitation émise le 13 avril 2011 par le Premier ministre Erdoğan, le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe a nommé, le 30 mai 2011, Gérard Stoudmann comme son Envoyé spécial chargé d’évaluer la situation de la liberté d’expression en Turquie. Cela a abouti au lancement de plusieurs programmes de coopération avec le Conseil de l’Europe.
170. Dans son rapport du 10 janvier 2012 consacré aux effets de l’administration de la justice sur la protection des droits de l'homme en Turquie, le Commissaire aux droits de l'homme, Thomas Hammarberg, s'était déclaré préoccupé par la manière dont la législation turque définit certaines infractions liées au terrorisme et à l’appartenance à une organisation criminelle, définitions qui laissent une grande latitude d’interprétation aux juridictions. «Le terrorisme nous met face à des défis et à des difficultés considérables, mais il doit être combattu dans le plein respect des droits de l'homme. Juges et procureurs ont besoin d’être davantage sensibilisés à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, en particulier à la distinction entre les actes terroristes et les actes relevant de l’exercice des droits à la liberté de pensée, d’expression, d’association et de réunion» 
			(124) 
			Voir
le communiqué de presse du Commissaire aux droits de l'homme..
171. J’étais par ailleurs préoccupée par la décision de la Cour constitutionnelle du 2 mai 2011 qui a déclaré contraire à la Constitution l'article 26 de la loi sur la presse. Cet article limitait le délai pour engager des poursuites contre des journalistes à respectivement deux mois (pour les journaux quotidiens) et quatre mois (pour les autres médias) suivant une publication. L'annulation de l'article 26 risquait de multiplier le nombre d'ouverture d'enquêtes contre des journalistes (qui s'élevaient déjà à 4 139 en 2010, selon les chiffres indiqués par le ministre de la Justice en novembre 2010) et de faire peser une «menace permanente de poursuites pénales contre les journalistes exprimant des opinions critiques», pour reprendre les termes de Dunja Mijatovic, Représentante Spéciale de l'OSCE pour la liberté des médias 
			(125) 
			Déclaration
de Dunja Mijatovic, Représentante Spéciale de l'OSCE pour la liberté
des médias, le 17 mai 2011, <a href='http://www.osce.org/fom/7758'>www.osce.org/fom/7758</a>.. Je note que si l’abrogation de l’article 26 initialement prévue a été abandonnée, les délais pour engager des poursuites contre des journalistes ont cependant été portés à respectivement quatre mois (pour les journaux quotidiens) et six mois (pour les autres médias) 
			(126) 
			Information
transmise par la délégation turque, AS/Mon (2013) 05..
172. Pour ce qui concerne la révision des dispositions du Code pénal (notamment les articles 215, 217, 238, 301, 314) et de la loi anti-terroriste (notamment ses articles 5 et 7), je réitère la demande formulée par l'Assemblée en 2004. J'invite les autorités turques, en coopération avec le Conseil de l'Europe, à procéder à un examen approfondi des dispositions légales et des mesures administratives et à en vérifier la compatibilité avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans ce contexte, la formation obligatoire et continue des juges et des procureurs pour que l'application de cette législation soit effective et harmonisée, et intègre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, me semble essentielle.
173. Enfin, je réitère ici les demandes adressées par l’Assemblée à la Turquie dans sa Résolution 1920 (2013) sur l’état de la liberté des médias en Europe 
			(127) 
			Résolution 1920 (2013) sur l’état de la liberté des médias en Europe et Doc. 13078 (Rapporteur: M. Mats Johansson, Suède, PPE/DC). adoptée en janvier 2013, en particulier pour ce qui concerne la demande d’abrogation de l’article 301 du Code pénal.
174. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à procéder, avec l’assistance du Conseil de l’Europe, à l’examen approfondi des lois datant de l’époque de l’état d’urgence, notamment la loi sur les associations, la loi sur les syndicats et la loi sur les partis politiques, pour assurer une cohérence maximale avec l’esprit des réformes récentes».

6.1.1. La dissolution des partis politiques

175. Les restrictions à la liberté d'association concernent la dissolution des partis politiques qui a, en dernier lieu, abouti à la dissolution du Parti de la société démocratique (DTP) en 2009 à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle turque 
			(128) 
			Voir AS/Mon (2009)
10 rev.. Dans sa Résolution 1622 (2008) sur le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie: développements récents, l'Assemblée rappelait que la rédaction d'une nouvelle Constitution, civile, était devenue nécessaire et invitait la Turquie à poursuivre sa coopération avec la Commission de Venise «pour envisager l’introduction de critères plus stricts pour la dissolution de partis politiques, tels que l’apologie ou l’incitation à la violence ou des menaces claires contre les valeurs essentielles de la démocratie».
176. Dans un avis rendu en 2009, la Commission de Venise indiquait qu' «il revient aux institutions turques concernées de procéder aux modifications nécessaires de la Constitution et de la législation nationales (…)» de sorte que «les règles relatives à la dissolution des partis passent du statut d’éléments exécutoires de la Constitution au statut de soupape de sécurité, et qu’elles ne soient appliquées que dans des circonstances exceptionnelles». En particulier la Commission de Venise se disait favorable à un système «dans lequel l’exercice par le Procureur général de son pouvoir d’engager des procédures de dissolution des partis soit soumis à une certaine forme de contrôle démocratique. En outre, d’aucuns voudront peut-être envisager d’établir un critère général sous la forme d’un principe de proportionnalité au sens strict, et de préciser plus avant les règles de preuve 
			(129) 
			CDL-AD(2009)006, Avis
sur les dispositions constitutionnelles et législatives relatives
à l'interdiction des partis politiques en Turquie, paragraphes 12
et 13.».
177. Lors de ma visite à Ankara le 12 janvier 2011, j'ai été étonnée d’apprendre que la Cour constitutionnelle pouvait, à la majorité qualifiée, non seulement aisément dissoudre des partis politiques, mais aussi en destituer simultanément les parlementaires issus d'élections démocratiques. Ces parlementaires détiennent leur mandat du peuple et non du parti, et ils doivent pouvoir le conserver jusqu'à l'élection suivante, quelles que soient les circonstances politiques. J'ai noté que le ministre de la Justice a indiqué que ces dispositions avaient été «abrogées par amendement». Cela reste à préciser et à suivre.
178. Je regrette que la tentative du gouvernement d'instaurer une procédure plus élaborée de dissolution des partis politiques (qui aurait requis l'autorisation du parlement) n’ait pas trouvé le consensus nécessaire au parlement, et n'ait donc pas été soumise au vote lors du référendum. J'invite les autorités turques à réexaminer cette question et à réviser la législation, en tenant compte des recommandations de la Commission de Venise.

6.1.2. Loi sur les associations et les syndicats

179. Les autorités ont indiqué que les amendements constitutionnels de septembre 2010 élargissent la portée et le contenu des droits syndicaux et du droit d’association. Ces amendements prennent en considération les conventions pertinentes de l’Organisation Internationale du Travail et les arrêts y relatifs de la Cour européenne des droits de l’homme. Il sera dorénavant possible de devenir membre de plusieurs syndicats à la fois, sans limitation de corps de métier. L’article 54 de la Constitution, tenant le syndicat ayant organisé une grève pour responsable des éventuels dégâts matériels, est aboli. Le droit de négociation collective est élargi aux fonctionnaires et aux employés du secteur public. La loi no 6356 sur les syndicats et les accords collectifs des fonctionnaires a été adoptée le 4 avril 2012. Avec cette révision constitutionnelle, le Conseil économique et social est dorénavant un organe consultatif inscrit dans la Constitution.
180. La Résolution CM/ResDH(2010)117 
			(130) 
			<a href='http://cmiskp.echr.coe.int/tkp197/view.asp?item=12&portal=hbkm&action=html&highlight=turquie&sessionid= 72018927&skin=hudoc-fr'>http://cmiskp.echr.coe.int/tkp197/view.asp?item=12&portal=hbkm&action=html&highlight=turquie&sessionid= 72018927&skin=hudoc-fr</a>. sur l'exécution de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Tüm Haber Sen et Çınar contre Turquie 
			(131) 
			Requête n° 28602/95,
arrêt du 21 février 2006, définitif le 21 mai 2006. La Cour avait
conclu à la violation de l'article 11 de la convention suite à la
dissolution du syndicat requérant au seul motif que ses fondateurs
étaient des agents contractuels du service public. souligne les avancées concernant la création de syndicats par les fonctionnaires. La loi no 4688 sur les syndicats fondés par les agents publics, telle qu’amendée par la loi no 5198 du 24 juin 2004, garantit la liberté syndicale des agents publics.
181. La loi sur les syndicats a été adoptée le 19 octobre 2012. Lors de mes entretiens en novembre 2012 avec le président de la Chambre de Commerce d’Istanbul, les représentants de l'Association du Commerce et de l'Industrie turcs (TÜSİAD), le Président de la Confédération des employés du service public (KESK) et le Secrétaire Général de la Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie (DİSK), j’ai constaté que cette nouvelle loi suscite à la fois les craintes du patronat envers un syndicalisme fort, et celles des syndicats en raison des seuils de représentativité qui seront progressivement instaurés. Je note la faiblesse du syndicalisme (en janvier 2013, 1 million de salariés sur 10,8 millions étaient syndiqués, soit 9,21 %, et 68,17 % de fonctionnaires étaient syndiqués 
			(132) 
			Chiffres donnés par
la délégation turque, AS/Mon (2013) 05, p. 29.): dans un pays où 95 % des entreprises sont des petites et moyennes entreprises (PME), les syndicats devront atteindre un seuil de représentativité de 3 % dans les entreprises de plus de 30 salariés pour signer une convention collectives ce qui, à l’heure actuelle, exclurait 39 syndicats des négociations collectives. Actuellement 43 syndicats sont autorisés à signer des conventions collectives. Ces syndicats disposeront d’une période de transition durant laquelle le seuil de représentativité ne sera pas appliqué. Les syndicats appartenant à des confédérations syndicales se verront appliquer le seuil de représentativité de 3 % à partir de juillet 2018 
			(133) 
			Ibid..
182. Le droit syndical connaît toutefois des restrictions: en mai 2012, le gouvernement a adopté une loi excluant le droit de grève pour les travailleurs dans le secteur de l'aviation civile. Selon les informations des autorités reçues depuis lors, cette disposition a été abrogée par la loi no 6356, entrée, en vigueur le 1er janvier 2013, qui limiterait les restrictions au droit de grève aux «services vitaux» 
			(134) 
			Ibid.,
p. 30.. Certaines catégories professionnelles, comme le personnel civil travaillant pour le ministère de la Défense, ne peuvent créer des syndicats ou en devenir membres. Le parti du CHP avait regretté que les nouvelles dispositions syndicales ne remettent pas en cause l'arbitrage obligatoire, les interdictions et les restrictions en ce qui concerne le droit de grève, notamment le droit aux grèves générales et aux grèves de solidarité, et qu’elles n'apportent pas de solutions aux litiges de longue date (plusieurs années) en matière d’autorisation 
			(135) 
			Commentaires
du CHP, novembre 2011..
183. Dans son rapport 2012 
			(136) 
			Rapport
de progrès de la Turquie présenté par la Commission européenne le
10 octobre 2012, SWD(2012)336 final, p. 65. , la Commission européenne note également que les seuils élevés pour engager des négociations collectives continuent de restreindre considérablement la possibilité de conventions collectives et, par conséquent, entravent le plein l'exercice du droit de négocier collectivement.
184. Concernant la levée des réserves à la Charte sociale européenne révisée, les représentants du ministère du Travail m’ont confirmé les travaux en cours, tout en concédant que cela s’avérera certainement difficile, notamment pour ce qui concerne la syndicalisation des militaires.

