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Rapport | Doc. 13386 | 13 janvier 2014

Internet et la politique: les effets des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur la démocratie

Commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias

Rapporteure : Mme Anne BRASSEUR, Luxembourg, ADLE

Origine - Renvoi en commission: Doc. 12924, Renvoi 3871 du 25 juin 2012. 2014 - Première partie de session

Résumé

Internet est désormais au cœur de la société démocratique, estime la commission de la culture, de la science, de l’éducation et des médias. Avec une efficacité sans précédent, il permet à des groupes de citoyens de se mobiliser et rend plus transparente l’action des gouvernements et des responsables politiques, ce qui favorise la participation de la population aux processus démocratiques. Les médias sociaux, en particulier, peuvent reconnecter les citoyens avec leurs institutions démocratiques (parlements et partis politiques), grâce à de nouvelles formes de relations, plus interactives.

La commission souligne par ailleurs que la fragmentation du processus décisionnel sur la Toile n’est peut-être pas adaptée à l’élaboration complexe des politiques. En remplaçant la démocratie représentative par une forme de «démocratie directe» fondée sur le vote par internet, on risquerait de créer une situation où de petits groupes ayant de grands moyens dicteraient les décisions finales, sans être connus, ni tenus de répondre de ces décisions, et exerceraient donc un pouvoir illégitime. Le web peut également faciliter les abus: il héberge l’expression de l’intolérance et de la haine, peut faciliter la criminalité organisée, le terrorisme et les dictatures, et rend possible le contrôle sournois de notre vie privée, comme nous l’ont rappelé récemment les révélations concernant l’intrusion inacceptable de services secrets gouvernementaux.

Internet appartient à tout le monde. Nous devons trouver des moyens de préserver son caractère ouvert et sa neutralité tout en l’empêchant de devenir une machine tentaculaire fonctionnant hors de tout contrôle démocratique. Les utilisateurs et les opérateurs du web doivent être encouragés à s’autoréguler. Quant aux parlements, ils devraient s’employer à réduire la fracture numérique et à fixer des normes dans des domaines comme le «sondage sémantique», la collecte de données, l’évaluation des algorithmes de recherche et la lutte contre le phénomène des trolls et autres fauteurs de troubles. L’objectif ultime sera de trouver un modèle de gouvernance de l’internet qui permette de préserver la liberté sur le web et de garantir la sécurité en ligne tout en respectant les droits de l'homme, notamment dans les pays où ils sont les plus menacés. Dans ce but, la commission propose de lancer la rédaction d’un livre blanc du Conseil de l’Europe sur «La démocratie, la politique et internet»

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 3 décembre
2013.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire constate que le développement d’internet a entraîné des conséquences majeures en ce qui concerne l’exercice de droits fondamentaux au cœur de la construction de nos sociétés démocratiques, tels que les droits aux libertés d’information, d’expression, d’opinion, de réunion et d’association, ainsi que la protection de la sphère privée.
2. Ce développement et l’accélération exponentielle des capacités de transmission sur le réseau ont mis un terme à la concentration du pouvoir d’information et ont modifié le paradigme de la communication. L’espace public a été élargi et la Toile est devenue un immense champ sans frontières, véritable agora globale où tout individu peut chercher et échanger des informations, partager ses connaissances, s’exprimer sur tout sujet, s’engager pour une idée ou une cause.
3. Les bouleversements apportés par internet changent la relation entre monde politique et citoyens et l’équilibre entre démocratie représentative et démocratie directe. Ils imposent de s’interroger sur les nouvelles opportunités qui s’ouvrent pour une démocratie plus forte et dynamique, mais aussi sur les nouveaux dangers qui peuvent l’affaiblir, et sur le rôle qu’ont dans ce contexte les législateurs.
4. Internet facilite la mobilisation des citoyens et assure à leurs actions une visibilité renforcée. Il a aussi profondément modifié la communication institutionnelle et l’articulation des relations entre électeurs et forces politiques, ainsi qu’entre citoyens, élus et administrations. Plus généralement, il a enrichi les possibilités de participation à la vie politique. Internet est donc un élément essentiel de la démocratie moderne et les institutions politiques doivent tenir compte du foisonnement d’initiatives de participation citoyenne qui prennent forme sur le web.
5. Toutefois, l’Assemblée ne croit pas que, dans le monde complexe d’aujourd’hui, il soit possible de remplacer la représentation politique issue du suffrage universel par un quelconque modèle fondé essentiellement sur des processus de démocratie directe par voie électronique et ce même à supposer que tous aient accès aux procédures de consultation et vote par internet et que l’on puisse trouver une réponse adéquate aux problèmes qui freinent la généralisation du vote électronique.
6. La définition et la mise en œuvre des politiques exigent des choix à long terme, qui appellent des négociations complexes et mettent en jeu des intérêts conflictuels difficiles à pondérer; cette complexité n’est pas appréhendée suffisamment dans les processus décisionnels sur la Toile, qui doivent nécessairement simplifier le contenu des discussions. Les politiques publiques exigent aussi une cohérence interne et une coordination auxquelles la fragmentation du processus décisionnel sur le web opposerait des obstacles infranchissables.
7. Enfin, dans un tel système, ceux – avec plus de moyens et en petit nombre, forcément – qui dicteraient de fait les décisions finales ne seraient ni connus, ni tenus de répondre de ces décisions et exerceraient donc un pouvoir à la fois sans légitimation et sans responsabilité. Dans ce cas, on ne peut plus parler de démocratie.
8. Participation et représentation vont de pair; mais il faut alors que la démocratie représentative soit réellement participative. Depuis plusieurs années, l’Assemblée constate l’érosion de la confiance des citoyens envers leurs institutions politiques. Pour endiguer cette tendance, les responsables politiques devront davantage être à l’écoute, développer la participation des citoyens et promouvoir une citoyenneté active.
9. L’Assemblée constate, à cet égard, qu’internet et les médias sociaux ouvrent des voies nouvelles pour un dialogue élargi entre citoyens et élus et stimulent une participation plus dynamique à la vie démocratique. Il faut saisir l’opportunité de reconnecter, grâce à internet, les institutions démocratiques avec les citoyens qui s’en sont éloignés et il faut développer, notamment au sein de nos parlements, les capacités et compétences nécessaires pour exploiter ce potentiel bénéfique d’internet.
10. A côté des élus, les partis politiques ont un rôle extrêmement important; l’Assemblée les invite à une réflexion sur leurs relations avec leurs bases électorales et sur l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication pour développer avec les électeurs un dialogue permanent, afin de les impliquer dans l’élaboration des programmes politiques, pour mieux les engager ensuite dans leur réalisation.
11. Cependant l’Assemblée est consciente du fait qu’internet accroît les risques d’abus et de dérives pouvant mettre en danger les droits de l’homme, l’Etat de droit et la démocratie: il héberge l’expression de l’intolérance, de la haine et de la violence contre les enfants et les femmes; il arme la criminalité organisée, le terrorisme international, les dictatures; il augmente aussi le risque d’informations biaisées et de manipulation des opinions, et il rend possible le contrôle sournois de notre vie privée.
12. Il est difficile d’exercer un contrôle sur l’utilisation légale des données circulant sur la Toile: les législations nationales sur la protection des données varient d’un pays à l’autre et les politiques de protection de la vie privée appliquées par les grandes entreprises transnationales du secteur numérique – qui sont, à l’échelle mondiale, les premiers acteurs du traitement des données à caractère personnel – sont uniquement soumises à la législation des Etats où ces entreprises sont enregistrées. Il est plus qu’inquiétant de constater que les données à caractère personnel sont dégradées en simples biens marchands et détournées à des fins commerciales ou politiques, menaçant gravement la protection de la sphère privée. D’autre part, l’utilisation accrue des nouvelles techniques de sondage sémantique peut mener à une manipulation de l’opinion publique et altérer les processus politiques.
13. Internet appartient à tout le monde et, de ce fait, il n’appartient à personne et n’a pas de frontières. Nous devons préserver son caractère ouvert et sa neutralité. Néanmoins, internet ne doit pas devenir une machine tentaculaire fonctionnant hors de tout contrôle démocratique. Il faut empêcher que la Toile ne devienne de fait une zone de non-droit, un espace dominé par des pouvoirs cachés où aucune responsabilité ne pourrait être clairement attribuée.
14. Les internautes peuvent contribuer à faire d’internet un environnement plus sûr et respectueux des droits de l’homme et les opérateurs doivent assumer leurs responsabilités dans la lutte contre les abus et les dérives. A cet égard, l’autorégulation est indispensable pour garantir la neutralité d’internet et devrait être stimulée; cependant, elle ne semble pas suffisante.
15. Les Etats doivent prendre des mesures concertées et adopter des règles communes, tout en évitant que les mécanismes de surveillance eux-mêmes mettent en danger les libertés fondamentales, pour sauvegarder internet comme espace de liberté. Les révélations sur les opérations des services secrets qui dépassent tout cadre légal en ordonnant des intrusions systématiques dans la vie privée sont inacceptables, ce qui doit nous amener à réfléchir sur le prix que nous payons pour notre sécurité et sur les précautions que nous devons prendre pour éviter d’annihiler l’espace de liberté d’internet.
16. Les parlements nationaux sont un lieu privilégié pour discuter sur la démocratie et le renouveau possible du système démocratique à l’ère d’internet; mais ils doivent s’ouvrir, impliquer largement les diverses parties prenantes – tels que les institutions étatiques, les organismes privés et les sociétés commerciales – et engager la société civile toute entière dans le débat sur la démocratie, la politique et internet.
17. Dès lors, l’Assemblée recommande aux Etats membres, et en particulier à leurs parlements nationaux:
17.1. d’accroître la capacité des institutions politiques – et notamment parlementaires – d’utiliser les nouvelles technologies de l’information et de la communication pour améliorer la transparence du processus décisionnel et le dialogue avec les citoyens;
17.2. de poursuivre, dans ce contexte, le développement de programmes ciblés de formation à internet pour les élus, la modernisation des sites internet des parlements et des gouvernements et une meilleure utilisation des outils de consultation et participation en ligne;
17.3. de ne pas se contenter de reproduire en ligne les outils traditionnels, mais d’aller à la rencontre des citoyens dans les espaces virtuels qu’ils créent et de réfléchir de manière créative au potentiel du réseau comme plateforme d’engagement et de partage des connaissances;
17.4. de mieux utiliser le réseau comme source de données agrégées permettant d’identifier les préférences et les besoins des citoyens, afin que l’agenda politique, à tous les niveaux de gouvernement, reflète davantage les questions qui préoccupent la société, tout en gardant à l’esprit les effets à long terme dans le cadre de l’intérêt général;
17.5. d’exploiter les fonctionnalités d’internet pour renforcer la collaboration entre autorités publiques, société civile et monde universitaire, en vue de l’élaboration et de la mise en œuvre d’initiatives en faveur de l’engagement politique et démocratique des citoyens;
17.6. de combattre les inégalités socioculturelles qui alimentent la fracture numérique, y compris par l’introduction de programmes éducatifs destinés aux adolescents et aux jeunes élèves afin qu’ils acquièrent les compétences nécessaires pour se servir d’internet en internautes avertis;
17.7. de favoriser la convergence de l’éducation aux nouveaux médias et de l’éducation à la citoyenneté démocratique et aux droits de l’homme, qui devrait prendre dûment en considération les atouts et les défis d’internet, et de développer à cet égard des programmes capables d’atteindre les divers groupes d’âge et les divers groupes sociaux; ces programmes devraient mobiliser le monde de l’école et de l’université, les partenaires sociaux et les médias;
17.8. d’inviter les universités à développer des programmes académiques dans le domaine de la «science des données» (data science) incluant des dimensions éthiques, techniques, juridiques, économiques et sociétales;
17.9. d’engager, tant au niveau national qu’au sein du Conseil de l’Europe, une réflexion sur les normes et mécanismes, en phase avec l’évolution des technologies, nécessaires:
17.9.1. à créer un espace de sécurité sur la Toile tout en garantissant la liberté d’expression telle que définie à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5) ainsi que la protection de la vie privée telle que définie à son article 8;
17.9.2. à prévenir les risques de distorsion de l’information et de manipulation de l’opinion publique, et de considérer par exemple:
17.9.2.1. l’élaboration d’une réglementation cohérente et/ou l’incitation à une autoréglementation concernant la responsabilité des grands opérateurs d’internet;
17.9.2.2. l’établissement d’une institution indépendante dotée de pouvoirs, compétences techniques et moyens suffisants pour expertiser les algorithmes des moteurs de recherche qui filtrent et conditionnent l’accès aux informations et savoirs sur le web;
17.9.2.3. l’élaboration de principes et de normes générales afin d’encadrer les nouvelles pratiques de sondage sémantique;
17.9.2.4. l’élaboration d’une réglementation devant être appliquée par les entreprises qui proposent des systèmes de communication sur internet pour prévenir les abus à l’encontre de la vie privée ou familiale des particuliers dus aux activités des fauteurs de troubles (trolling), tout en maintenant un équilibre avec la liberté d’expression;
17.10. de veiller d’une part au respect des droits de l’homme sur le web et d’autre part à la liberté d’internet, et d’agir au sein des instances internationales où se poursuit la réflexion sur la gouvernance de l’internet pour préserver ces droits et cette liberté partout dans le monde et tout particulièrement là où la démocratie est affaiblie, en danger, voire abolie;
17.11. de soutenir sans réserves la proposition de lancer la rédaction d’un livre blanc du Conseil de l’Europe sur «La démocratie, la politique et internet», que l’Assemblé a formulée dans sa Recommandation … (2014) «Internet et la politique: les effets des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur la démocratie».

