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Rapport | Doc. 15543 | 03 juin 2022

Faire rendre des comptes pour la destruction du vol MH17

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Titus CORLĂŢEAN, Roumanie, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 14929, Renvoi 4460 du 28 juin 2019. 2022 - Troisième partie de session

Résumé

La destruction, le 17 juillet 2014, au-dessus de l’est de l’Ukraine, du vol MH17 de Malaysia Airlines, qui était en route d’Amsterdam à Kuala Lumpur a causé la mort des 298 personnes qui étaient à bord de l’avion.

L’enquête sur la sécurité aérienne en vertu de la Convention de Chicago, déléguée au Bureau néerlandais pour la sécurité, a conclu que le crash du vol MH17 avait été causé par un missile sol-air Buk.

L’enquête criminelle parallèle menée par une équipe commune d’enquête internationale a conduit à l’inculpation de quatre suspects liés aux milices pro-russes.

La commission des questions juridiques et des droits de l'homme est consternée par le fait que les autorités russes n’aient pas coopéré de bonne foi avec le Bureau néerlandais pour la sécurité et l’équipe commune d’enquête. Les autorités russes ont pratiqué la désinformation, y compris en diffusant des versions contradictoires successives étayées par de fausses preuves. Cela a davantage aggravé les souffrances des proches des victimes. L’admirable dignité et le rôle constructif et digne que ces derniers et leurs associations ont joué méritent d’être salués.

Sur la base des éléments de preuve mis à la disposition du rapporteur, la commission considère comme le scénario de loin le plus convaincant que le vol MH17 a été abattu par un missile Buk mis à la disposition des milices pro-russes par l’armée russe.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 23 mai 2022.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire rappelle la destruction, le 17 juillet 2014, du vol MH17 de la Malaysia Airlines au-dessus de l’est de l’Ukraine alors qu’il faisait route vers Kuala Lumpur depuis Amsterdam. Les 298 personnes qui étaient à bord de l’avion ont toutes péri dans l’accident; 198 d’entre elles étaient des ressortissants néerlandais.
2. Le 21 juillet 2014, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté, à l’unanimité, la Résolution S/RES/2166 (2014) qui exigeait que les responsables soient traduits en justice et appelait tous les États à coopérer en vue d’établir les responsabilités de cet acte.
3. L’enquête de sécurité aérienne menée dans le cadre de l’Annexe 13 à la Convention relative à l’aviation civile (Convention de Chicago) a été confiée au Bureau néerlandais pour la sécurité (OVV), qui a conclu que le crash du vol MH17 avait été causé par l’explosion d’une ogive de modèle 9N314M provenant d’un missile de série 9M38, tiré à partir d’un système de missile sol-air Buk.
4. L’enquête pénale menée en parallèle de l’enquête de sécurité aérienne par une équipe commune d’enquête (ECE), composée d’enquêteurs d’Australie, de Belgique, de Malaisie, des Pays-Bas et d’Ukraine, est toujours en cours. Les résultats obtenus jusqu’à présent ont conduit le ministère public des Pays-Bas à inculper quatre suspects – trois Russes et un Ukrainien – et à demander la réclusion à perpétuité pour chacun d’eux. Leur procès devant le tribunal de première instance de La Haye a débuté en mars 2020 et devrait s’achever fin 2022. Les suspects, qui appartiennent à des milices pro-russes, sont accusés d’être responsables de l’obtention du missile décrit par l’OVV auprès de la Fédération de Russie et de son tir sur le vol MH17.
5. La Cour européenne des droits de l’homme a été saisie d’affaires interétatiques introduites contre la Fédération de Russie par les Pays-Bas et l’Ukraine et de requêtes individuelles déposées par 380 membres des familles de victimes du crash . L’Ukraine a également introduit des requêtes relatives au crash du vol MH17 devant l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) et la Cour internationale de Justice (CIJ).
6. L’Assemblée ne doute pas que les juridictions pénales néerlandaises, la Cour européenne des droits de l’homme, l’OACI et la CIJ se prononceront en temps utile et en toute indépendance sur la responsabilité pénale des accusés, ainsi que sur la responsabilité de l’État russe au titre de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5) et d’autres conventions internationales.
7. Sur la base des éléments de preuve mis à la disposition du rapporteur par les autorités ukrainiennes et néerlandaises, l’Assemblée considère comme le scénario de loin le plus convaincant que le vol MH17 a été abattu par un missile Buk mis à la disposition des milices pro-russes par l’armée russe.
8. L’Assemblée est consternée par le fait que les autorités russes n’aient pas coopéré de bonne foi à l’enquête de sécurité aérienne menée par l’OVV et à l’enquête pénale dirigée par l’ECE. Au lieu de fournir des informations fiables aux organes d’enquête compétents, les autorités russes ont pratiqué la désinformation, notamment en diffusant plusieurs versions contradictoires successives des faits afin de créer la confusion. Comme le démontrent les renseignements de sources ouvertes publiés dans de nombreux rapports, les autorités russes sont allées jusqu’à présenter des données radar, satellite et autres manipulées pour masquer la vérité. Plus précisément, les versions selon lesquelles un avion de chasse ukrainien SU25 ou MiG29 aurait abattu le vol MH17 ont été entièrement réfutées, tout comme la version selon laquelle un missile Buk ukrainien tiré depuis un territoire contrôlé par le gouvernement serait à l’origine du crash. L’Assemblée appelle la Fédération de Russie à mettre toutes les données de satellites et de radar à la disposition de l’OVV et de l’ECE.
9. La désinformation provenant des autorités russes et des médias contrôlés par l’État, ainsi que le traitement irrespectueux des dépouilles des victimes du crash par les séparatistes pro-russes qui contrôlaient le site de l’accident, ont fortement accru et prolongé la souffrance des familles et amis des victimes du crash. Pour pouvoir tourner la page, ces personnes ont désespérément besoin de connaître la vérité sur ce qui est arrivé à leurs proches – y compris sur les conditions et les raisons de cet événement – et de voir les auteurs de ces actes rendre des comptes.
10. L’Assemblée appelle donc la Fédération de Russie à coopérer désormais de bonne foi avec l’ECE en lui communiquant toutes les informations demandées et en rectifiant les données falsifiées ou de nature trompeuse déjà fournies, et à présenter des excuses officielles aux familles et amis des victimes du crash pour la douleur et la souffrance causées par la désinformation antérieure.
11. Elle félicite les autorités néerlandaises pour leur importante contribution aux enquêtes internationales et les multiples mesures de soutien offertes aux familles et amis des victimes, notamment la transmission du plus grand nombre d’informations possible sans compromettre les enquêtes en cours et la mise à disposition d’une assistance psychologique, juridique et financière.
12. L’Assemblée félicite également l’Australie, la Belgique, la Malaisie et, en particulier, l’Ukraine du soutien sans faille qu'elles ont apporté aux enquêtes internationales sur la sécurité aérienne et aux enquêtes criminelles menées par les Pays-Bas; elle remercie les autorités néerlandaises et ukrainiennes de leur excellente coopération avec sa propre enquête.
13. Elle demande aux États-Unis d’Amérique et à l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) de fournir à l’ECE l’ensemble des images radar et satellite, communications interceptées et autres données susceptibles d’aider l’ECE à demander des comptes à tous les responsables de la destruction du vol MH17, notamment aux personnes qui ont tiré le missile, ordonné le tir et acheminé le missile en Ukraine.
14. L’Assemblée encourage toutes les autorités nationales et internationales compétentes à mettre à jour leurs procédures concernant le survol de zones de conflits selon les recommandations de l’OVV.
15. Enfin, l’Assemblée exprime ses condoléances les plus sincères aux familles et amis des victimes, ainsi que son admiration pour le rôle constructif et digne qu’ils ont joué, avec leurs associations, auprès de l’opinion publique nationale et internationale, en ne demandant rien de plus que la reconnaissance de toute la vérité et de la part de responsabilité des auteurs de cette tragédie. Compte tenu des souffrances intenses et continues des proches des victimes de l’accident, l’Assemblée invite la Cour européenne des droits de l’homme à envisager d’accorder la priorité à leurs requêtes.