6.1.3. Le cas des enfants participant à des manifestations

185. Dans son rapport de novembre 2010, Amnesty international soulignait que «depuis 2006, en Turquie, des milliers d’enfants parfois âgés de 12 ans seulement ont été poursuivis au titre de la loi antiterroriste pour leur participation présumée à des manifestations. Ces manifestations, principalement axées sur les sujets de préoccupation de la population kurde, ont souvent été l’occasion de violents affrontements avec la police. Une fois arrêtés, de nombreux enfants ont été placés en détention dans des centres pour adultes, sans que leur détention ne soit enregistrée et sans qu’ils puissent consulter un avocat ni entrer en contact avec leur famille, pendant des périodes pouvant aller de plusieurs mois à plus d'un an, avec un accès rare à des programmes éducatifs, à des centres de soins ou à des activités de loisirs. Beaucoup ont signalé des mauvais traitements et des actes de torture pendant leur arrestation et leur détention» 
			(137) 
			Amnesty International, 
			(137) 
			<a href='http://www.amnesty.fr/index.php/agir/campagnes/enfants/agir/ turquie_tous_les_enfants_ont_des_droits'>www.amnesty.fr/index.php/agir/campagnes/enfants/agir/
turquie_tous_les_enfants_ont_des_droits</a>.
186. Le Commissaire aux droits de l'homme, Thomas Hammarberg, avait déjà soulevé cette question dans une lettre adressée au ministre de la Justice, M. Ergin, le 8 juin 2010. Dans sa réponse du 1er juillet 2010, le ministre a précisé les réformes entreprises pour modifier ce système, en particulier la comparution des mineurs devant des tribunaux pour mineurs et pour prévenir l'incarcération des mineurs condamnés 
			(138) 
			<a href='http://www.coe.int/commissioner'>www.coe.int/commissioner</a>.. Je prends note des avancées dans ce domaine pour ce qui concerne les mineurs 
			(139) 
			Si la loi adoptée par
le parlement en juillet 2010 a permis d'améliorer la situation des
mineurs, d'autres lois sont inchangées, y compris l'article 220/6
du Code pénal (qui interdit les délits commis au nom du PKK), combiné
à l'article 314/2 utilisé contre les manifestants, in: Protesting
as a Terrorist Offense – The Arbitrary Use of Terrorism Laws to Prosecute
and Incarcerate Demonstrators in Turkey, Human Rights Watch, 1er novembe
2010,<a href='http://www.hrw.org/node/93926'> www.hrw.org/node/93926.</a>, ainsi que, selon les informations données par les autorités, des mesures concernant l’accès à l’éducation et aux services de santé 
			(140) 
			AS/Mon
(2013) 05, p. 30..
187. Une délégation du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a effectué une visite ad hoc en Turquie du 21 au 28 juin 2012, visant notamment à examiner le traitement et les conditions de détention des mineurs détenus en prison, en tenant compte des récentes allégations de mauvais traitements sur des mineurs détenus à la prison de Pozantı. La délégation a visité la prison pour mineurs d’Ankara-Sincan, où ont été transférés tous les mineurs préalablement détenus à la prison de Pozantı, ainsi que la prison pour mineurs d’Istanbul-Maltepe et des unités pour mineurs des prisons de type E de Gaziantep et Diyarbakır. La délégation s’est également entretenue avec diverses autorités turques à propos des incendies qui ont éclaté au courant du mois de juin dans plusieurs prisons du sud-est et du centre de la Turquie, et qui ont causé de lourdes pertes 
			(141) 
			<a href='http://www.cpt.coe.int/documents/tur/2012-07-02-fra.htm'>www.cpt.coe.int/documents/tur/2012-07-02-fra.htm</a>..
188. Par ailleurs, l’exercice du droit de manifestation des étudiants est souvent réprimé par des gaz lacrymogènes et des canons à eau, comme lors des manifestations à l’université METU en décembre 2012. La question du recours systématique et disproportionné à la force pour disperser et réprimer ces manifestations se pose. J’ai par ailleurs fait part au ministre de la Justice des interrogations et des préoccupations que soulève la mise en accusation d’une jeune étudiante franco-turque et kurde Sevil Sevimli, arrêtée puis libérée sous condition après trois mois de détention provisoire, et assignée à résidence en Turquie. En novembre 2012, elle encourait une lourde peine de prison (32 ans avaient été requis par le procureur), comme d’autres étudiants arrêtés après leur participation à des manifestations souvent légales (puis inculpés pour des chefs d’accusation graves, tels que l’appartenance à une organisation terroriste). Le 15 février 2013, Sevil Sevimli a été condamnée à 5 ans et 2 mois de prison pour «diffusion de propagande terroriste et crime commis au nom d’une organisation terroriste», et autorisée à quitter le pays dans l’attente de son procès en appel. J’ai fait part de mon inquiétude face au nombre d’étudiants incarcérés. A cet égard, le ministre de la Justice m’a précisé qu’au 8 novembre 2012, seuls 87 étudiants avaient été arrêtés. Les chiffres de 2800 étudiants en prison concernent les jeunes détenus qui ont entrepris ou poursuivi des études durant leur incarcération.

6.2. Institution du médiateur

189. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à créer l’institution de l’ombudsman».
190. L'Assemblée s’est félicitée du fait que la révision constitutionnelle du 12 septembre 2010 a ouvert la voie à la création de l'institution d'un médiateur. Pour mémoire, une loi sur l’Ombudsman adoptée par le parlement le 28 septembre 2006 avait été déclarée inconstitutionnelle par le Cour constitutionnelle le 25 décembre 2008, après avoir été saisie par le Président de la République. Le parlement a adopté le 14 juin 2012 la loi sur la création de l’institution de l’ombudsman.
191. Le parlement a recueilli au 30 octobre 2012 25 candidatures pour le poste d’ombudsman principal, et 783 candidatures pour les cinq postes d’ombudsman adjoints. Concernant l’élection de l’ombudsman principal, une commission jointe composé de membres de la commission des pétitions et des droits de l’homme a présélectionné trois candidats, soumis ensuite au vote du parlement.
192. Le 27 novembre 2012, M. Mehmet Nihat Ömeroğlu a été élu ombudsman par le parlement. Nous aurions voulu saluer l’aboutissement du processus de création d’une institution importante pour la défense des droits de chaque citoyen, cependant, la désignation de M. Ömeroğlu comme ombudsman a, dès son élection, soulevé de nombreuses questions et critiques: outre les objections procédurales formulées par l’opposition (concernant la publicité ou les critères de sélection de l’ombudsman), il a été relevé que M. Ömeroğlu est un ancien membre de la Cour suprême de Cassation qui avait, en juillet 2006, confirmé la condamnation de l’écrivain turco-arménien Hrant Dink pour «dénigrement de la turcité», selon l’article 301 du Code pénal. Sur ce point, la Cour européenne des droits de l’homme 
			(142) 
			<a href='http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx'>Affaire
Dink c. Turquie</a>, (Requêtes nos 2668/07, 6102/08,
30079/08, 7072/09 et 7124/09), arrêt du 14 septembre 2010 (définitif).
«A la lumière de ces explications, la Cour estime que la confirmation
de la culpabilité de Fırat [Hrant] Dink par la Cour de cassation,
prise isolément ou combinée avec l’absence de mesures protégeant
celui-ci contre l’attaque des militants ultranationalistes, a constitué
une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression
protégé par le paragraphe 1 de l’article 10». a d’ailleurs conclu à la violation du droit à la liberté d’expression en 2010. Les critiques soulevées par les associations de défense des droits de l’homme et l’opposition portent sur l’élection de cet ancien juge au poste d’ombudsman, mais aussi sur la désignation de ses cinq adjoints, qui seraient proches de l’AKP, risquent quelque peu de compromettre la crédibilité de cette nouvelle institution, ce qui serait extrêmement dommageable.
193. Durant les prochains mois, les structures administratives seront mises en place pour permettre à l’institution de l’ombudsman d’exercer pleinement ses prérogatives. Il faut ici souhaiter que conformément à la Recommandation N° R (85) 13 du Comité des Ministres relative à l'institution de l'ombudsman 
			(143) 
			Adoptée par le Comité
des Ministres le 23 septembre 1985 lors de la 388e réunion des Délégués
des Ministres., les ressources nécessaires seront mises en place pour que l’ombudsman puisse remplir sa fonction de défenseur des citoyens. Notons à cet égard qu’un rapport est en cours de préparation à l’Assemblée parlementaire sur «Renforcer l’institution du médiateur en Europe» 
			(144) 
			Voir proposition de
recommandation, Doc.
12639 (Rapporteur: M. Jordi Xuclà i Costa, Espagne, ADLE). qui reviendra également sur la mise en place de l’ombudsman en Turquie.
194. Deux instances additionnelles ont été prévues: l’Institution nationale des droits de l’homme de Turquie (NHRI), établie par le parlement en juin 2012 et dont les membres ont été désignés en septembre 2012, qui devrait conduire des recherches, rédiger des recommandations, et instruire des violations des droits de l’homme, ainsi qu’une commission pour le contrôle des agences chargées d’appliquer la loi – un projet de loi a été soumis au parlement. Il s’agira de vérifier le mode de désignation de ses membres, les moyens dont ils disposeront et l’indépendance avec laquelle ils pourront agir pour mesurer l’efficacité de ces nouveaux dispositifs.

6.3. Réfugiés et demandeurs d'asile

195. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée demande à la Turquie de «lever la réserve géographique à la Convention de Genève relative au statut des réfugiés et mettre en œuvre les recommandations du commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe en ce qui concerne le traitement des réfugiés et des demandeurs d’asile».
196. La période récente a été marquée par l’arrivée massive de réfugiés en provenance de Syrie (plus de 180 000 au 20 février 2013). Lors de ma visite dans la province d’Hatay et dans les camps d’Yayladağı (5 900 réfugiés) et d’Altınözü (1 200 réfugiés) à 100 km d’Alep en novembre 2012, j’ai pu mesurer les moyens déployés par la Turquie pour accueillir les 110 000 réfugiés syriens alors hébergés dans des camps. L’accueil des réfugiés – que les Turcs appellent d’ailleurs des «invités sous protection provisoire» – est remarquable, même dans des conditions matérielles qui sont naturellement extrêmement précaires (l’un des camps est installé dans une ancienne usine à tabac avec des «containers» individualisés, l’autre est un camp de tentes). Les efforts sont immenses, et les conditions sanitaires et de sécurité semblent bien maîtrisées. J’ai noté en particulier l’organisation de la scolarisation et de l’occupation des enfants à tout niveau. Saluons l’action de la Turquie – dont l’engagement financier s’élève actuellement à plus de 600 millions de dollars – et du Croissant rouge turc, ainsi que la solidarité exemplaire du peuple turc qui s’exprime en la circonstance.
197. Selon les données du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), les demandes d’asile ont augmenté de 50 % entre juin 2011 et juillet 2012, 30 000 réfugiés et demandeurs d’asile (notamment Afghanistan, Irak, Iran, Somalie) étant enregistrés en Turquie. Il convient d’y ajouter 150 000 «invités syriens» accueillis dans les camps, et 70 000 Syriens accueillis sur le territoire turc. Le HCR estimait que la Turquie pourrait, au total, compter 335 000 réfugiés et demandeurs d’asile en 2013 
			(145) 
			<a href='http://www.unhcr.org/50a9f82e20.html'>www.unhcr.org/50a9f82e20.html</a>..
198. Tout comme le Commissaire aux droits de l'homme, Thomas Hammarberg 
			(146) 
			Lettre adressée par
Thomas Hammarberg, Commissaire aux droits de l'homme, au ministre
de l'Intérieur, M. Atalay, le 8 juin 2010, CommDH(2010)26., je salue l'adoption des circulaires sur les «réfugiés et demandeurs d'asile» et la «lutte contre l'immigration illégale» du 19 mars 2010 visant à améliorer l'accès aux procédures d'asile, à assurer une meilleure protection des groupes vulnérables comme les enfants séparés, les femmes victimes de violences fondées sur le genre ainsi que les personnes âgées ou handicapées et à assurer un meilleur accès des demandeurs d'asile au marché du travail, tout en encourageant les autorités à s'assurer de l'application uniforme de ces circulaires sur l'ensemble du territoire.
199. La réserve géographique à la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés exclut les citoyens non européens du champ d’application de la convention. Je prends note de la préparation actuelle d'une nouvelle loi sur les étrangers et la protection internationale, visant à améliorer davantage les conditions des étrangers quel que soit leur statut. Ce projet de loi, préparé en coopération avec le HCR, devrait apporter des améliorations significatives et systématiques, conformes aux standards internationaux, être basé sur les principes de non-discrimination et de non refoulement, et permettre l’accès aux services de santé, d’éducation et d’assistance sociale pour les demandeurs d’asile 
			(147) 
			<a href='http://www.unhcr.org/pages/49e48e0fa7f.html'>www.unhcr.org/pages/49e48e0fa7f.html</a>.. Il ressort toutefois de mon entretien avec le président de la commission des droits de l’homme, M. Ayhan Sefer Üstün, que la Turquie n’envisage pas la levée des réserves à la Convention de Genève, compte tenu des travaux en cours pour l’amélioration du cadre juridique.
200. Il faut encore mentionner l’initialisation des accords de réadmission prévoyant le renvoi des migrants illégaux turcs ou ayant transité par la Turquie le 21 juin 2012, une étape qualifiée de «majeure» par le ministre de l'Intégration européenne, M. Bağiş, pour obtenir l’abolition du régime des visas appliqué aux citoyens turcs par les Etats membres de l’Union européenne, et considéré comme injuste par les autorités turques 
			(148) 
			Il convient de préciser
que la Turquie est le seul pays candidat à l’Union européenne à
ne pas bénéficier d’un régime libéralisé de visa.. Le Plan d’Action National pour l’adoption des acquis européens dans le domaine de l’asile et de l’immigration (Türkiye Ulusal Eylem Planı) signé en 2005 avec l’Union européenne prévoit également la suspension de la réserve géographique appliquée à la Convention de Genève.
201. La nouvelle loi pourrait apporter une amélioration significative de la protection des demandeurs d’asile et des réfugiés, et je souhaite qu’elle puisse être ratifiée dans les meilleurs délais. Je considère que la Turquie doit être soutenue dans ses efforts pour améliorer l'accueil de ces réfugiés et j’invite la Turquie à poursuivre sa coopération avec le Haut-Commissariat pour les réfugiés.
202. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à passer du dialogue à un partenariat formel avec les agences des Nations Unies pour œuvrer à un retour, dans la sécurité et dans la dignité, des personnes déplacées à la suite du conflit durant les années 1990».
203. Le programme «retour dans les villages et projet de réhabilitation» mis en œuvre dans 14 provinces 
			(149) 
			Il s’agit des provinces
d’Adiyaman, Agri, Batman, Bingol, Bitlis, Diyarbakir, Elazig, Hakkari,
Mardin, Mus, Siirt, Sirnak, Tunceli and Van. de 1994 à 2005 a permis le retour de 187 861 personnes sur les 386 360 personnes déplacées, selon le ministre de l'Intérieur 
			(150) 
			Réponse du ministre
de l'Intérieur M. Batalay du 6 juillet 2010 à la lettre du Commissaire
aux droits de l'homme du 8 juin 2010, CommDH(2010)31. . Un programme additionnel pour les 13 provinces restantes et des plans d'actions sont à l'étude.
204. Suite à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme de 2004, la loi n° 5233 sur les compensations des dommages causés par le terrorisme est entrée en vigueur en mars 2008. Depuis lors, 247 729 demandes sur 360 660 ont été traitées, parmi lesquelles près de 140 000 ont eu une réponse positive (pour un montant de 2 millions de Lires turques environ) et 100 000 ont été rejetées 
			(151) 
			Rapport de la Commission
européenne de 2011.. Les Cours de sûreté d’Etat ont été abolies.
205. Les programmes de retour ont été assortis de plusieurs programmes de développement socio-économique de la région (avec des incitations financières et fiscales accordées aux investisseurs dans la région), comme la mise en œuvre du projet pour l’Anatolie du sud-est (GAP) d’ici 2012 portant sur l’irrigation, les transports sur route, la santé, l’éducation, le développement du commerce, le renforcement des capacités des femmes, qui ont mobilisé 14,2 % des investissements publics en 2010; le soutien de 1000 projets dans le domaine de l’emploi, de l’inclusion sociale et la culture visant les groupes défavorisés entre 2008 et 2010 dans le cadre du Programme de soutien social (SODES) pour les provinces de l’est et du sud-est; un projet de soutien aux infrastructures rurales (KOYDES) portant sur l’eau potable, le lancement du Projet pour un développement rural intégré en 2007 pour réhabiliter et développer 500 villages de Diyarbakir, Batman et Siirt, pour un montant de 50 millions de dollars; et le développement du réseau routier en Turquie du sud et du sud-est (avec un réseau passant de 580 km de routes en 2002 à 3586 km en 2010); la construction en cours ou achevée de nouveaux aéroports à Batman, Bingol, Igdir, Hakkari et Sirnak.
206. Je salue les efforts de la Turquie pour poursuivre son programme de retour des personnes déplacées et encourage les autorités turques à développer de nouvelles initiatives, y compris en faveur du développement régional, pour assurer le retour durable de ces personnes.