B. Projet de recommandation 
			(2) 
			Projet
de recommandation adopté à l’unanimité par la commission le 3 décembre
2013.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire, se référant à sa Résolution (2014) … «Internet et la politique: les effets des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur la démocratie», souligne l’importance stratégique de ces technologies pour le développement de la démocratie et l’impact majeur d’internet sur la relation entre partis, élus et citoyens, ainsi que sur la manière de concevoir la participation à la vie politique des individus et des groupes sociaux.
2. Le débat sur la démocratie et le renouveau possible du système de représentation démocratique à l’ère d’internet doit avoir lieu au niveau national, mais doit aussi avoir une dimension européenne, afin que chacun des Etats membres puisse bénéficier de l’expérience et de l’expertise des autres, et qu’ils puissent construire ensemble un environnement propice au développement d’internet selon une vision européenne commune, pour garantir les droits fondamentaux et la protection de la vie privée.
3. Par conséquent, l’Assemblée recommande au Comité des ministres:
3.1. de lancer sans délai la rédaction d’un livre blanc du Conseil de l’Europe sur «La démocratie, la politique et internet», qui devrait constituer une contribution majeure du Conseil de l’Europe aux travaux menés au niveau global sur la gouvernance de l’internet;
3.2. d’associer étroitement l’Assemblée parlementaire à toutes les phases de conception et d’élaboration de ce livre blanc;
3.3. d’impliquer dans le processus collaboratif de réflexion tous les parlements nationaux et les gouvernements des Etats membres, ainsi que les forces politiques et lorsque cela est faisable les services secrets, les grands opérateurs d’internet, les médias – notamment les services publics de radiodiffusion et les associations nationales et européennes des médias – les universités, les organisations non gouvernementales (ONG) de défense des droits de l’homme et les associations défendant les droits des internautes;
3.4. d’utiliser pour ce projet internet et les médias sociaux pour consulter de façon étendue la société civile sur la manière de renouveler nos systèmes de démocratie représentative en exploitant au mieux le potentiel bénéfique d’internet;
3.5. de centrer l’analyse en particulier sur l’exercice des libertés fondamentales (individuelles ou collectives) et leur protection sur la Toile et sur la participation des citoyens au processus décisionnel et à la vie publique à travers l’internet, et d’étudier dans ce contexte:
3.5.1. comment concilier au mieux trois exigences fondamentales: préserver l’ouverture et la neutralité d’internet; sauvegarder les droits aux libertés fondamentales et notamment la sphère privée des internautes; assurer la sécurité nationale et l’efficacité de la lutte contre le crime;
3.5.2. comment renforcer, grâce à internet, la participation populaire dans la gouvernance de nos sociétés;
3.6. de prendre en considération dans cette analyse:
3.6.1. les évolutions prévisibles au vu de la rapidité des avancées technologiques dans ce domaine;
3.6.2. les relations entre Etat et opérateurs commerciaux et entre Etat et citoyens, ainsi que les réseaux de relations entre groupes sociaux, entre sociétés commerciales et usagers et entre partis et électeurs;
3.6.3. le cadre normatif existant et les lacunes qu’il faudrait combler par l’élaboration d’instruments juridiques ou par des formes d’autoréglementation, notamment pour se protéger des manipulations et d’un usage d’internet à des fins criminelles ou de déstabilisation d’un régime démocratique;
3.6.4. la formation de la population à une utilisation responsable d’internet, y compris pour se protéger de certains dangers;
3.7. d’inviter d’autres partenaires et notamment l’Union européenne à participer à ce projet et de vérifier l’opportunité d’y associer le Forum sur la gouvernance de l’Internet.

C. Exposé des motifs de Mme Brasseur, rapporteure

(open)

1. Introduction

«Votre représentant vous doit non seulement son application au travail, mais aussi son jugement, et ce serait vous trahir, et non vous servir, que de le sacrifier à votre opinion. (...) le parlement est une assemblée délibérative d’une seule nation, animée d’un même intérêt, celui de l’ensemble, et dans laquelle ni les affaires ni les influences locales ne devraient servir de guides, mais uniquement le bien commun, résultant de la sagesse générale.» Edmund Burke 
			(3) 
			Extrait du discours
tenu par Edmund Burke à ses électeurs en 1774 à Bristol. Cité par
Jon Elster, «Deliberative Democracy», Cambridge
studies in the theory of democracy, Cambridge University
Press, 1998, Introduction, p. 3.

1. Le 25 juin 2012, l’Assemblé parlementaire a renvoyé à notre commission pour rapport, et à la commission des questions politiques et de la démocratie pour avis, la proposition de résolution (Doc. 12924) qu’avec d’autres collègues j’ai déposée le 4 mai 2012. La commission m’a nommée rapporteur le 28 juin 2012.
2. Le 11 mars 2013, à Paris, et le 21 mai, à Londres, la commission a tenu deux auditions. Je souhaite remercier les experts 
			(4) 
			Patrice Flichy, Professeur
au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés, Université Paris-Est
Marne-la-Vallée; Ben Hammersley, Journaliste, membre du Groupe de
haut niveau d’experts sur la liberté des médias et le pluralisme
de l’Union européenne, Ambassadeur du Premier ministre du Royaume-Uni
auprès de TechCity, Londres; Douwe Korff, Professeur de droit international,
Metropolitan University de Londres; Helen Margetts, Professeure
de Société et l’internet, Directrice de l’Institut internet d’Oxford,
Université d’Oxford; Ben O’Loughlin, Professeur au Département de
la politique et des relations internationales, Université de Londres;
Wolfgang Schulz, Professeur et Directeur de l’Institut Hans Bredow pour
la recherche sur les médias, Hambourg; Jérémie Zimmermann, Porte-parole
et cofondateur, La Quadrature du Net, Paris. pour leurs contributions aux débats.
3. La proposition de résolution part d’un triple constat, à savoir:
«Le développement d’internet et des nouveaux médias sociaux dans le monde entier a considérablement transformé les pratiques sociales. La participation politique des citoyens et l’activisme social ont aussi beaucoup changé (...)
Compte tenu de la circulation très rapide des informations par le biais des nouvelles technologies de la communication, la diffusion de toutes les connaissances – y compris des données contribuant à la transparence démocratique, mais aussi des rumeurs et de la désinformation – est amplifiée dans des proportions jamais encore atteintes, ce qui a des effets politiques.
Les représentants politiques voient aussi changer leurs pratiques professionnelles quotidiennes: la nécessité de réagir immédiatement et les moyens électroniques de faire campagne et de communiquer avec les électeurs sont devenus de nouveaux phénomènes majeurs, que parlements et gouvernements doivent prendre en compte.»
4. Ces changements nous obligent à analyser les effets structurels d’internet et des nouveaux médias sociaux sur la démocratie: dans quelle mesure constituent-ils une vraie opportunité pour une démocratie plus forte et dynamique et dans quelle mesure la mettent-elles en danger? La réponse à cette première question doit nous mener à une réflexion sur notre rôle de législateurs, sur la manière d’utiliser ces nouvelles ressources de manière constructive pour enrichir et consolider la démocratie. A cet égard nous sommes probablement confrontés à une question fondamentale: faut-il changer de façon radicale l’équilibre entre démocratie représentative et démocratie directe? Avant d’examiner ces questions, il faut néanmoins mieux délimiter le champ du rapport, car pratiquement tout ce qui a trait à internet peut, d’une manière ou d’autre, être lié à la politique et à la démocratie.
5. Certaines problématiques de protection de droits individuels face à l’utilisation des nouvelles technologies dans des buts criminels ont fait l’objet de rapports spécifiques ou sont traités par d’autres rapports actuellement en préparation. Je prendrai soin d’y faire référence en évitant néanmoins de m’y attarder. J’ai préféré ne pas traiter les questions liées à l’utilisation d’internet dans le cadre des rapports entre administrations et citoyens («open government», «e-gouvernment» et «open data») ou au vote électronique. Cela n’est pas un déni de leur importance, mais simplement un choix dicté par la volonté de mettre davantage l’accent sur quelques aspects particuliers liés aux changements des paradigmes sociaux et politiques.
6. Malgré ces simplifications, le sujet reste si vaste et complexe qu’il serait prétentieux de vouloir offrir en quelques pages seulement une analyse suffisamment étoffée et des conclusions «finales» sur les diverses questions. Plutôt que de chercher à donner des réponses définitives, ce rapport vise à mettre en lumière des éléments clé, qui pourraient guider la réflexion ultérieure des décideurs nationaux et européens.

2. L’internet, espace de liberté et de participation citoyenne

7. L’internet fait désormais partie de notre vie au quotidien. Selon les données d’Eurostat 
			(5) 
			L'ensemble des données
Eurostat sur la société de l’information est disponible dans la
section dédiée de son site: <a href='http://ec.europa.eu/eurostat/ict'>http://ec.europa.eu/eurostat/ict</a>., en 2012, au sein de l’Union européenne (27 Etats membres), 76 % des ménages avaient un accès internet à domicile, 60 % des utilisateurs en faisant un usage journalier; pour la même année, 61 % des utilisateurs ont lu la presse en ligne et 52 % ont publié des messages sur les réseaux sociaux 
			(6) 
			Eurostat, communiqué
de presse 185/2012 du 18 décembre 2012. L’enquête a porté sur les
ménages comptant au moins une personne âgée de 16 à 74 ans et sur
les particuliers âgés de 16 à 74 ans. La période de référence était
le premier trimestre 2012. L'agrégat UE27 pour 2012 a été calculé
en utilisant les données 2011 du Royaume-Uni.. En particulier, l’utilisation d’internet est massive chez les jeunes âgés de 16 à 24 ans. En 2010, 80 % des utilisateurs dans cette tranche d’âge ont envoyé, via internet, des messages à des forums de discussion, des blogs et des réseaux sociaux 
			(7) 
			Eurostat, communiqué
de presse 193/2010, 14 décembre 2010..
8. Le développement d’internet et l’accélération exponentielle des capacités de transmission sur le réseau ont changé en profondeur les flux communicationnels dans leurs formes et dans leurs contenus. Cela n’est pas sans conséquences en ce qui concerne l’exercice des libertés d’information, d’expression, d’opinion, de réunion et d’association, mais aussi la communication et la participation politique, l’articulation des relations entre électeurs et forces politiques, ainsi qu’entre citoyens, élus et administrations.

