1. Introduction
1. Le présent rapport fait suite
à une proposition de résolution déposée le 4 mars 2024 par la commission des
questions juridiques et des droits de l’homme, étant entendu qu’elle
serait débattue lors de la partie de session d’avril 2024 de l’Assemblée
parlementaire selon la procédure d’urgence. Le même jour, la commission m’a
désigné rapporteur sous réserve que le Bureau lui renvoie cette
proposition pour rapport. Le Bureau l’a renvoyée à la commission
pour rapport le 7 mars 2024 et ce renvoi a été ratifiée par l’Assemblée.
2. La proposition de résolution rappelle que M. Navalny est mort
le 16 février 2024, trois ans jour pour jour après que la Cour européenne
des droits de l’homme a indiqué une mesure provisoire et ordonné
aux autorités russes de le libérer en raison du risque que sa détention
représentait pour sa vie. Elle précise que sa détention arbitraire
fondée sur des accusations forgées de toutes pièces et la tentative
d’assassinat perpétrée en 2020 à l’aide d’un agent neurotoxique,
orchestrée par un escadron de la mort du FSB (le Service fédéral
de sécurité de la Fédération de Russie), ne laissent planer aucun
doute sur le fait que le régime de Vladimir Poutine porte l’entière
responsabilité de sa mort. La proposition de résolution indique
en outre que «[l]a mort de M. Navalny survient à un moment où l’envahisseur
russe poursuit sa guerre d’agression contre l’Ukraine, où la société civile
russe est pour l’essentiel contrainte d’œuvrer dans la clandestinité
et où le nombre de détenus politiques en Fédération de Russie ne
cesse d’augmenter. Parmi ces détenus politiques figurent non seulement
Vladimir Kara-Mourza
, un responsable
politique éminent de l’opposition russe associé à l’homme politique
assassiné Boris Nemtsov, et Ilya Yashin, une autre personnalité
de l’opposition, mais également des citoyens ordinaires assez courageux
pour s’opposer à la guerre.» Depuis la date à laquelle la proposition
a été déposée, la Fédération de Russie a incarcéré Oleg Orlov, défenseur
de renom des droits humains et président du Centre Memorial pour
les droits humains, une organisation co-lauréate du prix Nobel de
la paix. La condamnation de M. Orlov pour «avoir discrédité à plusieurs
reprises les forces armées russes» ne peut être qualifiée que de parodie
de justice, comme l’a observé très justement M. Orlov lui-même,
qui lisait ostensiblement
Le Procès de
Franz Kafka pendant les débats. De toute évidence, les sanctions
infligées à la Fédération de Russie par la communauté internationale
restent insuffisantes pour contrer ses dirigeants totalitaires.
La proposition de résolution conclut en invitant l’Assemblée à «envisager
de nouveaux moyens d’arrêter la machine de guerre russe et de veiller
à ce que l’État russe, ses dirigeants et ceux qui soutiennent l’appareil
d’oppression de Vladimir Poutine soient pleinement tenus de rendre
compte de leur mépris éhonté des droits de l’homme et de l’ordre
juridique international. L’Assemblée devrait trouver les moyens
d’établir un dialogue avec les représentants légitimes du peuple
russe qui s’opposent au régime de Poutine. L’Assemblée doit à la
mémoire d’Alexeï Navalny de suivre les informations relatives à
sa mort révélées au fil du temps et de tirer les conclusions qui
s’imposent, y compris la nécessité éventuelle de sanctions supplémentaires
et plus lourdes pour dissuader et affaiblir l’appareil répressif
criminel du régime et pour entraver la poursuite de la guerre d’agression
contre l’Ukraine.»
3. Ainsi, le présent rapport portera non seulement sur la mort
de M. Navalny et la nécessité d’infliger des sanctions ciblées («sanctions
Magnitski») à l’encontre des personnes responsables de sa persécution,
de ses mauvais traitements et de sa disparition, mais il replacera
aussi ce crime dans un contexte plus large et présentera une série
de mesures à prendre pour contrer le régime totalitaire de Vladimir
Poutine et la guerre qu’il mène contre la démocratie.
2. La détention illégale, les mauvais
traitements et la mort d’Alexeï Navalny
4. En 2020, Alexeï Navalny, figure
importante de l’opposition russe, militant de la société civile
et de la lutte contre la corruption, avocat et prisonnier politique,
a survécu à une tentative d’assassinat perpétrée par un escadron
de la mort du FSB au moyen d’un agent neurotoxique chimique interdit
. Le 17 janvier 2021, après son rétablissement,
il a pris la décision courageuse de retourner en Fédération de Russie
où il a été placé en détention dès son arrivée sur la base d’une
condamnation avec sursis que la Cour européenne des droits de l’homme
avait déjà jugée contraire à l’article 7 (pas de peine sans loi)
de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5).