6.4. Droits des minorités, droits culturels et protection des minorités

207. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à poursuivre la politique visant à reconnaître l’existence des minorités nationales vivant en Turquie et à leur accorder le droit de maintenir, de développer et d’exprimer leur identité, et de la mettre en œuvre concrètement».

6.4.1. Les minorités reconnues par la Turquie

208. En vertu du Traité de Lausanne de 1923, les autorités turques reconnaissent comme minorités «les ressortissants turcs non musulmans». Dans les faits, la Turquie reconnaît les communautés juive, arménienne et grecque orthodoxe comme «minorités» mais non les autres communautés religieuses (comme les Catholiques romains, les syriaques, les Protestants, les églises évangéliques, etc). Ils ne retiennent pas les différences ethniques entre «ressortissants turcs» comme définition d’un autre type de minorité.
209. Les autorités ont souligné que les citoyens turcs appartenant aux minorités non musulmanes bénéficient, entre autres, d’une discrimination positive en matière d’éducation. Les institutions éducatives des citoyens turcs appartenant à des minorités non musulmanes sont régies par la loi de 2007 relative aux établissements d’enseignement privés 
			(152) 
			Ce droit est toutefois
réservé aux citoyens turcs: suite à l'interpellation du Commissaire
aux droits de l'homme dans sa lettre du 21 mars 2011 (CommDH(2011)15),
la ministre de l'Education de la Turquie, Mme Çubuçu, a confirmé
dans sa réponse du 15 avril 2011 (CommDH(2011)16) que seuls les
enfants issus des minorités religieuses reconnues par le Traité
de Lausanne et ayant la citoyenneté turque peuvent accéder aux écoles
gérées par ces minorités. En l'espèce, le Commissaire regrettait
que des enfants migrants arméniens ne pouvaient accéder à une éducation
en arménien proposée par la communauté arménienne du fait de leur
nationalité.. Les droits de propriété des non-musulmans ont également été renforcés dans le cadre du processus de réforme en cours. Le Parlement turc a adopté une nouvelle loi relative aux fondations, entrée en vigueur en février 2008, qui conforte la situation des fondations des communautés non musulmanes en ce qui concerne les aspects internationaux, notamment le système de dons et d’aide financiers et/ou matériels en provenance de l’étranger, l’enregistrement de leurs biens immobiliers et leur représentation au Conseil des fondations − organe directeur de la Direction générale pour les fondations. Cette loi a permis l’enregistrement de 181 biens au nom des fondations de la communauté non musulmane et la révision des plans de cadastre concernant 150 propriétés 
			(153) 
			AS/Mon
(2013) 05, p. 35..
210. En ce qui concerne les minorités religieuses, il faut souligner que, le 13 mai 2010, le Premier ministre a publié une circulaire confirmant que tous les citoyens turcs des différentes confessions religieuses font partie intégrante de la Turquie, invitant instamment toutes les administrations à agir avec la plus grande diligence pour éliminer totalement les problèmes rencontrés par les minorités non musulmanes.
211. En outre, l’article 11 de la loi sur les fondations a été modifié le 27 août 2011 afin d’améliorer la situation des fondations des communautés non musulmanes par rapport à l’enregistrement de leurs biens immobiliers.
212. La loi amendée prévoit que les biens immobiliers des fondations des communautés non musulmanes enregistrés lors de la Déclaration de 1936 pour lesquels la case «propriétaire» est restée vide ou qui sont inscrits au nom du Trésor, de la Direction générale pour les fondations, des administrations municipales et provinciales spéciales, hors opérations de vente, d’échange et d’expropriation, ainsi que les cimetières et les fontaines déclarés au nom des institutions publiques, pourront être enregistrés au nom des fondations des communautés non musulmanes à la demande des parties intéressées. En outre, les biens de fondations actuellement enregistrés au nom de tierces personnes seront indemnisés à hauteur de leur valeur marchande. Les demandes de restitution des biens résultant de la loi de 2011 ont été recevables jusqu’au 27 août 2012. 116 fondations ont sollicité la restitution de 1 560 biens immobiliers. 111 propriétés ont pu être restituées, et des compensations ont été attribuées pour 15 autres biens. Ce processus se poursuit. Notons à cet égard la décision du Conseil des fondations (relevant de la Direction générale pour les fondations) du 10 janvier 2013 visant la restitution de 190 hectares de terrain au séminaire orthodoxe grec d’Halki.
213. La procédure de restitution des biens se poursuit. Elle est d’ailleurs soutenue sans réserve par le parti d’opposition CHP. Cette procédure de restitution se heurte dans certains cas à des difficultés, en raison de la taille des communautés chargées d’administrer ces biens 
			(154) 
			Ainsi,
Laki Vingas, en charge des fondations des minorités à la Direction
des Fondations, se référait à ce problème concernant la minorité
grecque en Turquie, in: <a href='http://www.hurriyetdailynews.com/minorities-given-entire-asset-rights.aspx?pageID=238&nID=36898&NewsCatID=339'>www.hurriyetdailynews.com/minorities-given-entire-asset-rights.aspx?pageID=238&nID=36898&NewsCatID=339</a> ou la charge de la preuve reposant sur les fondations et la difficulté d’accès aux archives soulignée par la Fondation Hrant Dink, qui estimait cependant toutefois que la mise en œuvre de la loi de 2011 était un pas significatif pour éliminer les politiques discriminatoires menées au cours de l’histoire. Je note aussi, de l’entretien que j’ai eu avec M. Vingas, premier représentant non musulman élu à la Direction des fondations, une forte attente dans le processus constitutionnel qui devrait, avant tout, assurer l’égalité, en droit et en fait, des droits entre tous les citoyens, quelle que soit leur religion.
214. Il convient de saluer plusieurs gestes symboliques effectués envers les minorités religieuses. Pour la première fois depuis 1952, un ministre d'Etat, le Vice-Premier ministre, Bulent Arinç, a rendu visite au Patriarche orthodoxe grec Bartholomée I le 3 janvier 2011, suivie de la visite du ministre des Affaires étrangères, M. Davutoğlu, le 3 mars 2012. Celui-ci a indiqué que la Turquie examinait la demande du Patriarche de rouvrir le séminaire orthodoxe Halki sur l'île d'Heybeliada, qui a été un centre d'enseignement théologique majeur pendant plus d'un siècle avant sa fermeture en 1971, suite à une loi visant à placer toutes les universités sous le contrôle de l'Etat. L'Eglise arménienne de Van a été restaurée. Des livres d'enseignement en langue arménienne ont été distribués gratuitement. De plus, le Premier ministre Erdoğan a signifié publiquement que les Chrétiens ne doivent pas être maltraités 
			(155) 
			<a href='http://www.economist.com/node/17632939?story_id=17632939&fsrc=rss/'>www.economist.com/node/17632939?story_id=17632939&fsrc=rss/</a>.. Des cérémonies religieuses se sont tenues dans le monastère Sumela de Trabzon depuis 2010, dans les églises arméniennes d’Akdamar (Van) et Diyarbakir. Les représentants des minorités religieuses ont été invités à contribuer aux travaux de la commission de conciliation chargée de rédiger la nouvelle constitution.
215. Il faut aussi noter que la nouvelle loi sur les métropoles du 6 décembre 2012 a ajouté une clause à la loi n° 5393 sur les municipalités, leur permettant d’entreprendre la construction, la maintenance et la restauration des lieux de culte.
216. Rappelons que l’Assemblée parlementaire a adopté en 2008 la Résolution 1625 (2008) sur Gökçeada (Imbros) et Bozcaada (Ténédos): préserver le caractère biculturel des deux îles turques comme un modèle de coopération entre la Turquie et la Grèce dans l'intérêt des populations concernées, que les autorités turques sont invitées à mettre en œuvre. A cet égard, les autorités turques ont notamment indiqué la réouverture de l’école élémentaire grecque de Gökçeada en janvier 2012 
			(156) 
			AS/Mon (2013) 05, p.
35..
217. La Commission de Venise a adopté en mars 2010 un avis sur le statut juridique des communautés religieuses en Turquie et le droit du Patriarcat orthodoxe d'Istanbul d’utiliser l'adjectif «œcuménique» 
			(157) 
			CDL-AD(2010)005, Avis
adopté par la Commission de Venise lors de sa 82e session
plénière (12-13 mars 2010)..
218. Tout en notant que les réformes récentes de la législation turque ont amélioré la situation des communautés religieuses non musulmanes, la Commission de Venise souligne que, selon la Cour européenne des droits de l'homme, le droit fondamental de la liberté de religion garanti par l'article 9, lu en combinaison avec l'article 11 de la Convention européenne de droits de l’homme prévoit, entre autres, la possibilité pour les communautés religieuses en tant que telles d’obtenir la personnalité juridique, tandis qu'en Turquie, elles peuvent seulement créer des fondations ou associations à l'appui de la communauté religieuse. La Commission de Venise souligne que la possibilité d'obtenir la personnalité juridique est importante, notamment pour assurer l'accès à la justice et la protection des droits de propriété.
219. La Commission de Venise considère par ailleurs que toute atteinte du droit du Patriarcat orthodoxe d'utiliser le titre, «œcuménique», constituerait une violation de l'autonomie de l'Eglise orthodoxe en vertu de l'article 9 de la Convention. La Commission constate que rien n'indique que les autorités turques empêchent le Patriarcat d'utiliser ce titre et que les autorités turques n'ont pas l'obligation positive d’utiliser elles-mêmes ce titre. La Commission ne parvient pas néanmoins à voir de raisons, factuelles ou juridiques, qui empêcheraient les autorités d’adresser le Patriarcat œcuménique par son titre historique et généralement reconnu.
220. Outre cette clarification, plusieurs avancées sont à noter, comme l’a souligné le Commissaire aux droits de l'homme, Thomas Hammarberg, concernant la restitution de l'ancien orphelinat de l'île de Büyükada au Patriarcat œcuménique le 20 novembre 2010, suite au jugement de la Cour 
			(158) 
			Affaire Fener Rum Patrikliği (le Patriarcat œcuménique)
c. Turquie (Requête no 14340/05).
Le requérant soutenait que l’inscription au registre foncier d’un
bien immobilier qui lui appartenait depuis plus d’un siècle au nom
de la Fondation de l’orphelinat grec de Büyükada pour garçons, actuellement
gérée par les autorités administratives turques, constituait un
acte de confiscation arbitraire portant atteinte à ses droits garantis
par la Convention. La Cour a conclu à la violation de l’article
1 du Protocole no 1., les célébrations religieuses au monastère de Sumela à Trabzon et à l'église arménienne de l'île d'Akdamar en août et septembre 2010, l'adoption d'une circulaire n° 2010/13 enjoignant aux autorités administratives de porter une attention particulière à la protection des cimetières non musulmans et à l'exécution des décisions de justice relatives à des contentieux portant sur la propriété entre les fondations non musulmanes et l'Etat, et les instructions données aux autorités compétentes pour initier des procédures contre les publications contenant des éléments d'incitation à la haine et à l'hostilité envers les communautés non musulmanes.
221. Lors de ma visite en janvier 2011, j'ai pu rencontrer les représentants de diverses communautés religieuses (juive, turque arménienne, alévie, syriaque orthodoxe). J’ai également rencontré Sa Sainteté le Patriarche œcuménique Bartholomée I en novembre 2012.
222. Lors de notre entretien, le Patriarche œcuménique a exprimé sa confiance dans le dialogue établi avec le Gouvernement turc, souligné l’ouverture du Gouvernement actuel envers les minorités, et salué les progrès réalisés concernant l’octroi de la nationalité turque aux métropolites 
			(159) 
			21
métropolites ont obtenu la nationalité turque, voir AS/Mon (2013)
05, p. 35., et de la restitution de certaines propriétés. Il a cependant regretté que l’école théologique (séminaire) de Halki, fermée depuis 1971, n’ait pas encore été rouverte. Il m’a enfin fait part de ses espoirs concernant les discussions autour du concept de minorités religieuses et citoyenneté et de voir se concrétiser l’égalité entre les citoyens turcs prévue dans la future constitution.
223. Les contacts que j'ai eus avec la communauté juive en janvier 2011 m’ont confirmé que les relations entretenues entre leur communauté et le gouvernement turc sont globalement satisfaisantes malgré un contexte géopolitique plus tendu qu'en 2008. Ces représentants ont à nouveau fait part de leur inquiétude face à la montée de l’antisémitisme et différents actes de vandalisme à l’encontre de la communauté et face au discours de haine relayé par certains médias extrémistes qui font l’amalgame entre Israël et judaïsme.