2.1. La fin de l’oligopole de l’information et les nouveaux paradigmes de la communication et de la diffusion du savoir

9. Les réseaux sociaux offrent à tout individu la possibilité de commenter un sujet d’actualité ou de s’exprimer sur un enjeu de société et provoquer la réaction d’autres interlocuteurs en temps réel. Dominique Cardon 
			(8) 
			Cardon
Dominique, La démocratie Internet. Promesses
et limites, Seuil, Paris, 2010. Plusieurs considérations
dans cette section sont tributaires de l’analyse effectuée par cet
auteur, que je reprends aussi par la suite. observe, à cet égard, que la frontière entre discours privé et public s’estompe et les discussions sur des thèmes de conversation ordinaires deviennent également l’occasion d’évoquer des enjeux politiques et d’en débattre. La ligne de démarcation entre l’espace privé et l’espace public se brouille et ce dernier franchit ses frontières telles que traditionnellement institutionnalisées: «Le web a en effet élargi l’espace public en découplant les notions de visibilité et de publicité. 
			(9) 
			Cardon Dominique, ibid., p. 36.»
10. Dans ce contexte il est indispensable de se référer à Jürgen Habermas, même si bon nombre d’internautes ont tendance à le disqualifier, disant qu’il n’a rien compris aux nouvelles technologies. Ce grand philosophe contemporain définit l’espace public 
			(10) 
			Habermas Jürgen, Droit et démocratie, Entre Faits et normes,
Gallimard, Paris, 1997. comme le «socle mouvant dont les frontières ne sont pas clairement définies par lequel doivent se dégager les problématiques discutées dans les différentes couches de la société. Il doit s’entendre comme une “caisse de résonance” apte à répercuter les problèmes qui ne trouvent de solutions nulle part ailleurs». Dans son ouvrage sur l’Espace public 
			(11) 
			Habermas Jürgen, L’espace public, Payot, Paris, 1993., Habermas identifie, à côté de la sphère privée et de la sphère publique, une troisième sphère qui s’est développée et «qui n’est ni vraiment privée ni vraiment publique»: il la dénomme «sphère sociale».
11. Les échanges sur la Toile (qu’ils soient restreints à un cercle d’amis ou publics et visibles pour tous) apportent au monde de l’information une richesse jusqu’alors inconnue. Ce monde n’est plus exclusivement celui des médias traditionnels, des institutions et des élites. L’information se construit également grâce à l’apport des internautes de tout horizon, indépendamment de leur affiliation politique, de l’appartenance culturelle, de la catégorie socioprofessionnelle, du niveau d’études. Par ailleurs, internet permet non seulement une meilleure intégration au débat public des avis et vues de chacun, mais il favorise la prise de parole sur des sujets peu traités par les médias traditionnels.
12. Cela semble avoir mis un terme à l’oligopole de l’information, à la concentration du pouvoir d’information. L’information sur le web est produite de façon décentralisée. Elle n’est plus assujettie à un contrôle a priori par les gardiens traditionnels de l’orthodoxie de l’information, auparavant seuls responsables de la sélection de l’information méritant d’être diffusée, de devenir publique. Les gatekeepers, l’élite des professionnels de la communication et des médias, éditeurs et journalistes, n’ont plus ce rôle exclusif. Maintenant, les internautes eux-mêmes, grâce à leurs clics faisant office de vote, favorisent la visibilité d’un site internet, ou le condamnent à l’oubli.
13. De plus, tout individu peut contribuer aux contenus des sites internet. C’est le cas de Wikipédia où les articles font l’objet d’un contrôle horizontal de la part des membres actifs du site, qui corrigent, modifient ou complètent les articles proposés gratuitement aux internautes. L’information et le savoir se construisent ainsi de façon collaborative. Cette socialisation et démocratisation du savoir constitue une nouvelle révolution comparable mutatis mutandis à celle de l’invention de l’imprimerie et à la diffusion du livre, qui a radicalement bousculé le paradigme de la diffusion de la culture et du savoir (et remis en cause la concentration du pouvoir fondée sur la détention de la culture et du savoir).
14. En modifiant la forme, les contenus, les modalités et la vitesse des échanges d’information, les nouvelles technologies modifient le paradigme de la communication. Le schéma communicationnel ne peut plus être compris dans le sens d’une transmission d’un message d’une personne à d’autres. L’idée de flux d’information poli-directionnel entre individus ou groupes de personnes apparaît, elle-aussi, d’une certaine façon non entièrement adéquate. Dans ce flux d’information – sans direction prédéterminée et où tout élément peut être repris et stocké – chacun peut, de simple consommateur d’informations, devenir relais, commentateur, (co-)auteur.
15. Ces éléments ne sont pas sans conséquences lorsqu’il s’agit du rapport entre internet, la politique et la démocratie. Ils posent immédiatement au moins deux questions-clés sur qui est responsable de l’information qui circule sur le web et comment cette information est hiérarchisée (c’est-à-dire comment elle est classée et rendue (plus ou moins) visible et accessible lors d’une recherche).
16. Les médias traditionnels et avant tout la télévision restent la principale source d’information et de nombreuses études le confirment; mais pour combien de temps encore? L’internet fait déjà bien plus que compléter ces sources traditionnelles et, grâce aux développements de l’internet mobile, les individus y ont de plus en plus recours, où qu’ils soient. L’internet est (presque) partout; et (presque) tout contenu d’un quelconque intérêt se retrouve sur la Toile. L’internet permet de lire, d’écouter et de regarder à nouveau ces contenus, d’agencer mots et images, de les comprendre différemment, voire de les enrichir d’un commentaire ou de leur donner un autre sens en les intégrant dans un nouveau message.
17. On peut d’ailleurs se demander s’il y a encore un sens au fait d’opposer l’internet aux médias traditionnels; il ne s’agit pas de deux mondes séparés, car le premier englobe le second. Les médias traditionnels sont bien présents sur la Toile, où ils cherchent à reconquérir leur visibilité et leurs audiences – leur influence donc – mais dans un contexte de compétition, dérégulée, avec toute autre source d’information. Les professionnels de l’information, les journalistes, s’expriment à titre individuel sur Facebook, Twitter et d’autres réseaux sociaux. Les articles de presse, les images diffusées et les mots prononcés dans une émission télé sont repris et circulent sur le web et la plupart des quotidiens et des hebdomadaires disposent d’une version électronique. Le téléviseur que nous avons chez nous est déjà périclité; l’inter-connectivité est là et les écrans télé conçus aujourd’hui pour être vendus demain n’auront pas moins de fonctionnalités qu’une «tablette».