B. Exposé des motifs par M. Titus Corlăţean, rapporteur

(open)

1. Introduction

1.1. La destruction du vol MH17 et les enquêtes et procédures judiciaires subséquentes

1. Le 17 juillet 2014, le vol MH17 de la Malaysia Airlines a été abattu au-dessus de l’est de l’Ukraine. L’avion faisait route vers Kuala Lumpur depuis Amsterdam. 283 passagers et 15 membres de l’équipage se trouvaient à bord de l’appareil. Parmi les passagers, 196 étaient des ressortissants néerlandais. Les 298 personnes ont péri dans l’accident.
2. Le 21 juillet 2014, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté, à l’unanimité, la Résolution S/RES/2166 (2014) exigeant que les responsables soient traduits en justice et que tous les États coopèrent en vue d’établir les responsabilités.
3. Après chaque catastrophe aérienne, il importe de distinguer deux volets d’enquête parallèles: l’enquête de sécurité aérienne en vertu de la Convention relative à l’aviation civile (Convention de Chicago) (Annexe 13) vise à déterminer les causes de la catastrophe et à tirer les leçons des manquements constatés en matière de sécurité afin d’améliorer la sécurité aérienne à l’avenir, sans attribuer de faute ni de responsabilité. En parallèle, les organes répressifs compétents tentent d’établir la responsabilité pénale des auteurs d’une infraction (par négligence ou intentionnelle). La compétence internationale en matière d’enquêtes et de poursuites pénales peut découler du lieu où l’accident s’est produit ou du lieu où il a été causé (locus delicti), du lieu d’origine du vol et de la nationalité des auteurs ou des victimes de l’infraction.
4. En ce qui concerne la destruction du vol MH17, l’enquête de sécurité aérienne menée dans le cadre de la Convention de Chicago a été confiée au Bureau néerlandais pour la sécurité (OVV) 
			(2) 
			Onderzoeksraad Voor
Veiligheid (OVV) («Conseil de recherche pour la Sécurité»), Bureau
néerlandais pour la sécurité, <a href='https://www.onderzoeksraad.nl/en/page/3546/crash-mh17-17-july-2014'>https://www.onderzoeksraad.nl/en/page/3546/crash-mh17-17-july-2014</a>., sur proposition du Bureau d’enquête ukrainien sur les catastrophes aériennes (NBAAI), en raison du grand nombre de victimes néerlandaises et du fait que le vol provenait d’Amsterdam 
			(3) 
			Voir la déclaration
de l’OVV sur: <a href='http://onderzoeksraad.nl/en/onderzoek/2049/investigation-crash-mh17-17-july-2014/onderzoek/1559/questions-and-answers-concerning-the-investigation-into-flight-mh17'>http://onderzoeksraad.nl/en/onderzoek/2049/investigation-crash-mh17-17-july-2014/onderzoek/1559/questions-and-answers-concerning-the-investigation-into-flight-mh17#fasen</a>. L’OVV a présenté son rapport final le 13 octobre 2015 et a conclu que le vol MH17 avait été abattu par un missile Buk de la série 9M38 de fabrication russe, équipé d’une ogive de modèle 9N314M.
5. L’enquête pénale menée en parallèle par l’équipe commune d’enquête (ECE), sous la direction du ministère public néerlandais et de la police nationale néerlandaise, en coopération avec leurs collègues d’Australie, de Belgique, de Malaisie et d’Ukraine, a pour but de demander des comptes aux personnes susceptibles d’être tenues pénalement responsables de la catastrophe. Le ministère public des Pays-Bas a inculpé quatre suspects: Igor Girkin, Sergey Dubinskiy, Oleg Pulatov et Leonid Kharchenko. Trois des quatre suspects désignés par le ministère public néerlandais sont de nationalité russe et le dernier est Ukrainien. Les suspects étant hors de portée des autorités néerlandaises et ukrainiennes, ils sont jugés par contumace aux Pays-Bas. En décembre 2021, les procureurs néerlandais ont requis la réclusion à perpétuité à l’encontre des quatre accusés. Un arrêt de première instance, qui sera susceptible d’appel, est attendu dans le courant de l’année 2022.
6. En janvier 2017, l’Ukraine a engagé une procédure devant la Cour internationale de Justice (CIJ) contre la Fédération de Russie, sur le fondement de la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie) 
			(4) 
			Voir <a href='https://icj-cij.org/fr/affaire/166'>https://icj-cij.org/fr/affaire/166</a>.. Cette requête vise également l’affaire MH17 dans la mesure où la Fédération de Russie est officiellement accusée d’avoir fourni aux séparatistes le missile utilisé pour abattre le Boeing 
			(5) 
			Voir <a href='http://www.ukrinform.net/rubric-polytics/2814957-mh17-case-is-part-of-ukraines-lawsuit-against-russia-at-icj.html'>www.ukrinform.net/rubric-polytics/2814957-mh17-case-is-part-of-ukraines-lawsuit-against-russia-at-icj.html</a>..
7. En juillet 2020, les Pays-Bas ont déposé une requête interétatique contre la Fédération de Russie devant la Cour européenne des droits de l’homme en vertu de l’article 33 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5) au titre de la «recherche de la vérité et de la justice et de la lutte contre l’impunité» 
			(6) 
			<a href='http://www.government.nl/latest/news/2020/07/10/the-netherlands-brings-mh17-case-against-russia-before-european-court-of-human-rights'>www.government.nl/latest/news/2020/07/10/the-netherlands-brings-mh17-case-against-russia-before-european-court-of-human-rights</a>.. Avant cela, des requêtes individuelles avaient déjà été introduites par 380 proches de victimes (Ayley et autres c. Russie et Angline et autres c. Russie) en application de l’article 34 de la Convention. Le Gouvernement des Pays-Bas participe dans ces affaires en tant que tiers intervenant en vertu de l’article 36, paragraphe 1, de la Convention. Le ministre néerlandais des Affaires étrangères a annoncé que «[l]e contenu de la requête interétatique [sera] également intégré à l’intervention des Pays-Bas dans les requêtes individuelles soumises par les proches des victimes contre la Russie devant la Cour européenne des droits de l’homme». L’affaire du MH17 est également abordée dans la requête interétatique introduite par l’Ukraine contre la Fédération de Russie en 2016 (Ukraine c. Russie no 8019/16). Le 27 novembre 2020, la Grande Chambre de la Cour a décidé de joindre les affaires Ukraine c. Russie (concernant l’Ukraine orientale), Ukraine c. Russie (no 43800) et Pays-Bas c. Russie (no 28525/20) en une seule affaire Ukraine et Pays-Bas c. Russie. Le 26 janvier 2022 a eu lieu une première audience consacrée aux questions de recevabilité, à laquelle j’ai assisté en partie.
8. En mars 2022, les Pays-Bas et l’Australie ont également engagé une procédure contre la Fédération de Russie devant l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) en vertu d’un article de la Convention de Chicago visant à protéger les avions civils contre les tirs d’armes, rédigé en 1984 après la destruction l’année précédente d’un avion de ligne sud-coréen par des chasseurs soviétiques 
			(7) 
			<a href='http://www.reuters.com/world/australia-netherlands-start-legal-action-against-russia-downing-mh17-2022-03-14/'>www.reuters.com/world/australia-netherlands-start-legal-action-against-russia-downing-mh17-2022-03-14/.</a>.

1.2. Interprétation du mandat et objectifs du rapport

9. Pour reprendre les termes des auteurs de la proposition de résolution qui sous-tend le présent rapport 
			(8) 
			Doc. 14929. Au cours de la réunion de la commission du 10 décembre
2019, le rapporteur a expliqué comment il concevait son mandat., il est «impératif que justice soit faite et que tous les États membres coopèrent pleinement avec les efforts consentis en ce sens par les États qui en ont la compétence. En vertu de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, tous les États parties ont l’obligation de mener des enquêtes effectives pour identifier les responsables des pertes en vies humaines survenues sur leur territoire et de punir les responsables. Les personnes soupçonnées de crimes graves devraient être soit extradées à la demande de l’État chargé de l’enquête et des poursuites, soit poursuivies dans leur pays d’origine si ce dernier n’extrade pas ses ressortissants.»
10. En accord avec la proposition de résolution, j’ai considéré qu’il était de mon devoir de «mener une enquête sur la mesure dans laquelle les pays ont réalisé les enquêtes nécessaires en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme et coopéré entre eux comme le demandait le Conseil de sécurité des Nations Unies, et d’émettre les recommandations appropriées».
11. Je ne chercherai pas à remettre en question ni à anticiper au nom de l’Assemblée parlementaire les résultats de l’enquête sur la sécurité aérienne ou les conclusions de l’ECE. L’Assemblée n’a ni le mandat, ni l’expertise, ni les ressources pour agir de la sorte. En revanche, elle est chargée d’examiner et d’évaluer si tous les États parties à la Convention européenne des droits de l’homme ont satisfait à leurs obligations découlant de l’article 2 d’étudier et de sanctionner correctement toute perte de vie humaine. Cette évaluation, que je soumets à l’Assemblée dans le présent rapport, est politique et non judiciaire, car l’Assemblée n’est pas un tribunal. À titre personnel, et sans préjudice des futures décisions de justice indépendantes, je me sens obligé, notamment à l’égard des familles et amis des victimes, de partager également mes propres conclusions sur la destruction du vol MH17. Je m’appuie uniquement sur des faits objectifs que j’interprète en toute impartialité.
12. Avant de tirer des conclusions dans le cadre de mon mandat, je présenterai brièvement dans ce rapport les enquêtes menées à ce jour au niveau national et international en mettant l’accent sur les progrès réalisés et les obstacles rencontrés par les enquêteurs.

1.3. Visites d’information à La Haye et à Kiev (31 janvier-4 février 2022)

13. Je tiens à remercier les délégations néerlandaise et ukrainienne pour les réunions très utiles qu’elles ont organisées avec l’ensemble des parties prenantes concernées à La Haye et à Kiev. J’ai été particulièrement touché par la dignité et la force de caractère dont ont fait preuve les nombreux proches de victimes du crash que j’ai rencontrés à La Haye. Ces rencontres m’ont fait prendre conscience de l’indicible horreur qu’ont dû vivre les passagers et l’équipage du vol MH17 lorsque leur avion a été touché par un missile, ainsi que de l’infinie souffrance de leurs familles et amis. Il est évident que pour faire leur deuil, ces derniers ont besoin de connaître toute la vérité sur ce qui est arrivé à leurs proches, sur les conditions et les raisons de cette tragédie, et d’en voir les responsables traduits en justice. Au lieu de cela, leur souffrance a été prolongée et aggravée par les mensonges éhontés et les versions sans cesse différentes des événements propagés par les autorités russes et les dirigeants des soi-disantes «républiques populaires» de Donetsk et de Lougansk, ainsi que par le manque total de respect des séparatistes pro-russes qui contrôlaient le site du crash à l’égard des dépouilles des victimes.

