1. Introduction
1.1. La
destruction du vol MH17 et les enquêtes et procédures judiciaires
subséquentes
1. Le 17 juillet 2014, le vol
MH17 de la Malaysia Airlines a été abattu au-dessus de l’est de
l’Ukraine. L’avion faisait route vers Kuala Lumpur depuis Amsterdam.
283 passagers et 15 membres de l’équipage se trouvaient à bord de
l’appareil. Parmi les passagers, 196 étaient des ressortissants
néerlandais. Les 298 personnes ont péri dans l’accident.
2. Le 21 juillet 2014, le Conseil de sécurité des Nations Unies
a adopté, à l’unanimité, la
Résolution S/RES/2166
(2014) exigeant que les responsables soient traduits en justice
et que tous les États coopèrent en vue d’établir les responsabilités.
3. Après chaque catastrophe aérienne, il importe de distinguer
deux volets d’enquête parallèles: l’enquête de sécurité aérienne
en vertu de la Convention relative à l’aviation civile (Convention
de Chicago) (Annexe 13) vise à déterminer les causes de la catastrophe
et à tirer les leçons des manquements constatés en matière de sécurité
afin d’améliorer la sécurité aérienne à l’avenir, sans attribuer
de faute ni de responsabilité. En parallèle, les organes répressifs
compétents tentent d’établir la responsabilité pénale des auteurs
d’une infraction (par négligence ou intentionnelle). La compétence
internationale en matière d’enquêtes et de poursuites pénales peut
découler du lieu où l’accident s’est produit ou du lieu où il a
été causé (locus delicti), du
lieu d’origine du vol et de la nationalité des auteurs ou des victimes
de l’infraction.
4. En ce qui concerne la destruction du vol MH17, l’enquête
de sécurité aérienne menée dans le cadre de la Convention de Chicago
a été confiée au Bureau néerlandais pour la sécurité (OVV)
, sur proposition du
Bureau
d’enquête ukrainien sur les catastrophes aériennes (NBAAI), en raison du grand nombre de victimes néerlandaises
et du fait que le vol provenait d’Amsterdam
. L’OVV a présenté son rapport final
le 13 octobre 2015 et a conclu que le vol MH17 avait été abattu
par un missile Buk de la série 9M38 de fabrication russe, équipé
d’une ogive de modèle 9N314M.
5. L’enquête pénale menée en parallèle par l’équipe commune
d’enquête (ECE), sous la direction du ministère public néerlandais
et de la police nationale néerlandaise, en coopération avec leurs
collègues d’Australie, de Belgique, de Malaisie et d’Ukraine, a
pour but de demander des comptes aux personnes susceptibles d’être
tenues pénalement responsables de la catastrophe. Le ministère public
des Pays-Bas a inculpé quatre suspects: Igor Girkin, Sergey Dubinskiy,
Oleg Pulatov et Leonid Kharchenko. Trois des quatre suspects désignés
par le ministère public néerlandais sont de nationalité russe et
le dernier est Ukrainien. Les suspects étant hors de portée des
autorités néerlandaises et ukrainiennes, ils sont jugés par contumace
aux Pays-Bas. En décembre 2021, les procureurs néerlandais ont requis
la réclusion à perpétuité à l’encontre des quatre accusés. Un arrêt
de première instance, qui sera susceptible d’appel, est attendu
dans le courant de l’année 2022.
6. En janvier 2017, l’Ukraine a engagé une procédure devant
la Cour internationale de Justice (CIJ) contre la Fédération de
Russie, sur le fondement de la Convention internationale pour la
répression du financement du terrorisme et de la Convention internationale
sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (
Ukraine c. Fédération de Russie)
. Cette requête vise également l’affaire
MH17 dans la mesure où la Fédération de Russie est officiellement
accusée d’avoir fourni aux séparatistes le missile utilisé pour
abattre le Boeing
.
7. En juillet 2020, les Pays-Bas ont déposé une requête interétatique
contre la Fédération de Russie devant la Cour européenne des droits
de l’homme en vertu de l’article 33 de la Convention européenne
des droits de l’homme (STE no 5) au titre
de la «recherche de la vérité et de la justice et de la lutte contre l’impunité»
. Avant cela, des requêtes individuelles
avaient déjà été introduites par 380 proches de victimes (
Ayley et autres c. Russie et
Angline et autres c. Russie) en
application de l’article 34 de la Convention. Le Gouvernement des
Pays-Bas participe dans ces affaires en tant que tiers intervenant
en vertu de l’article 36, paragraphe 1, de la Convention. Le ministre
néerlandais des Affaires étrangères a annoncé que
«[l]e
contenu de la requête interétatique [sera] également intégré à l’intervention
des Pays-Bas dans les requêtes individuelles soumises par les proches
des victimes contre la Russie devant la Cour européenne des droits
de l’homme». L’affaire du MH17 est également abordée dans la requête
interétatique introduite par l’Ukraine contre la Fédération de Russie
en 2016 (
Ukraine c. Russie no
8019/16). Le 27 novembre 2020,
la Grande Chambre de la Cour a décidé de joindre les affaires
Ukraine c. Russie (concernant l’Ukraine
orientale),
Ukraine c. Russie (no 43800)
et
Pays-Bas c. Russie (no 28525/20)
en une seule affaire
Ukraine et Pays-Bas
c. Russie. Le 26 janvier 2022 a eu lieu une première
audience consacrée aux questions de recevabilité, à laquelle j’ai assisté
en partie.
8. En mars 2022, les Pays-Bas et l’Australie ont également engagé
une procédure contre la Fédération de Russie devant l’Organisation
de l’aviation civile internationale (OACI) en vertu d’un article
de la Convention de Chicago visant à protéger les avions civils
contre les tirs d’armes, rédigé en 1984 après la destruction l’année précédente
d’un avion de ligne sud-coréen par des chasseurs soviétiques
.
1.2. Interprétation
du mandat et objectifs du rapport
9. Pour reprendre les termes
des auteurs de la proposition de résolution qui sous-tend le présent
rapport
, il
est «impératif que justice soit faite et que tous les États membres
coopèrent pleinement avec les efforts consentis en ce sens par les
États qui en ont la compétence. En vertu de l’article 2 de la Convention européenne
des droits de l’homme, tous les États parties ont l’obligation de
mener des enquêtes effectives pour identifier les responsables des
pertes en vies humaines survenues sur leur territoire et de punir
les responsables. Les personnes soupçonnées de crimes graves devraient
être soit extradées à la demande de l’État chargé de l’enquête et
des poursuites, soit poursuivies dans leur pays d’origine si ce
dernier n’extrade pas ses ressortissants.»
10. En accord avec la proposition de résolution, j’ai considéré
qu’il était de mon devoir de «mener une enquête sur la mesure dans
laquelle les pays ont réalisé les enquêtes nécessaires en vertu
de la Convention européenne des droits de l’homme et coopéré entre
eux comme le demandait le Conseil de sécurité des Nations Unies,
et d’émettre les recommandations appropriées».