6.4.2. La communauté alévie

224. Les revendications de la communauté alévie restent d'actualité. Rappelons que l’alévisme, une des branches de l’Islam, est la seconde croyance religieuse en Turquie après l’islam sunnite avec entre 15 et 20 millions de membres, soit un tiers de la population turque. J’ai en particulier discuté avec la communauté alévie de la mise en œuvre de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Hasan et Eylem Zengin c. Turquie 
			(160) 
			Dans une affaire portée
devant la Cour de Strasbourg par un étudiant alévi et son père,
la Cour a estimé qu’il y avait eu violation du droit à l’éducation
du requérant, tel que garanti dans l’article 2 du Protocole n°1
à la Convention européenne des droits de l'homme. La violation trouve
son origine dans un problème tenant à la mise en œuvre du programme
d’instruction religieuse en Turquie et à l’absence de moyens appropriés
tendant à assurer le respect des convictions des parents. La Cour
a estimé, qu’en exécutant cet arrêt, la Turquie devrait mettre en
conformité le système éducatif turc et le droit interne pertinent
avec l’article 2 du Protocole n° 1, ce qui constituerait une forme
appropriée de réparation. du 9 octobre 2007 sur l'enseignement obligatoire de la culture religieuse et de la morale. L'exécution de cet arrêt a été abordée aussi par le Commissaire aux droits de l'homme, Thomas Hammarberg, dans sa lettre adressée aux autorités turques le 16 décembre 2010, dans laquelle il regrette l'absence d'aide financière pour la communauté alévie, la non reconnaissance des lieux de prière alévis (cemevi) comme lieux de culte et souligne que le droit à l'éducation des enfants alévis conformément aux convictions religieuses des Alévis doit être respecté (suite à l'arrêt Zengin c. Turquie).
225. Les autorités turques ont répondu que, dans le cadre du dialogue interreligieux institué avec les représentants des communautés non musulmanes, sept ateliers ont été organisés avec la communauté alévie sous la coordination du ministre d'Etat, M. Celik. Un consensus s'est dégagé sur la nécessité de reconnaître le statut légal des lieux de culte alévis (une commission juridique a été créée et a préparé un rapport détaillé sur la situation actuelle et les mesures à prendre, en cours d'examen par le ministre d'Etat) et de revoir le contenu des cours de religion et de morale: suite à l'arrêt Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, les cours de religion et de morale ont été remplacés à la rentrée scolaire 2007 par un cursus incluant des références aux croyances des Alevis-Bektashi. Cependant, les consultations ont mis en avant la nécessité de réviser ces manuels de cours de religion et de morale. Tenant compte des avis des représentants des communautés alévie, jaaferi (caferi) et nusayri, une nouvelle commission a été créée. Le cursus révisé, approuvé par le ministre de l'Education le 31 décembre 2010, a été introduit en 2011-2012 et inclut différents thèmes 
			(161) 
			Réponse
de l'Ambassadeur de la Turquie auprès du Conseil de l'Europe au
Commissaire aux droits de l'homme, 1er février
2011, <a href='http://www.coe.int/commissioner'>www.coe.int/commissioner</a>..
226. Lors de ma visite en novembre 2012, les demandes des Alévis m’ont été réitérées. Elles portent sur la reconnaissance d’un statut juridique pour leurs lieux de culte (cemevi), l’enseignement du fait religieux alévi par des sunnites, la suppression des cours obligatoires de religion à l’école, la restitution des biens confisqués, la suppression à terme du Diyanet (l’administration centrale gérant les cultes), la réforme du système électoral pour permettre une meilleure représentation des Alévie au parlement. Il faut noter que plusieurs incidents, relayés par la presse, ont visé des familles alévies en 2012.
227. Dans l'arrêt Sinan Isik c. Turquie concernant l'indication de la religion sur les cartes d'identité (et jugée contraire à l'article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion 
			(162) 
			Requête n° 21924/05,
jugement du 2 février 2010., la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que la suppression de la case consacrée à la religion pourrait constituer une forme appropriée de réparation qui permettrait de mettre un terme à la violation constatée. Les autorités turques ont indiqué en février 2011 qu'une révision des cartes d'identité était en cours 
			(163) 
			Réponse des autorités
turques du 3 février 2011 à la lettre du Commissaire aux droits
de l'homme du 16 décembre 2010, CommDH(2011)6..

6.4.3. La question kurde

6.4.3.1. La situation en Turquie du sud-est jusqu’en 2012

228. En vertu du traité de Lausanne de 1923, les autorités turques reconnaissent comme «minorité» les «ressortissants turcs non musulmans», comme indiqué au paragraphe 208 mais elles ne retiennent pas les différences ethniques entre «ressortissants turcs» comme définition d’une autre minorité. C’est sur leur identité ethnique au demeurant que les Kurdes affirment leur différence et veulent obtenir leur reconnaissance.
229. Constitutionnellement, en Turquie, le citoyen est «citoyen turc». La définition du terme de «citoyenneté» est donc au cœur du débat de la commission de conciliation et peut-être l’un des problèmes majeurs à trancher. La demande kurde correspondrait à une autre définition qui serait celle, entre autre, de «citoyen de la République de Turquie».
230. Le problème des Kurdes est le plus difficile que le pays ait à régler. La période 2011-2012 a été marquée par une recrudescence des violences après les élections législatives de juin 2011. La multiplication des actes terroristes du PKK et l’intensification des opérations militaires dans le sud de la Turquie (en particulier dans la région de Şemdinli (province de Hakkari), un territoire que le PKK entendait contrôler), ont fait des centaines de morts de part et d’autre. Le groupe de réflexion International Crisis Group mentionnait 700 morts en 14 mois de combats jusqu’en septembre 2012 
			(164) 
			Turquie:
le PKK kurde et un règlement, Rapport Europe no 219
11 septembre 2012, International Crisis group.. La situation est exacerbée par un contexte international propice au renforcement des bases arrières du PKK en Irak du Nord et en Syrie du Nord.
231. Le 28 décembre 2011, 34 jeunes villageois qui faisaient de la contrebande avec l'Irak voisin et qui ont été pris pour des membres du PKK, ont été tués à Uludere par l'armée de l'air turque, qui a reconnu son erreur. Les autorités ont exprimé leur «profonde tristesse» 
			(165) 
			AS/Mon (2013) 05, p.
32. concernant cet incident et proposé une réparation financière aux familles, que celles-ci ont d’ailleurs refusée. Une commission d’enquête a été créée par le parlement; les procédures administratives et judiciaires se poursuivent. A l’heure actuelle toutefois, les responsabilités n’ont toujours pas été établies, et les faits restent impunis. Ce drame a marqué la Turquie, et il est impératif qu’un an après, toute la lumière soit faite pour que justice soit rendue.
232. Le 12 août 2012, un député du parti d'opposition CHP, membre de la commission des droits de l'homme, a été kidnappé par le PKK. Il s'agit du premier enlèvement d'un parlementaire, qui rejoint ainsi la longue liste d'enseignants, d'ingénieurs, de soldats enlevés par le PKK. Le CHP a demandé la convocation d'une séance parlementaire extraordinaire le 14 août 2012. Faute de quorum, un tiers des parlementaires devant être présent au moment de l'ouverture, cette séance n'a pas eu lieu. L'AKP et le MHP avaient indiqué qu'ils refusaient d'y prendre part pour ne pas encourager le PKK à poursuivre ses activités terroristes.
233. La diffusion le 17 août 2012 d'une vidéo montrant la rencontre entre des parlementaires du BDP et des militants du PKK dans le sud-est de la Turquie a suscité un grand émoi. Le Premier ministre a enjoint le pouvoir judiciaire de prendre toutes les mesures pour lever l’immunité de ces parlementaires. Le dossier a été transmis par le procureur au ministère de la Justice puis au parlement. Pour l’heure, cette procédure est en cours. La levée de l’immunité de ces parlementaires suscite de nombreux débats, et les parlementaires kurdes de l’AKP ont fait savoir qu’ils ne souhaitent pas appuyer cette démarche. L'enquête sur les dossiers de demande de levée de l'immunité présentés au Parlement turc a, pour l’heure, été reportée en raison du processus de paix en cours.
234. La question kurde est devenue encore plus sensible avec les derniers développements en Syrie: le nouveau positionnement dans la crise de Massoud Barzani, le rapprochement entre Kurdes irakiens et Kurdes syriens, et les liens que les organisations kurdes de Turquie ont établis avec le parti PYD, une organisation kurde syrienne proche du PKK, dans le nord de la Syrie, inquiètent les autorités turques.
235. L'initiative «ouverture démocratique» lancée par le Gouvernement turc en 2009, s’est aujourd’hui essoufflée. Elle avait permis d'ouvrir les débats sur la question kurde, d'autoriser l'usage de la langue kurde dans la sphère publique, dans les médias et dans les campagnes électorales ainsi que l'enseignement du kurde à l'université. Notons à cet égard:
  • la mise en place d’un enseignement de la langue kurde, de cours privés pour l’apprentissage des langues et dialectes locaux en 2003/2004 à Şanlıurfa, Batman, Van, Adana, Diyarbakır, İstanbul et Kızıltepe (Mardin). La plupart de ces villes se trouvent dans le sud-est de la Turquie. Cependant, ces cours ont tous été fermés ultérieurement par leurs fondateurs et propriétaires en raison d’un manque d’intérêt;
  • un enseignement postuniversitaire proposé par l’université Mardin Artuklu en langue kurde. Le Conseil de l’Enseignement Supérieur (YÖK) a autorisé l’ouverture d’un Département de langue et littérature kurdes à l’Université Muş Alparslan en 2011;
  • la diffusion de programmes dans des langues et dialectes utilisés traditionnellement par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne par la RadioTélévision turque (TRT) et les chaînes de radio et télévision privées. La diffusion en langues et dialectes locaux concerne les informations, la musique et des documentaires en bosniaque, kurmanchi, zaza, circassien et arabe pendant un maximum de 60 minutes par jour et cinq heures par semaine sur la radio et 45 minutes par jour et quatre heures par semaine à la télévision;
  • l’autorisation délivrée depuis le 7 mars 2006 par le RTUK à plusieurs stations de radio et chaînes de télévision privées de diffuser des émissions en kirmanchi et zaza. Elles ont commencé à diffuser dans ces dialectes le 26 mars 2006;
  • la décision prise par le Conseil supérieur de l’audiovisuel du 30 mai 2006, permettant la diffusion d’œuvres musicales et cinématographiques peut se faire sans aucune limite de temps pendant toute la journée;
  • l’entrée en vigueur de la loi n° 5233 sur les compensations des dommages causés par le terrorisme en mars 2008.
236. Cependant, les atteintes répétées à la liberté d'expression et de manifestation (voir supra), l'organisation de procès de masse (comme le procès KCK) 
			(166) 
			Le procès du KCK («Union
des communautés du Kurdistan») s'est ouvert le 9 juin 2010 à Diyarbakir.
Le KCK est considéré comme une organisation politique paravent du
Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). 151 personnalités kurdes,
dont un grand nombre d’élus du Parti pour la Paix et la Démocratie,
y compris le Maire de cette ville (relaxé entre temps), des défenseurs
des droits de l’Homme et des représentants d'association, comparaissent.
En janvier 2011, 103 inculpés étaient en prison, certains depuis
avril 2009. Les prévenus sont accusés de «perturbation de l'unité
de l'Etat et de l'intégrité du pays», «adhésion à et leadership
d'une organisation terroriste» ou «aide et soutien à une organisation terroriste».
Lors de l'ouverture du procès, les prévenus se sont exprimés en
langue kurde. La demande des avocats relative à l'usage de la langue
maternelle kurde pour la défense des accusés avait été rejetée par
la 6e Haute Cour pénale de Diyarbakir. Depuis lors, le procès a
été ajourné à plusieurs reprises. Le 3 janvier 2012, un premier
verdict a été prononcé à l’encontre des détenus arrêtés en 2009
lors d'un vaste coup de filet qui a conduit derrière les barreaux
des centaines d'opposants kurdes, des milliers selon les organisations
kurdes. La 6e cour d'assises de Diyarbakir
a infligé des peines de trois mois à dix-sept ans de prison à 40
militants kurdes qu'elle a jugés coupables d'appartenance à une organisation
terroriste. touchant les milieux kurdes, et la reprise des actes terroristes ont mis à mal cette politique d'ouverture. Les revendications entendues à Diyarbakir portaient essentiellement sur l'enseignement du kurde et en kurde. La rapporteure a tenté de rencontrer certaines des personnes incarcérées, notamment Muharrem Erbey, vice-président de l'Association des droits de l'homme de Turquie. La demande était tardive mais formulée auprès de toutes les autorités locales concernées, y compris le Bureau du Procureur et le Préfet de Diyarbakir. La demande a également été adressée ce jour-là à la Direction compétente du ministère de la Justice et à l’attention du ministre lui-même. Elle est restée sans réponse. C'est à noter.
237. Ma visite à Diyarbakir le 10 janvier 2011 m'a permis d'aborder avec les autorités et les représentants de la société civile sur place la question kurde, au moment où reprenait le procès de 151 activistes des droits de l'homme, élus et journalistes. Les drames vécus en Turquie du sud-est et les actes terroristes qui ont fait 40 000 morts constituent un traumatisme pour la Turquie.
238. En ce qui concerne l'enseignement de la langue kurde, il ressort de l'échange de vues que j’ai eu le 12 janvier 2011 avec M. Hüseyin Çelik, vice-président de l'AKP et ancien ministre de l'Education et de la Culture, que l'enseignement optionnel de la langue kurde dans les écoles pourrait être envisagé. Ce serait un élargissement de libertés déjà consenties, soumis à la réflexion des responsables de ce parti, et à laquelle ces derniers ont, semble-t-il, consenti – en tout cas la proposition n'a pas été exclue. Je note que, pour le CHP, il est essentiel de s’assurer que le turc reste la langue officielle du pays. D'un autre côté, le parti estime que l'enseignement et l'apprentissage de la langue kurde devraient être autorisés sur la base de la préférence et du choix de chacun 
			(167) 
			Commentaires
du CHP, AS/Mon (2011) 23..
239. J’avais pour ma part considéré que la possibilité offerte aux candidats de faire campagne électorale dans une langue autre que le turc s'inscrivait dans ce processus d'ouverture qui devait être poursuivi et renforcé.
240. Les revendications des Kurdes portaient également sur la défense des plaignants dans leur langue. L’adoption, en novembre 2012, d’une loi autorisant l’usage de langues autre que le turc, dans laquelle les accusés s’expriment le mieux, est une réponse positive. Tous les autres problèmes concernant les Kurdes s’inscrivent logiquement dans le débat sur la réforme de la constitution et devraient trouver à cette occasion la réponse politique qui s’impose, y compris dans le cadre d’une décentralisation s’inscrivant dans la Charte européenne de l’autonomie locale.
241. Pour ce qui concerne l’usage d’autres langues que le turc au niveau local, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l'Europe a demandé au Comité des Ministres, dans sa Recommandation 301 (2011) de «poursuivre l’Initiative démocratique du Gouvernement et, dans ce cadre, à appliquer la Recommandation 229 (2007) du Congrès, à savoir, de permettre aux conseils municipaux d’utiliser d’autres langues que le turc dans la prestation des services publics, et de réviser la loi relative aux municipalités afin de permettre aux maires et aux conseils municipaux de prendre des décisions «politiques» sans craindre que des procédures soient engagées à leur encontre» (art. 9.e).
242. Par ailleurs, le Congrès a déploré qu'«aucune mesure n’a été prise pour mettre en œuvre la Recommandation 229 (2007) du Congrès, à savoir permettre aux conseils municipaux d'utiliser d'autres langues que le turc dans la prestation des services publics si besoin est, et réviser la loi relative aux communes, qui permettrait aux maires et aux conseillers municipaux de prendre des décisions «politiques» sans craindre que des procédures soient engagées à leur encontre» et que la Turquie n'ait ni signé, ni ratifié le Protocole additionnel à la Charte européenne de l’autonomie locale sur le droit de participer aux affaires des collectivités locales, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales 
			(168) 
			Recommandation 301
(2011) du Congrès, paragraphe 8.e. .