2.2. De l’expression libre des opinions à la contestation politique sur internet

18. Cette (r)évolution dans le monde de la communication n’est évidemment pas sans conséquences majeures sur le domaine politique. Son impact est immédiat notamment en ce qui concerne la formation des opinions, leur diffusion et, le cas échéant, leur articulation en mouvements plus ou moins organisés et structurés.
19. La Toile n’est pas seulement un lieu d’expression libre, mais elle facilite les mobilisations et leur assure une visibilité renforcée. Il suffit de songer aux phénomènes comme les happenings ou les flash mobs pour comprendre la capacité étonnante d’internet de rassembler.
20. Dominique Cardon distingue, au sein des processus d’action collective qui ont le web comme support, les «coopérations faibles» des «coopérations fortes». Les premiers correspondent à «des regroupements au cas par cas, sur une base volontaire et élective, et en faveur d’une mobilisation autolimitée et ponctuelle»; les secondes naissent «au terme d’un long travail de consolidation et de renforcement des liens et des valeurs» qui permet aux collaborations faibles de «se doter de ressources et d’instruments d’action, à la manière des collectifs dans le monde réel» 
			(12) 
			Cardon Dominique, La démocratie Internet. Promesses et limites, op. cit., p. 82.. Néanmoins, comme le souligne l’auteur, ces mobilisations autolimitées et ponctuelles portent à des formes d’engagement redoutablement concrètes et efficaces au plan politique, comme cela est démontré par celles qui ont eu lieu en France contre la ratification du traité constitutionnel européen lors du référendum en 2005 et plus récemment contre la loi Hadopi 
			(13) 
			Loi
n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection
de la création sur internet, connue comme loi «Création et internet»
ou «Hadopi» (acronyme pour Haute Autorité pour la Diffusion des
Œuvres et la Protection des droits sur internet). Cette loi française
vise à contrer les partages de fichiers quand ils se font en infraction
avec les droits d'auteur. Le gouvernement a annoncé en juin 2013
vouloir abroger cette loi..
21. Un exemple d’un type différent est celui que représente le Mouvement 15-M (de la date de son début, le 15 mai 2011) qui est né en Espagne par un appel à manifester pacifiquement dans 58 villes espagnoles (dont Madrid où les manifestants ont occupé de façon symbolique la place Puerta del Sol) afin de revendiquer un changement dans la politique espagnole. Ce mouvement – connu aussi comme mouvement des Indignés (Indignados en espagnol) 
			(14) 
			Ce nom, utilisé par
les médias, a été directement inspiré par le titre du livre Indignez-vous! de Stéphane Hessel. – s’est rapidement propagé (ou du moins a influencé des phénomènes similaires) en Europe (surtout en Grèce) mais aussi en Israël (révolte des tentes) et aux Etats-Unis (mouvement Occupy) et il se prolonge jusqu’à aujourd’hui.
22. Au-delà des analyses sur ce(s) mouvement(s) – les motivations, revendications, intensité et résultats, étant forcément variables selon les pays – il faut noter que les diverses manifestations qui y trouvent leur origine s’organisent sur le web en s’appuyant sur les réseaux sociaux, sur des sites comme ¡Democracia Real Ya! et sur des collectifs comme ATTAC ou Anonymous 
			(15) 
			La plus importante
de ces manifestations a été la journée mondiale des indignés le
15 octobre 2011, avec des dizaines de milliers de participants dans
un millier de villes de plus de 80 pays..
23. Les étapes de l’organisation de la contestation restent traditionnelles: publication des revendications, diffusion de renseignements, recherche de soutiens et d’adhésion au mouvement, organisation des actions de protestation. La nouveauté est liée à la possibilité de diffuser le message contestataire largement et instantanément à un coût quasiment nul et d’en mesurer rapidement l’impact, c’est-à-dire savoir s’il a été reçu et relayé, si d’autres y adhèrent. Cela facilite et accélère aussi la coordination des actions collectives tout en amoindrissant les coûts financiers correspondants.
24. Une question à laquelle il peut être difficile de donner une réponse univoque est celle de savoir si l’internet permet de mobiliser de manière durable des gens qui ne sont pas déjà politiquement engagés. Il semble probable que, en général, les personnes traditionnellement actives politiquement soient également celles qui vont être régulièrement actives sur les réseaux sociaux. Mais il semble aussi qu’internet soit capable de générer des mouvements qu’autrement il n’aurait pas été possible de faire naître et d’organiser efficacement.
25. Helen Margetts estime qu’«internet contribue à renforcer le “contrôle populaire” et donc la démocratie, dans les pays de tradition démocratique tout comme dans les régimes autoritaires, en permettant une participation politique et un engagement civique». Selon elle, non seulement les médias sociaux – comme YouTube, Twitter, Flickr, Facebook, Tumblr etc. – servent pour des activités politiques, mais aussi «certains éléments donnent à penser que l’utilisation d’internet vous incite davantage à voter ou à participer politiquement, si bien que même le temps passé à “surfer tous azimuts” peut accroître votre activité politique». Elle souligne aussi que «les groupes de jeunes, associés pendant longtemps à une faible politisation, ont davantage tendance à participer aux activités politiques liées aux médias sociaux» 
			(16) 
			Voir
le rapport soumis par le Professeur Helen Margetts sur la session
2 de la réunion de la commission tenue en mai 2013 à Londres. Ce
rapport figure dans le document AS/Cult/Inf (2013) 04, non publié.
Les citations d’Helen Margetts qui suivent sont extraites du même
rapport..
26. Amanda Clark, dans son document de réflexion pour le Forum mondial de la démocratie 2013 
			(17) 
			Amanda
Clark, Exploiter le web comme outil de démocratie: nouvelles pistes
pour l’étude et la pratique de la démocratie numérique, p. 13: <a href='http://www.coe.int/t/dg4/cultureheritage/news/wfd/study_fr.pdf'>www.coe.int/t/dg4/cultureheritage/news/wfd/study_fr.pdf</a>. Les citations d’Amanda Clark qui suivent sont extraites
du même document., explique que: «La relative facilité avec laquelle on peut identifier et coordonner des individus partageant les mêmes idées dans les forums, sur les blogs et grâce aux hashtags de Twitter permet à des groupes d’individus, même les plus restreints, de bâtir des communautés en ligne florissantes qui peuvent faire de la “politique au quotidien” en toute discrétion.» Elle mentionne Scott Wright 
			(18) 
			Scott
Wright, From “Third Place” to “Third Space”: Everyday Political
Talk in Non-Political Online Spaces, Javnost – The Public, Vol.
19 – 2012, No. 3, p. 5-20: 
			(18) 
			<a href='http://www.u-pec.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?ID_FICHIER=1259768724031&ID_FICHE=93522'>www.u-pec.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?ID_FICHIER=1259768724031&ID_FICHE=93522.</a>, pour observer avec lui que «les espaces en ligne non politiques, pour des personnes typiquement coupées de la politique, peuvent être un lieu où débattre de questions d’actualité qui les concernent ou qui concernent les intérêts de leur communauté en ligne».
27. Lors de l’audition de Londres, M. Jérémie Zimmermann, Porte-parole et cofondateur de La Quadrature du Net, nous a rappelé le succès de l’initiative prise pour stopper l’adoption de l’Accord commercial anti-contrefaçon (ACAC), alors même qu’il avait déjà été signé par 22 Etats membres de l’Union européenne. Une parfaite illustration de comment internet peut permettre à un mouvement d’opinion de s’étendre (y compris dans divers pays en même temps) et devenir à un certain moment politiquement plus puissant que les intérêts économiques derrière l’élaboration de l’ACAC. Il s’agit là d’un excellent exemple de comment, grâce à internet, des gens normalement silencieux ou de fait sans droit de parole face aux enjeux politiques peuvent se mobiliser sur des questions spécifiques qui les touchent directement.
28. C’est pourquoi, je reprends à mon compte l’idée d’Helen Margetts selon laquelle les médias sociaux encouragent la participation démocratique: «Les plateformes basées sur internet ont développé ‘l’échelle de participation politique’ en élargissant l’éventail d’activités possibles. Au fond, l’éventail de petites choses que les gens peuvent faire s’est considérablement élargi: poster des soutiens politiques, mettre à jour son statut, partager des contenus de médias, diffuser une opinion sur Twitter, contribuer à des fils de discussion, signer des pétitions électroniques, participer à des campagnes de mails électroniques, télécharger et regarder des vidéos politiques sur YouTube, par exemple. Ces activités commencent à concurrencer le vote en tant qu’actes politiques que la population tend à préférer.» Ces petits gestes politiques ne feraient absolument pas de différence s’ils étaient pris individuellement, mais ils peuvent conduire à des mobilisations à grande échelle. Et je conviens avec Amanda Clark qu’internet n’est pas seulement un outil d’engagement démocratique mais aussi «un instrument d’étude et d’évaluation de cet engagement».
29. Internet acquiert une importance particulière là où la démocratie est affaiblie ou en danger. Dans certains Etats où les médias traditionnels sont, directement ou indirectement, contrôlés par le gouvernement, le web offre à l’expression d’opinions d’opposition et de protestation un espace qui échappe à l’emprise du pouvoir en place, par exemple, à travers la dérision contestataire à l’encontre des personnalités politiques par le biais de photos truquées, jeux de mots et moqueries, dont les réseaux sociaux élargissent la possibilité de diffusion.
30. La force explosive que peut acquérir la contestation politique grâce au web est exemplifiée par le «Printemps arabe» avec le rôle indiscutable de Facebook et Twitter pour l’appel à la mobilisation et aussi pour la diffusion – à l’intérieur et à l’extérieur des pays concernés – des images des peuples en révolte. On peut citer encore l’usage d’internet en Chine ou en Arabie Saoudite pour dénoncer des exactions policières ou des affaires de corruption 
			(19) 
			Arsène Séverine, De
l'autocensure aux mobilisations: prendre la parole en ligne en contexte
autoritaire, Revue française de science
politique, 2011/5, Vol. 61, p. 893..
31. Comme le souligne Helen Margetts, «on ne peut affirmer que le Printemps arabe ne se serait pas produit sans internet et les médias sociaux»; cependant «il est difficile de voir comment les révolutions égyptienne ou tunisienne auraient pu prendre de l’importance sans les plateformes basées sur internet, qui ont diffusé des images et contribué à rassembler les foules et à coordonner et à entretenir des manifestations de masse».
32. C’est pour cette raison que les réseaux sociaux deviennent l’objet d’un contrôle accru, qui peut franchir la ligne tracée par nos valeurs démocratiques. Je reviendrai plus loin sur la question de la protection de ces droits de toute ingérence étatique anti-démocratique et la nécessité d’œuvrer afin qu’internet ne devienne, sous différents prétextes, un lieu de censure.

2.3. Les nouvelles formes d’agrégation politique sur le web et la «démocratie liquide»

33. Helen Margetts insiste sur l’apparition d’un nouveau modèle de démocratie impliquant une transition des institutions et organisations aux individus: «Des mutations sociétales fondamentales découlent des capacités acquises par la population grâce aux médias sociaux, ce qui leur permet d’intervenir directement auprès d’organisations de toute nature. L’idée d’adhésion payante recule brutalement au sein des groupes d’intérêt comme depuis longtemps au sein des partis politiques. Les particuliers sont informés de mobilisations et y participent, ils signent des pétitions, manifestent électroniquement sans appartenir à quoi que ce soit. La direction de l’action politique évolue, passant de l’idée de chefs charismatiques à des mouvements sans responsables. Les médias sociaux permettent au grand public de mettre sous la lumière crue des projecteurs les organisations et institutions de toute nature (…). Les points d’ancrage de la démocratie se sont détournés de la façon dont les parlementaires voient le monde – à travers le prisme des institutions, des partis politiques, des assemblées – pour aller vers les communautés et les conversations qui se déroulent en dehors du champ de la politique traditionnelle.» Elle conclut en disant que «les nouveaux mouvements sociaux ne sont pas des menaces pour la démocratie – ils sont la démocratie même».
34. Les partis politiques et les organisations traditionnelles connaissent aujourd’hui une désaffection, voire le rejet, des citoyens; cela doit nous interroger. Néanmoins, je crois qu’il ne serait pas possible d’aboutir à des changements sociaux significatifs et durables – et d’obtenir la stabilité démocratique – sans un leadership politique. Par ailleurs, il ne me semble pas correct de réduire la démocratie aux mouvements sociaux: même si l’apport de ces derniers au processus démocratique est fondamental, la vie politique et la démocratie sont plus complexes et articulées. Je note, par ailleurs, que les nouvelles formes d’agrégation politique que le web a favorisées ont eu – et ont besoin – de se structurer dans les formes propres de la démocratie représentative, même si leur fonctionnement et le contenu politique de leur action se veulent en rupture avec ceux des forces politiques traditionnelles.
35. Néanmoins, les multiples ressources qu’offre internet, associées à une volonté de renouveler le rapport entre les individus et la politique, ont engendré des formes originales de mobilisations populaires qui sont parvenues à se concrétiser sur le plan électoral. En 2006, les partis pirates, fédérés au niveau mondial autour du parti pirate international, ont fait leur entrée sur la scène politique en Europe. En prônant la transparence dans les administrations et en politique, la libre circulation de l’information, l’ouverture des données publiques, un accès gratuit à la culture pour tous et la protection des données personnelles sur le web, les partis pirates, notamment en Allemagne et en Suède, ont obtenu quelques succès électoraux 
			(20) 
			Le parti pirate suédois (Piratpartiet) a obtenu deux sièges
sur vingt au Parlement européen. Le parti des pirates allemand (Piratenpartei) est parvenu à remporter
des sièges dans quatre élections régionales, même s’il est aujourd’hui en
perte de vitesse en raison de difficultés d’organisation et de querelles
internes (voir à cet égard : Der Spiegel, «Voters Growing
Disillusioned with Germany’s Pirate Party», 25 octobre 2012).	. Ils ont ainsi ouvert la voie à des formes alternatives de participation au processus politique, avec internet comme outil privilégié.
36. Les partis pirates se fondent sur – et défendent – l’idée d’un recours extensif à la participation populaire dans l’élaboration des décisions des élus. Au sein de plateformes internet interactives, les membres peuvent soutenir (ou non) amender et voter les propositions du parti et de leurs élus. Les partis pirates utilisent à cet effet LiquidFeedback, un logiciel libre (disponible sur internet gratuitement) qui permet aux membres enregistrés d’une association ou mouvement de discuter d’une question avant de voter 
			(21) 
			Le logiciel
utilise la «méthode Schulze» (système de vote mis au point en 1997
par Markus Schulze) pour établir de façon mathématique un ordre
de préférence entre les propositions, faisant émerger les idées
les plus consensuelles.. Il est également possible, à travers un système contrôlé et certifié, de déléguer son vote à un autre participant pour un (ou plusieurs) sujet(s) déterminé(s), ainsi que de révoquer le mandat à tout moment. C’est ce qu’on appelle désormais la «démocratie liquide» – à mi-chemin entre la démocratie directe et la démocratie représentative.
37. Dans un registre proche, le récent succès aux élections du Mouvement Cinq Etoiles (M5S) en Italie repose également sur l’usage systématique du web sur fond de marasme économique et de rejet des acteurs et mécanismes politiques traditionnels. Son leader, M. Beppe Grillo, s’est notamment fait connaître par l’intermédiaire de son blog, depuis quelques années l’un des plus suivis au monde 
			(22) 
			Voir, par exemple, The Guardian, «Italy's Web Guru
Tastes Power as New Political Movement Goes Viral», 3 janvier 2013.
Même après la constitution du nouveau gouvernement en Italie, M.
Grillo est le personnage politique dont on parle le plus sur le
web en Italie., à travers lequel ses sympathisants se sont fédérés au niveau local sur des thèmes comme l’augmentation du nombre des pistes cyclables, le rejet du nucléaire ou la gestion de l’eau par un service public 
			(23) 
			<a href='http://owni.fr/2010/10/28/italie-beppe-grillo-mouvement-politique-sur-internet-elus/'>http://owni.fr/2010/10/28/italie-beppe-grillo-mouvement-politique-sur-internet-elus/</a>..
38. Cet activisme politique de terrain a notamment été rendu possible grâce à l’usage de Meet Up, site web américain qui permet des réunions locales d’individus autour d’un intérêt commun. Le mouvement dispose également d’une plateforme internet sur laquelle les sympathisants peuvent proposer des «listes civiques» afin de s’impliquer politiquement dans la vie de leur localité en organisant des primaires et en présentant des listes aux élections. C’est sur le web que les membres du M5S ont sélectionné les candidats qui se sont présentés aux dernières élections législatives en Italie, auxquelles le mouvement a obtenu (avec 25,55 % des voix) 109 sièges sur 630 à la Chambre des Députés et (avec 23,79 % des voix) 54 sièges sur 315 au Sénat.
39. Confrontés à ces évolutions, les partis traditionnels ont commencé un travail de remise en question de leurs procédures et d’adaptation à la demande populaire de participation. En est un bon exemple le choix du Parti Démocrate en Italie de procéder à des «primaires» pour la désignation de son «candidat Premier», M. Pier Luigi Bersani (par un scrutin majoritaire à deux tours), mais aussi de préparer ses listes électorales en tenant compte des préférences exprimées sur le web par ses militants à l’égard des divers candidats.
40. Néanmoins, actuellement, les analyses semblent montrer que «beaucoup plus que les sites des partis, ce sont en effet les blogs d’hommes ou de femmes politiques et les sites de campagne des candidats qui ont donné sa dynamique à internet politique». L’explication est dans «la nature conversationnelle des formes politiques» et dans l’importance de l’individualisation de l’expression. Les blogs politiques qui fonctionnent le mieux sont ceux «engagés activement dans le jeu conversationnel avec les autres blogueurs politiques, de leur camp ou de l’opposition» 
			(24) 
			Cardon Dominique, La démocratie Internet. Promesses et limites, op. cit., p. 92..
41. L’importance que les stratégies de communication sur le web ont acquise depuis le succès électoral de M. Barack Obama confirme l’idée de l’importance de la relation directe entre une personnalité politique et ses électeurs. Le succès de M. Grillo en Italie en est une nouvelle preuve. La nouveauté n’est donc pas l’absence de leaders – car ils sont toujours là – mais leur manière de communiquer et de gagner la confiance des électeurs et le soutien populaire pour leurs propositions politiques. La question est néanmoins de savoir si cela fait avancer la démocratie ou si cela engendre des nouveaux risques.