11. Je ne chercherai pas à remettre en question ni à anticiper
au nom de l’Assemblée parlementaire les résultats de l’enquête sur
la sécurité aérienne ou les conclusions de l’ECE. L’Assemblée n’a
ni le mandat, ni l’expertise, ni les ressources pour agir de la
sorte. En revanche, elle est chargée d’examiner et d’évaluer si
tous les États parties à la Convention européenne des droits de
l’homme ont satisfait à leurs obligations découlant de l’article 2
d’étudier et de sanctionner correctement toute perte de vie humaine.
Cette évaluation, que je soumets à l’Assemblée dans le présent rapport,
est politique et non judiciaire, car l’Assemblée n’est pas un tribunal.
À titre personnel, et sans préjudice des futures décisions de justice
indépendantes, je me sens obligé, notamment à l’égard des familles
et amis des victimes, de partager également mes propres conclusions
sur la destruction du vol MH17. Je m’appuie uniquement sur des faits
objectifs que j’interprète en toute impartialité.
12. Avant de tirer des conclusions dans le cadre de mon mandat,
je présenterai brièvement dans ce rapport les enquêtes menées à
ce jour au niveau national et international en mettant l’accent
sur les progrès réalisés et les obstacles rencontrés par les enquêteurs.
1.3. Visites
d’information à La Haye et à Kiev (31 janvier-4 février 2022)
13. Je tiens à remercier les délégations
néerlandaise et ukrainienne pour les réunions très utiles qu’elles
ont organisées avec l’ensemble des parties prenantes concernées
à La Haye et à Kiev. J’ai été particulièrement touché par la dignité
et la force de caractère dont ont fait preuve les nombreux proches
de victimes du crash que j’ai rencontrés à La Haye. Ces rencontres
m’ont fait prendre conscience de l’indicible horreur qu’ont dû vivre
les passagers et l’équipage du vol MH17 lorsque leur avion a été
touché par un missile, ainsi que de l’infinie souffrance de leurs
familles et amis. Il est évident que pour faire leur deuil, ces
derniers ont besoin de connaître toute la vérité sur ce qui est
arrivé à leurs proches, sur les conditions et les raisons de cette
tragédie, et d’en voir les responsables traduits en justice. Au
lieu de cela, leur souffrance a été prolongée et aggravée par les
mensonges éhontés et les versions sans cesse différentes des événements
propagés par les autorités russes et les dirigeants des soi-disantes
«républiques populaires» de Donetsk et de Lougansk, ainsi que par le
manque total de respect des séparatistes pro-russes qui contrôlaient
le site du crash à l’égard des dépouilles des victimes.
2. Les
enquêtes aux niveaux international et national – avancées et obstacles
14. Après la catastrophe, et suite
à la diffusion dans les médias internationaux des images terribles
de l’épave de l’avion et des restes humains éparpillés sur un vaste
périmètre dans la zone de conflit à l’est de l’Ukraine, il est rapidement
apparu que le crash n’était pas dû à un dysfonctionnement de l’avion
ni à une erreur de pilotage, mais à l’impact d’une arme de guerre.
Les enquêtes ont été entravées par le fait que le lieu de l’accident
se trouvait dans une zone sous le contrôle effectif de milices séparatistes
soutenues par la Russie. Des cas de pillage des effets personnels
des victimes de l’accident ont même été signalés. Il a fallu attendre plusieurs
jours après le crash pour que des enquêteurs d’Ukraine, de Malaisie
et d’Australie et des journalistes, accompagnés d’observateurs de
l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE),
puissent accéder au lieu de l’accident.
15. Comme après toute catastrophe aérienne, deux types d’enquêtes
doivent être menées de toute urgence et indépendamment l’une de
l’autre, à savoir une enquête de sécurité aérienne pour identifier
les causes de l’accident et des enquêtes judiciaires pour établir
les responsabilités pénales éventuelles.
2.1. L’enquête
de sécurité aérienne en vertu de la Convention de Chicago
16. L’objectif des enquêtes techniques
réalisées en vertu des prescriptions internationales établies par l’Annexe 13
à la Convention de Chicago n’est pas de répartir les responsabilités,
mais de tirer les leçons qui s’imposent de chaque catastrophe aérienne,
afin d’améliorer la sécurité de la navigation aérienne à l’avenir
.
17. L’OVV, qui a mené l’enquête de sécurité aérienne en vertu
de la Convention de Chicago, a présenté son rapport final le 13 octobre
2015. Il a conclu que le vol MH17 avait été abattu un missile Buk,
plus précisément par un missile sol-air de type 9M38M1 équipé d’une
ogive de modèle 9N314M et monté sur un système mobile de défense
anti-aérienne Buk de fabrication russe. L’ogive a été formellement
identifiée par les fragments caractéristiques (en forme de nœud
papillon et de carré) retrouvés dans l’épave et dans les corps des membres
d’équipage. Le fuselage a subi l’impact de plus de 800 objets de
grande puissance provenant d’un point situé à l’extérieur de l’avion
et dont la forme exclut les tirs de canon air-air. Le rapport de
l’OVV a également examiné et écarté consciencieusement toute autre
cause possible de l’accident – comme la foudre, une collision avec
une météorite ou d’autres débris spatiaux, une explosion à bord,
une panne moteur de grande ampleur ou un défaut de navigabilité
de l’avion et de l’équipage.
18. Les enquêteurs ont identifié des pics sonores caractéristiques
dans les 20 dernières millisecondes de l’enregistrement du CVR (enregistreur
de conversations du poste de pilotage) et ont localisé leur provenance à
l’extérieur de l’avion, au-dessus du côté gauche du cockpit. Le
rapport de l’OVV établit également que ni le CVR ni le FDR (enregistreur
de données de vol) n’ont enregistré d’alerte ou d’avertissement
indiquant un dysfonctionnement technique. L’OVV constate que les
enregistreurs de vol n’ont pas pu être récupérés par l’équipe d’enquête
constituée en vertu de l’Annexe 13. Ils ont été prélevés par deux
fonctionnaires dont l’identité demeure inconnue et n’ont été remis
à un responsable malaisien que le 21 juillet 2014, à Donetsk, ville
sous contrôle séparatiste.
19. Les données radar transmises à l’OVV par les autorités ukrainiennes
et russes montrent qu’aucun autre avion ne volait à proximité du
vol MH17 à l’exception de trois avions de ligne commerciaux, dont
le plus proche se trouvait à une distance de 30 km environ. L’OVV
observe que les autorités russes ont fourni uniquement les enregistrements
vidéo des écrans radar, mais pas les données radar brutes qui, selon
la Fédération de Russie, n’ont pas été conservées puisqu’elles ne
concernaient pas l’espace aérien russe. L’OVV rappelle qu’il s’agit
là d’une violation des normes de l’OACI.