5. Les détails de l’arrestation puis de la détention de M. Navalny
sont exposés dans un rapport rédigé par notre ancien collègue, M. Jacques
Maire
. Je ne
répéterai pas ici le contenu de ce rapport, mais je privilégierai les
événements qui ont suivi.
6. Le 9 juin 2021, les bureaux du réseau régional de M. Navalny
ainsi que sa Fondation anticorruption (FBK) ont été qualifiés d’organisations
extrémistes et dissous par le tribunal de Moscou
. Les avoirs de ces entités ont été
confisqués et liquidés. En janvier 2022, M. Navalny et 11 de ses
collaborateurs ont été officiellement désignés comme étant «extrémistes
et terroristes» (au même titre que les militants d’Al-Qaida et de
Daech)
. Cette mesure a fait suite à la
qualification antérieure identique de Leonid Volkov et Ivan Zhdanov, deux
collaborateurs clés de M. Navalny.
7. Le 22 mars 2022, M. Navalny a été reconnu coupable d’outrage
au tribunal et de détournement de fonds et condamné à une peine
de neuf ans dans une prison de haute sécurité. Son procès, qui s’est
tenu dans une salle d’audience improvisée à l’intérieur de la colonie
pénitentiaire où il était détenu, a été qualifié à juste titre de
«mascarade» par Amnesty International
. En juin 2022, M. Navalny a été
transféré dans la colonie pénitentiaire de haute sécurité IK-6 à
Melekhovo, dans l’oblast de Vladimir (à 235 km à l’est de Moscou)
.
8. Le 4 août 2023, à l’issue d’un autre simulacre de procès tenu
à huis clos, M. Navalny a été reconnu coupable d’incitation publique
à des activités extrémistes et de financement de celles-ci, ainsi
que de «réhabilitation de l’idéologie nazie», et a été condamné
à une peine supplémentaire de 19 ans dans une colonie pénitentiaire
à «régime spécial».
9. En décembre 2023, M. Navalny a été exfiltré de la colonie
pénitentiaire IK-6 à Melekhovo et a disparu pendant plusieurs semaines,
ce qui a laissé craindre une disparition forcée. Après avoir passé
19 jours au secret pendant son transfèrement, M. Navalny est arrivé
dans la soirée du 23 décembre 2023 à la colonie pénitentiaire FKU
IK-3, située dans une région isolée de la Sibérie. L’établissement
(également appelé «Polar Wolf») a été construit en 1961 sur le site
de l’ancien goulag 501, un camp de travail de l’ère stalinienne
qui avait accueilli des millions de prisonniers à l’époque soviétique.
Il est situé dans la localité de Kharp, au-delà du cercle polaire
arctique, dans le centre-nord de la Sibérie. Selon les défenseurs
des droits humains, la prison accueille des tueurs en série, des
violeurs, des pédophiles, des récidivistes et d’autres criminels
dangereux condamnés à de longues peines. Pour autant, M. Navalny
n’est pas le premier prisonnier politique à y avoir été envoyé.
Platon Lebedev, un ancien partenaire commercial de l’ex-propriétaire
de Ioukos et ancien prisonnier politique Mikhail Khodorkovsky, a
passé deux ans à «Polar Wolf» en 2005 et 2006. Cette colonie pénitentiaire
est connue pour ses conditions de détention très dures.
10. En s’appuyant notamment sur le témoignage d’un ancien détenu
de la colonie IK-3, les défenseurs et défenseuses des droits des
détenus ont dénoncé les pratiques assimilables à de la torture couramment employées
par le personnel de la colonie. Par exemple, en hiver, les prisonniers
étaient sommairement rassemblés dans la cour en tenue légère; on
leur ordonnait de rester immobiles, en formation, et il leur était interdit
de se frictionner les mains. Ils étaient contraints de rester sans
bouger pendant 30 ou 40 minutes par des températures de moins 45 degrés
Celsius, voire plus froides. Si une personne bougeait, tout le groupe
était aspergé d’eau
.
11. Au cours de son emprisonnement illégal, M. Navalny – en plus
d’être privé de sommeil et de soins médicaux appropriés – a souvent
été puni pour de prétendues infractions mineures et placé en cellule disciplinaire
(shtrafnoy izolyator ou «SHIZO»).