2. Les enquêtes aux niveaux international et national – avancées et obstacles

14. Après la catastrophe, et suite à la diffusion dans les médias internationaux des images terribles de l’épave de l’avion et des restes humains éparpillés sur un vaste périmètre dans la zone de conflit à l’est de l’Ukraine, il est rapidement apparu que le crash n’était pas dû à un dysfonctionnement de l’avion ni à une erreur de pilotage, mais à l’impact d’une arme de guerre. Les enquêtes ont été entravées par le fait que le lieu de l’accident se trouvait dans une zone sous le contrôle effectif de milices séparatistes soutenues par la Russie. Des cas de pillage des effets personnels des victimes de l’accident ont même été signalés. Il a fallu attendre plusieurs jours après le crash pour que des enquêteurs d’Ukraine, de Malaisie et d’Australie et des journalistes, accompagnés d’observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), puissent accéder au lieu de l’accident.
15. Comme après toute catastrophe aérienne, deux types d’enquêtes doivent être menées de toute urgence et indépendamment l’une de l’autre, à savoir une enquête de sécurité aérienne pour identifier les causes de l’accident et des enquêtes judiciaires pour établir les responsabilités pénales éventuelles.

2.1. L’enquête de sécurité aérienne en vertu de la Convention de Chicago

16. L’objectif des enquêtes techniques réalisées en vertu des prescriptions internationales établies par l’Annexe 13 à la Convention de Chicago n’est pas de répartir les responsabilités, mais de tirer les leçons qui s’imposent de chaque catastrophe aérienne, afin d’améliorer la sécurité de la navigation aérienne à l’avenir 
			(9) 
			Voir <a href='http://www.icao.int/Newsroom/Pages/FR/ICAO-Welcomes-MH17-Accident-Investigation-Final-Report_FR.aspx'>www.icao.int/Newsroom/Pages/FR/ICAO-Welcomes-MH17-Accident-Investigation-Final-Report_FR.aspx</a>..
17. L’OVV, qui a mené l’enquête de sécurité aérienne en vertu de la Convention de Chicago, a présenté son rapport final le 13 octobre 2015. Il a conclu que le vol MH17 avait été abattu un missile Buk, plus précisément par un missile sol-air de type 9M38M1 équipé d’une ogive de modèle 9N314M et monté sur un système mobile de défense anti-aérienne Buk de fabrication russe. L’ogive a été formellement identifiée par les fragments caractéristiques (en forme de nœud papillon et de carré) retrouvés dans l’épave et dans les corps des membres d’équipage. Le fuselage a subi l’impact de plus de 800 objets de grande puissance provenant d’un point situé à l’extérieur de l’avion et dont la forme exclut les tirs de canon air-air. Le rapport de l’OVV a également examiné et écarté consciencieusement toute autre cause possible de l’accident – comme la foudre, une collision avec une météorite ou d’autres débris spatiaux, une explosion à bord, une panne moteur de grande ampleur ou un défaut de navigabilité de l’avion et de l’équipage.
18. Les enquêteurs ont identifié des pics sonores caractéristiques dans les 20 dernières millisecondes de l’enregistrement du CVR (enregistreur de conversations du poste de pilotage) et ont localisé leur provenance à l’extérieur de l’avion, au-dessus du côté gauche du cockpit. Le rapport de l’OVV établit également que ni le CVR ni le FDR (enregistreur de données de vol) n’ont enregistré d’alerte ou d’avertissement indiquant un dysfonctionnement technique. L’OVV constate que les enregistreurs de vol n’ont pas pu être récupérés par l’équipe d’enquête constituée en vertu de l’Annexe 13. Ils ont été prélevés par deux fonctionnaires dont l’identité demeure inconnue et n’ont été remis à un responsable malaisien que le 21 juillet 2014, à Donetsk, ville sous contrôle séparatiste.
19. Les données radar transmises à l’OVV par les autorités ukrainiennes et russes montrent qu’aucun autre avion ne volait à proximité du vol MH17 à l’exception de trois avions de ligne commerciaux, dont le plus proche se trouvait à une distance de 30 km environ. L’OVV observe que les autorités russes ont fourni uniquement les enregistrements vidéo des écrans radar, mais pas les données radar brutes qui, selon la Fédération de Russie, n’ont pas été conservées puisqu’elles ne concernaient pas l’espace aérien russe. L’OVV rappelle qu’il s’agit là d’une violation des normes de l’OACI.
20. L’OVV indique ne pas avoir eu accès à la zone de l’accident avant le 4 novembre 2014 et avoir dû attendre les missions du 16 novembre 2014 et du 20 mars 2015 pour récupérer les débris de l’avion. Il reconnaît toutefois avoir eu accès aux informations recueillies par d’autres enquêteurs autorisés plus tôt à se rendre sur le lieu de l’accident. Cela dit, l’OVV constate aussi que certains débris, dont on sait qu’ils étaient dans la zone de l’épave peu après l’accident, n’ont pas été retrouvés lors des missions de récupération. Les conditions de transfert des restes humains à des fins d’identification ne sont pas décrites dans le rapport (voir pages 83-86 et 164-165). La lecture de la description des effets probables qu’ont eus l’impact et la dislocation subséquente de l’avion en trois grandes parties (cockpit, cabine, queue) sur les passagers fait froid dans le dos (page 165).
21. Une part importante du rapport de l’OVV est consacrée à la description et à l’analyse du niveau de risque inhérent au survol d’une zone de conflit comme l’est de l’Ukraine (mais aussi l’Afghanistan, la Syrie, l’Irak ou le Soudan du Sud), que les avions de ligne survolent régulièrement à des altitudes considérées comme sûres, car hors de portée effective des armes utilisées dans ces conflits, à l’instar des «MANPADS» (missiles sol-air portables). Il constate que dans les mois et les jours précédant la destruction du vol MH17, le conflit du Donbass s’était étendu à l’espace aérien. Plusieurs hélicoptères, avions de transport et même avions de chasse ukrainiens avaient été abattus par les séparatistes soutenus par la Russie, qui disposaient manifestement de «MANPADS». La plupart des avions militaires ukrainiens abattus avaient été touchés à basse altitude 
			(10) 
			Voir le tableau page
182 dans le rapport de l’OVV; le 17 juillet 2014, un avion de transport
AN-26 a été abattu à 6 500 mètres d’altitude. D’après une déclaration
ukrainienne, il avait dû être touché par une arme plus puissante
qu’un MANPAD. Le 16 juillet, deux avions de chasse SU-25 ont été
touchés, dont l’un très probablement par un MANPAD. L’autre, abattu
près d’Amvrosïvka sur la frontière russe, a été touché à 8 250 mètres
d’altitude (corrigé par la suite à 6 250 mètres). Les autorités
ukrainiennes ont soupçonné l’utilisation soit d’un missile sol-air
Pantsir, soit d’un missile air-air X-24, dans tous les cas lancé
depuis le territoire ou l’espace aérien russe (voir le rapport de
l’OVV, pages 182-184).. Dans deux cas toutefois, un avion de transport militaire (Antonov AN-26) et un avion de chasse (Sukhoi SU-25) avaient été touchés à des altitudes proches de l’altitude de croisière prescrite pour les avions de ligne 
			(11) 
			Un «NOTAM» (avis aux
navigateurs aériens) des autorités ukrainiennes, en vigueur depuis
mars 2014, déconseillait de voler en dessous du niveau de vol FL
260 (26 000 pieds, soit environ 7 900 mètres d’altitude). Un NOTAM
russe publié le 16 juillet 2014 (no UUUV6158/14)
et applicable à la région de Rostov, à la frontière orientale de
l’Ukraine, comportait une contradiction interne: tout en recommandant
un FL 260 (à l’instar du NOTAM ukrainien), il indiquait également s’appliquer
du niveau du sol jusqu’au FL 530, c’est-à-dire à plus de 16 000
mètres d’altitude; voir le rapport de l’OVV, page 180.. Ces incidents, qui étaient bien connus des observateurs occidentaux, n’ont pas amené l’Ukraine à fermer totalement son espace aérien aux vols commerciaux (les altitudes plus basses étant déjà fermées), ni incité les gouvernements à adresser des mises en garde à leurs compagnies aériennes nationales afin qu’elles évitent de survoler cette zone. L’OVV se contente d’énoncer les faits sans chercher à rejeter la faute sur l’un ou l’autre des gouvernements. Il signale toutefois que, même si le vol MH17 était en «partage de code» avec le transporteur national néerlandais KLM et qu’il provenait des Pays-Bas, les autorités néerlandaises n’étaient ni obligées ni même légalement fondées à empêcher la Malaysian Airlines d’emprunter la route au-dessus de l’est de l’Ukraine inscrite sur le plan de vol. L’espace aérien au-dessus de la partie orientale de l’Ukraine était très fréquenté le jour du crash du vol MH17. 160 avions de ligne ont survolé la région avant la fermeture de l’espace aérien.
22. Lors de mes visites à La Haye et à Kiev, j’ai demandé à plusieurs interlocuteurs si un avertissement spécifique contre le survol de la zone de conflit dans la région du Donbass avait été donné ou reçu. On m’a répondu qu’il n’en était rien, car l’existence du système de missiles Buk mis à disposition des combattants séparatistes n’était pas connue avant la tragédie.