20. L’OVV indique ne pas avoir eu accès à la zone de l’accident
avant le 4 novembre 2014 et avoir dû attendre les missions du 16
novembre 2014 et du 20 mars 2015 pour récupérer les débris de l’avion.
Il reconnaît toutefois avoir eu accès aux informations recueillies
par d’autres enquêteurs autorisés plus tôt à se rendre sur le lieu
de l’accident. Cela dit, l’OVV constate aussi que certains débris,
dont on sait qu’ils étaient dans la zone de l’épave peu après l’accident,
n’ont pas été retrouvés lors des missions de récupération. Les conditions
de transfert des restes humains à des fins d’identification ne sont
pas décrites dans le rapport (voir pages 83-86 et 164-165). La lecture
de la description des effets probables qu’ont eus l’impact et la
dislocation subséquente de l’avion en trois grandes parties (cockpit,
cabine, queue) sur les passagers fait froid dans le dos (page 165).
21. Une part importante du rapport de l’OVV est consacrée à la
description et à l’analyse du niveau de risque inhérent au survol
d’une zone de conflit comme l’est de l’Ukraine (mais aussi l’Afghanistan,
la Syrie, l’Irak ou le Soudan du Sud), que les avions de ligne survolent
régulièrement à des altitudes considérées comme sûres, car hors
de portée effective des armes utilisées dans ces conflits, à l’instar
des «MANPADS» (missiles sol-air portables). Il constate que dans
les mois et les jours précédant la destruction du vol MH17, le conflit
du Donbass s’était étendu à l’espace aérien. Plusieurs hélicoptères,
avions de transport et même avions de chasse ukrainiens avaient
été abattus par les séparatistes soutenus par la Russie, qui disposaient manifestement
de «MANPADS». La plupart des avions militaires ukrainiens abattus
avaient été touchés à basse altitude
. Dans deux cas toutefois,
un avion de transport militaire (Antonov AN-26) et un avion de chasse
(Sukhoi SU-25) avaient été touchés à des altitudes proches de l’altitude
de croisière prescrite pour les avions de ligne
.
Ces incidents, qui étaient bien connus des observateurs occidentaux,
n’ont pas amené l’Ukraine à fermer totalement son espace aérien
aux vols commerciaux (les altitudes plus basses étant déjà fermées),
ni incité les gouvernements à adresser des mises en garde à leurs
compagnies aériennes nationales afin qu’elles évitent de survoler
cette zone. L’OVV se contente d’énoncer les faits sans chercher
à rejeter la faute sur l’un ou l’autre des gouvernements. Il signale
toutefois que, même si le vol MH17 était en «partage de code» avec
le transporteur national néerlandais KLM et qu’il provenait des
Pays-Bas, les autorités néerlandaises n’étaient ni obligées ni même
légalement fondées à empêcher la Malaysian Airlines d’emprunter la
route au-dessus de l’est de l’Ukraine inscrite sur le plan de vol.
L’espace aérien au-dessus de la partie orientale de l’Ukraine était
très fréquenté le jour du crash du vol MH17. 160 avions de ligne
ont survolé la région avant la fermeture de l’espace aérien.
22. Lors de mes visites à La Haye et à Kiev, j’ai demandé à plusieurs
interlocuteurs si un avertissement spécifique contre le survol de
la zone de conflit dans la région du Donbass avait été donné ou
reçu. On m’a répondu qu’il n’en était rien, car l’existence du système
de missiles Buk mis à disposition des combattants séparatistes n’était
pas connue avant la tragédie.
2.2. Les
enquêtes judiciaires menées par l’équipe commune d’enquête
23. L’ECE est composée de policiers
et d’experts en médecine légale d’Australie, de Belgique, de Malaisie, des
Pays-Bas et d’Ukraine
. Elle est dirigée par la police
nationale néerlandaise et dispose d’un bureau sur le terrain à Kiev.
L’ECE, mise en place sous les auspices d’Europol, compte actuellement
50 personnes
et a accès à un éventail complet d’expertises
scientifiques, aéronautiques et militaires (avec notamment des experts
en radars, missiles, armes et explosifs). L’ECE a effectué des analyses
médico-légales approfondies des restes humains et des débris d’avion
transportés, stockés et analysés au sein de la base aérienne de Gilze-Rijen,
aux Pays-Bas. L’ECE a également accès aux informations collectées
par l’OVV. Elle peut exploiter des renseignements provenant de toutes
les sources, mais sa mission consiste à réunir des preuves conformes
aux normes élevées requises pour leur utilisation dans le cadre
de procédures pénales.
24. Le 30 mars 2015, l’ECE a publié
une
vidéo invitant les habitants de l’est de l’Ukraine à fournir
des informations concernant l’acheminement d’un système de défense
anti-aérienne Buk à travers l’est de l’Ukraine le 17 juillet (jour
de l’accident du MH17) et le 18 juillet 2014. Sur cette vidéo, l’ECE
récapitule l’itinéraire emprunté par le Buk de Donetsk à Snijné
puis Louhansk, en passant par Zouhres et Torez, ainsi que son retour
en Fédération de Russie, avec des photos et des vidéos du Buk et
des appels téléphoniques interceptés entre les séparatistes. La
majorité de ces informations sont dans le domaine public depuis
la publication d’un rapport par
Bellingcat le 8 novembre 2014
. Cette vidéo contient par ailleurs
des conversations téléphoniques interceptées peu après la destruction
de l’avion MH17, qui impliquent encore davantage la Fédération de
Russie et les séparatistes qu’elle soutient. Au cours de ces trois
appels téléphoniques jusque-là inédits, les séparatistes parlent
d’un camion Volvo avec un plateau surbaissé transportant un Buk
de Snijné vers le territoire russe peu après la destruction du vol
MH17.
25. Le 28 septembre 2016, l’ECE a annoncé que le MH17 avait été
abattu par un missile de la série 9M38, lancé à partir d’un système
Buk TELAR qui avait été acheminé depuis la Russie jusque dans un
terrain agricole situé près de Pervomaïskyï, dans l’est de l’Ukraine,
d’où le missile avait été tiré. Après le tir, le système a été ramené
en Fédération de Russie – avec un missile en moins.
26. Le 24 mai 2018, l’ECE a rendu ses conclusions selon lesquelles
le système Buk TELAR utilisé pour abattre l’avion MH17 appartenait
à la 53e brigade de missiles antiaériens
des forces armées russes, basée à Koursk. L’ECE a également lancé
un appel à témoins, notamment auprès des membres de la 53e brigade
en question.