Quelques jours avant sa mort, M. Navalny a de nouveau été sanctionné
par un placement en SHIZO pendant 15 jours. Selon Mme Kira
Yarmysh (amie et partisane de M. Navalny), c’était la 27e fois
que cette situation se produisait depuis son incarcération trois
ans plus tôt. Si l’on compte cette dernière période, M. Navalny
aurait passé au total 308 jours en SHIZO. Officiellement, cette mesure –
qui est une forme d’«emprisonnement dans la prison» – est censée
n’être utilisée qu’à titre exceptionnel et après que toutes les
précautions ont été prises. Pourtant, M. Navalny a été placé en
SHIZO de manière régulière et arbitraire.
12. Les conditions de vie en SHIZO peuvent être comparées à celles
des prisonniers politiques de l’ère soviétique dans le vaste réseau
des goulags. Dans un message publié sur X (anciennement Twitter)
en août 2022, M. Navalny décrivait comme suit la cellule disciplinaire
dans laquelle il avait été incarcéré dans la colonie pénitentiaire
IK-6: «C’est une boîte en béton de 2,5 mètres sur 3. La plupart
du temps, c’est insupportable parce qu’il fait froid et humide.
Il y a de l’eau sur le sol. J’ai droit à la version plage – il fait
très chaud et il n’y a presque pas d’air. La fenêtre est minuscule
et les murs sont trop épais pour que l’air puisse circuler – même les
toiles d’araignée ne bougent pas. Il n’y a pas de ventilation. La
nuit, on s’allonge et on se sent comme un poisson sur le rivage.
La couchette en fer est fixée au mur, comme dans un train, mais
le levier qui l’abaisse est à l’extérieur. À 5 heures du matin,
ils viennent enlever le matelas et l’oreiller (qu’ils appellent
«équipement souple») et remonter la couchette. À 21 heures, ils
ramènent le matelas et la couchette est à nouveau abaissée. Il y
a une table et un banc en fer, un évier, un trou dans le sol et
deux caméras fixées au plafond. Pas de visites, pas de lettres,
pas de colis. C’est le seul endroit de la prison où il est même
interdit de fumer. On ne me donne du papier et un stylo que pendant
1 heure et 15 minutes chaque jour. La «promenade» ne dure qu’une
heure dans une cellule similaire, mais avec un coin de ciel au-dessus
de la tête. Les fouilles sont incessantes. Je dois toujours garder
les mains derrière le dos»
.
13. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des
peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) considère que
la durée maximale du placement à l’isolement ne devrait pas excéder 14 jours
pour une infraction donnée et devrait de préférence être plus courte.
En outre, il devrait être interdit d’infliger des sanctions disciplinaires
successives qui entraînent une période d’isolement ininterrompue supérieure
à la durée maximale
. De même, dans un arrêt concernant
les sanctions disciplinaires dans les prisons russes, la Cour européenne
des droits de l’homme a estimé que le placement répété en cellule d’isolement
constituait un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3
de la Convention
.
14. Le 16 février 2024, à 14 h 19, heure de Moscou (12 h 19, heure
d’Europe centrale (CET)), le service pénitentiaire fédéral du district
autonome de Yamalo-Nenets a publié un communiqué de presse indiquant
que M. Navalny «s’était senti mal après une promenade et avait presque
immédiatement perdu connaissance» avant de décéder. Selon l’avis
de décès officiel envoyé à la mère de M. Navalny, ce dernier serait
décédé ce même jour à 14 h 17 heure locale (10 h 17 CET). La cause
officielle du décès communiquée à la mère de M. Navalny et à son
avocat est le «syndrome de mort subite». Une source anonyme a déclaré
au journal Russia Today, contrôlé par l’État, que le décès de M. Navalny
avait été causé par un caillot de sang.
15. Novaya Gazeta Europe, un média russe indépendant, indique
être entré en contact avec un détenu qui lui a confié qu’une «mystérieuse
agitation» avait éclaté dans le «Polar Wolf» la veille de la mort
de M. Navalny. Par la suite, les mesures de sécurité ont été renforcées
et les cellules ont été fouillées de fond en comble. Selon la source
du média, l’ambulance ne serait arrivée qu’après l’annonce publique
de la mort de M. Navalny
. Gulagu.net (un groupe de défense
des droits humains) a signalé que plusieurs caméras de la colonie
pénitentiaire IK-6 ne fonctionnaient pas le jour de la mort de M. Navalny.
Selon sa source, le 14 février 2024, des agents du FSB se sont rendus
dans la colonie où ils ont déconnecté et démantelé les dispositifs d’écoute
et les caméras cachées «qui auraient pu enregistrer ce qui est arrivé
à Alexeï Navalny les 15 et 16 février». Gulagu.net affirme également
que dans la soirée du 16 février, l’expert chargé de l’autopsie
a reçu l’instruction verbale de déclarer que les ecchymoses sur
le corps d’Alexeï Navalny étaient survenues
post mortem .