2.2. Les enquêtes judiciaires menées par l’équipe commune d’enquête

23. L’ECE est composée de policiers et d’experts en médecine légale d’Australie, de Belgique, de Malaisie, des Pays-Bas et d’Ukraine 
			(12) 
			Voir
le site internet officiel d’information sur le crash du vol MH17 <a href='http://www.prosecutionservice.nl/topics/mh17-plane-crash'>www.prosecutionservice.nl/topics/mh17-plane-crash</a>, qui fournit des explications sur divers aspects des
travaux de l’ECE (en particulier, les recherches criminalistiques effectuées
sur les débris à Gilze-Rijen, le bureau délocalisé à Kiev, le prélèvement
d’échantillons de sol dans les zones soupçonnées d’avoir accueilli
le site de lancement du missile, l’enquête sur le système d’armement
utilisé pour abattre le MH17 et le recours à l’entraide judiciaire
internationale).. Elle est dirigée par la police nationale néerlandaise et dispose d’un bureau sur le terrain à Kiev. L’ECE, mise en place sous les auspices d’Europol, compte actuellement 50 personnes 
			(13) 
			D’après
l’article «Incomparable investigation» du MH17 Magazine 03, des
centaines de personnes travaillaient initialement sur cette enquête
sous la supervision de huit procureurs. Selon les besoins, certaines
personnes ont rejoint l’enquête au fil du temps et d’autres l’ont
quittée. et a accès à un éventail complet d’expertises scientifiques, aéronautiques et militaires (avec notamment des experts en radars, missiles, armes et explosifs). L’ECE a effectué des analyses médico-légales approfondies des restes humains et des débris d’avion transportés, stockés et analysés au sein de la base aérienne de Gilze-Rijen, aux Pays-Bas. L’ECE a également accès aux informations collectées par l’OVV. Elle peut exploiter des renseignements provenant de toutes les sources, mais sa mission consiste à réunir des preuves conformes aux normes élevées requises pour leur utilisation dans le cadre de procédures pénales.
24. Le 30 mars 2015, l’ECE a publié une vidéo invitant les habitants de l’est de l’Ukraine à fournir des informations concernant l’acheminement d’un système de défense anti-aérienne Buk à travers l’est de l’Ukraine le 17 juillet (jour de l’accident du MH17) et le 18 juillet 2014. Sur cette vidéo, l’ECE récapitule l’itinéraire emprunté par le Buk de Donetsk à Snijné puis Louhansk, en passant par Zouhres et Torez, ainsi que son retour en Fédération de Russie, avec des photos et des vidéos du Buk et des appels téléphoniques interceptés entre les séparatistes. La majorité de ces informations sont dans le domaine public depuis la publication d’un rapport par Bellingcat le 8 novembre 2014 
			(14) 
			Voir <a href='http://www.bellingcat.com/about'>www.bellingcat.com/about.</a>. Cette vidéo contient par ailleurs des conversations téléphoniques interceptées peu après la destruction de l’avion MH17, qui impliquent encore davantage la Fédération de Russie et les séparatistes qu’elle soutient. Au cours de ces trois appels téléphoniques jusque-là inédits, les séparatistes parlent d’un camion Volvo avec un plateau surbaissé transportant un Buk de Snijné vers le territoire russe peu après la destruction du vol MH17.
25. Le 28 septembre 2016, l’ECE a annoncé que le MH17 avait été abattu par un missile de la série 9M38, lancé à partir d’un système Buk TELAR qui avait été acheminé depuis la Russie jusque dans un terrain agricole situé près de Pervomaïskyï, dans l’est de l’Ukraine, d’où le missile avait été tiré. Après le tir, le système a été ramené en Fédération de Russie – avec un missile en moins.
26. Le 24 mai 2018, l’ECE a rendu ses conclusions selon lesquelles le système Buk TELAR utilisé pour abattre l’avion MH17 appartenait à la 53e brigade de missiles antiaériens des forces armées russes, basée à Koursk. L’ECE a également lancé un appel à témoins, notamment auprès des membres de la 53e brigade en question.
27. Le 19 juin 2019, les autorités néerlandaises ont annoncé que, sur la base de l’enquête menée par l’ECE, le ministère public des Pays-Bas poursuivrait quatre hommes suspectés d’avoir abattu l’avion, à savoir Igor V. Girkin (alias Strelkov), Sergey N. Dubinskiy, Oleg Y. Pulatov et Leonid V. Kharchenko. Les trois premiers sont des ressortissants russes, M. Kharchenko est ukrainien. M. Girkin est un ancien colonel du FSB. Le 17 juillet 2014, il était «ministre de la Défense» et commandant de l’armée de la République populaire autoproclamée de Donetsk («RPD»), d’où le MH17 a été abattu. En tant que plus haut commandant militaire, il était en contact avec la Fédération de Russie. M. Dubinskiy est un ancien officier du GRU (les services de renseignement militaire russes). En 2014, il était l’un des adjoints de M. Girkin. Il dirigeait le service de renseignement de la «RPD» et était également en contact avec la Fédération de Russie. M. Pulatov est un ancien officier des «Spetznaz-GRU», les unités spéciales des services de renseignement militaire russes. À l’époque des faits, il était l’un des adjoints de M. Dubinskiy. M. Kharchenko, le seul suspect ukrainien, n’a pas fait partie de l’armée ni des services spéciaux. Il prenait ses ordres directement de M. Dubinskiy et commandait une unité de combat dans la région de Donetsk 
			(15) 
			Voir le communiqué
de presse du bureau du Procureur des Pays-Bas, daté du 19 juin 2019: www.prosecutionservice.nl/topics/mh17-plane-crash/documents/publications/mh17/map/2019/speakers-text-press-meeting-19-6-2019..
28. Les quatre suspects sont poursuivis pour avoir causé le crash du vol MH17 qui a entraîné la mort de toutes les personnes à bord, ce qui est passible de sanctions en vertu de l’article 168 du Code pénal des Pays-Bas; et pour le meurtre des 298 personnes qui se trouvaient à bord du vol MH17, ce qui est passible de sanctions en vertu de l’article 289 du Code pénal des Pays-Bas 
			(16) 
			L’article 168 du Code
pénal des Pays-Bas est libellé comme suit: 
			(16) 
			«Toute