27. Le 19 juin 2019, les autorités néerlandaises ont annoncé
que, sur la base de l’enquête menée par l’ECE, le ministère public
des Pays-Bas poursuivrait quatre hommes suspectés d’avoir abattu
l’avion, à savoir Igor V. Girkin (alias Strelkov), Sergey N. Dubinskiy,
Oleg Y. Pulatov et Leonid V. Kharchenko. Les trois premiers sont
des ressortissants russes, M. Kharchenko est ukrainien. M. Girkin
est un ancien colonel du FSB. Le 17 juillet 2014, il était «ministre
de la Défense» et commandant de l’armée de la République populaire autoproclamée
de Donetsk («RPD»), d’où le MH17 a été abattu. En tant que plus
haut commandant militaire, il était en contact avec la Fédération
de Russie. M. Dubinskiy est un ancien officier du GRU (les services
de renseignement militaire russes). En 2014, il était l’un des adjoints
de M. Girkin. Il dirigeait le service de renseignement de la «RPD»
et était également en contact avec la Fédération de Russie. M. Pulatov
est un ancien officier des «Spetznaz-GRU», les unités spéciales
des services de renseignement militaire russes. À l’époque des faits,
il était l’un des adjoints de M. Dubinskiy. M. Kharchenko, le seul
suspect ukrainien, n’a pas fait partie de l’armée ni des services
spéciaux. Il prenait ses ordres directement de M. Dubinskiy et commandait une
unité de combat dans la région de Donetsk
.
29. Le 14 novembre 2019, l’ECE a publié un autre appel à témoins
suite à la diffusion sur son site internet de plusieurs appels téléphoniques
interceptés. L’ECE a annoncé que l’analyse récente des informations qu’elle
avait obtenues, y compris les dépositions faites par d’anciens membres
de la «RPD», avait révélé que l’influence russe sur la «RPD» avait
dépassé le seul soutien militaire, comme en témoignent les conversations téléphoniques
enregistrées entre les dirigeants de la «RPD» et de hauts fonctionnaires
russes. Dans son dernier appel à témoins, l’ECE révèle des détails
sur les moyens de communication sécurisés utilisés entre les combattants
de la «RPD» et les responsables russes. Les numéros de téléphone,
utilisés quotidiennement, provenaient de la même série et semblent
avoir été fournis par le FSB. L’ECE a lancé un appel pour recueillir des
informations sur les personnes ayant utilisé ces numéros de téléphone
et pour trouver des témoins susceptibles de fournir des renseignements
sur ceux qui ont donné l’ordre de déployer le Buk TELAR en question.
30. Des mandats d’arrêt internationaux ont été émis et les quatre
suspects ont été inscrits sur les listes nationales et internationales
des personnes recherchées. Trois des suspects ont la nationalité
russe, le quatrième est ukrainien. Les constitutions de ces deux
pays n’autorisant pas l’extradition de leurs ressortissants, l’extradition
n’a pas été demandée. Le procès a débuté le 9 mars 2020 devant le
tribunal de première instance de La Haye
.
31. Le 2 décembre 2019, le ministère public des Pays-Bas (MPPB)
a annoncé qu’il avait informé les autorités russes de sa demande
d’arrestation provisoire d’un cinquième suspect (une «personne présentant un
intérêt»), M. Vladimir Tsemakh. Ce dernier a été arrêté en Ukraine
pour d’autres infractions
pénales. L’enquête sur son rôle dans la destruction du vol MH17
est toujours en cours. L’ECE, qui l’a interrogé à plusieurs reprises,
le considère comme un suspect. Toutefois, elle n’a pas pu empêcher
son transfert vers la Fédération de Russie le 7 septembre 2019 dans
le cadre d’un échange de prisonniers. Le MPPB a immédiatement demandé
que la Russie arrête M. Tsemakh afin qu’il soit extradé vers les
Pays-Bas. M. Tsemakh étant un citoyen ukrainien, la Constitution
russe n’empêche pas son extradition. Le MPPB a reçu une confirmation
de la réception de sa demande avant même que l’avion n’atterrisse
à Moscou. Pour autant, M. Tsemakh n’a pas été arrêté, et ce malgré
les avertissements répétés du MPPB selon lesquels il pourrait s’enfuir
en «RPD». Le 23 septembre 2019, et à maintes reprises par la suite,
les autorités russes ont demandé des informations supplémentaires,
que le MPPB a déclaré avoir fournies rapidement même si elles n’étaient pas
pertinentes pour l’arrestation de M. Tsemakh. La demande d’arrestation
de M. Tsemakh a été réitérée aux plus hauts niveaux politiques et
diplomatiques, en vain. Le 19 novembre, le MPPB a reçu des autorités
russes la notification que la demande d’arrestation de M. Tsemakh
ne pouvait être exécutée parce que personne ne savait où il se trouvait.
D’après les médias, M. Tsemakh avait déjà regagné son domicile dans
l’est de l’Ukraine, une région contrôlée par les séparatistes. Le
MPPB en a conclu que «la Russie avait volontairement autorisé M. Tsemakh
à quitter la Fédération de Russie, refusant de donner suite à la
demande néerlandaise alors qu’elle était tenue de le faire en vertu
de la Convention européenne d’extradition»
.
32. De manière plutôt surprenante, M. Tsemakh s’est tourné vers
la Cour européenne des droits de l’homme pour se plaindre des conditions
de sa détention et de son interrogatoire en Ukraine
.
33. Le manquement présumé des autorités russes à coopérer avec
l’ECE au sujet de l’arrestation de M. Tsemakh relève clairement
de mon mandat de rapporteur. J’ai soulevé cette question lors de
mes réunions à La Haye et à Kiev. La chronologie des événements
présentée par le MPPB n’a pas été contredite. Mes interlocuteurs
ukrainiens ont souligné le fait que la partie russe avait fortement
insisté sur l’inclusion de M. Tsemakh dans l’échange de prisonniers
et que les enquêteurs néerlandais avaient eu la possibilité de l’interroger
avant qu’il ne soit autorisé à partir pour la Fédération de Russie.
2.3. Les
enquêtes de Bellingcat
34. Bellingcat, un collectif de
chercheurs spécialisés dans la vérification des faits et qui recourent
au renseignement de source ouverte a été fondé par le journaliste
britannique Elliot Higgins et a commencé à se faire un nom en enquêtant
sur l’utilisation des armes chimiques en Syrie. Il se décrit comme
«un collectif international indépendant de chercheurs, d’enquêteurs
et de journalistes citoyens qui utilisent les enquêtes de source
ouverte et les réseaux sociaux pour enquêter sur divers sujets –
depuis les barons de la drogue mexicains et les crimes contre l’humanité
jusqu’au suivi de l’emploi des armes chimiques et des conflits partout dans
le monde. Avec une équipe et des collaborateurs répartis dans plus
de 20 pays à travers le monde, nous intervenons dans un domaine
unique où se rejoignent la technologie de pointe, la recherche en
criminalistique, le journalisme, les enquêtes, la transparence et
la responsabilité»
. En ce qui concerne la destruction
du vol MH17, Bellingcat a réalisé plusieurs enquêtes.