3. Le revers de la médaille

42. Ce qui précède semble indiquer que la Toile est un nouvel espace de jouissance des libertés essentielles pour toute démocratie véritable (droits aux libertés d’information, d’expression, d’opinion, voire aussi d’association et de manifestation; renforcement de la transparence et de participation des citoyens au processus décisionnel).
43. Ce souffle de liberté qu’internet véhicule ne doit pas faire oublier qu’il y a aussi des risques inhérents aux nouveaux paradigmes de communication et de participation démocratique, et de nouveaux dangers pour les libertés individuelles, mais aussi pour la démocratie et l’Etat de droit. Les dernières révélations sur la surveillance des échanges sur les réseaux sociaux et les communications sur internet aux Etats Unis démontrent que ces libertés sont sérieusement remises en question.

3.1. Le fossé numérique et la fracture démocratique

44. La diffusion de l’internet et la croissance exponentielle du nombre de ses utilisateurs ne doit pas nous faire oublier que les nouvelles technologies de l’information et de la communication ne sont pas accessibles à tous. Garantir de manière efficace le droit d’accès à internet – y compris la possibilité pour l’ensemble de la population de bénéficier d’une possibilité de connexion adéquate sur l’ensemble du territoire – doit être aujourd’hui un objectif politique prioritaire.
45. Cela non seulement à cause de l’importance stratégique qu’internet a acquise dans la vie de tous les jours, mais aussi à cause des enjeux démocratiques dont nous discutons ici: si internet se présente non seulement comme un moyen de participation parmi d’autres mais qu’il devient un vecteur important de nouvelles formes de participation citoyenne à la vie politique, alors toute personne exclue d’internet verra son rôle au sein de la société s’affaiblir considérablement, voire disparaître.
46. Cette nouvelle forme d’exclusion aurait des conséquences extrêmement graves pour nos démocraties qu’il s’agira d’éviter. Le rapport de notre collègue Jaana Pelkonen sur Le droit d’accès à internet couvre l’aspect juridique de la question de l’accessibilité à internet sous l’angle des droits fondamentaux. Je voudrais rappeler ici que la question du «fossé numérique» ne se réduit pas à la question de l’accessibilité à la technologie, ni même à la question de la possibilité financière pour les usagers d’acquérir le matériel adapté et souscrire les abonnements nécessaires pour bénéficier des services en ligne.
47. Comme cela a été justement souligné par Cardon, «[d]ans les pays occidentaux, le fossé numérique se mesure moins par l’accès à un ordinateur connecté que par les différentes manières, élitistes ou populaires, de naviguer de s’exhiber et d’interagir. Les inégalités sociales et culturelles se distribuent désormais à l’intérieur des pratiques en ligne. La distinction numérique est née» 
			(25) 
			Cardon Dominique, ibid., p. 55..
48. En se basant sur l’expérience américaine, Cardon constate ensuite que «[l]’inégale distribution sociologique de la compétence politique reproduit ses effets en ligne. (…) Internet permet donc d’enrichir la discussion politique des citoyens. Mais il creuse aussi la fracture entre ceux qui lisent, s’affichent et discutent de politique et ceux qui, moins politisés, informés par les seuls médias télévisuels, n’entrent pas dans la conversation numérique» 
			(26) 
			Cardon Dominique, ibid., p. 69..
49. Le même auteur insiste sur le fait que sur le web «[d]errière l’horizon démocratique du “tout-participatif” se reproduisent des partages qui ont pour origine l’inégale distribution des capitaux socioculturels.» 
			(27) 
			Cardon
Dominique, ibid., p. 80. Il est de notre devoir de législateurs et de gouvernants de ne pas rester inactifs face à la distribution inégale des acquis socioculturels. Les politiques d’éducation et de formation professionnelle de nos pays peuvent et doivent contribuer à la solution de ce problème.

3.2. Désinformation, manipulation et dangers cachés

50. La possibilité de publier librement sur le web engendre une série de questions. Un premier problème est celui d’une corrélation négative entre la quantité d’information accessible et la transparence, qualité et fiabilité de celle-ci: trop d’information ne tue-t-elle pas l’information? En effet, il semble presque inévitable qu’à cause de la vitesse à laquelle l’information circule et de la volonté de couvrir les événements aussi rapidement que possible, des erreurs soient commises. Et, malheureusement, ces erreurs peuvent avoir des répercussions graves et extrêmement nuisibles.
51. Pour illustrer le problème il suffit d’examiner ce qui est arrivé suite à la tuerie de l’école Sandy Hook de Newtown aux Etats-Unis: «Un cercle potentiellement vicieux s’étant installé entre chaînes de télévision, les suivis en direct sur les sites d’information et des comptes Twitter (les uns alimentant les autres, et vice versa) (…) des erreurs factuelles se sont finalement retrouvées catapultées en “une” ou à l’antenne de médias respectés», y compris une erreur sur l’identité même du tueur 
			(28) 
			Voir
l’article de Michaël Szadkowski publié le 12 décembre 2012 sur le
blog «Rézonances» (du Monde.fr): 
			(28) 
			<a href='http://rezonances.blog.lemonde.fr/2012/12/18/apres-newtown-le-role-des-reseaux-sociaux-et-des-journalistes-en-question/'>http://rezonances.blog.lemonde.fr/2012/12/18/apres-newtown-le-role-des-reseaux-sociaux-et-des-journalistes-en-question/</a>. . Que les erreurs de ce type soient ensuite corrigées assez rapidement ne saurait nous porter à la conclusion qu’il s’agit d’un inconvénient mineur.
52. Mais plus graves sont les craintes quant aux techniques de désinformation et de manipulation de l’opinion dont peuvent être victimes les internautes. Un certain risque de manipulation est, peut-on dire, inhérent au flux d’informations commerciales (mais pas exclusivement) et les pratiques agressives qui se servent du profilage des usagers sur le web pour mieux les cibler renforcent ce risque.
53. Si l’on se place au niveau de la communication politique, ce même risque de manipulation oblige à se demander: la participation informée n’est-elle qu’une illusion? Lorsque la question de la fiabilité des informations qui circulent sur le web est soulevée, la réponse donnée renvoie le plus souvent à la capacité des internautes eux-mêmes d’assurer un contrôle sur la qualité et la véracité de ces informations: «Si les conditions dans lesquelles sont émises les informations se relâchent, le contrôle de leur réception par la conversation critique des internautes, lui, se renforce. 
			(29) 
			Cardon Dominique, op. cit., p. 75.» Nous avons entendu des propos similaires par les experts lors des auditions sur le sujet de ce rapport.
54. En particulier, cette forme d’autocontrôle par les internautes serait d’autant plus efficace que la multiplicité des regards sur un article est grande; ainsi, dans les sites internet à haute visibilité, la circulation de fausses informations ferait réagir rapidement les lecteurs mieux informés qui dénonceraient tout élément d’information erroné ou incomplet, en alertant les autres. Plus généralement, ce processus de veille spontanée sur le web devrait permettre de faire émerger les sites fiables et de faire disparaître ceux qui sont discrédités par le manque de fiabilité.
55. Il me semble qu’une garantie ultérieure, non négligeable, devrait être offerte par la présence sur le web des médias professionnels, lesquels, s’ils n’ont plus le monopole de l’information publique, restent néanmoins des acteurs importants dans ce domaine. Par ailleurs, il existe des sites d’informations qui fonctionnent sur la base d’une collaboration entre journalistes professionnels et amateurs, comme par exemple Citizenside 
			(30) 
			<a href='http://www.citizenside.com'>www.citizenside.com</a>/.. Les internautes peuvent proposer des sujets d’articles ou des photos qui sont ensuite vérifiés et sélectionnés par des journalistes professionnels 
			(31) 
			Voir Patrice Flichy, Le sacre de l’amateur, la République
des Idées, Seuil..
56. Les mots «vérification» et «sélection» doivent garder ici leur signification forte. Le journalisme participatif ne peut aboutir à la dilution de la responsabilité et les médias professionnels doivent assumer la leur pleinement. Il ne faut pas que «publier les premiers» devienne plus important que «publier après avoir vérifié».
57. Bien entendu, le système des médias professionnels ne peut accomplir effectivement une fonction de garantie de qualité et de fiabilité de l’information que s’il est à la fois responsable et indépendant, que si les intérêts (ou les contraintes) économiques ne portent pas atteinte à l’éthique professionnelle et si les conflits d’intérêt ne biaisent pas l’impartialité critique. Autant de questions centrales pour la démocratie, qui néanmoins dépassent le cadre du présent rapport, mais qu’on ne saurait oublier dans le cadre d’une réflexion d’ensemble sur les relations entre la démocratie, la politique et internet.
58. Revenant à la question de la manipulation des opinions par le biais d’informations pilotées ou trompeuses, j’ai tendance à partager l’opinion qu’internet peut contribuer à améliorer la transparence et que, sur le web, le risque de désinformation ou de manipulation, qui est présent aussi dans le monde des médias traditionnels, reste somme toute suffisamment limité. Néanmoins, certains dangers, plus sournois, sont en train de naître de pratiques nouvelles qui n’ont pas encore fait l’objet d’une réflexion approfondie.
59. Par exemple, la diffusion de données statistiques sur les administrations publiques dans le cadre du développement – tout à fait souhaitable – d’une gouvernance ouverte et transparente devrait favoriser une information objective des citoyens, les échanges de savoirs et savoir-faire, les projets collaboratifs fondés sur l’apprentissage mutuel et la diffusion de bonnes pratiques; mais elle peut aboutir à une information compréhensible seulement pour des initiés et engendrer le risque de comparaisons hâtives, ainsi qu’une mise en concurrence de territoires, collectivités, services publics, c’est-à-dire un délitement du lien social et des solidarités.
60. Dans un autre domaine, le professeur O’Loughlin nous a informés des nouvelles techniques de sondage sémantique (semantic polling) – une technique d’analyse de vastes ensembles de données collectées en ligne, fondée sur la recherche de certains mots dans les «tweets» ou de textes similaires diffusés sur les web, afin d’en tirer des conclusions concernant l’opinion publique 
			(32) 
			Voir Nick Anstead et
Ben O’Loughlin, Semantic Polling – The Ethics of Online Public Opinion,
Media Policy Brief 5, publié en ligne à la page: <a href='http://www2.lse.ac.uk/media@lse/documents/MPP/Policy-Brief-5-Semantic-Polling_The-Ethics-of-Online-Public-Opinion.pdf'>http://www2.lse.ac.uk/media@lse/documents/MPP/Policy-Brief-5-Semantic-Polling_The-Ethics-of-Online-Public-Opinion.pdf</a>.. Il nous a mis en garde sur l’existence de différences méthodologiques qui conduisent à des résultats pouvant différer de façon significative et donc sur le danger d’effets de distorsion.
61. En fait, les sondeurs utilisent des méthodologies de collecte et analyse des données sur Twitter (et/ou autres réseaux) sur lesquelles on ne dispose pas d’informations: il est impossible d’être assuré de l’identité des utilisateurs sondés, de leur représentativité de la population générale, de l’importance de leurs réseaux respectifs, etc. Ainsi, l’utilisation de ces techniques, outre soulever de nouvelles interrogations en ce qui concerne le respect de la vie privée, pose également la question de l’impact que la publication de ces résultats (la manière où ils sont interprétés et présentés) peut avoir – dans le cadre des campagnes électorales et plus largement du débat public – sur l’évolution de l’opinion publique, alors que leur fiabilité est (à ce stade) sujette à caution.
62. Mais ce qui, personnellement, m’inquiète le plus c’est l’attitude des politiciens et des décideurs – notre attitude – face à ces nouveaux mécanismes. Dans la course à la conquête de l’électorat, nous risquons tout simplement de n’avoir d’autre stratégie que celle de nous adapter aussi rapidement que possible à la tendance du moment telle qu’elle résulte des statistiques qu’on nous sert en temps réel (ou presque) et qui, même à les supposer fiables, correspondent à des réactions émotionnelles, pas forcément réfléchies, d’un échantillon de citoyens. En somme, nous risquons d’être manipulés.
63. Nos réactions n’auraient donc rien à voir avec un quelconque processus délibératif fondé sur le dialogue et la force des arguments face aux objections; elles n’auraient rien à voir avec le bien commun et l’intérêt général; elles mèneraient probablement à des programmes contradictoires, à des politiques sans cohérence ni continuité. Nous nous inscririons ainsi dans une démarche qui est à l’opposé de celle préconisée par Edmund Burke dans son discours de 1774, que je cite au début de ce rapport.