6.4.3.2. Les victimes des actes terroristes du PKK

243. Rappelons que le terrorisme exercé par le PKK a conduit à 40 000 morts au cours de ces trois dernières décennies et a suscité un traumatisme dans toute la population, que l’on ressent fortement. Le PKK est une formation reconnue comme une organisation terroriste par l’Union européenne, l’OTAN, et certains pays comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, notamment.
244. Nous dénonçons et condamnons les actes de violence du PKK, qui touchent notamment les populations civiles, jusque dans les écoles, et qui visent à instaurer un régime de terreur des populations civiles. Le règlement de la question kurde supposera l’arrêt de toutes les violences, condition préalable à toute négociation.
245. Je note aussi que les violences se poursuivent. Le 10 janvier 2013 à Paris, trois militantes kurdes, parmi lesquelles Sakine Canzis, co-fondatrice du PKK en 1978 et proche d’Öcalan, étaient exécutées dans les locaux du «centre d’information du Kurdistan». Ces assassinats ont été condamnés unanimement, y compris par le Premier ministre, M. Erdoğan, et le Vice Premier-ministre et porte-parole du gouvernement, M. Arinç. Il appartiendra aux autorités françaises de faire la lumière sur cette affaire. Je forme le vœu que ces violences insupportables ne compromettent pas maintenant la poursuite des pourparlers engagés par les autorités turques. Appelons l’ensemble des responsables à mettre tout en œuvre pour que la question kurde aboutisse à une solution politique, et trouve son expression concrète dans la future constitution.

6.4.3.3. Le cas d’Abdullah Öcalan

246. L'état de santé d'Abdullah Öcalan, détenu depuis février 1999 à la prison fermée de haute sécurité de type F de l’île d'Imralı, avait suscité des inquiétudes parmi les membres de l'Assemblée 
			(169) 
			Doc. 11271, proposition de résolution présentée par Lord Russell
Johnston et plusieurs de ses collègues sur l'état de santé de M.
Abdullah Öcalan. et fait l'objet d'une attention particulière lors de la dernière visite de M. Holovaty en Turquie en 2008 
			(170) 
			AS/Mon
(2009) 10 rev, paragraphes 132-136.. Il faut noter que le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants a effectué une visite à la prison les 26 et 27 janvier 2010. La délégation a examiné les conditions dans lesquelles Abdullah Öcalan et d’autres prisonniers de l’établissement sont détenus, les activités en commun offertes aux détenus et la mise en œuvre du droit des détenus de recevoir des visites de leurs proches et de leurs avocats. Tous les prisonniers ont été interviewés par la délégation. La visite a été effectuée suite à la création récente sur l’île de nouveaux locaux de détention et au transfert dans ces locaux de cinq détenus supplémentaires en provenance d’autres prisons.
247. Dans son rapport publié le 9 juillet 2010, et sur la base des informations recueillies, le CPT a constaté des progrès et conclu que les conditions de détentions d'Abdullah Öcalan s'étaient améliorées comparées à celles constatées en 2007 lors de la précédente visite, notant que l'intégration du prisonnier dans une structure où des contacts avec d'autres prisonniers et l'accès à un large éventail d'activités sont possibles est à présent en cours. Le CPT a également constaté un accès amélioré des avocats et des membres de la famille à l'île d'Imralı. Le CPT a décidé par conséquent de clore la procédure initiée en mars 2008 en vertu de l'article 10.2 de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants tout en poursuivant le suivi de la situation d'Abdullah Öcalan et des autres prisonniers d'Imralı et se réserve la possibilité de rouvrir cette procédure si les améliorations ne s'avéraient pas durables 
			(171) 
			CPT/Inf
(2010)20, paragraphe 36: <a href='http://www.cpt.coe.int/documents/tur/2010-20-inf-eng.pdf'>www.cpt.coe.int/documents/tur/2010-20-inf-eng.pdf</a>..
248. Cependant, les informations concernant la situation Abdullah Öcalan depuis juillet 2011 étaient quelque peu préoccupantes et laissaient supposer une nouvelle mise à l’isolement, privé d’accès à ses avocats et avec des contacts extrêmement limités avec sa famille. La fin de l’isolement d’Öcalan était l’une des trois revendications posées par les quelque 700 détenus kurdes en grève de la faim, et c’est un appel étonnant d’Öcalan qui y a mis un terme à l’issue de 68 jours d’action de septembre à novembre 2012. Cela a repositionné Öcalan dans le processus de négociation du désarmement du PKK, Öcalan se présentant comme l’interlocuteur unique pour la poursuite des négociations. Les représentants du PKK ont fait savoir que le transfert d’Öcalan d’Imrali serait certainement une condition à la poursuite des négociations.

6.4.3.4. Initiatives politiques récentes pour le règlement de la question kurde depuis l’été 2012

249. Au cours des derniers mois, face à la recrudescence des violences perpétrées par le PKK et aux opérations menées par l’armée, plusieurs initiatives politiques ont été lancées et doivent être mentionnées.
250. En juin 2012, le parti d'opposition CHP a proposé la mise en place d’une commission parlementaire multipartite assistée d'un Groupe de Sages et chargée de discuter de la résolution de la question kurde par la mise en œuvre d'une «feuille de route». Le 6 juin 2012, le leader du CHP, M. Kılıçdaroğlu, a été reçu par le Premier ministre Erdoğan, qui a accueilli cette initiative favorablement, laissant au CHP le soin de convaincre le MHP et le BDP de se joindre à cette initiative, ce qui n’a pas abouti.
251. En juin 2012, le Premier ministre Erdoğan avait rencontré la députée Leyla Zana, symbole de la résistance politique kurde, qui avait exprimé sa confiance dans le Premier ministre pour résoudre la question kurde. Cette démarche a cependant suscité des critiques au sein du parti pro-kurde BDP.
252. Le Président du Parlement, M. Çiçek, avait préparé un document de 11 points visant à obtenir «un consensus national contre le terrorisme» pour résoudre la question kurde, qui n'a toutefois pas trouvé l'écho escompté au sein de la classe politique, y compris parmi les membres de l'AKP.
253. En novembre 2012, après 68 jours de grève de la faim engagée dans les prisons par les Kurdes, c’est à la suite de l’appel d’Abdullah Öcalan que quelque 700 détenus ont mis un terme à leur action. Les trois revendications des grévistes de la faim ont été considérées par les autorités: 1) l’examen d’un projet de loi sur l’utilisation de langues autres que le turc devant les tribunaux, y compris lorsque les prévenus maîtrisent la langue officielle, devrait avoir lieu en 2013; 2) la question de l’enseignement en kurde et de l’utilisation de langues autres que le turc dans la vie publique a été renvoyée aux travaux constitutionnels; 3) pour ce qui concerne la fin de l’isolement d’Öcalan demandée par les grévistes, le ministre de la Justice m’avait assurée qu’Abdullah Öcalan aurait accès à ses avocats pour les questions de droit civil. Il considérait en effet qu’une fois jugé et condamné, Öcalan n’avait plus besoin de voir ses avocats, ce que ces derniers contestent, invoquant les affaires pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le ministre précisait par ailleurs que la famille pouvait rendre visite au prisonnier.
254. Au cours de mes missions, je me suis entretenue avec certains des 70 députés kurdes de l’AKP, et qui ont été élus majoritairement dans les régions de l’est et du sud-est de la Turquie 
			(172) 
			En 2007, l’AKP a remporté
53.14 % des voix dans la région de l’Anatolie du sud-est et 54.64 %
des voix dans la région d’Anatolie de l’est (dans le même temps,
le BDP remportait 24 % des voix). En 2011, l’AKP a remporté dans
ces régions respectivement 51 % des voix (34 % pour le BDP) et 52 %
des voix (23% pour le BDP). L’AKP est le parti qui a remporté le
plus de voix dans 9 des 19 provinces de l’Anatolie de l’est et dans
5 des 9 provinces de l’Anatolie du sud-est.. Ils m’ont fait part des conditions difficiles de l’exercice de leur mandat parlementaire, des attaques dont ils sont l’objet, et de leur position par rapport à la question kurde. Il ressortait clairement de ces échanges que ces parlementaires estimaient que la proposition de solution à la question kurde ne pourrait venir que des Kurdes eux-mêmes. J’ai aussi noté que leur position était, au sein de l’AKP, plus nuancée que celle du Premier ministre, lorsqu’ils évoquaient par exemple la levée de l’immunité des 10 parlementaires du BDP ayant rencontré à l’été 2012 des activistes du PKK.
255. Je relève que le Premier ministre, M. Erdoğan, a longuement rencontré le 13 décembre 2012 les députés AKP de 13 provinces du sud et de l’est de la Turquie. Selon les informations parues dans la presse, un accord aurait été trouvé sur l’utilisation d’un langage plus inclusif vis-à-vis des Kurdes, la poursuite des réformes, l’élaboration d’une nouvelle feuille de route sur la question kurde et, concernant la levée de l’immunité des parlementaires du BDP, la volonté d’éviter que ne se répète une situation déjà connue en mars 1994 
			(173) 
			Le 2 mars 1994, le
parlement turc a décidé la levée de l’immunité parlementaire de
8 députés kurdes, dont 6 appartenant au Parti de la Démocratie (DEP);
certains furent arrêtés, d’autres fuirent le pays. Voir Résolution 1041 (1994) sur les conséquences de la dissolution du Parti de la
démocratie (DEP) en Turquie et Doc.
7112 (Rapporteur: M. Erik Jurgens, Pays-Bas, SOC). . Après l’escalade de violences en 2011 et 2012, et les discours affirmés tenus par le Premier ministre et certains membres du gouvernement vis-à-vis des Kurdes, cette rencontre pourrait aussi viser à jeter les bases d’un repositionnement de l’AKP dans les régions majoritairement kurdes, dans la perspective des élections de 2014 et 2015.
256. Depuis décembre 2012, les pourparlers entre les services secrets turcs et Abdullah Öcalan ont repris sur l’île d’Imrali. Ils avaient été interrompus en 2011 à l’issue du «processus d’Oslo» qui n’avait pas abouti. Les pourparlers actuels (également appelés «processus d’Imrali») pourraient conduire à la présentation d’une feuille de route qui porterait, entre autres, sur le désarmement du PKK et l’arrêt des hostilités, la possibilité donnée aux activistes du PKK de quitter la Turquie pour s’installer dans des pays tiers autres que ceux de l’Union européenne ou des pays voisins. Quant aux conditions de détention d’Abdullah Öcalan, le Premier ministre Erdoğan a exclu à plusieurs reprises qu’il puisse être placé en résidence surveillée ou quitter l’île d’Imrali. C’était une demande du PKK. Refus également qu’une amnistie générale puisse être décrétée pour les activistes du PKK, alors que le CHP ne semblerait pas opposé à cette démarche à condition qu’une amnistie englobe également les condamnés dans les procès Ergenekon et Balyoz.
257. Dans le prolongement de la reprise de ces pourparlers, et, pour la première fois depuis 1999, deux parlementaires, Ayla Akat Ata du BDP et Ahmet Türk, député indépendant et co-président du Congrès de la Société démocratique (DTK), ont été autorisés par le ministre de la Justice à rendre visite à Abdullah Öcalan sur l’île d’Imrali le 3 janvier 2013 
			(174) 
			Dans le même temps,
la demande officielle de visite formulée par trois avocats d’Öcalan
était rejetée, le bureau du Procureur de Bursa invoquant des problèmes
de transport jusqu’à l’île d’Imrali. <a href='http://bianet.org/english/human-rights/143295-kurdish-deputies-meet-ocalan-in-imrali-island'>http://bianet.org/english/human-rights/143295-kurdish-deputies-meet-ocalan-in-imrali-island</a>.. Une deuxième délégation, composée de trois parlementaires du BDP Sırrı Süreyya Önder, Pervin Buldan et Altan Tan, a été autorisée à rencontrer Abdullah Öcalan le 23 février 2013.
258. Je note que la démarche initiée par M. Erdoğan en faveur de la reprise des pourparlers recueille l’assentiment des acteurs majeurs de la vie politique turque, en particulier le CHP et le BDP, à l’exception du parti nationaliste MHP. C’est un développement qui mérite d’être suivi et soutenu.