personne qui cause, intentionnellement et illégalement, le naufrage
ou l’échouage d’un navire, d’un véhicule ou d’un avion, le détruit,
le rend inutilisable ou l’endommage, est passible: 
			(16) 
			1.
d’une peine d’emprisonnement ne dépassant pas quinze ans ou une
amende de cinquième catégorie, si cet acte est susceptible de mettre
en danger la vie d’autrui; 
			(16) 
			2. d’une peine d’emprisonnement
à vie ou d’une durée déterminée n’excédant pas trente ans ou une
amende de cinquième catégorie, si cet acte est susceptible de mettre
en danger la vie d’autrui et si l’infraction entraîne la mort d’une personne.» 
			(16) 
			L’article 289
du Code pénal des Pays-Bas dispose: 
			(16) 
			«Toute personne
qui, intentionnellement et avec préméditation, cause la mort d’une
autre personne est coupable de meurtre et encourt une peine d’emprisonnement
à vie ou d’une durée déterminée ne dépassant pas trente ans, ou
une amende de cinquième catégorie»..
29. Le 14 novembre 2019, l’ECE a publié un autre appel à témoins suite à la diffusion sur son site internet de plusieurs appels téléphoniques interceptés. L’ECE a annoncé que l’analyse récente des informations qu’elle avait obtenues, y compris les dépositions faites par d’anciens membres de la «RPD», avait révélé que l’influence russe sur la «RPD» avait dépassé le seul soutien militaire, comme en témoignent les conversations téléphoniques enregistrées entre les dirigeants de la «RPD» et de hauts fonctionnaires russes. Dans son dernier appel à témoins, l’ECE révèle des détails sur les moyens de communication sécurisés utilisés entre les combattants de la «RPD» et les responsables russes. Les numéros de téléphone, utilisés quotidiennement, provenaient de la même série et semblent avoir été fournis par le FSB. L’ECE a lancé un appel pour recueillir des informations sur les personnes ayant utilisé ces numéros de téléphone et pour trouver des témoins susceptibles de fournir des renseignements sur ceux qui ont donné l’ordre de déployer le Buk TELAR en question.
30. Des mandats d’arrêt internationaux ont été émis et les quatre suspects ont été inscrits sur les listes nationales et internationales des personnes recherchées. Trois des suspects ont la nationalité russe, le quatrième est ukrainien. Les constitutions de ces deux pays n’autorisant pas l’extradition de leurs ressortissants, l’extradition n’a pas été demandée. Le procès a débuté le 9 mars 2020 devant le tribunal de première instance de La Haye 
			(17) 
			www.prosecutionservice.nl/topics/mh17-plane-crash/news/2020/03/09/criminal-proceedings-start-against-four-suspects-charged-with-bringing-down-mh17..
31. Le 2 décembre 2019, le ministère public des Pays-Bas (MPPB) a annoncé qu’il avait informé les autorités russes de sa demande d’arrestation provisoire d’un cinquième suspect (une «personne présentant un intérêt»), M. Vladimir Tsemakh. Ce dernier a été arrêté en Ukraine 
			(18) 
			Il aurait été arrêté
sur le territoire de la «RPD» et transféré à Kiev par les forces
spéciales ukrainiennes. pour d’autres infractions pénales. L’enquête sur son rôle dans la destruction du vol MH17 est toujours en cours. L’ECE, qui l’a interrogé à plusieurs reprises, le considère comme un suspect. Toutefois, elle n’a pas pu empêcher son transfert vers la Fédération de Russie le 7 septembre 2019 dans le cadre d’un échange de prisonniers. Le MPPB a immédiatement demandé que la Russie arrête M. Tsemakh afin qu’il soit extradé vers les Pays-Bas. M. Tsemakh étant un citoyen ukrainien, la Constitution russe n’empêche pas son extradition. Le MPPB a reçu une confirmation de la réception de sa demande avant même que l’avion n’atterrisse à Moscou. Pour autant, M. Tsemakh n’a pas été arrêté, et ce malgré les avertissements répétés du MPPB selon lesquels il pourrait s’enfuir en «RPD». Le 23 septembre 2019, et à maintes reprises par la suite, les autorités russes ont demandé des informations supplémentaires, que le MPPB a déclaré avoir fournies rapidement même si elles n’étaient pas pertinentes pour l’arrestation de M. Tsemakh. La demande d’arrestation de M. Tsemakh a été réitérée aux plus hauts niveaux politiques et diplomatiques, en vain. Le 19 novembre, le MPPB a reçu des autorités russes la notification que la demande d’arrestation de M. Tsemakh ne pouvait être exécutée parce que personne ne savait où il se trouvait. D’après les médias, M. Tsemakh avait déjà regagné son domicile dans l’est de l’Ukraine, une région contrôlée par les séparatistes. Le MPPB en a conclu que «la Russie avait volontairement autorisé M. Tsemakh à quitter la Fédération de Russie, refusant de donner suite à la demande néerlandaise alors qu’elle était tenue de le faire en vertu de la Convention européenne d’extradition» 
			(19) 
			Communiqué de presse
du ministère public des Pays-Bas au sujet de M. Vladimir Tsemakh,
2 décembre 2019, disponible sur: www.prosecutionservice.nl/topics/mh17-plane-crash/news/2019/12/02/press-release-netherlands-public-prosecution-service-concerning-mr-vladimir-tsemakh..
32. De manière plutôt surprenante, M. Tsemakh s’est tourné vers la Cour européenne des droits de l’homme pour se plaindre des conditions de sa détention et de son interrogatoire en Ukraine 
			(20) 
			Voir les actualités
du Conseil de l’Europe du 19 décembre 2019: «MH17 case: Tsemakh
files lawsuit against Ukraine»..
33. Le manquement présumé des autorités russes à coopérer avec l’ECE au sujet de l’arrestation de M. Tsemakh relève clairement de mon mandat de rapporteur. J’ai soulevé cette question lors de mes réunions à La Haye et à Kiev. La chronologie des événements présentée par le MPPB n’a pas été contredite. Mes interlocuteurs ukrainiens ont souligné le fait que la partie russe avait fortement insisté sur l’inclusion de M. Tsemakh dans l’échange de prisonniers et que les enquêteurs néerlandais avaient eu la possibilité de l’interroger avant qu’il ne soit autorisé à partir pour la Fédération de Russie.