3.3. Des libertés sous surveillance et des atteintes aux droits de l’homme sur le web

64. Internet est «neutre» et on nous demande de préserver cette «neutralité». Néanmoins, les applications que nous utilisons chaque jour ne le sont pas. Le fait que les échanges, même de nature privée, sur le web puissent (et soient) interceptés, examinés et le cas échéant réutilisés nous porte à la question de la surveillance de nos actions lorsque nous sommes connectés. Avant même de prendre en considération les contrôles éventuellement opérés par les autorités publiques, il ne faut pas oublier la surveillance dont nous faisons l’objet par des fabricants de produits, éditeurs de logiciels, gestionnaires de réseaux sociaux, de moteurs de recherche et de serveurs qui disposent de divers moyens de nous contrôler et de consentir à d’autres l’accès aux données dont ils disposent.
65. La détention de données constitue désormais une source de richesse inestimable; la tentation de rassembler et d’interconnecter des données de toute sorte devient de plus en plus grande pour des raisons de simple lucre ou pour des raisons de pouvoir. Ainsi nos données personnelles et notre sphère privée sont dégradées au niveau d’une simple marchandise. En fait, tout ce que nous faisons sur nos ordinateurs, tablettes, smartphones et télévision par câble est (ou peut être) observé, analysé, répertorié et stocké par des tiers, y compris à notre insu et sans notre consentement.
66. Il est difficile d’exercer un contrôle sur l’utilisation légale des données circulant sur le web: les législations nationales sur la protection des données varient d’un pays à l’autre et les politiques de protection de la vie privée appliquées par les grandes entreprises transnationales du secteur numérique – qui sont, à l’échelle mondiale, les premiers acteurs du traitement des données à caractère personnel – sont uniquement soumises à la législation des Etats où ces entreprises sont enregistrées. Par exemple, Google est enregistré aux Etats-Unis; les conditions de service de Gmail respectent la législation de ce pays mais peuvent être en conflit avec les lois des Etats européens, et en particulier de ceux qui ont ratifié la Convention du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (STE n° 108). Par ailleurs, souvent les grandes entreprises du secteur numérique n’ont pas de bureaux dans les Etats où elles offrent leurs services. Dès lors, les citoyens ne peuvent pas demander des renseignements concernant l’utilisation de leurs données à caractère personnel et les agences gouvernementales ne peuvent pas négocier une meilleure protection de la vie privée personnelle et familiale.
67. Cette problématique a été traitée par deux rapports récents de notre commission sur «La protection de la liberté d’expression et d’information sur internet et les médias en ligne» (Doc. 12874 et addendum) et sur «la protection de la vie privée et des données à caractère personnel sur internet et les médias en ligne» (Doc. 12695). Je n’y reviens que pour formuler deux brèves remarques. Premièrement, la délocalisation du traitement des données et leur stockage à l’extérieur de nos ordinateurs 
			(33) 
			Il s’agit de la transmission
de données brutes par l’ordinateur du client à un ordinateur distant
(le serveur), qui les traite et les renvoie sous une nouvelle forme
issue de ce traitement et de ce qu’on appelle le «cloud computing». pose le problème de l’impossibilité de connaître le traitement opéré sur les serveurs, qui est placé sous le contrôle exclusif des propriétaires/gestionnaires des serveurs. Deuxièmement, le monde virtuel dans lequel nous évoluons étant le plus souvent un espace privé, l’accès au réseau et ses usages – donc aussi l’exercice de certaines libertés y compris d’information et d’expression – passe sous le contrôle d’opérateurs à qui les internautes sont liés par des contrats (d’utilisation de logiciels, de service ou d’adhésion, par exemple). Ces contrats – dont l’acceptation est forcée et les clauses non négociables – confèrent très souvent aux opérateurs un pouvoir discrétionnaire de contrôle du contenu créé par les internautes 
			(34) 
			Ces
remarques reprennent certains propos de Richard Stallman, fondateur
de la Free Software Foundation, lors d’une conférence du 11 avril
2011 à l’Université de Stanford (Californie, USA). Le film de cette
conférence est disponible à l’adresse suivante: <a href='http://cyberlaw.stanford.edu/node/6657'>http://cyberlaw.stanford.edu/node/6657</a>. Une note en français sur la conférence, dont je tiens également
compte, a été publiée à l’adresse <a href='http://www.valhalla.fr/2011/04/14/stallman-8-dangers-internet/'>www.valhalla.fr/2011/04/14/stallman-8-dangers-internet/</a>..
68. Ainsi, de fait, d’une part nos données et les informations nous concernant et d’autre part l’exercice de libertés publiques sur le web font l’objet de manipulations. Par exemple, les courriers des utilisateurs du service de messagerie électronique Gmail sont stockés sur les serveurs de Google. Les messages sont analysés par un logiciel propriétaire; les internautes n’ont aucun moyen de connaître les détails du fonctionnement de l’algorithme de traitement, mais ils voient le résultat: l’affichage de messages publicitaires ciblés.
69. De même, c’est le PageRank de Google qui, lors d’une recherche, sélectionne les sites. Au départ l’idée était, semble-t-il, de classer les sites en fonction du nombre de citations dont ils font l’objet par d’autres sites internet; on peut douter que cela soit le cas aujourd’hui, car nous savons que certains sites payent pour devenir plus visibles (ce qui ensuite porte effectivement à un nombre élevé d’internautes qui consultent ces sites) et encore une fois le problème réside dans l’opacité des algorithmes qui structurent cette recherche.
70. Bien entendu, on pourrait multiplier les exemples et mentionner Facebook, Twitter ou d’autres réseaux. Richard Stallman 
			(35) 
			Dans la conférence
citée. cite l’exemple du boycott de Wikileaks, que, suite à la fameuse publication des câbles diplomatiques, l’administration américaine tente de bloquer avec l’aide de grands opérateurs du Web, comme Amazon (l’hébergeur de Wikileaks aux Etats-Unis) ou PayPal (le système de paiements en ligne qui permet aux utilisateurs qui supportent Wikileaks d’en assurer le financement).
71. Cela nous ramène au problème des interventions restrictives des Etats. Les problèmes concernant la surveillance des Etats sur les activités de ses citoyens – notamment pour des raisons sécuritaires et d’ordre public dans le cadre des enquêtes de police et judiciaires – n’est ni nouveau ni spécifique à internet. Néanmoins, dans ce dernier contexte, des interrogations nouvelles surgissent qui tiennent aux modalités de cette surveillance et à son ampleur.
72. A cet égard, le fait que les Etats, au-delà des actions qu’ils peuvent mettre directement en œuvre, puissent s’appuyer aussi sur les opérateurs ouvre en pratique la possibilité d’établir un contrôle permanent sur les internautes. Les données détenues par les opérateurs privés peuvent être acquises à tout moment par les autorités publiques. Cela peut être une mesure nécessaire dans un Etat démocratique, et donc justifiée pour autant que l’Etat respecte pleinement les libertés individuelles – y compris en exigeant l’autorisation et le contrôle judiciaire de toute saisie et de l’utilisation de données dans le contexte des enquêtes.
73. Par contre, le danger est évident non seulement lorsque ces garanties – voire le respect des droits de l’homme – ne sont plus assurées 
			(36) 
			Stallman
fait l’hypothèse d’un pouvoir totalitaire prenant le dessus sur
les institutions démocratiques et pouvant alors exploiter des données
collectées dans le passé. mais aussi lorsqu’elles s’affaiblissent et sont revues à la baisse. Dans des pays ou dans des espaces peu ou pas démocratiques, internet est loin d’être un lieu sûr pour les opposants. En fait, avec les moyens appropriés l’espace de liberté peut être tout simplement fermé, du moins temporairement, comme cela a été le cas lors d’une coupure générale de l’accès à internet en Egypte en janvier 2011, au début du printemps arabe. Le régime libyen a appliqué pendant la révolte de 2011 une politique de coupures intermittentes d’internet. Plus récemment, en Syrie, internet a été bloqué trois jours (à compter du 29 novembre 2012) dans le contexte de la répression de la révolte en cours.
74. Si de telles pratiques ne se généralisent pas, la raison est que les Etats eux-mêmes ont besoin d’internet. Mais leur surveillance peut être continue, générale pour détecter toute pensée dangereuse pour le régime en place, comme ceci semblerait le cas sur l’internet chinois, Weibo, une infrastructure sous surveillance qui fonctionne en vase clos. Plus près de nos frontières, durant la guerre en Libye, la société française Amésys a fourni à Kadhafi un logiciel de surveillance généralisée d’internet mis en place par l’intermédiaire de consultants internes à l’entreprise.
75. L’actualité nous force à regarder aussi ce qui se passe dans nos démocraties. Il faut avoir le courage de le faire sans complaisances: l’affaire PRISM – dont le prochain rapport de notre collègue Axel Fischer sur «Améliorer la protection et la sécurité des utilisateurs dans le cyberespace» fait état – nous oblige à une réflexion sérieuse sur le prix que nous sommes disposés à payer pour notre sécurité et sur les précautions que nous devons prendre pour éviter d’annihiler l’espace de liberté d’internet.
76. A de nombreuses occasions l’Assemblée a traité de questions concernant les mesures restrictives de la liberté d’expression et la censure, y compris sur internet 
			(37) 
			Quelques textes significatifs
adoptés dans les dernières années sont mentionnés en annexe.. Ces mesures relèvent sans aucun doute des articles 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 10 (droit à la liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5, «la Convention»). Je renvoie, à cet égard, à la vaste jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme 
			(38) 
			La division de la recherche
de la Cour a publié un rapport sur «Internet: La jurisprudence de
la Cour européenne des droits de l’homme»: <a href='http://www.echr.coe.int/Documents/Research_report_internet_FRA.pdf'>www.echr.coe.int/Documents/Research_report_internet_FRA.pdf</a>..
77. L’obligation des Etats de garantir efficacement les droits protégés par les articles 8 et 10 de la Convention implique néanmoins, en même temps, leur devoir d’intervenir lorsque les contenus diffusés sont de nature criminelle et portent atteinte aux droits fondamentaux d’autrui.
78. La recrudescence d’attaques organisées contre des personnalités publiques, et en particulier contre des leaders politiques d’opinion et leurs familles, en utilisant les médias sociaux pour des opérations de troll, est un phénomène qui suscite beaucoup d’inquiétude. Il représente une menace évidente pour le débat public et politique constructif et nécessite la conclusion d’accords de réglementation pour prévenir les abus.
79. En effet, les opinions exprimées et la contestation politique peuvent également véhiculer des messages anti-démocratiques. Les réseaux terroristes, extrémistes et racistes exploitent eux aussi les opportunités offertes par internet au service de finalités bien différentes de celles des mouvements protestataires démocratiques 
			(39) 
			Notre Assemblée s’est
déjà penchée sur cette question, par exemple, dans la Résolution 1754 (2010) «Lutte contre l’extrémisme: réalisations, faiblesses
et échecs», et dans sa Recommandation
1706 (2005) «Médias et terrorisme».. Le web est aussi un terrain où prolifèrent la criminalité et de nouvelles formes de cyber-terrorisme. La lutte contre ces fléaux qui mettent en péril l’état de droit et nos valeurs démocratiques soulèvent des problèmes complexes.
80. Le futur rapport de notre collègue Axel Fischer sur «Améliorer la protection et la sécurité des utilisateurs dans le cyberespace» traitera la question de la prévention et de la lutte contre les fraudes informatiques et le piratage de données sur le web; par ailleurs, une nouvelle proposition est envisagée par notre commission en ce qui concerne la question du terrorisme informatique. Je souhaite néanmoins insister sur la détermination que les autorités de nos pays doivent avoir dans la lutte sans quartier contre la pédophilie, la pédopornographie, la violence et toute atteinte à l’intégrité physique et psychologique des plus faibles – notamment les enfants, les jeunes et les femmes – ainsi que contre toute forme de discours de haine et de discrimination et ce quel que soit le média utilisé, y compris internet et les médias sociaux.
81. Le respect pour l’égale dignité de toute personne est le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Le web doit rester un espace du vivre ensemble et il ne saurait être toléré dans une démocratie qu’il puisse devenir le foyer d’incompréhensions, du rejet de l’autre et d’atteintes à la dignité humaine. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme affirme le devoir des Etats d’empêcher ces dérives 
			(40) 
			Voir
le rapport sur «Internet: La jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme», op. cit.. Il s’agira pour les autorités d’éviter les ingérences disproportionnées et elles devront travailler en concertation avec la communauté des internautes, qui souvent fait preuve d’une bonne capacité de réaction face à des contenus inacceptables 
			(41) 
			Par
exemple, un article du 30 mai 2013 du journal Le
Monde, titré «Facebook contraint de revoir sa gestion
des contenus haineux et sexistes» (<a href='http://www.lemonde.fr/technologies/article/2013/05/30/facebook-contraint-de-revoir-sa-gestion-des-contenus-haineux-et-sexistes_3420575_651865.html'>www.lemonde.fr/technologies/article/2013/05/30/facebook-contraint-de-revoir-sa-gestion-des-contenus-haineux-et-sexistes_3420575_651865.html</a>) fait état d’une intense campagne en ligne de Women,
Action and the Media (WAM) contre la diffusions sur Facebook de
contenus violemment sexistes ou incitant à la violence contre les
femmes. Par un communiqué du 28 mai 2013 (soit une semaine après
le début de l’action de WAM) Facebook a reconnu avoir échoué à mettre
en place un système efficace pour identifier et supprimer les contenus
incitant à la haine sur sa plateforme, particulièrement en ce qui
concerne les contenus s'attaquant aux femmes, et s’est engagé à
des actions concrètes..