35. Le 8 novembre 2014, Bellingcat a publié un rapport sur la
provenance du Buk des séparatistes («
Origin of
the Separatists’ Buk»). À partir d’articles publiés sur
les réseaux sociaux, en particulier des photographies postées en
ligne, en utilisant différents outils permettant de géolocaliser
ces photographies et en identifiant un lanceur de missiles Buk précis
(le «3x2», où le x représente le chiffre du milieu, illisible) grâce
à la comparaison de ses caractéristiques propres avec celles d’autres
lanceurs, Bellingcat a retracé l’itinéraire emprunté par un système
Buk en provenance de la base de la 53e brigade
de missiles antiaériens de Koursk. Le système «3x2» s’est séparé
du convoi plus important qui l’accompagnait pour se rapprocher d’un
poste-frontière tenu par les séparatistes. Le 14 juillet 2014, il
se trouvait à l’intérieur du territoire contrôlé par ces derniers
et s’est déplacé de Donetsk à Snijné, en passant par Zhoures et
Torez. Arrivé à Snijné, il a été déchargé du camion civil à plateau
surbaissé (qui aurait été volé) environ trois heures avant la destruction
du MH17 et a poursuivi sa route par ses propres moyens jusqu’à un
champ situé près du village de Pervomaïskyï, d’où le missile fatal
a été tiré. Une vidéo prise tôt dans la matinée du 18 juillet 2014
montre le Buk transporté sur le même camion à plateau surbaissé
traversant Louhansk, en direction de la frontière russe – avec un
missile en moins
.
36. Le rapport de Bellingcat du 31 mai 2015 sur l’analyse criminalistique
des images satellite publiées par le ministère russe de la Défense
(«Forensic Analysis of Satellite Images
Released by the Russian Ministry of Defense») décortique
les images satellite montrant l’unité militaire ukrainienne A-1428
au nord de Donetsk les 14 et 17 juillet 2014, qui ont été présentées
par le ministère russe de la Défense lors d’une conférence de presse
le 21 juillet 2014. Bellingcat compare les images russes avec les
images satellite commerciales achetées auprès de DigitalGlobe du
même endroit le 17 juillet 2014 et avec les images disponibles sur
Google Earth qui montrent le même site à plusieurs dates différentes
de l’année 2014. Bellingcat constate que: «Ces comparaisons montrent
clairement de multiples différences entre l’imagerie de DigitalGlobe
du 17 juillet et celle du ministère russe de la Défense du 14 juillet
et du 17 juillet 2014. Ces différences ne peuvent s’expliquer que
par une datation erronée des images du ministère russe de la Défense.
Les similitudes entre les images du ministère russe de la Défense
et celles du satellite Google Earth pour les mois de mai et juin
démontrent de toute évidence que les images du ministère russe de
la Défense avaient été prises au moins un mois avant le 17 juillet
2014.»
37. Dans ses conclusions, Bellingcat réfute l’idée selon laquelle
le ministère russe de la Défense se serait involontairement trompé
en datant les images. En réponse à de précédentes allégations de
falsification des images, le ministère de la Défense a fait la déclaration
suivante: «Les images publiées par le ministère russe de la Défense
le 21 juillet sont absolument exactes en ce qui concerne le lieu
et l’heure»
.
38. Si le ministère russe de la Défense a délibérément fourni
de fausses images satellite, cela constitue une violation manifeste
du devoir de la Fédération de Russie de coopérer à l’enquête sur
les causes et responsabilités de la catastrophe du MH17.
39. Le 17 juillet 2017, Bellingcat a présenté son rapport «MH17,
The Open Source Investigation, 3 Years Later»
. Il rassemble toutes les informations
établissant l’itinéraire de transport et le site de lancement du
Buk russe utilisé pour abattre le vol MH17. Le rapport contient
également des renseignements permettant d’affiner la localisation
possible du site de lancement du missile, notamment grâce à la géolocalisation
d’une traînée de fumée de missile photographiée. Les chercheurs
présentent aussi des informations et des analyses détaillées réfutant
plusieurs «scénarios alternatifs» avancés entre-temps par les autorités
russes et par le fabricant du système Buk, Almaz-Antey. Parmi ces
scénarios figurent l’utilisation d’un des systèmes Buk détenus par l’armée
ukrainienne et la destruction du vol MH17 par un avion de chasse
ukrainien. Enfin, et surtout, les chercheurs de Bellingcat ont aussi
commencé à étudier les rôles et les identités d’éventuels suspects.
40. Le rapport détaillé de Bellingcat, «’A Birdie is Flying Towards
You’, Identifying the Separatists Linked to the Downing of MH17»
(daté du 19 juin 2019) établit l’identité de la plupart des individus
entendus ou mentionnés dans les conversations interceptées publiées
par le service de renseignement ukrainien (SBU) et l’ECE. Bellingcat
s’est de nouveau appuyé sur des sources libres (principalement numériques),
en parcourant les réseaux sociaux et les forums en ligne, en lisant
des messages divulgués à la faveur de fuites, en utilisant des outils
de reconnaissance faciale et en analysant des entretiens accordés
par des soldats séparatistes et des conversations téléphoniques
publiées. Les chercheurs ont ainsi établi la hiérarchie des forces
de la «RPD» impliquées dans l’obtention et l’utilisation du système
Buk ayant servi à abattre le vol MH17. Selon Bellingcat, le «GRU-RPD»
dirigé par Sergey Dubinskiy (un des quatre suspects désignés par
le ministère public néerlandais) était responsable de l’obtention
du lanceur de missiles Buk en question et de sa protection sur le site
de lancement au moment où le vol MH17 a été abattu. Le groupe de
Dubinskiy a également supervisé le transport retour du Buk vers
la Fédération de Russie pour tenter d’effacer les preuves de son
déploiement – qui «aurait été approuvé par le plus haut commandant
de la RPD, Igor Strelkov»
.
Strelkov est l’un des pseudonymes d’Igor Girkin, un autre des quatre
suspects désignés par le ministère public néerlandais. D’après Bellingcat,
les deux autres suspects nommés par l’OVV, Oleg Pulatov et Leonid
Kharchenko, ont également joué un rôle clé dans l’obtention et la
protection du Buk. Valery Stelmakh, un membre d’un autre groupe
de séparatistes, a été le premier à repérer l’avion («l’oiseau»)
et l’a identifié à tort comme une cible. Il en a ensuite informé
son commandant, Igor Bezler, peu de temps avant la destruction de
l’avion. Selon le rapport de Bellingcat, on ne sait toujours pas
qui a transmis ce message à l’équipe responsable du Buk – qui, d’après
les conversations téléphoniques interceptées, provenait clairement
de Russie.
41. Dans son dernier rapport sur ce sujet, «Key MH17 Figure Identified
as Senior FSB Official: Colonel General Andrey Burlaka»
(daté du 28 avril 2020), Bellingcat
a identifié une personne manifestement haut placée, citée dans les
conversations téléphoniques interceptées sous le nom de «Vladimir
Ivanovitch», comme étant le colonel général Andreï Ivanovitch Burlaka.