2.3. Les enquêtes de Bellingcat

34. Bellingcat, un collectif de chercheurs spécialisés dans la vérification des faits et qui recourent au renseignement de source ouverte a été fondé par le journaliste britannique Elliot Higgins et a commencé à se faire un nom en enquêtant sur l’utilisation des armes chimiques en Syrie. Il se décrit comme «un collectif international indépendant de chercheurs, d’enquêteurs et de journalistes citoyens qui utilisent les enquêtes de source ouverte et les réseaux sociaux pour enquêter sur divers sujets – depuis les barons de la drogue mexicains et les crimes contre l’humanité jusqu’au suivi de l’emploi des armes chimiques et des conflits partout dans le monde. Avec une équipe et des collaborateurs répartis dans plus de 20 pays à travers le monde, nous intervenons dans un domaine unique où se rejoignent la technologie de pointe, la recherche en criminalistique, le journalisme, les enquêtes, la transparence et la responsabilité» 
			(21) 
			Voir <a href='http://www.bellingcat.com/about'>www.bellingcat.com/about.</a>. En ce qui concerne la destruction du vol MH17, Bellingcat a réalisé plusieurs enquêtes.
35. Le 8 novembre 2014, Bellingcat a publié un rapport sur la provenance du Buk des séparatistes («Origin of the Separatists’ Buk»). À partir d’articles publiés sur les réseaux sociaux, en particulier des photographies postées en ligne, en utilisant différents outils permettant de géolocaliser ces photographies et en identifiant un lanceur de missiles Buk précis (le «3x2», où le x représente le chiffre du milieu, illisible) grâce à la comparaison de ses caractéristiques propres avec celles d’autres lanceurs, Bellingcat a retracé l’itinéraire emprunté par un système Buk en provenance de la base de la 53e brigade de missiles antiaériens de Koursk. Le système «3x2» s’est séparé du convoi plus important qui l’accompagnait pour se rapprocher d’un poste-frontière tenu par les séparatistes. Le 14 juillet 2014, il se trouvait à l’intérieur du territoire contrôlé par ces derniers et s’est déplacé de Donetsk à Snijné, en passant par Zhoures et Torez. Arrivé à Snijné, il a été déchargé du camion civil à plateau surbaissé (qui aurait été volé) environ trois heures avant la destruction du MH17 et a poursuivi sa route par ses propres moyens jusqu’à un champ situé près du village de Pervomaïskyï, d’où le missile fatal a été tiré. Une vidéo prise tôt dans la matinée du 18 juillet 2014 montre le Buk transporté sur le même camion à plateau surbaissé traversant Louhansk, en direction de la frontière russe – avec un missile en moins 
			(22) 
			Voir
«A Birdie is Flying Towards You, Identifying the Separatists Linked
to the Downing of MH17», une enquête de Bellingcat, 19 juin 2019,
page 74 (disponible sur:<a href='https://www.bellingcat.com/news/uk-and-europe/2019/06/19/identifying-the-separatists-linked-to-the-downing-of-mh17/'>;www.bellingcat.com/news/uk-and-europe/2019/06/19/identifying-the-separatists-linked-to-the-downing-of-mh17/</a>)..
36. Le rapport de Bellingcat du 31 mai 2015 sur l’analyse criminalistique des images satellite publiées par le ministère russe de la Défense («Forensic Analysis of Satellite Images Released by the Russian Ministry of Defense») décortique les images satellite montrant l’unité militaire ukrainienne A-1428 au nord de Donetsk les 14 et 17 juillet 2014, qui ont été présentées par le ministère russe de la Défense lors d’une conférence de presse le 21 juillet 2014. Bellingcat compare les images russes avec les images satellite commerciales achetées auprès de DigitalGlobe du même endroit le 17 juillet 2014 et avec les images disponibles sur Google Earth qui montrent le même site à plusieurs dates différentes de l’année 2014. Bellingcat constate que: «Ces comparaisons montrent clairement de multiples différences entre l’imagerie de DigitalGlobe du 17 juillet et celle du ministère russe de la Défense du 14 juillet et du 17 juillet 2014. Ces différences ne peuvent s’expliquer que par une datation erronée des images du ministère russe de la Défense. Les similitudes entre les images du ministère russe de la Défense et celles du satellite Google Earth pour les mois de mai et juin démontrent de toute évidence que les images du ministère russe de la Défense avaient été prises au moins un mois avant le 17 juillet 2014.»
37. Dans ses conclusions, Bellingcat réfute l’idée selon laquelle le ministère russe de la Défense se serait involontairement trompé en datant les images. En réponse à de précédentes allégations de falsification des images, le ministère de la Défense a fait la déclaration suivante: «Les images publiées par le ministère russe de la Défense le 21 juillet sont absolument exactes en ce qui concerne le lieu et l’heure» 
			(23) 
			«Comparison
of Digital Globe 17 July Satellite Imagery with Russian Ministry
of Defense 17 July Satellite Imagery», une enquête Bellingcat..
38. Si le ministère russe de la Défense a délibérément fourni de fausses images satellite, cela constitue une violation manifeste du devoir de la Fédération de Russie de coopérer à l’enquête sur les causes et responsabilités de la catastrophe du MH17.
39. Le 17 juillet 2017, Bellingcat a présenté son rapport «MH17, The Open Source Investigation, 3 Years Later» 
			(24) 
			Voir sur: <a href='http://www.bellingcat.com/news/uk-and-europe/2017/07/17/mh17-open-source-investigation-three-years-later'>www.bellingcat.com/news/uk-and-europe/2017/07/17/mh17-open-source-investigation-three-years-later</a>.. Il rassemble toutes les informations établissant l’itinéraire de transport et le site de lancement du Buk russe utilisé pour abattre le vol MH17. Le rapport contient également des renseignements permettant d’affiner la localisation possible du site de lancement du missile, notamment grâce à la géolocalisation d’une traînée de fumée de missile photographiée. Les chercheurs présentent aussi des informations et des analyses détaillées réfutant plusieurs «scénarios alternatifs» avancés entre-temps par les autorités russes et par le fabricant du système Buk, Almaz-Antey. Parmi ces scénarios figurent l’utilisation d’un des systèmes Buk détenus par l’armée ukrainienne et la destruction du vol MH17 par un avion de chasse ukrainien. Enfin, et surtout, les chercheurs de Bellingcat ont aussi commencé à étudier les rôles et les identités d’éventuels suspects.
40. Le rapport détaillé de Bellingcat, «’A Birdie is Flying Towards You’, Identifying the Separatists Linked to the Downing of MH17» (daté du 19 juin 2019) établit l’identité de la plupart des individus entendus ou mentionnés dans les conversations interceptées publiées par le service de renseignement ukrainien (SBU) et l’ECE. Bellingcat s’est de nouveau appuyé sur des sources libres (principalement numériques), en parcourant les réseaux sociaux et les forums en ligne, en lisant des messages divulgués à la faveur de fuites, en utilisant des outils de reconnaissance faciale et en analysant des entretiens accordés par des soldats séparatistes et des conversations téléphoniques publiées. Les chercheurs ont ainsi établi la hiérarchie des forces de la «RPD» impliquées dans l’obtention et l’utilisation du système Buk ayant servi à abattre le vol MH17. Selon Bellingcat, le «GRU-RPD» dirigé par Sergey Dubinskiy (un des quatre suspects désignés par le ministère public néerlandais) était responsable de l’obtention du lanceur de missiles Buk en question et de sa protection sur le site de lancement au moment où le vol MH17 a été abattu. Le groupe de Dubinskiy a également supervisé le transport retour du Buk vers la Fédération de Russie pour tenter d’effacer les preuves de son déploiement – qui «aurait été approuvé par le plus haut commandant de la RPD, Igor Strelkov» 
			(25) 
			Ibid., page 87.. Strelkov est l’un des pseudonymes d’Igor Girkin, un autre des quatre suspects désignés par le ministère public néerlandais. D’après Bellingcat, les deux autres suspects nommés par l’OVV, Oleg Pulatov et Leonid Kharchenko, ont également joué un rôle clé dans l’obtention et la protection du Buk. Valery Stelmakh, un membre d’un autre groupe de séparatistes, a été le premier à repérer l’avion («l’oiseau») et l’a identifié à tort comme une cible. Il en a ensuite informé son commandant, Igor Bezler, peu de temps avant la destruction de l’avion. Selon le rapport de Bellingcat, on ne sait toujours pas qui a transmis ce message à l’équipe responsable du Buk – qui, d’après les conversations téléphoniques interceptées, provenait clairement de Russie.
41. Dans son dernier rapport sur ce sujet, «Key MH17 Figure Identified as Senior FSB Official: Colonel General Andrey Burlaka» 
			(26) 
			Disponible sur: <a href='http://www.bellingcat.com/news/2020/04/28/burlaka/'>www.bellingcat.com/news/2020/04/28/burlaka/.</a> (daté du 28 avril 2020), Bellingcat a identifié une personne manifestement haut placée, citée dans les conversations téléphoniques interceptées sous le nom de «Vladimir Ivanovitch», comme étant le colonel général Andreï Ivanovitch Burlaka. Le rapport explique en détail la méthodologie utilisée pour cette «chasse à l’homme» – fondée sur des données publiques, des données volées et des outils d’identification vocale – qui a permis d’identifier clairement la personne habilitée à autoriser la livraison de matériel militaire à des séparatistes ouvertement indépendants, et sans le consentement de laquelle il aurait été impossible de faire traverser la frontière ukrainienne à un système d’armes aussi important et complexe que le Buk TELAR.
42. Les antécédents de Bellingcat témoignent d’un très grand professionnalisme et ses enquêtes jouissent d’une forte crédibilité. Dans ma lettre envoyée aux autorités russes, avec l’autorisation de la commission, j’ai mentionné les rapports de Bellingcat et j’ai invité les autorités russes à me fournir des explications et des données susceptibles de remettre en question les conclusions de Bellingcat. Bien que cette lettre ait été envoyée avant l’exclusion de la Fédération de Russie du Conseil de l’Europe, je n’ai reçu aucune réponse. Ce silence renforce ma conviction que ces conclusions reflètent la réalité.