4. Conclusions

82. Deux questions-clés ont guidé notre analyse:
  • dans quelle mesure les évolutions générées par internet constituent une opportunité pour une démocratie plus forte et dynamique et dans quelle mesure elles impliquent de nouveaux dangers;
  • dans quelle mesure la révolution internet change radicalement l’équilibre entre démocratie représentative et démocratie directe et quel rôle ont dans ce contexte les législateurs.
83. Je n’ai pas la prétention de donner des réponses définitives à ces questions; mais les débats riches que nous avons eus permettent de formuler des considérations générales sur les relations entre la démocratie, la politique et internet et d’esquisser quelques lignes d’action.

4.1. La démocratie, la politique et internet

84. Tout ce qui touche à la liberté d’information, à la liberté d’expression et à la communication entre les citoyens, les élus et les institutions affecte la politique et le fonctionnement de la démocratie. Internet est donc, de par sa nature, un vecteur de changements dans le domaine de la politique et il a un impact significatif sur la vie de la démocratie: en fait, il en est partie intégrante.
85. Les institutions politiques répondent devant les citoyens non seulement de la cohérence et de l’efficacité de l’action de gouvernement dans la poursuite de l’intérêt général, mais aussi du maintien d’un système capable de garantir la pleine participation des citoyens au processus politique.
86. A cet égard, depuis plusieurs années, notre Assemblée continue de constater l’érosion de la confiance des citoyens envers leurs institutions politiques, et notamment les organes démocratiques représentatifs et les partis politiques 
			(42) 
			Voir, par exemple, Résolution 1888 (2012) sur la crise de la démocratie et le rôle de l’Etat dans
l’Europe d’aujourd’hui, qui se réfère à nos débats de 2008 et de
2010 sur l’état de la démocratie en Europe. C’était aussi un thème de
la dernière Conférence européenne des Présidents de Parlement (Strasbourg,
21-22 septembre 2012).. De même, elle incite à développer la participation des citoyens, à promouvoir une citoyenneté active 
			(43) 
			Voir, par
exemple, la Résolution
1874 (2012) sur la promotion d’une citoyenneté active en Europe..
87. Dans la mesure où internet, véritable agora globale, favorise cette participation, il est une chance pour la politique et la démocratie. Internet a élargi l’espace public et a renforcé l’exercice des libertés d’expression et d’opinion; il permet un meilleur contrôle démocratique, il facilite la consultation et la mobilisation populaire. Il faut s’en réjouir.
88. On peut se demander si la révolution internet implique un changement radical de la manière de concevoir la démocratie au XXIe siècle: les initiatives nouvelles de participation citoyenne qui prennent forme et se démultiplient sur le web seraient le symptôme d’un changement de paradigme démocratique, d’un rejet définitif de l’actuelle démocratie représentative et de la volonté d’aboutir à une forme de démocratie directe rendue possible par l’internet que l’on nomme la «démocratie liquide».
89. Dans cette même ligne, on cherche parfois à mettre en opposition la démocratie représentative et la participation, comme si plus de «participation» devait engendrer moins de «représentation» ou vice-versa. Je ne pense pas que cela soit une vision correcte des choses. L’idée de participation est inhérente à la démocratie représentative. Celle-ci ne s’épuise pas dans le suffrage universel comme mécanisme pour choisir, lors d’élections tenues à des intervalles réguliers, les membres du corps législatif et les gouvernants. Elle implique la possibilité de la part du peuple d’exprimer, à tout moment, ses opinions, ses attentes, ses doléances. Il ne s’agit pas seulement d’un droit de parole; il s’agit d’un droit à l’écoute et d’un droit de contrôle.
90. Si les instruments de démocratie directe sont indispensables pour la démocratie, il est utopique d’envisager un modèle de gouvernance où tous pourraient décider sur tout et à tout moment sur le web, et ce même à supposer que tous aient accès aux procédures de consultation et vote par internet et que l’on puisse trouver une solution adéquate aux problèmes qui freinent la généralisation du vote électronique.
91. La définition et la mise en œuvre des politiques publiques exigent des choix à long terme, qui appellent des négociations complexes entre intérêts conflictuels et il n’est pas réaliste d’envisager qu’on puisse avoir ces négociations par machine interposée. Les politiques publiques exigent aussi une cohérence interne et une coordination auxquelles la fragmentation du processus décisionnel ferait obstacle.
92. Par ailleurs, il est pour moi impensable de laisser à des algorithmes installés sur des méga-ordinateurs les décisions sur notre futur et finalement de perdre ce repère fondamental qu’est la notion de «responsabilité», associée à celle de «légitimité»: il n’y aurait plus personne tenu de rendre des comptes et, comme nous sommes égaux en droit mais pas en fait, le pouvoir s’installerait forcément quelque part, à l’insu des masses et en dehors d’un réel contrôle; un pouvoir donc à la fois sans légitimation et sans responsabilité.
93. Néanmoins, il faut reconnaître que la politique d’aujourd’hui semble parfois avoir oublié, elle aussi, cette notion de «responsabilité». La confiance que les électeurs expriment par le suffrage universel nous charge d’une mission d’intérêt public et nous investit d’une responsabilité. Nous ne sommes pas «au pouvoir», comme on l’entend dans un langage courant révélateur de l’image de la politique, mais «au service». Lorsque nous pensons être au pouvoir et non au service des citoyens, nous trahissons notre mandat.
94. Ainsi, je suis convaincue que la vraie question n’est pas s’il faut mettre de côté la démocratie représentative comme si elle était devenue un outil démodé, incompatible avec la réalité du monde moderne, mais comment elle doit évoluer; ou mieux, comment nous les représentants élus et nos institutions représentatives devons évoluer. Il faut remettre en cause non le principe de la représentation démocratique, qui reste selon moi le pilier incontournable de nos systèmes démocratiques, mais la façon pour nous, les représentants élus, d’accomplir notre fonction de service.
95. Jürgen Habermas nous rappelle que la structure de la démocratie est dialogique: elle implique une confrontation entre points de vue différents dans la liberté, l’égalité et le respect réciproque, avec un esprit à la fois critique et d’ouverture. Internet et les médias sociaux ouvrent des voies nouvelles pour un dialogue élargi entre citoyens et élus et stimulent une participation plus dynamique de tous à la vie démocratique: ils peuvent nous aider à faire évoluer, sans ruptures, le modèle actuel de démocratie représentative vers un modèle plus ouvert à la contribution active et responsable de tous les membres de la société civile au processus délibératif. Un modèle qui engage aussi les institutions politiques et les élus à davantage d’écoute et de dialogue. En outre, comme Amanda Clark le note: «Internet est également à l’origine de nouveaux outils et de nouvelles données qui peuvent aider à étudier les institutions gouvernementales. Il constitue ainsi un nouveau moyen d’obliger ces dernières à rendre des comptes.»
96. Internet, en même temps qu’il sert la démocratie, accroît les risques d’abus et de dérives pouvant la mettre en danger: il héberge l’intolérance, la haine et la violence contre les enfants et les femmes; il arme la criminalité organisée, le terrorisme international, les dictatures; il permet aussi le contrôle sournois de notre vie privée, de ce que nous pensons et faisons. Bien sûr, internet n’est pas lui-même responsable des maux dont on parle, mais il peut être – et de fait est – aussi utilisé pour saper les droits de l’homme, l’Etat de droit et la démocratie. Cela n’est pas acceptable et demande l’adoption de mesures préventives adéquates et non seulement des mesures correctives ou punitives.
97. On nous a alertés sur le fait qu’intervenir en essayant de brider l’exercice des libertés sur le web pour sauvegarder ces mêmes libertés est un contresens plus dangereux que de laisser le système, voire la communauté des internautes, trouver dans son propre fonctionnement les correctifs nécessaires pour parer aux divers dangers. Nous avons aussi entendu que les mécanismes de contrôle des flux d’informations et de contenus sur le web sont non seulement liberticides mais vraisemblablement inefficaces pour arrêter ceux qui sont réellement dangereux. En quelque sorte nous serions confrontés à une alternative peu réjouissante: soit tuer internet, soit abandonner toute velléité de le maîtriser et laisser faire. Je ne puis pas m’y résigner.
98. Je n’accepte pas que le web puisse être un terrain sûr plus pour ceux qui s’adonnent au crime et aux actions anti-démocratiques que pour les autres utilisateurs et j’hésite à faire mienne une approche trop optimiste sur la capacité du monde du web de s’auto-discipliner et de s’autoréguler efficacement pour parer toutes menaces. Néanmoins, je comprends bien que chaque dispositif de surveillance développé pour protéger la démocratie et les droits de l’homme devient automatiquement une technique de contrôle, voire de manipulation des opinions, dans les mains des personnes malintentionnées et des tyrans.
99. Plus encore, l’affaire PRISM force le questionnement quant à l’usage de ces mêmes mécanismes dans nos Etats démocratiques et par nos gouvernements: que l’on soit scandalisé par les mécanismes de surveillance généralisée et par la possibilité d’investigations tentaculaires dignes du monde orwellien de «1984», ou qu’on les considère acceptables, voire inévitables, nous ne pouvons plus éviter la discussion sur la manière d’empêcher que les systèmes de surveillance mis en place pour nous protéger échappent au contrôle démocratique et au principe de l’Etat de droit, car à partir de ce moment nous ne serions plus véritablement en démocratie.