6.5. Gays, lesbiennes, bisexuels et transexuels (LGBT)

259. Nous avons reçu des informations faisant état de difficultés rencontrées par la communauté gay, lesbienne, bisexuelle et transexuelle (LGBT) 
			(175) 
			Voir
notamment la publication de Human Rights Watch, We Need a Law for
Liberation «Gender, Sexuality, and Human Rights in a Changing Turkey»,
mai 2008. <a href='http://hrw.org/reports/2008/turkey0508/.'>http://hrw.org/reports/2008/turkey0508/.</a>. Je renvoie notamment au rapport de M. Andreas Gross (Suisse, SOC), sur la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre 
			(176) 
			Doc. 12185. . Ainsi, le 10 mars 2009, un militant des droits de l’homme transgenre reconnu, personnalité de premier plan de l’association Lambda Istanbul, a été tué à l’arme blanche. C’est le deuxième assassinat récent d’un membre de cette organisation. Entre janvier et mai 2009, on a signalé le meurtre de cinq personnes transgenres en Turquie, faits qui s’inscrivent dans une constante – par exemple, 15 hommes gays et personnes transgenres auraient été assassinés entre janvier et octobre 2007 
			(177) 
			Human Rights Watch,
mai 2008, rapport intitulé «We need a law for liberation – Turkey»;
voir aussi Lambda Istanbul, Call for action, avril 2009.. Les ONG ont dénoncé ce climat de violence fondée sur l’identité de genre en Turquie. Enquêter sur les actes de violence perpétrés contre les personnes LGBT, poursuivre en justice les suspects et adopter une législation efficace pour assurer l’égalité, sont des mesures essentielles à prendre pour mettre fin à ces assassinats.
260. J'encourage la Turquie à prendre toutes les mesures, y compris les mesures éducatives, pour lutter contre toutes les formes de discrimination, y compris fondées sur l'orientation sexuelle, adopter les dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes et, enfin, assurer leur mise en œuvre effective. Je rappelle à cet0 égard la Recommandation CM/Rec(2010)5 du Comité des Ministres sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre 
			(178) 
			Adoptée par le Comité
des Ministres le 31 mars 2010..

6.6. Lutte contre l'illettrisme et la violence à l'égard des femmes

261. Dans sa Résolution 1380 (2004), l'Assemblée invite la Turquie «à poursuivre les efforts visant à lutter contre l’illettrisme féminin et contre toutes les formes de violence à l’égard des femmes».
262. La violence à l'égard des femmes reste un problème persistant en Turquie, comme dans l'ensemble des Etats membres du Conseil de l'Europe. Selon une étude menée par l'organisation Human Rights Watch, 42 % des femmes de plus de 15 ans en Turquie et 47 % des femmes en milieu rural ont été victimes de violence physique ou sexuelle de la part de leur époux ou partenaire au moins une fois dans leur vie 
			(179) 
			Rapport
de l’organisation Human Rights Watch, «<a href='http://www.hrw.org/node/98417/section/3'>He loves you,
he beats you</a>», 4 mai 2011. .
263. Je souhaiterais saluer les avancées législatives importantes qui ont été réalisées au cours de ces dernières années: le nouveau Code pénal de 2005 prévoit la réclusion à perpétuité pour les auteurs de meurtres motivés par la coutume/l’honneur. La Direction générale de la condition féminine a lancé des programmes et des campagnes intensifs de formation et de sensibilisation, dont certains en direction des policiers et des magistrats, sur l’égalité entre les sexes et la violence contre les femmes, y compris les crimes d’honneur.
264. Le Code pénal de 2005 contient des dispositions destinées à renforcer la protection des femmes et classe les infractions sexuelles parmi les «crimes contre les personnes» et non plus les «crimes contre la société». L’agression sexuelle sur le conjoint est incriminée. Des dispositions législatives répriment le harcèlement sexuel sur le lieu de travail. La loi relative à la protection de la famille (1998, modifiée en 2007) et son décret d’application (2008), ainsi que la loi sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes adoptée le 9 mars 2012, ont élargi et diversifié les mesures de protection des femmes. Deux plans d’action nationaux sur les thèmes «Combattre la violence domestique envers les femmes (2007-2010)» et «L’égalité des sexes (2007-2013)» sont en cours d’exécution avec la participation de tous les acteurs concernés.
265. J’ai été informée des nombreuses initiatives prises dans le domaine de la lutte contre la violence à l’égard des femmes, en particulier des programmes de formation lancés depuis 2006 
			(180) 
			Selon les informations
données par les autorités turques, 45 000 policiers, 65 000 professionnels
de la santé, 326 juges et procureurs près les tribunaux des affaires
familiales, 12 000 imams (et 100 000 d’ici 2015), auraient été formés depuis
2006., la mise en place d’un système de collecte des données sur la violence domestique dans les commissariats de police, la signature d’un protocole entre le ministère de la Famille et des affaires sociales et le ministère de l’Intérieur pour la formation des gendarmes qui opèrent en milieu rural, y compris sur les crimes dits «d’honneur», les activités de la commission parlementaire sur l’égalité des chances entre les femmes et les hommes (mise en place en 2009), la création de centres pour prévenir et surveiller la violence (Şiddet Önleme ve İzleme Merkezleri) ouverts en permanence dans 14 provinces pilotes 
			(181) 
			Il
s'agit des provinces d'İstanbul, Ankara, İzmir, Bursa, Denizli,
Antalya, Mersin, Adana, Samsun, Trabzon, Gaziantep, Şanlıurfa, Diyarbakır,
Van. Cette initiative devrait être ensuite étendue au 81 provinces
d’ici 2015. et destinées à apporter une aide juridique, psychologique et économique aux victimes et proposer des programmes de réhabilitation pour les auteurs de violence.
266. Les capacités d’accueil des victimes devraient également être élargies. En février 2013, 95 centres d’hébergement peuvent accueillir 1925 femmes victimes de violence pour des demandes en augmentation 
			(182) 
			Chiffres transmis par
les autorités turques, voir AS/Mon (2013) 05. En 2011, 4 195 femmes
et 1 578 enfants ont demandé à être placés dans un centre d’hébergement.
Elles étaient près de 4 500 femmes (et 1 930 enfants) entre janvier et
septembre 2012, selon une réponse parlementaire apportée par la
ministre des Affaires sociales, Mme Fatima Şahin., alors que la loi sur les municipalités prévoit la création de foyers d'accueil pour femmes dans toutes les villes de plus de 50 000 habitants. La capacité des centres d’hébergement devrait être portée à 3 000 places d’ici 2015.
267. La contribution de la Turquie à la Campagne du Conseil de l'Europe «Stop à la violence domestique faite aux femmes» (2006-2008) mérite d'être saluée, y compris celle de la Grande Assemblée Nationale. Le lancement en 2006 de la dimension parlementaire de la campagne du Conseil de l'Europe s'est faite sous l'égide de la commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes de l'Assemblée, alors présidée par Mme Gülsün Bilgehan (Turquie, SOC). C'est sous la présidence turque du Comité des Ministres que la Convention du Conseil de l'Europe pour prévenir et combattre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique a été ouverte à signature. La Turquie a été l'un des premiers pays à la signer à Istanbul le 11 mai 2011 – et le premier pays à la ratifier en mars 2012 – et indéniablement un moteur pour faire avancer l'élaboration d'un instrument juridique européen destiné à mieux protéger les femmes.
268. La question de la violence à l'égard des femmes en Turquie a été abordée dans l'arrêt Opuz contre Turquie rendu le 9 septembre 2009 
			(183) 
			Requête
n° 33401/02. La mère de la requérante, Nahide Opuz, a été abattue
en 2002, par H.O, ex-mari de Nahide Opuz, après que les deux femmes
aient subi des actes de violence répétés et des menaces de mort
entre 1995 et 2002 (y compris une tentative de meurtre contre la
mère de Mme Opuz) et déposé plainte à plusieurs reprises et demandé
le placement en détention de son ex-mari. dans lequel la Cour européenne des droits de l’homme a invoqué le manque de diligence des autorités, l'inefficacité des mesures judiciaires prises à l'encontre de l'auteur des violences. Elle conclut que les autorités turques sont restées en défaut de protéger la vie de la mère de la requérante (violation de l’article 2) et qu'elles ont manqué à leur obligation de prendre à l’égard de la requérante des mesures de protection sous la forme d’une prévention efficace la mettant à l’abri des grave atteintes portées à son intégrité physique par son ex-mari (violation de l'article 3). Sur le terrain de l’article 14 (interdiction de la discrimination), la Cour établit pour la première fois que la requérante a démontré que la violence domestique affecte principalement les femmes et que la passivité généralisée et discriminatoire dont les juridictions turques font preuve crée un climat propice à cette violence. Compte tenu de cet état de choses, la Cour a estimé que les violences infligées à l’intéressée et à la mère de celle-ci doivent être considérées comme fondées sur le sexe et qu’elles constituent donc une forme de discrimination à l’égard des femmes.
269. Malgré les réformes entreprises par le gouvernement ces dernières années, l’indifférence dont la justice fait généralement preuve en la matière et l’impunité dont jouissent les agresseurs – illustrées par la présente affaire – révèlent un manque de détermination des autorités à prendre des mesures appropriées pour remédier à la violence domestique. Partant, il y a eu violation de l’article 14 combiné avec les articles 2 et 3. Aujourd'hui Mme Opuz, toujours menacée par son ex-mari, bénéficie d'une protection rapprochée 
			(184) 
			Ein Bodyguard schützt
vor dem prügelnden Ex-Mann, AFP, 11/05/2011..
270. Malgré l'adoption de la loi sur la protection de la famille en 2007, l'organisation Human Rights Watch pointe de nombreuses lacunes: ainsi la loi exclut de son champ d'application les femmes divorcées ou non mariées, une réponse inadéquate des autorités de police et de justice en cas de dépôt de plainte, un nombre insuffisant de centres d'hébergement pour les victimes de violence, et un suivi insuffisant des mesures d'éloignement 
			(185) 
			<a href='http://www.hrw.org/en/news/2011/05/04/turkey-women-left-unprotected-violence.'>www.hrw.org/en/news/2011/05/04/turkey-women-left-unprotected-violence</a>..
271. Le 9 mars 2012, parallèlement à la ratification de la «Convention d’Istanbul», une nouvelle loi contre la violence à l’égard des femmes a été adoptée par le parlement, après consultation des organisations de femmes, fortement mobilisées au cours de tout le processus législatif. Cette loi vise à améliorer l’efficacité de l’assistance apportée aux victimes de violence domestique dans le respect des droits de l’homme et de l’égalité entre les hommes et les femmes, l’octroi d’une aide financière temporaire aux femmes hébergées dans des centres ainsi qu’à leurs enfants, y compris une aide financière pour la garde d’enfants, une protection renforcée pour les victimes de violence domestique menacées de mort, des mesures de relogement de la victime et la possibilité d’obtenir une nouvelle identité, des sanctions prévues pour les fonctionnaires qui ne prennent pas les mesures adéquates lorsque des faits de violence domestique leur sont rapportés.
272. Malheureusement, en dépit de la volonté affichée par la ministre, la mise en œuvre de ces dispositifs reste insuffisante, et la loi n’est pas suffisamment appliquée par les juges et les procureurs. Il est essentiel de renforcer les formations dans ce domaine, mais aussi de sanctionner les manquements en la matière, ou le manque de diligence des institutions. Trop de drames touchent des femmes qui avaient, en vain, demandé l’aide des autorités 
			(186) 
			Citons l‘affaire Ayşe
Paşalı, une femme assassinée le 7 décembre 2010 par son ancien mari
alors qu’elle avait demandé, en vain, la protection des autorités
à six reprises, mais qui, n’étant plus mariée, n’a pas pu bénéficier
d’une protection appropriée..
273. J'ajouterai enfin que la lutte contre la violence à l'égard des femmes doit être replacée dans le contexte de la promotion de l'égalité entre les femmes et les hommes. Certes, des progrès ont été réalisés mais la participation des femmes au parlement (4,4 % aux élections législatives de 2002, 9,4 % en 2007, puis 14,2 % en 2011), dans les administrations locales (0,6 %). ou sur le marché du travail reste faible. Le gouvernement ne compte qu’une seule femme, Mme Şahin. Seules 2 des 81 provinces sont gouvernées par des femmes (Tunceli et Aydın). La participation des femmes sur le marché du travail était de 30,5 % en 2011 (contre 63 % dans l’Union européenne) 
			(187) 
			En moyenne, 12,8 %
des femmes turques sont enregistrées comme employeurs ou travaillent
à leur compte, 51 % sont salariées au mois ou à la journée (non
déclarées) et 35 % sont recensées comme «aides à domicile». Commentaire du
CHP, novembre 2011.. Il est important de mettre en œuvre les dispositions révisées du Code du travail portant notamment sur la non-discrimination et l’égalité salariale, et de poursuivre les programmes d’aides à l’accès à l’emploi développés ces dernières années (aides financières, incitations fiscales pour les femmes créatrices d’entreprises, accès au microcrédit, création d’un conseil des femmes entrepreneures au sein de la Chambre de commerce turque, etc). Sur ce sujet, je renvoie à la résolution que le Parlement européen a adoptée le 22 mai 2012 sur les femmes en Turquie à l'horizon 2020 
			(188) 
			A7-0138/2012, 
			(188) 
			<a href='http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=TA&reference=P7-TA-2012-0212&language=FR&ring=A7-2012-0138'>www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=TA&reference=P7-TA-2012-0212&language=FR&ring=A7-2012-0138</a>.
274. L’analphabétisme des femmes est un autre obstacle majeur à la participation des femmes dans la vie publique et économique, au renforcement de leurs capacités et à leur indépendance financière. Le ministère de la Famille et des politiques sociales évalue le nombre de femmes illettrées à 3 millions, parmi lesquelles 2,3 millions ont 50 ans ou plus. L’éradication de l’illettrisme est l’un des objectifs affichés dans la Vision 2023 développée par le gouvernement. Des aides financières à la scolarisation des filles en école primaire et secondaire (accordées aux mères de famille) ont été prévues pour les familles les plus nécessiteuses, des campagnes de sensibilisation pour la scolarisation des filles âgées de 6 à 14 ans ont été lancées en coopération avec l’UNICEF, plus d’un million de femmes et de filles ont participé à des programmes d’alphabétisation entre 2008 et 2010, y compris dans les régions du sud et du sud-est où le taux des femmes lettrées a progressé de 60 % en 2000 à 70 % en 2010. Ces efforts ont permis d’augmenter le taux de scolarisation dans l’enseignement primaire en Turquie (de 92,4 % en 2001-2002 à 99,3 % en 2010).
275. Dans sa campagne de sensibilisation 
			(189) 
			«<a href='http://www.youtube.com/watch?v=B6xB2Noa7BM'>Turkey's
never ending tragedy</a>: Child Brides», UNFPA Turkey, octobre 2012. contre les mariages précoces et les mariages d’enfants 
			(190) 
			L’article 124 du Code
civil révisé de 2002 a porté l’âge minimum du mariage à 17 ans pour
les femmes, comme pour les hommes. Il stipule également que «le
mariage d’une personne (homme ou femme) âgée de 16 ans est autorisé
par décision de la cour, sur la base de circonstances exceptionnelles».
Voir la fiche d’information de l’UNFPA d’octobre 2012, <a href='http://eeca.unfpa.org/webdav/site/eeca/shared/documents/publications/Turkey English.pdf'>Turkey
– child marriage</a>. , l’UNFPA met clairement en exergue le lien entre pauvreté, illettrisme, mariage d’enfants et risque accru d’exposition des filles aux violences physiques, psychologiques et sexuelles. Ces mariages restent un problème en Turquie: les mariages d’enfants représentent 1 mariage sur 3. Dans 50 % de ces cas, il s’agit d’une union entre une fille et un garçon illettrés. Je renvoie aux travaux de l’Assemblée parlementaire sur cette question 
			(191) 
			Voir <a href='http://assembly.coe.int/ASP/Doc/XrefViewPDF.asp?FileID=17380&Language=FR'>Résolution
1468 (2005)</a> sur Mariages forcés et mariages d'enfants. , qui constitue clairement une violation des droits de l’homme et des enfants. et je me réjouis que la commission de conciliation ait considéré d’inclure la prévention de ces mariages dans la future constitution.
276. Je note aussi que le «ministère d'Etat pour les femmes et les affaires familiales» a été remplacé en 2011 par un «ministère pour les affaires familiale et les politiques sociales» 
			(192) 
			Bianet, 18 mai 2011,
«What We Need is a Women Ministry», <a href='http://bianet.org/english/women/130059-what-we-need-is-a-women-ministry'>http://bianet.org/english/women/130059-what-we-need-is-a-women-ministry</a>., soulignant ainsi la priorité accordée à la promotion de la famille, qui est un thème prioritaire souvent mis en avant par le Premier ministre, M. Erdoğan. Ses propos encourageant les femmes à avoir au moins 3 enfants, ou la controverse lancée en 2012 sur la remise en question du droit à l’avortement 
			(193) 
			Le Premier ministre
avait proposé de ramener le délai de l’interruption volontaire de
grossesse de 10 semaines actuellement à quatre semaines, considérant
que «chaque avortement est un Uludere» (référence à la mort de 34
jeunes à la frontière irakienne en 2011). Cela a suscité la colère
de nombreuses femmes, tous partis confondus. A l’issue de vifs débats
au parlement et dans la société civile, le délai a été maintenu
à 10 semaines. Le ministère de la Famille a indiqué qu’un clip d’information
des candidates à l’IVG était en préparation pour apporter une information
complète. Une nouvelle législation limite dorénavant à des contraintes
médicales la pratique des césariennes largement répandu en Turquie. , qui ont alarmé les associations de femmes, appellent à la plus grande vigilance.
277. Le rapport 2012 sur le fossé mondial de l'égalité entre les femmes et les hommes («Global Gender Equality Gap Report 2012»), qui mesure «la participation et les opportunités économiques», «les résultats éducationnels», «la santé et la survie», et «les capacités politiques», place la Turquie au 124e rang sur 135 (en légère progression depuis 2010, où la Turquie se situait au 131e rang) 
			(194) 
			<a href='http://www3.weforum.org/docs/GGGR12/MainChapter_GGGR12.pdf'>http://www3.weforum.org/docs/GGGR12/MainChapter_GGGR12.pdf</a>..
278. Il faut espérer que la future constitution consacrera l’égalité entre les femmes et les hommes et le plein respect des droits des femmes, mais aussi que la législation créera les conditions d’un exercice effectif de ces droits, qui doivent assurer une participation accrue à la vie publique et économique, l’accès à l’emploi par des mesures qui permettent de concilier maternité et carrière, par une tolérance zéro en matière de violences faites aux femmes. La révision constitutionnelle de septembre 2010 permet dorénavant la discrimination positive. Il revient à la Turquie de saisir cette possibilité légale pour lancer des initiatives ambitieuses et novatrices, améliorer substantiellement la position de la femme dans la société turque, et faire de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la contribution des femmes à la vie économique un vecteur de croissance – si la Turquie ambitionne de se positionner parmi les dix premières puissances du monde.