2.4. Les différentes versions des faits diffusées par les autorités russes et les médias

43. La Fédération de Russie rejette l’ensemble des conclusions du bureau néerlandais pour la sécurité OVV, des accusations portées par l’équipe commune d’enquête et des informations et analyses publiées par Bellingcat 
			(27) 
			Voir, par exemple,
les déclarations mentionnées dans l’article de Bellingcat du 22 avril
2016: <a href='http://www.bellingcat.com/resources/articles/2016/04/22/the-russian-ministry-of-foreign-affairs-presents-its-evidence-of-mh17-fakery/'>www.bellingcat.com/resources/articles/2016/04/22/the-russian-ministry-of-foreign-affairs-presents-its-evidence-of-mh17-fakery/</a> et <a href='https://news.sky.com/story/putin-dismisses-mh17-findings-and-says-of-course-russia-is-not-to-blame-for-tragedy-11385434'>https://news.sky.com/story/putin-dismisses-mh17-findings-and-says-of-course-russia-is-not-to-blame-for-tragedy-11385434</a>)..
44. En particulier, le ministère de la Défense russe a affirmé qu’aucun système de missiles de l’armée russe n’avait jamais franchi la frontière ukrainienne. Lors d’une conférence de presse tenue le 21 juillet 2014, le ministère de la Défense a présenté des images satellite pour démontrer qu’une batterie Buk appartenant à l’armée ukrainienne aurait pu abattre le MH17 (images réfutées par Bellingcat, voir ci-dessus). À cette même occasion, il a produit des images censées prouver que la vidéo montrant le transport d’une batterie Buk à travers Donetsk (tenue par les séparatistes) avait en réalité été tournée à Krasnoarmeïsk (tenue par le gouvernement), comme le laissait penser un panneau d’affichage comportant l’adresse d’un concessionnaire automobile dans cette ville. Mais dans son article «Russia’s Colin Powell Moment – How the Russian Government’s MH17 Lies Were Exposed» 
			(28) 
			<a href='http://www.bellingcat.com/news/uk-and-europe/2015/07/16/russias-colin-powell-moment-how-the-russian-governments-mh17-lies-were-exposed/'>www.bellingcat.com/news/uk-and-europe/2015/07/16/russias-colin-powell-moment-how-the-russian-governments-mh17-lies-were-exposed/.</a> du 16 juillet 2015, Bellingcat a établi de manière convaincante que la vidéo avait bien été enregistrée à Donetsk et que les images présentées par le ministère de la Défense avaient fait l’objet d’une manipulation.
45. En juin 2015, Almaz-Antey (le fabricant russe de systèmes de missiles Buk) a tenu une conférence de presse à Moscou pour présenter les résultats de sa propre enquête sur la destruction du MH17, qui a confirmé que l’avion avait été touché par un missile sol-air Buk 9M38M1 armé d’une ogive 9H314M. Il a reconnu que les éclats d’obus qui criblaient l’avion correspondaient à ce type de missile et d’ogive. Il a ensuite ajouté que ce type de missile n’était plus fabriqué en Russie depuis 1999 et que les derniers modèles avaient été livrés à des clients étrangers. Almaz-Antey a également précisé que les forces armées russes utilisaient désormais principalement une ogive 9M317M avec le système Buk et que les forces armées ukrainiennes disposaient encore de près de 1 000 missiles de ce type en 2005 alors qu’elles négociaient avec Almaz-Antey une prolongation de leur durée de vie. Toutefois, l’armée russe dispose encore, elle aussi, d’ogives 9H314M pour missiles Buk 
			(29) 
			Voir le rapport de
Bellingcat du 17 juillet 2017, page 60.. L’étude d’Almaz-Antey émet également une autre hypothèse concernant la zone possible du site de lancement.
46. Pour consolider la thèse selon laquelle un Buk ukrainien aurait abattu le vol MH17, le ministère russe de la Défense a présenté de nouvelles données radar «découvertes par hasard» en septembre 2016 à l’occasion d’une «maintenance programmée», qui entendent démontrer que le missile provenait d’un territoire détenu par le Gouvernement ukrainien, à savoir un champ situé au sud de Zaroshchenske. Néanmoins, ces données radar sont considérées comme peu concluantes par l’ECE et d’autres experts internationaux 
			(30) 
			Voir par exemple www.prosecutionservice.nl/topics/mh17-plane-crash.. Sachant que la ville même de Zaroshchenske et ses environs étaient tenus par les forces séparatistes autour du 17 juillet 2014, il est peu probable que cet endroit ait pu être choisi par l’armée ukrainienne pour exposer un système de missiles vulnérable et précieux 
			(31) 
			Pour plus de détails: <a href='http://www.bellingcat.com/wp-content/uploads/2015/07/Zaroshchenske_ENG.pdf'>www.bellingcat.com/wp-content/uploads/2015/07/Zaroshchenske_ENG.pdf</a>.. En outre, le champ situé au sud de Zaroshchenske ne se trouve pas dans la zone des sites de lancement possibles définie par l’enquête d’Almaz-Antey 
			(32) 
			Voir Bellingcat, 5 janvier
2018, «The Kremlin’s Shifting, Self-Contradicting Narratives on
MH17».. Bellingcat, à l’aide d’images satellites commerciales de la même zone prises à différentes époques, a démontré de façon concluante que les images satellite fournies par le ministère russe de la Défense à l’appui de sa «théorie ukrainienne du missile Buk» étaient mal datées 
			(33) 
			Voir
Bellingcat, <a href='https://www.bellingcat.com/resources/articles/2016/04/22/the-russian-ministry-of-foreign-affairs-presents-its-evidence-of-mh17-fakery/'>«The
Russian Ministry of Foreign Affairs Publishes 'Their' Evidence of
MH17 Fakery»</a>..
47. Dans un article du 22 avril 2016 
			(34) 
			Voir la note 27 plus
haut., Bellingcat a publié la réponse détaillée apportée par le ministère russe des Affaires étrangères à ses conclusions d’alors, suivie d’une réfutation point par point des arguments du ministère. Cette réponse du ministère des Affaires étrangères à Bellingcat constitue l’implication la plus forte des autorités russes que j’ai pu trouver vis-à-vis des conclusions des différentes enquêtes internationales.
48. Quant au prétendu «motif» avancé par les sources russes pour justifier les tirs des forces ukrainiennes sur un avion de ligne – à savoir que l’Ukraine cherchait à abattre un avion transportant le Président Poutine (qui se rendait au même moment de Moscou à Varsovie) – les experts ont fait remarquer qu’un missile tiré de Zaroshchenske n’aurait jamais pu atteindre un avion volant beaucoup plus au nord entre Moscou et Varsovie.
49. Une autre «version» colportée par les responsables russes est que le vol MH17 aurait été abattu par un avion de chasse ukrainien. Toutefois, cette version a aussi été largement écartée par les experts internationaux. Le type d’avion prétendument utilisé (un avion d’attaque au sol SU-25) n’était techniquement pas capable de déployer une attaque à si haute altitude. De plus, la description par le «témoin» allégué, Evgeny Agapov, de l’état d’agitation dans lequel se trouvait un pilote ukrainien (le capitaine Voloshin) à son retour de mission avec un missile manquant, n’a pas résisté à un examen approfondi, tout comme les images radar et satellite et le tweet d’un contrôleur aérien espagnol à Kiev, présentés à l’appui de cette version 
			(35) 
			<a href='http://www.polygraph.info/a/Russian-military-channel-produces-new-mh17-theory/28920956.html'>www.polygraph.info/a/Russian-military-channel-produces-new-mh17-theory/28920956.html</a>; <a href='http://www.polygraph.info/a/kremlins-debunked-mh17-theories/29251216.html'>www.polygraph.info/a/kremlins-debunked-mh17-theories/29251216.html</a>; www.bellingcat.com/news/2014/11/14/russian-state-television-shares-fake-images-of-mh17-being-attacked/.. Une autre variante de la «version avion de chasse» impliquerait soit un MiG29 soit un SU-27 ukrainien, deux avions de chasse capables d’attaquer à haute altitude. La télévision d’État russe a diffusé des images satellite censées montrer le vol MH17 et un avion de chasse en approche. Mais un examen plus minutieux des images a révélé que celles-ci étaient clairement manipulées: le Boeing sur l’image ne porte pas l’emblème de la Malaysian Airlines au bon endroit et l’échelle des avions ne correspond absolument pas aux éléments visibles au sol 
			(36) 
			En effet,
si l’on prend la perspective entre la caméra et le sol, soit le
Boeing se trouvait à seulement 300 mètres du satellite, soit il
mesurait 6,4 kilomètres de long. Voir l’article de Mike Rudin «Conspiracy
Files, who shot down MH17?» sur le site de la BBC: <a href='http://www.bbc.com/news/magazine-35706048'>www.bbc.com/news/magazine-35706048.</a>.
50. Dans la lettre susmentionnée, j’ai demandé aux autorités russes compétentes des éclaircissements sur les contradictions manifestes qui existent 
			(37) 
			Voir
Bellingcat, 5 janvier 2018, «The Kremlin’s Shifting, Self-Contradicting
Narratives on MH17». entre les différentes «versions» et sur les documents à l’appui présentés aux enquêteurs internationaux. Je n’ai pas obtenu de réponse. À la lumière des informations disponibles, il apparaît que l’une ou l’autre, sinon l’ensemble, des différentes «versions» diffusées par les autorités russes sont erronées. Ces fausses déclarations intentionnelles, sans parler de la présentation de données manipulées, contreviennent clairement à l’obligation internationale de la Fédération de Russie de coopérer à l’établissement de la vérité.

2.5. La position de la Malaisie

51. Le 17 juillet 2019, l’agence de presse russe TASS a repris les propos du Premier ministre malaisien Mahathir Mohamad qui affirme que les enquêteurs malaisiens ont été exclus de l’enquête, que toute cette affaire est politique et que les enquêteurs accusent la Fédération de Russie depuis le début sans véritable examen. Mahathir Mohamad a été décoré de l’Ordre de l’amitié russe par Vladimir Poutine en 2003.
52. À l’inverse, le procureur malaisien Mohamad Hanafiah bin Zakaria, qui faisait partie de l’ECE, a déclaré lors d’une conférence de presse tenue aux Pays-Bas le 19 juin 2019 que les conclusions de l’enquête «étaient fondées sur des enquêtes approfondies ainsi que sur des recherches juridiques», en ajoutant: «nous souscrivons aux conclusions de l’enquête» 
			(38) 
			Voir
l’article «Malaysian Investigator Contradicts Nation’s PM on MH-17
Findings», sur: <a href='http://www.polygraph.info/a/malaysia-pm-mh17-russia-jit/30059031.html'>www.polygraph.info/a/malaysia-pm-mh17-russia-jit/30059031.html</a>..