Le rapport explique en détail la méthodologie utilisée pour cette
«chasse à l’homme» – fondée sur des données publiques, des données
volées et des outils d’identification vocale – qui a permis d’identifier
clairement la personne habilitée à autoriser la livraison de matériel
militaire à des séparatistes ouvertement indépendants, et sans le
consentement de laquelle il aurait été impossible de faire traverser
la frontière ukrainienne à un système d’armes aussi important et
complexe que le Buk TELAR.
42. Les antécédents de Bellingcat témoignent d’un très grand
professionnalisme et ses enquêtes jouissent d’une forte crédibilité.
Dans ma lettre envoyée aux autorités russes, avec l’autorisation
de la commission, j’ai mentionné les rapports de Bellingcat et j’ai
invité les autorités russes à me fournir des explications et des données
susceptibles de remettre en question les conclusions de Bellingcat.
Bien que cette lettre ait été envoyée avant l’exclusion de la Fédération
de Russie du Conseil de l’Europe, je n’ai reçu aucune réponse. Ce silence
renforce ma conviction que ces conclusions reflètent la réalité.
2.4. Les
différentes versions des faits diffusées par les autorités russes
et les médias
43. La Fédération de Russie rejette
l’ensemble des conclusions du bureau néerlandais pour la sécurité OVV,
des accusations portées par l’équipe commune d’enquête et des informations
et analyses publiées par Bellingcat
.
44. En particulier, le ministère de la Défense russe a affirmé
qu’aucun système de missiles de l’armée russe n’avait jamais franchi
la frontière ukrainienne. Lors d’une conférence de presse tenue
le 21 juillet 2014, le ministère de la Défense a présenté des images
satellite pour démontrer qu’une batterie Buk appartenant à l’armée
ukrainienne aurait pu abattre le MH17 (images réfutées par Bellingcat,
voir ci-dessus). À cette même occasion, il a produit des images
censées prouver que la vidéo montrant le transport d’une batterie
Buk à travers Donetsk (tenue par les séparatistes) avait en réalité
été tournée à Krasnoarmeïsk (tenue par le gouvernement), comme le
laissait penser un panneau d’affichage comportant l’adresse d’un
concessionnaire automobile dans cette ville. Mais dans son article
«Russia’s Colin Powell Moment – How the Russian Government’s MH17
Lies Were Exposed»
du 16 juillet 2015, Bellingcat a
établi de manière convaincante que la vidéo avait bien été enregistrée
à Donetsk et que les images présentées par le ministère de la Défense avaient
fait l’objet d’une manipulation.
45. En juin 2015, Almaz-Antey (le fabricant russe de systèmes
de missiles Buk) a tenu une conférence de presse à Moscou pour présenter
les résultats de sa propre enquête sur la destruction du MH17, qui
a confirmé que l’avion avait été touché par un missile sol-air Buk
9M38M1 armé d’une ogive 9H314M. Il a reconnu que les éclats d’obus
qui criblaient l’avion correspondaient à ce type de missile et d’ogive.
Il a ensuite ajouté que ce type de missile n’était plus fabriqué
en Russie depuis 1999 et que les derniers modèles avaient été livrés
à des clients étrangers. Almaz-Antey a également précisé que les
forces armées russes utilisaient désormais principalement une ogive
9M317M avec le système Buk et que les forces armées ukrainiennes
disposaient encore de près de 1 000 missiles de ce type en 2005
alors qu’elles négociaient avec Almaz-Antey une prolongation de
leur durée de vie. Toutefois, l’armée russe dispose encore, elle
aussi, d’ogives 9H314M pour missiles Buk
. L’étude
d’Almaz-Antey émet également une autre hypothèse concernant la zone
possible du site de lancement.
46. Pour consolider la thèse selon laquelle un Buk ukrainien
aurait abattu le vol MH17, le ministère russe de la Défense a présenté
de nouvelles données radar «découvertes par hasard» en septembre
2016 à l’occasion d’une «maintenance programmée», qui entendent
démontrer que le missile provenait d’un territoire détenu par le
Gouvernement ukrainien, à savoir un champ situé au sud de Zaroshchenske.
Néanmoins, ces données radar sont considérées comme peu concluantes
par l’ECE et d’autres experts internationaux
.
Sachant que la ville même de Zaroshchenske et ses environs étaient
tenus par les forces séparatistes autour du 17 juillet 2014, il
est peu probable que cet endroit ait pu être choisi par l’armée
ukrainienne pour exposer un système de missiles vulnérable et précieux
. En outre, le champ situé au sud
de Zaroshchenske ne se trouve pas dans la zone des sites de lancement
possibles définie par l’enquête d’Almaz-Antey
. Bellingcat, à l’aide d’images satellites
commerciales de la même zone prises à différentes époques, a démontré
de façon concluante que les images satellite fournies par le ministère
russe de la Défense à l’appui de sa «théorie ukrainienne du missile Buk»
étaient mal datées
.
47. Dans un article du 22 avril 2016
, Bellingcat a publié la réponse détaillée
apportée par le ministère russe des Affaires étrangères à ses conclusions
d’alors, suivie d’une réfutation point par point des arguments du
ministère. Cette réponse du ministère des Affaires étrangères à
Bellingcat constitue l’implication la plus forte des autorités russes
que j’ai pu trouver vis-à-vis des conclusions des différentes enquêtes
internationales.
48. Quant au prétendu «motif» avancé par les sources russes pour
justifier les tirs des forces ukrainiennes sur un avion de ligne –
à savoir que l’Ukraine cherchait à abattre un avion transportant
le Président Poutine (qui se rendait au même moment de Moscou à
Varsovie) – les experts ont fait remarquer qu’un missile tiré de Zaroshchenske
n’aurait jamais pu atteindre un avion volant beaucoup plus au nord
entre Moscou et Varsovie.
49. Une autre «version» colportée par les responsables russes
est que le vol MH17 aurait été abattu par un avion de chasse ukrainien.
Toutefois, cette version a aussi été largement écartée par les experts internationaux.
Le type d’avion prétendument utilisé (un avion d’attaque au sol
SU-25) n’était techniquement pas capable de déployer une attaque
à si haute altitude. De plus, la description par le «témoin» allégué, Evgeny
Agapov, de l’état d’agitation dans lequel se trouvait un pilote
ukrainien (le capitaine Voloshin) à son retour de mission avec un
missile manquant, n’a pas résisté à un examen approfondi, tout comme
les images radar et satellite et le tweet d’un contrôleur aérien
espagnol à Kiev, présentés à l’appui de cette version
.
Une autre variante de la «version avion de chasse» impliquerait
soit un MiG29 soit un SU-27 ukrainien, deux avions de chasse capables
d’attaquer à haute altitude. La télévision d’État russe a diffusé
des images satellite censées montrer le vol MH17 et un avion de
chasse en approche. Mais un examen plus minutieux des images a révélé
que celles-ci étaient clairement manipulées: le Boeing sur l’image
ne porte pas l’emblème de la Malaysian Airlines au bon endroit et
l’échelle des avions ne correspond absolument pas aux éléments visibles au
sol
.