7. Conclusions

279. Ce rapport d’étape, que nous présentons en 2013, alors que nos missions ont repris en 2011, s’inscrit dans un contexte de perturbations internes profondes (question kurde, crise en Syrie) et de transition politique (révision de la constitution) qui trouvera un premier terme lors des élections présidentielle en 2014 et législatives en 2015.
280. Nous avons insisté sciemment sur la situation politique compliquée, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, qui est celle de la Turquie aujourd’hui. Cela permettra de mieux comprendre la problématique du moment. La Turquie se positionne dans une phase de transition qui continue à évoluer.
281. Notons aussi que la Turquie est l’un des pays musulmans qui conjugue démocratie et islam tout en affirmant le respect du principe de la laïcité inscrit dans la constitution, une démarche observée avec intérêt, notamment au regard des pays engagés dans les révolutions dites des «printemps arabes» et qui cherchent leur voie.
282. Dans l’immédiat, notons la réforme profonde de l’armée et le déroulement de grands procès qui touchent tous les acteurs essentiels de la vie politique et civile – les élus, la presse, les universitaires, les étudiants, les journalistes, et bien sûr les Kurdes. Un processus de purge est en cours.
283. Certains points inscrits dans la Résolution 1380 (2004) relative au dialogue postsuivi avec la Turquie ont été honorés, comme la création de l’institution de l’ombudsman, ou la ratification de certains instruments importants tels la Convention relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime, ou la Charte Sociale européenne révisée. Notons aussi que la Turquie a été le premier pays à ratifier la Convention du Conseil de l'Europe – dite «Convention d’Istanbul» – pour prévenir et combattre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique – et c’est positif.
284. S’il y a des avancées notables, il y a encore des réformes importantes non abouties qui constituent des points essentiels de la Résolution 1380 (2004). Restent à finaliser:
  • la refonte de la constitution: après le référendum constitutionnel de 2010, ce chantier a été confié à une commission dite «de conciliation» depuis 2011. Le travail est en cours. Cette constitution nouvelle est attendue. Elle définira peut-être la nature d’un nouveau système de gouvernance. Ce point est donc essentiel;
  • l’abaissement du seuil électoral de 10 %;
  • la reconnaissance de l’objection de conscience;
  • la ratification de la convention-cadre pour la protection des minorités nationales, et de la charte des langues régionales ou minoritaires;
  • l’achèvement de la réforme du Code pénal (débat sur le 4e paquet des réformes judiciaires en cours, discussions sur le renforcement de la liberté d’expression, abolition de l’article 301, etc);
  • la poursuite de la formation des juges et des procureurs;
  • la réforme de l’administration locale et régionale ainsi que la décentralisation;
  • la levée de la réserve géographique à la Convention de Genève relative au statut des réfugiés.
285. Insistons toutefois sur les progrès notables réalisés dans le domaine de la justice avec, en 2012, le «3e paquet de réformes judiciaires», la réforme en cours du Code pénal et la discussion en cours, au parlement sur le «4e paquet de réformes judiciaires». Il faut encourager les autorités à poursuivre ces efforts qui ont été jugés insuffisants par l’opinion publique, tant l’attente est grande.
286. Nous constatons que l’adoption du «4e paquet de réformes judiciaires», à l’examen du parlement, suscite de nouveau les mêmes attentes. Il devrait renforcer la mise en conformité de la législation turque avec la Convention européenne des droits de l’homme. La formation des magistrats, des procureurs, des policiers est une priorité absolue pour s’assurer que ces nouvelles législations sont effectivement appliquées. Il faudra veiller absolument à ce que les mentalités et les méthodes de ceux qui sont appelés à appliquer la loi évoluent en même temps si l’on veut que ces réformes puissent pleinement être mises en œuvre.
287. Le système politique lui-même est appelé à changer, il n’est pas encore défini. Sera-t-il présidentiel? Nous le saurons à l’issue de la rédaction de la constitution qui est en cours. Nous vérifierons alors la définition des pouvoirs, la réalité des contre-pouvoirs et la nature réelle du système.
288. Rappelons à la Turquie l’impérieuse nécessité pour l’Etat turc de protéger les libertés individuelles et de remettre l’individu au cœur du dispositif de protection des droits de l’homme, parce que c’est le fondement même d’une démocratie réelle.
289. Dans cette période déterminante, il faudra être encore plus vigilants et assurer à la Turquie l’accompagnement nécessaire qui doit lui être apporté. L’expertise de la Commission de Venise sera donc tout particulièrement conseillée pour s’assurer que les équilibres institutionnels et la garantie des libertés constitutionnelles sont conformes aux normes du Conseil de l’Europe.
290. Les événements qui touchent la Syrie actuellement auront encore des répercussions politiques, militaires et humaines profondes en Turquie. Les réfugiés continuent à affluer dans le sud du pays et la province de Hatay, où l’on compte maintenant plus de 180 000 réfugiés dans les centres d’hébergement. Ils sont remarquablement accueillis. Les efforts de la Turquie sont à saluer. Ils donnent un éclairage différent au regard parfois sévère que nous portons sur ce pays et ses pratiques en termes de droits de l’homme. Cela nous autorise à croire et à espérer que la Turquie est en mesure de changer ses pratiques actuelles dans d’autres domaines évoqués précédemment, relatives aux droits de l’homme et au traitement de certaines situations politiques.
291. La question kurde est un problème majeur qui ne trouvera de réponse que politique.
  • Nous condamnons fermement toute forme de violence. Nous déplorons les 40 000 morts et tout dernièrement l’assassinat à Paris de 3 militantes kurdes.
  • Nous avons pris acte au demeurant des avancées réalisées pour la reconnaissance des droits linguistiques et culturels des Kurdes.
  • Nous encourageons les négociations à se poursuivre avec le «processus d’Imrali» comme semble le vouloir le Premier ministre, M. Erdoğan, et une majorité d’acteurs politiques. Ainsi s’engage une négociation avec tous les interlocuteurs qui doivent participer ensemble à la solution de ce problème.
292. Les problèmes extérieurs, et notamment celui de Chypre, dans une Europe qui se veut unie, et au sein du Conseil de l’Europe dont les deux Etats concernés sont membres, doivent trouver une solution. Or, les négociations sont actuellement dans l’impasse. Il serait souhaitable que l’initiative soit reprise, notamment sous les auspices des Nations Unies. Espérons que la découverte d’importants gisements de gaz en Méditerranée orientale n’aggrave pas les tensions. De la stabilité de la zone sud de la Méditerranée et de l’ensemble des Balkans dépend encore la paix en Europe. Cette paix reste précaire tant que les divers conflits latents (frontaliers, ethniques, politiques), tels que la question chypriote, ne seront pas réglés.
293. La Turquie, pays fondateur du Conseil de l’Europe, est candidate à l’Union européenne. Notons que les négociations d’adhésion engagées depuis 2005 semblent devoir reprendre en 2013. Espérons que le processus d’adhésion à l’Union européenne, à laquelle la Turquie aspire, évoluera favorablement avec l’ouverture du chapitre 22 des négociations (politique régionale et coordination des instruments structurels), et peut-être l’ouverture de chapitres additionnels, en particulier les chapitres 23 (appareil judiciaire et droits fondamentaux) et 24 (justice, liberté et sécurité) qui permettrait de consolider le processus de réformes en Turquie.
294. En politique extérieure, la Turquie a des difficultés à fixer son ancrage multilatéral. La doctrine «zéro problème» avec le voisinage se heurte à ses propres limites. Notons que la volonté de positionnement régional de la Turquie va, semble-t-il, au-delà du Proche-Orient, et se déploie notamment dans les Balkans et en Afrique.
295. Son positionnement stratégique, au carrefour des principaux réseaux de transport acheminant les ressources gazières et pétrolières des pays voisins (Caucase, Asie centrale, Iran), conduit la Turquie à déployer une diplomatie énergétique active.
296. Considérons que la Turquie est une puissance régionale essentielle. Elle est aussi un pays de référence pour beaucoup de pays engagés dans les révolutions liées au déclenchement des «printemps arabes». En conséquence, la Turquie se doit de faire avancer et aboutir son processus de réforme démocratique.