3. Conclusions et observations finales

53. L’OVV néerlandais, l’équipe commune d’enquête et Bellingcat ont publié leurs résultats successivement, étape par étape, en fournissant toujours plus de détails et d’éléments corroborant la thèse selon laquelle un missile Buk d’origine russe, lancé depuis un territoire tenu par les séparatistes dans l’est de l’Ukraine, a été utilisé pour abattre le vol MH17. À l’inverse, la Fédération de Russie a répandu différentes «versions», parfois même simultanément, selon lesquelles un avion de chasse ukrainien ou un Buk ukrainien aurait abattu l’avion de ligne. Comme le montrent les preuves soigneusement recueillies par les enquêteurs internationaux, notamment l’OVV, l’ECE et Bellingcat, une grande partie des données satellite, radar et vidéo présentées par les autorités russes à l’appui de ces versions ne sont pas crédibles. En fournissant des données trafiquées, les autorités russes ont clairement manqué à leur obligation de coopérer avec les enquêteurs internationaux pour établir la vérité.
54. Lors de mes visites d’information à La Haye et à Kiev, j’ai clairement indiqué qu’il ne relevait pas de mon mandat de prendre position sur l’attribution juridique de la culpabilité individuelle ou de la responsabilité des États dans le crash du vol MH17. La responsabilité pénale des auteurs sera déterminée en temps utile par les tribunaux néerlandais chargés d’étudier les accusations portées contre les personnes identifiées par l’ECE; et la responsabilité de l’État sera déterminée par la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, qui traite des requêtes interétatiques introduites par l’Ukraine et les Pays-Bas contre la Fédération de Russie, et – dans les limites de leurs compétences – par la CIJ et l’OACI. Toutefois, mon mandat me permet de présenter à l’Assemblée une conclusion sur le respect ou non, par les États potentiellement impliqués, de leur obligation de coopération pour établir la vérité sur ce qui est réellement advenu au vol MH17, et sur les raisons de cette tragédie.
55. L’un des principaux éléments tirés de mes visites d’information est l’avis unanime de mes interlocuteurs sur le manquement des autorités russes à fournir toutes les données dont elles disposent, comme les premières données pertinentes du radar. Tous estiment que, de façon générale, elles n’ont été ni réactives ni coopératives, mais ont répondu de façon dilatoire et formelle. Une demande d’entraide judiciaire émanant des Pays-Bas et visant à interroger certaines personnes en Fédération de Russie a été purement et simplement refusée, au motif clairement affiché que répondre à cette demande irait à l’encontre des intérêts de la Fédération de Russie 
			(39) 
			<a href='http://www.prosecutionservice.nl/topics/mh17-plane-crash/news/2018/09/17/reaction-jit-to-press-conference-of-russian-ministry-of-defense'>www.prosecutionservice.nl/topics/mh17-plane-crash/news/2018/09/17/reaction-jit-to-press-conference-of-russian-ministry-of-defense</a>.. Il m’a été rapporté que les informations fournies par la Fédération de Russie n’étaient jamais suffisantes ou complètes, quand elles n’étaient pas fausses. Les autorités russes n’auraient «qu’une mauvaise mémoire» et le bureau néerlandais pour la sécurité OVV a même découvert une tentative de piratage de son serveur émanant d’un site russe. Mes interlocuteurs des Pays-Bas ont exprimé leur frustration à propos de la «mauvaise foi» de leurs homologues russes, en des termes encore plus forts que les fonctionnaires ukrainiens qui, à la lumière de leurs expériences passées, ne s’attendaient manifestement pas à mieux de la part de la Fédération de Russie. En revanche, les autorités néerlandaises et ukrainiennes ont été satisfaites du niveau de coopération entre leurs services respectifs.
56. Plus important encore aux fins du présent rapport, mes interlocuteurs de La Haye et de Kiev ont souligné que les autorités russes s’étaient activement employées à propager de fausses informations et à fournir des données trafiquées – qui ont été réfutées de manière convaincante par les enquêteurs internationaux, comme nous l’avons vu plus haut (paragraphes 43-50).
57. Cela dit, je ne peux m’empêcher de constater que je n’ai pas non plus reçu les informations que j’ai demandées aux autorités américaines, notamment des données très probablement collectées par des avions équipés d’un système de détection et de contrôle (AWACS) survolant la zone de conflit et des navires de guerre participant à des manœuvres navales en mer Noire au moment du crash, ainsi que des données satellite qui devaient être disponibles, étant donné que la destruction du MH17 a eu lieu dans une zone de conflit vraisemblablement placée sous la surveillance étroite de plusieurs parties. Mes interlocuteurs à La Haye ont laissé entendre que les États-Unis avaient communiqué à titre confidentiel certaines données au ministère public des Pays-Bas et au bureau néerlandais pour la sécurité OVV. Il serait souhaitable que ces données soient rendues publiques à un moment donné, sous réserve que la divulgation des méthodes de travail, des capacités et des sources ne crée pas de risques pour la sécurité.
58. Sachant qu’il n’appartient en aucun cas à l’Assemblée de prendre position sur la question de la responsabilité pénale individuelle ou de la responsabilité des États, je ne considère pas qu’il soit nécessaire d’attendre l’issue des procédures judiciaires en cours aux Pays-Bas et devant la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour internationale de Justice et l’Organisation de l’aviation civile internationale. On peut faire confiance aux juridictions nationales et internationales et aux organisations spécialisées concernées pour juger les affaires dont elles sont saisies en toute indépendance et sans aucune ingérence politique. Les tribunaux doivent trancher des questions difficiles: l’équipage du Buk russe savait-il qu’il visait un avion civil? Si tel n’était pas le cas, aurait-il dû le savoir? L’erreur est-elle due à un comportement négligent, voire imprudent? La Fédération de Russie est-elle responsable des actes de l’équipage du Buk – soit qu’elle ait mis une arme aussi puissante entre les mains d’opérateurs peu fiables, soit que les membres de l’équipage aient été en réalité contrôlés par l’armée russe, voire en faisaient partie? À quel niveau de la hiérarchie militaire ou politique se situe la responsabilité pénale? Ces questions, aussi importantes soient-elles, ne relèvent pas du mandat de l’Assemblée en soi.
59. À titre personnel toutefois, comme je l’ai déjà indiqué, j’aimerais faire part de mes propres conclusions sur la destruction du vol MH17. J’ai étudié les conclusions détaillées du bureau néerlandais pour la sécurité OVV, ainsi que celles de l’ECE et de Bellingcat. J’ai rencontré un grand nombre de personnes à La Haye et à Kiev, notamment des représentants du SBU, le service de sécurité ukrainien, et j’ai écouté les communications interceptées entre les commandants séparatistes juste avant et après la destruction du vol MH17. À la lumière de toutes les informations que j’ai collectées, je ne peux m’empêcher de conclure que c’est bien un missile Buk russe de la 53e brigade de Koursk, acheminé vers le territoire ukrainien tenu par les séparatistes peu avant la tragédie, qui a abattu le Boeing malaisien. La décision finale revient bien entendu aux tribunaux, qui devront également désigner les personnes pénalement responsables de cette tragédie, déterminer si elles ont agi intentionnellement ou par imprudence et décider de l’éventuelle responsabilité de l’État russe liée au fait que la Fédération de Russie a fourni le camion lance-missile Buk en question (sans l’unité radar centrale) à des fins d’utilisation dans une zone de conflit alors survolée par de nombreux avions civils à haute altitude. Cela étant, j’estime qu’il est de mon devoir de dire clairement aux familles de victimes – dont le désespoir doublé de dignité m’a fortement impressionné – ce qui, d’après moi, est réellement arrivé au vol MH17.
60. En ce qui concerne le mandat de l’Assemblée, mes constatations sont suffisamment claires et solidement étayées pour conclure que la Fédération de Russie a effectivement manqué à l’obligation qui lui incombe en vertu du droit international de coopérer de bonne foi avec le bureau néerlandais pour la sécurité OVV, l’ECE et le ministère public des Pays-Bas dans le cadre des enquêtes internationales qui leur ont été dûment confiées par les pays concernés.
61. La deuxième question que l’Assemblée a le droit, et même le devoir, de commenter est l’effet dévastateur que l’absence de coopération de la Russie et sa campagne de désinformation ont eu sur les familles et amis des 298 victimes de cette tragédie. J’ai été très ému par les témoignages des membres des familles que j’ai rencontrés à La Haye et je suis atterré par la brutalité de la réponse des autorités russes à leurs demandes d’aide pour établir la vérité. La campagne de désinformation et les «versions» changeantes du déroulé des événements présentées aux familles de victimes ont prolongé et aggravé leur souffrance. Pour faire leur deuil, les proches et amis des victimes ont besoin de connaître la vérité sur toutes les circonstances qui ont abouti à une telle tragédie et de voir les responsables répondre de leurs actes. Je souhaite de tout cœur que l’Assemblée contribue à cette solution.
62. J’aimerais ajouter une dernière observation. En 2016 déjà, l’Assemblée, dans le rapport de notre ancienne collègue Marieluise Beck (Allemagne, ADLE) 
			(40) 
			<a href='http://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-DocDetails-EN.asp?fileid=23007'>Doc. 14139</a>., avait établi au-delà de tout doute raisonnable que les séparatistes opérant dans la région du Donbass en Ukraine étaient entièrement contrôlés par la Fédération de Russie. Leurs dirigeants étaient membres de différents services de sécurité russes. Ils bénéficiaient d’un soutien militaire, non seulement sous la forme d’un important approvisionnement en armes, dont la fameuse batterie Buk qui a abattu le vol MH17, mais aussi sous la forme de soldats de l’armée régulière, notamment ceux qui sont intervenus dans la tristement célèbre bataille d’Ilovaïsk, durant laquelle jusqu’à 400 soldats ukrainiens ont été tués à bout portant alors qu’ils empruntaient le «couloir sûr» qu’on leur avait promis pour leur retraite 
			(41) 
			Voir BBC,
29 août 2019, «<a href='www.bbc.com/news/world-europe-49426724'>Ukraine’s deadliest
day: The battle of Ilovaisk, August 2014</a>»<a href='http://www.bbc.com/news/world-europe-49426724'>.</a>. L’absence d’insigne sur leur uniforme – rappelant les «hommes verts» qui avaient envahi la Crimée peu de temps auparavant – ou l’argument selon lequel ces soldats étaient soi-disant «en congé» de l’armée ne changent rien au fait qu’il s’agissait de soldats russes.
63. La fabrication d’une «réalité alternative» par la répétition sans fin de fausses allégations et le démenti officiel de faits évidents est également manifeste dans le cas de l’agression de grande ampleur menée contre l’Ukraine. Alors que les images montrent sans aucun doute possible la destruction quasi-totale de la ville de Marioupol, y compris les hôpitaux, les écoles, les théâtres et les zones résidentielles, la propagande russe prétend que les bombes et les roquettes russes ont touché uniquement des cibles militaires. Après la découverte des atrocités commises par les soldats russes dans les environs de Kiev, et en particulier à Boutcha, le Gouvernement russe a proposé des «versions» alternatives qui s’excluent mutuellement – à savoir que les meurtres de centaines de civils découverts après le départ des militaires russes auraient été commis par des «nazis» ukrainiens, ou que les corps filmés étaient en fait ceux d’acteurs participant à une «provocation» de l’Ukraine. Les nombreuses séquences vidéo, les témoignages, les images satellite qui prouvent que les corps jonchaient déjà les rues avant le départ des troupes russes sont tout simplement réfutés comme «faux».
64. La Russie a appliqué le même mode opératoire dans l’affaire du MH17: masquer la vérité en créant une certaine confusion et en présentant des «versions» alternatives étayées par de fausses preuves, dans le but de lasser le grand public, qui finira par conclure qu’il n’y a pas de vérité et que tout et son contraire sont possibles. Nous devons continuer à résister à cette stratégie perfide en effectuant des recherches approfondies et impartiales et en documentant méticuleusement les preuves, en utilisant tous les outils techniques disponibles pour établir la vérité et démystifier les mensonges. C’est précisément ce qu’ont fait le bureau néerlandais pour la sécurité OVV, l’ECE et certains groupes non gouvernementaux comme Bellingcat pour établir les circonstances de la destruction du vol MH17.