50. Dans la lettre susmentionnée, j’ai demandé aux autorités
russes compétentes des éclaircissements sur les contradictions manifestes
qui existent
entre les différentes «versions»
et sur les documents à l’appui présentés aux enquêteurs internationaux.
Je n’ai pas obtenu de réponse. À la lumière des informations disponibles,
il apparaît que l’une ou l’autre, sinon l’ensemble, des différentes
«versions» diffusées par les autorités russes sont erronées. Ces
fausses déclarations intentionnelles, sans parler de la présentation
de données manipulées, contreviennent clairement à l’obligation
internationale de la Fédération de Russie de coopérer à l’établissement
de la vérité.
2.5. La
position de la Malaisie
51. Le 17 juillet 2019, l’agence
de presse russe TASS a repris les propos du Premier ministre malaisien Mahathir
Mohamad qui affirme que les enquêteurs malaisiens ont été exclus
de l’enquête, que toute cette affaire est politique et que les enquêteurs
accusent la Fédération de Russie depuis le début sans véritable examen.
Mahathir Mohamad a été
décoré
de l’Ordre de l’amitié russe par Vladimir Poutine en 2003.
52. À l’inverse, le procureur malaisien Mohamad Hanafiah bin
Zakaria, qui faisait partie de l’ECE, a déclaré lors d’une
conférence
de presse tenue aux Pays-Bas le 19 juin 2019 que les conclusions
de l’enquête «étaient fondées sur des enquêtes approfondies ainsi
que sur des recherches juridiques», en ajoutant: «nous souscrivons
aux conclusions de l’enquête»
.
3. Conclusions
et observations finales
53. L’OVV néerlandais, l’équipe
commune d’enquête et Bellingcat ont publié leurs résultats successivement,
étape par étape, en fournissant toujours plus de détails et d’éléments
corroborant la thèse selon laquelle un missile Buk d’origine russe,
lancé depuis un territoire tenu par les séparatistes dans l’est
de l’Ukraine, a été utilisé pour abattre le vol MH17. À l’inverse,
la Fédération de Russie a répandu différentes «versions», parfois
même simultanément, selon lesquelles un avion de chasse ukrainien
ou un Buk ukrainien aurait abattu l’avion de ligne. Comme le montrent
les preuves soigneusement recueillies par les enquêteurs internationaux,
notamment l’OVV, l’ECE et Bellingcat, une grande partie des données
satellite, radar et vidéo présentées par les autorités russes à
l’appui de ces versions ne sont pas crédibles. En fournissant des données
trafiquées, les autorités russes ont clairement manqué à leur obligation
de coopérer avec les enquêteurs internationaux pour établir la vérité.
54. Lors de mes visites d’information à La Haye et à Kiev, j’ai
clairement indiqué qu’il ne relevait pas de mon mandat de prendre
position sur l’attribution juridique de la culpabilité individuelle
ou de la responsabilité des États dans le crash du vol MH17. La
responsabilité pénale des auteurs sera déterminée en temps utile
par les tribunaux néerlandais chargés d’étudier les accusations
portées contre les personnes identifiées par l’ECE; et la responsabilité
de l’État sera déterminée par la Cour européenne des droits de l’homme
à Strasbourg, qui traite des requêtes interétatiques introduites
par l’Ukraine et les Pays-Bas contre la Fédération de Russie, et – dans
les limites de leurs compétences – par la CIJ et l’OACI. Toutefois,
mon mandat me permet de présenter à l’Assemblée une conclusion sur
le respect ou non, par les États potentiellement impliqués, de leur
obligation de coopération pour établir la vérité sur ce qui est
réellement advenu au vol MH17, et sur les raisons de cette tragédie.
55. L’un des principaux éléments tirés de mes visites d’information
est l’avis unanime de mes interlocuteurs sur le manquement des autorités
russes à fournir toutes les données dont elles disposent, comme
les premières données pertinentes du radar. Tous estiment que, de
façon générale, elles n’ont été ni réactives ni coopératives, mais
ont répondu de façon dilatoire et formelle. Une demande d’entraide
judiciaire émanant des Pays-Bas et visant à interroger certaines
personnes en Fédération de Russie a été purement et simplement refusée,
au motif clairement affiché que répondre à cette demande irait à
l’encontre des intérêts de la Fédération de Russie
. Il m’a été rapporté que les informations
fournies par la Fédération de Russie n’étaient jamais suffisantes
ou complètes, quand elles n’étaient pas fausses. Les autorités russes
n’auraient «qu’une mauvaise mémoire» et le bureau néerlandais pour
la sécurité OVV a même découvert une tentative de piratage de son
serveur émanant d’un site russe. Mes interlocuteurs des Pays-Bas
ont exprimé leur frustration à propos de la «mauvaise foi» de leurs
homologues russes, en des termes encore plus forts que les fonctionnaires
ukrainiens qui, à la lumière de leurs expériences passées, ne s’attendaient
manifestement pas à mieux de la part de la Fédération de Russie.
En revanche, les autorités néerlandaises et ukrainiennes ont été
satisfaites du niveau de coopération entre leurs services respectifs.
56. Plus important encore aux fins du présent rapport, mes interlocuteurs
de La Haye et de Kiev ont souligné que les autorités russes s’étaient
activement employées à propager de fausses informations et à fournir
des données trafiquées – qui ont été réfutées de manière convaincante
par les enquêteurs internationaux, comme nous l’avons vu plus haut
(paragraphes 43-50).
57. Cela dit, je ne peux m’empêcher de constater que je n’ai
pas non plus reçu les informations que j’ai demandées aux autorités
américaines, notamment des données très probablement collectées
par des avions équipés d’un système de détection et de contrôle
(AWACS) survolant la zone de conflit et des navires de guerre participant
à des manœuvres navales en mer Noire au moment du crash, ainsi que
des données satellite qui devaient être disponibles, étant donné
que la destruction du MH17 a eu lieu dans une zone de conflit vraisemblablement
placée sous la surveillance étroite de plusieurs parties. Mes interlocuteurs
à La Haye ont laissé entendre que les États-Unis avaient communiqué
à titre confidentiel certaines données au ministère public des Pays-Bas
et au bureau néerlandais pour la sécurité OVV. Il serait souhaitable
que ces données soient rendues publiques à un moment donné, sous
réserve que la divulgation des méthodes de travail, des capacités
et des sources ne crée pas de risques pour la sécurité.