4.2. Lignes d’action

100. On reproche au monde politique, probablement à raison, l’incapacité de bien cerner et utiliser le potentiel bénéfique d’internet. Ainsi, pour commencer, nous avons le devoir de nous former à internet pour mieux comprendre son fonctionnement; nous devons renforcer la capacité de nos institutions et notamment de nos parlements nationaux de faire un meilleur usage d’internet: d’une part, comme outil de transparence de l’action parlementaire et de gouvernement et, d’autre part, comme lieu d’échange et de dialogue avec la société.
101. Nous ne pouvons pas manquer l’opportunité de reconnecter, grâce à internet, les institutions démocratiques avec les citoyens qui s’en sont éloignés. Le Forum mondial de la Démocratie du Conseil de l’Europe fait état d’un foisonnement d’initiatives de participation qu’il convient d’étudier davantage. C’est une bonne base pour une réflexion sur les instruments que nous pouvons intégrer dans nos procédures parlementaires pour mieux travailler avec nos citoyens, mieux les écouter et mieux leur expliquer nos décisions; et il faudra développer au sein de nos parlements les capacités et compétences nécessaires pour utiliser ces instruments.
102. Pour le renouvellement de la démocratie représentative, le rôle des partis politiques est central. Eux aussi doivent repenser leurs relations avec leurs bases électorales et développer avec celles-ci un dialogue qui ne soit pas limité aux périodes préélectorales. Il est important d’élaborer avec nos électeurs nos programmes politiques si nous voulons les engager ensuite dans leur réalisation.
103. Nous ne pouvons pas nous contenter d’ouvrir des comptes Twitter ou Facebook et de consulter des sondeurs pour qu’ils nous disent si ce que nous proposons plaît aux gens et s’ils vont nous réélire. Cette politique du très court terme qui ne sert qu’à une réélection met en danger le processus démocratique et réduit la réflexion politique à une approche démagogique et populiste. Nous devons nous remettre en question, changer notre manière de communiquer et entrer dans une dynamique de dialogue constructif avec les citoyens, Il faut soutenir la mise en place d’un processus permettant aux idées fortes sur comment construire ensemble notre futur d’émerger, afin qu’elles puissent enrichir les travaux de nos parlements.
104. L’établissement d’un vrai dialogue démocratique exige que tous les groupes sociaux puissent y participer de façon effective et sur une base égalitaire. Afin de réduire les inégalités socioculturelles qui alimentent la fracture numérique, il faudrait développer les connaissances des internautes concernant internet et les possibilités qu’il offre, ainsi que leurs compétences à s’en servir, par exemple, la capacité de trier la masse d’informations disponibles sur le réseau et de sélectionner des contenus à partir de sources sûres. On pourrait donc imaginer des programmes éducatifs destinés aux jeunes élèves afin de leur permettre d’acquérir ce type de compétences pour en faire des internautes avertis.
105. Mais il ne faut pas se contenter de cibler les jeunes: il faudrait un vaste programme capable d’atteindre les divers groupes d’âge et les divers groupes sociaux, qui devrait mobiliser non seulement les autorités publiques, mais aussi le monde de l’école et de l’université, ainsi que les partenaires sociaux et les médias eux-mêmes, y compris sur internet.
106. Il faut éviter de se faire manipuler et éviter que l’opinion publique soit manipulée. L’éducation aux nouveaux médias – y compris pour nous les parlementaires – est la première et plus importante réponse. Mais quelques mesures additionnelles – en termes de réglementation ou d’autoréglementation – devraient être envisagées.
107. Notre rôle de législateurs est d’assurer qu’internet soit utilisé pour enrichir et consolider la démocratie, et pas pour la détruire. Il faut empêcher que la Toile ne devienne de fait une zone de non-droit, mais nous devons approfondir la réflexion sur le contenu de la réglementation et les modalités d’intervention, en tenant compte de leur impact.
108. Il s’agira de trouver des moyens de régulation en phase avec l’évolution des technologies et il faut se rendre à l’évidence que les outils qui sont actuellement à notre disposition ne sont pas ou peu adaptés à créer un espace de sécurité sur la Toile tout en garantissant la liberté d’expression telle que définie à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
109. Les parlements nationaux sont un lieu privilégié pour discuter de la démocratie et du renouveau possible du système démocratique à l’ère d’internet; mais ils doivent impliquer les diverses parties prenantes, engager la société civile toute entière dans ce débat sur la démocratie, la politique et internet.
110. Par ailleurs, ce débat doit avoir une dimension européenne, afin que chacun de nos Etats puisse bénéficier de l’expérience et du savoir faire des autres, mais aussi pour construire ensemble un environnement propice au développement d’internet selon une vision européenne commune.
111. Je propose donc de lancer la rédaction d’un livre blanc du Conseil de l’Europe sur «La démocratie, la politique et internet». Ce projet serait une suite logique au Forum mondial de la démocratie qui a eu lieu à Strasbourg du 27 au 29 novembre 2013. Il devrait mettre à contribution tous nos parlements nationaux et nos gouvernements dans un vaste processus collaboratif de réflexion, et mobiliser les forces politiques, les grands opérateurs d’internet, les médias – notamment les services publics de radiodiffusion et les associations nationales et européennes des médias – les universités et nos meilleurs experts dans le domaine.
112. Notre Assemblée parlementaire devrait être étroitement associée à toutes les phases de conception et d’élaboration de ce livre blanc, qui pourrait constituer une contribution majeure du Conseil de l’Europe à la réflexion menée au niveau global sur la gouvernance d’internet.
113. Pour cet exercice de réflexion stratégique et participative, le Conseil de l’Europe devrait utiliser l’internet et les médias sociaux pour consulter la société civile sur la manière de renouveler nos systèmes de démocratie représentative. Pour éviter que l’analyse soit trop fragmentée on pourrait proposer quelques points de repère initiaux.

Annexe – Sélection de textes adoptés par l’Assemblée parlementaire dans les domaines de la démocratie, des médias et de la société de l’information

(open)

Résolution 1920 (2013) L’état de la liberté des médias en Europe

Résolution 1888 (2012) La crise de la démocratie et le rôle de l’Etat dans l’Europe d’aujourd’hui

Résolution 1877 et Recommandation 1998 (2012) La protection de la liberté d’expression et d’information sur l’internet et les médias en ligne

Résolution 1874 (2012) La promotion d’une citoyenneté active en Europe

Résolution 1871 (2012) L’autoévaluation des parlements nationaux européens: lignes directrices procédurales pour améliorer la qualité des activités parlementaires

Résolution 1843 et Recommandation 1984 (2011) La protection de la vie privée et des données à caractère personnel sur l’internet et les médias en ligne

Résolution 1835 (2011) La pornographie violente et extrême

Résolution 1834 et Recommandation 1980 (2011) Combattre les «images d’abus commis sur des enfants» par une action engagée, transversale et internationalement coordonnée

Recommandation 1950 (2011) La protection des sources d’information des journalistes

Recommandation 1897 (2010) Respect de la liberté des médias

Recommandation 1882 (2009) La promotion de services de médias en ligne et sur internet adaptés aux mineurs

Recommandation 1855 (2009) La régulation des services de médias audiovisuels

Résolution 1746 et Recommandation 1928 (2010) La démocratie en Europe: crises et perspectives

Résolution 1636 et Recommandation 1848 (2008) Indicateurs pour les médias dans une démocratie

Résolution 1577 et Recommandation 1814 (2007) Vers une dépénalisation de la diffamation

Recommandation 1805 (2007) Le blasphème, les insultes à caractère religieux et l’incitation à la haine contre des personnes au motif de leur religion

Résolution 1535 et Recommandation 1783 (2007) Les menaces contre la vie et la liberté d’expression des journalistes

Recommandation 1706 (2005) Les médias et le terrorisme