Annexe – Avis divergent de Mme Nursuna Memecan (Turquie, ADLE), Présidente de la délégation turque auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe 
			(195) 
			En application de l’article
49.4 du Règlement de l’Assemblée («En outre, le rapport d’une commission
comporte un exposé des motifs établi par le rapporteur. La commission
en prend acte. Les avis divergents qui se sont manifestés au sein
de la commission y sont inclus à la demande de leurs auteurs, de
préférence dans le corps même de l’exposé des motifs, sinon en annexe
ou dans une note de bas de page»).

(open)

Les rapports de suivi et postsuivi ont pour vocation d’aider les Etats membres à poursuivre les réformes afin d’aboutir à l'instauration des plus hautes normes démocratiques. Seuls des rapports constructifs, objectifs et factuellement exacts, qui puissent être pris au sérieux et utilisés à bon escient par les pays faisant l’objet d’un suivi, permettront d’y parvenir.

Au cours de la dernière décennie, qui englobe notamment la période de dialogue postsuivi, la Turquie a progressé sur la voie d’une plus grande démocratie. Le pays a entrepris des réformes cruciales et satisfait en grande partie aux 12 points contenus dans la Résolution 1380 (2004). De ce fait, rien ne justifie plus que la Turquie demeure soumise au processus de dialogue, comme l’a d’ailleurs souligné la rapporteure dans ses commentaires lors de la réunion de la commission.

Toutefois, le rapport contient malheureusement certaines erreurs factuelles, affirmations sans fondement et évaluations subjectives en dépit des efforts que nous avons déployés durant la phase de préparation pour les rectifier. Nous saisissons par conséquent cette occasion pour présenter cet avis divergent afin de rétablir les faits.

1) Au paragraphe 10, la rapporteure laisse entendre que le Parti AKP est qualifié «d’islamo conservateur» ou «issu de la mouvance islamique» par ses opposants et de «conservateur démocrate» par ses membres. L’expression «islamo conservateur» ne figure pas dans la terminologie politique et la rapporteure n’indique pas clairement les éléments de preuve venant étayer ces affirmations, créant ainsi inutilement la confusion. Dans ses statuts, le Parti AKP se définit lui-même comme «conservateur démocrate». Cette idéologie politique plaide en faveur de la limitation des pouvoirs afin de prévenir tout autoritarisme et place les droits et libertés fondamentaux au cœur de sa vision politique.

2) Au paragraphe 40, la rapporteure énonce une affirmation très grave en indiquant que le Mouvement Gülen a infiltré les forces de sécurité, ce, sans fournir aucune preuve à l’appui. De plus, l’adhésion d’une personne à tel ou tel mouvement, communauté ou association ne lui interdit nullement de devenir membre des forces de sécurité ou de tout autre service public. Elle pourra simplement être tenue de rendre compte de ses agissements, dès lors qu’ils sont contraires aux dispositions législatives et réglementaires de la Turquie.

3) En l’absence de données indiquant une quelconque évolution de l’ancrage à l’Ouest de la Turquie, la rapporteure ne mentionne que les relations avec les Etats-Unis au paragraphe 49 et avec Israël au paragraphe 50, ce qui confère un caractère incongru à l’intitulé de cette section.

4) En ce qui concerne les 138 mots interdits d’utilisation en Turquie dans les noms de domaines internet, l’établissement de cette liste vise à aider les hébergeurs à identifier les contenus susceptibles d’être constitutifs d’infractions et à suspendre le site internet sans avoir besoin d’une interdiction formelle. Cela étant, il n’y a pas eu – et il n’y aura pas – de blocage de site internet sur la base de ces mots.

5) En ce qui concerne le paragraphe 162, l’allégation selon laquelle «l'application de la législation anti-terroriste vise notamment, et essentiellement, les personnes d'origine kurde et des personnes exprimant leur sympathie aux Kurdes» prête à confusion. La justice turque rend ses arrêts sans prendre en compte l’origine des citoyens. Pour l’accuser de la sorte, il faut pouvoir s’appuyer sur des données objectives.

6) Au paragraphe 185, l’allégation selon laquelle des enfants poursuivis au titre de la loi antiterroriste pour leur participation présumée à des manifestations sont placés en détention sans que leurs familles ne soient informées et sans qu’ils puissent consulter un avocat est dépourvue de toute validité et ne s’appuie pas sur des sources fiables.

7) S’agissant du paragraphe 228 selon lequel «les autorités turques ... ne retiennent pas les différences ethniques entre «ressortissants turcs» comme définition d’une autre minorité», il convient de noter qu’en la matière, la Turquie a fait sienne la définition que donne des minorités le Traité de paix de Lausanne de 1923. Par conséquent, les autorités turques sont liées par la législation actuelle du pays et son système constitutionnel fondé sur le principe d’égalité devant la loi, sans distinction d’origine.

8) L’hypothèse d’une érosion de la laïcité par le parti au pouvoir, l’AKP, idée qu’avancent également les opposants pour créer un climat de peur, est totalement infondée. Le principe de la laïcité est inscrit dans la constitution turque; aucune loi ni politique n’a été mise en œuvre ces dix dernières années en vue de l’enfreindre. La religion n’a pas servi de tribune à l’AKP lors des élections. Toute tentative en ce sens aurait d’ailleurs été mal perçue par la population turque qui est, dans son immense majorité, en faveur d’un système laïc en Turquie. Dans les observations qu’il a formulées au Caire après la révolution de 2011, le Premier ministre M. Erdoğan a recommandé à l’Egypte d’adopter une constitution laïque et souligné qu’il n’y avait rien à craindre de la laïcité. Quand on voit le Premier ministre promouvoir le principe de la laïcité dans le monde entier, on a du mal à comprendre les allégations du rapport, selon lesquelles la laïcité serait menacée en Turquie.

Pour ce qui concerne la réforme du système éducatif, la rapporteure voit dans les écoles Imam Hatip (paragraphe 37) une éventuelle menace pour le principe de la laïcité. Lesdites écoles existent sous des formes diverses depuis 1924. Créées à l’origine pour former les imams et le personnel religieux, elles sont devenues par la suite des établissements d’enseignement secondaire proposant le programme régulier établi par le ministère de l’Education, et des cours supplémentaires d’enseignement religieux. Ceci a encouragé de nombreuses familles, souhaitant que leurs enfants bénéficient de cours de religion parallèlement aux autres matières enseignées, à les inscrire dans ces établissements. Lors du coup d’Etat du 28 février, l’instauration par le Conseil national de sécurité des huit années de scolarité obligatoire avait entraîné la fermeture des classes du premier cycle du secondaire dans les écoles Imam Hatip. Par ailleurs, les élèves diplômés de ces écoles étaient désavantagés lorsqu’ils souhaitaient suivre des programmes universitaires autres que ceux relevant de leur domaine d’études. Si les amendements de 2011 ont aboli le traitement inéquitable à l’entrée à l’université, la réforme instaurant le système dit «4+4+4» a permis le rétablissement, dans les écoles Imam Hatip des classes de premier cycle secondaire. Le programme du ministère de l’Education est obligatoire pour tous les élèves de tous les établissements d’enseignement secondaire du premier cycle, y compris les écoles Imam Hatip. La différence tient au fait que le Coran, la vie du Prophète et les grands principes religieux sont des matières obligatoires dans ces dernières, alors qu’elles sont facultatives dans les autres établissements. De nombreux diplômés des écoles Imam Hatip obtiennent d’excellents résultats dans divers domaines, dont le commerce, l’enseignement, le journalisme et la politique.

Nous déplorons ici fortement les termes à connotation islamophobe qu’utilise la rapporteure, pour évoquer par exemple «un lent processus de renforcement de l'Islam». Ce sont là précisément les arguments qui confortent les craintes et engendrent, en Europe et ailleurs, la discrimination à l’égard des musulmans et de leurs croyances religieuses. Le fait pour un individu, quelle que soit sa confession, d’avoir de fortes convictions religieuses n’est en rien condamnable; le fait de les présenter comme une menace relève de la discrimination.

9) Qualifier de «purge» des procès majeurs ayant trait au passé, comme les affaires Ergenekon ou Balyoz, est consternant. L’objectif est de traduire en justice les auteurs de coups d’Etat militaires et d’interventions antidémocratiques, renforçant ainsi considérablement l’autorité civile par rapport à l’autorité militaire. Au lieu de ramener ces affaires à des «purges», il conviendrait de s’en féliciter. D’ailleurs, lors de l’examen de l’avant-projet de résolution, la commission a décidé de supprimer le mot «purge».

10) S’agissant des membres du parlement actuellement détenus, il importe de souligner qu’ils ont été arrêtés avant les élections et accusés de crimes contre la sécurité de l’Etat. Ces personnes ont été inscrites sur les listes de candidats aux élections, alors qu’elles étaient en prison, dans l’espoir qu’elles pourraient être remises en liberté si elles étaient élues.

11) En ce qui concerne l’affaire KCK, des informations supplémentaires s’avèrent nécessaires pour mettre clairement en lumière la nature de cette organisation, comme stipulé dans l’acte d’accusation dressé par les procureurs. Le KCK (Union des communautés kurdes) est une structure étatique parallèle ayant des liens organiques avec l’organisation terroriste PKK. Le KCK a été créé en 2007. Selon l’acte d’accusation, Abdullah Öcalan est le chef de l’organisation terroriste PKK/KCK et Murat Karayilan, chef de sa branche militaire, est également le chef de l’organe exécutif. Il regroupe les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif qui opèrent en vertu de la soi-disant «Constitution du KCK». Ces structures parallèles constituent une violation de la souveraineté de l’Etat turc et sont combattues.

12) La nouvelle structure du Conseil supérieur des juges et des procureurs (HSYK) est parfaitement compatible avec les principes communs soulignés dans les documents pertinents de la Commission de Venise, du Conseil consultatif de juges européens et du Réseau européen des conseils de la justice (RECJ). Elle résulte des amendements constitutionnels introduits en 2010 qui ont donné lieu à un remaniement complet de l’institution concernée. Par conséquent, les déclarations selon lesquelles le système judiciaire turc connaîtrait de très graves problèmes et les réformes susmentionnées seraient vouées à l’échec n’ont aucun fondement légitime.

13) Il est difficile de comprendre pourquoi la rapporteure s’abstient d’employer le terme «terroriste» pour qualifier les membres de l’organisation terroriste PKK, reconnue comme telle par l’Union européenne et les Etats-Unis, et pourquoi elle remplace «militants du PKK» par «activistes du PKK» – un terme qui s’applique à des personnes optant pour le recours exclusif à des méthodes pacifiques. Le rapport consacre une section à Abdullah Öcalan, chef de l’organisation terroriste PKK actuellement emprisonné, alors que la question ne relève pas de la procédure de postsuivi de la Turquie. Nous déplorons grandement la présence dans un rapport de l’Assemblée parlementaire sur le dialogue postsuivi d’une approche aussi partiale à l’égard d’une organisation reconnue au plan international comme étant une organisation terroriste.

14) Il est dit dans le rapport, en contradiction flagrante avec la vérité historique, que la Turquie occupe 37 % du territoire chypriote. Il convient de préciser que la «République de Chypre», créée en vertu des traités de 1960 en tant qu’Etat fondé sur un partenariat entre les Chypriotes turcs et les Chypriotes grecs, cofondateurs de cet Etat et copropriétaires de l’île, a été détruite par les Chypriotes grecs et a été le théâtre de massacres de Chypriotes turcs. La Turquie, conformément à ses droits et obligations au titre du Traité de garantie de 1960, est intervenue pour sauver la population chypriote turque d’un nettoyage ethnique.

15) Le rapport emploie le terme «génocide arménien» en référence aux événements de 1915. Rappelons que le génocide arménien est une simple allégation et ne constitue pas une vérité historique établie. Depuis 2005, la Turquie propose de régler le problème des différends historiques avec l’Arménie en menant des études conjointes. En outre, les protocoles signés en octobre 2009 entre la Turquie et l’Arménie prévoient la «mise en œuvre d’un dialogue de portée historique dans le but de rétablir la confiance mutuelle entre les deux nations, y compris par un examen scientifique impartial des dossiers et des archives historiques afin de définir les problèmes existants et de formuler des recommandations».

16) La demande faite à la Turquie de lever la réserve à la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés n’a pas de base juridique. Le droit pour les Etats contractants de la Convention de mettre en place des réserves géographiques est reconnu à l’Article 1B de la Convention de Genève. Une telle limitation ne constitue pas une entrave à l’offre de solutions durables aux personnes demandant une protection internationale. La Cour européenne des droits de l’homme précise qu’une limitation et une réserve géographiques ne sauraient être considérées comme une discrimination pour ce qui est des droits définis dans la Convention européenne des droits de l’homme 
			(196) 
			Arrêt
de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire A.G. et autres c. Turquie (Requête
no 40229/98, 15 juin 1999)..

17) La demande d’abaissement du seuil électoral de 10 % n’a aucune base juridique, conventionnelle ou contractuelle et relève de simples préférences individuelles. La Cour européenne des droits de l’homme n’a conclu à aucune violation en ce qui concerne le seuil électoral de 10 % en Turquie. Il convient de tenir compte à cet égard du fait qu’au cours des dernières élections législatives, 95 % des suffrages (sur un taux de participation de 87 %, ce qui est rare en Europe) ont abouti à une représentation au parlement. Rappelons, par ailleurs, que le seuil de 10 % ne s’applique pas aux candidats indépendants.