58. Sachant qu’il n’appartient en aucun cas à l’Assemblée de
prendre position sur la question de la responsabilité pénale individuelle
ou de la responsabilité des États, je ne considère pas qu’il soit
nécessaire d’attendre l’issue des procédures judiciaires en cours
aux Pays-Bas et devant la Cour européenne des droits de l’homme,
la Cour internationale de Justice et l’Organisation de l’aviation
civile internationale. On peut faire confiance aux juridictions
nationales et internationales et aux organisations spécialisées
concernées pour juger les affaires dont elles sont saisies en toute
indépendance et sans aucune ingérence politique. Les tribunaux doivent
trancher des questions difficiles: l’équipage du Buk russe savait-il
qu’il visait un avion civil? Si tel n’était pas le cas, aurait-il
dû le savoir? L’erreur est-elle due à un comportement négligent,
voire imprudent? La Fédération de Russie est-elle responsable des
actes de l’équipage du Buk – soit qu’elle ait mis une arme aussi
puissante entre les mains d’opérateurs peu fiables, soit que les
membres de l’équipage aient été en réalité contrôlés par l’armée
russe, voire en faisaient partie? À quel niveau de la hiérarchie
militaire ou politique se situe la responsabilité pénale? Ces questions,
aussi importantes soient-elles, ne relèvent pas du mandat de l’Assemblée
en soi.
59. À titre personnel toutefois, comme je l’ai déjà indiqué,
j’aimerais faire part de mes propres conclusions sur la destruction
du vol MH17. J’ai étudié les conclusions détaillées du bureau néerlandais
pour la sécurité OVV, ainsi que celles de l’ECE et de Bellingcat.
J’ai rencontré un grand nombre de personnes à La Haye et à Kiev,
notamment des représentants du SBU, le service de sécurité ukrainien,
et j’ai écouté les communications interceptées entre les commandants
séparatistes juste avant et après la destruction du vol MH17. À
la lumière de toutes les informations que j’ai collectées, je ne
peux m’empêcher de conclure que c’est bien un missile Buk russe
de la 53e brigade de Koursk, acheminé
vers le territoire ukrainien tenu par les séparatistes peu avant
la tragédie, qui a abattu le Boeing malaisien. La décision finale
revient bien entendu aux tribunaux, qui devront également désigner
les personnes pénalement responsables de cette tragédie, déterminer
si elles ont agi intentionnellement ou par imprudence et décider
de l’éventuelle responsabilité de l’État russe liée au fait que la
Fédération de Russie a fourni le camion lance-missile Buk en question
(sans l’unité radar centrale) à des fins d’utilisation dans une
zone de conflit alors survolée par de nombreux avions civils à haute
altitude. Cela étant, j’estime qu’il est de mon devoir de dire clairement
aux familles de victimes – dont le désespoir doublé de dignité m’a
fortement impressionné – ce qui, d’après moi, est réellement arrivé
au vol MH17.
60. En ce qui concerne le mandat de l’Assemblée, mes constatations
sont suffisamment claires et solidement étayées pour conclure que
la Fédération de Russie a effectivement manqué à l’obligation qui
lui incombe en vertu du droit international de coopérer de bonne
foi avec le bureau néerlandais pour la sécurité OVV, l’ECE et le
ministère public des Pays-Bas dans le cadre des enquêtes internationales
qui leur ont été dûment confiées par les pays concernés.
61. La deuxième question que l’Assemblée a le droit, et même
le devoir, de commenter est l’effet dévastateur que l’absence de
coopération de la Russie et sa campagne de désinformation ont eu
sur les familles et amis des 298 victimes de cette tragédie. J’ai
été très ému par les témoignages des membres des familles que j’ai
rencontrés à La Haye et je suis atterré par la brutalité de la réponse
des autorités russes à leurs demandes d’aide pour établir la vérité.
La campagne de désinformation et les «versions» changeantes du déroulé
des événements présentées aux familles de victimes ont prolongé
et aggravé leur souffrance. Pour faire leur deuil, les proches et
amis des victimes ont besoin de connaître la vérité sur toutes les
circonstances qui ont abouti à une telle tragédie et de voir les
responsables répondre de leurs actes. Je souhaite de tout cœur que
l’Assemblée contribue à cette solution.
62. J’aimerais ajouter une dernière observation. En 2016 déjà,
l’Assemblée, dans le rapport de notre ancienne collègue Marieluise
Beck (Allemagne, ADLE)
, avait établi au-delà de tout doute
raisonnable que les séparatistes opérant dans la région du Donbass
en Ukraine étaient entièrement contrôlés par la Fédération de Russie.
Leurs dirigeants étaient membres de différents services de sécurité
russes. Ils bénéficiaient d’un soutien militaire, non seulement
sous la forme d’un important approvisionnement en armes, dont la
fameuse batterie Buk qui a abattu le vol MH17, mais aussi sous la
forme de soldats de l’armée régulière, notamment ceux qui sont intervenus
dans la tristement célèbre bataille d’Ilovaïsk, durant laquelle
jusqu’à 400 soldats ukrainiens ont été tués à bout portant alors
qu’ils empruntaient le «couloir sûr» qu’on leur avait promis pour leur
retraite
. L’absence d’insigne sur leur uniforme –
rappelant les «hommes verts» qui avaient envahi la Crimée peu de
temps auparavant – ou l’argument selon lequel ces soldats étaient
soi-disant «en congé» de l’armée ne changent rien au fait qu’il
s’agissait de soldats russes.
63. La fabrication d’une «réalité alternative» par la répétition
sans fin de fausses allégations et le démenti officiel de faits
évidents est également manifeste dans le cas de l’agression de grande
ampleur menée contre l’Ukraine. Alors que les images montrent sans
aucun doute possible la destruction quasi-totale de la ville de Marioupol,
y compris les hôpitaux, les écoles, les théâtres et les zones résidentielles,
la propagande russe prétend que les bombes et les roquettes russes
ont touché uniquement des cibles militaires. Après la découverte
des atrocités commises par les soldats russes dans les environs
de Kiev, et en particulier à Boutcha, le Gouvernement russe a proposé
des «versions» alternatives qui s’excluent mutuellement – à savoir que
les meurtres de centaines de civils découverts après le départ des
militaires russes auraient été commis par des «nazis» ukrainiens,
ou que les corps filmés étaient en fait ceux d’acteurs participant
à une «provocation» de l’Ukraine. Les nombreuses séquences vidéo,
les témoignages, les images satellite qui prouvent que les corps
jonchaient déjà les rues avant le départ des troupes russes sont
tout simplement réfutés comme «faux».
64. La Russie a appliqué le même mode opératoire dans l’affaire
du MH17: masquer la vérité en créant une certaine confusion et en
présentant des «versions» alternatives étayées par de fausses preuves,
dans le but de lasser le grand public, qui finira par conclure qu’il
n’y a pas de vérité et que tout et son contraire sont possibles.
Nous devons continuer à résister à cette stratégie perfide en effectuant
des recherches approfondies et impartiales et en documentant méticuleusement
les preuves, en utilisant tous les outils techniques disponibles
pour établir la vérité et démystifier les mensonges. C’est précisément
ce qu’ont fait le bureau néerlandais pour la sécurité OVV, l’ECE
et certains groupes non gouvernementaux comme Bellingcat pour établir
les circonstances de la destruction du vol MH17.