16. Nous ne disposons d’aucune information sur l’ouverture d’une
enquête en bonne et due forme sur les circonstances de la mort de
M. Navalny.
3. Les suites du décès d’Alexeï Navalny
17. Malgré la législation rigoureuse
adoptée au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Fédération
de Russie, visant à dissuader la société russe d’organiser des manifestations, et
la brutalité bien connue de la police, des milliers de personnes
ont déposé des fleurs sur les monuments dédiés aux victimes de la répression
soviétique, dans une réaction spontanée à la mort de M. Navalny.
Selon les données recueillies par OVD-Info (un groupe russe de défense
des droits humains), 649 personnes ont été arrêtées par la police
au cours des différentes veillées organisées dans toute la Fédération
de Russie pour rendre hommage à M. Navalny
. D’après les médias polonais, à
Saint-Pétersbourg, les consuls généraux d’Allemagne, de Norvège
et de Pologne ont été menacés d’arrestation pour avoir participé
à un «événement non autorisé», lorsqu’ils ont décidé de déposer
des fleurs devant la pierre de Solovetsky, un monument dédié aux
détenus du goulag, aux victimes de la terreur communiste et aux
combattants de la liberté
. De nombreuses vidéos ont été diffusées,
où l’on voit des personnes avec des fleurs à la main à proximité
de monuments dédiés aux victimes du régime soviétique, brutalement
appréhendées et emmenées par la police anti-émeute.
3.1. Rétention du corps de M. Navalny et
obstruction à l’organisation de ses funérailles
18. Le lendemain de la mort de
M. Navalny, sa mère (Lyudmila Navalnaya), accompagnée d’un avocat,
s’est rendue au «Polar Wolf» où on lui a indiqué que le corps de
son fils avait déjà été transporté à la morgue de Salekhard. À son
arrivée, elle a constaté que la morgue était fermée et a été informée
par téléphone que le corps de M. Navalny ne s’y trouvait pas. Le
bureau d’examen médico-légal de Salekhard a également affirmé n’avoir
reçu aucun corps des colonies pénitentiaires de la région
. Selon Mme Yarmysh,
les avocats de M. Navalny ont été informés par le Comité national
d’enquête de la Fédération de Russie que l’enquête sur sa mort était
close et qu’«aucune activité criminelle n’avait été décelée». Une
heure plus tard, le même Comité national d’enquête a déclaré que
la cause du décès de M. Navalny n’avait «pas été déterminée» et
que son corps ne serait pas remis à sa famille tant que l’enquête
n’était pas terminée
. Puis, le 19 février 2024, le Comité
d’enquête de la Fédération de Russie a annoncé que le corps serait
soumis à une «expertise chimique» qui pourrait prendre 14 jours.
Pour Yulia Navalnaya (l’épouse d’Alexeï Navalny), le retard dans
la remise du corps de son époux s’explique par la nécessité pour
les autorités de s’assurer de la disparition de toute trace des
substances chimiques interdites utilisées pour l’empoisonner
.
19. Le 22 février 2024, Lyudmila Navalnaya a publié un enregistrement
dans lequel elle déclarait que les autorités l’avaient autorisée
à voir le corps de son fils (dans une morgue à Salekhard), où elle
avait également signé un certificat de décès qui évoquait une «cause
naturelle». Mme Navalnaya a également
affirmé que les fonctionnaires l’avaient menacée d’enterrer M. Navalny
dans la colonie pénitentiaire ou de laisser son corps se décomposer
si elle n’acceptait pas d’organiser des funérailles secrètes, bien
que la loi oblige les autorités à remettre le corps à la famille
.
20. Le corps de M. Navalny a finalement été remis à sa famille
le 24 février 2024. Dans les jours qui ont suivi, ses proches ont
essayé d’organiser ses funérailles, mais ils se sont heurtés à de
nombreux refus de la part d’entreprises de pompes funèbres moscovites,
vraisemblablement à la suite d’une campagne d’intimidation orchestrée
par le Kremlin
. Le 27 février 2024, un avocat qui
avait soutenu Mme Navalnaya dans ses
tentatives pour récupérer le corps de son fils, M. Vasily Dubkov,
a été brièvement détenu à Moscou, puis relâché.
21. Alexeï Navalny a finalement été inhumé le 1er mars
2024 au cimetière Borisovskoye de Moscou, après une cérémonie en
l’église de l’Icône de la Mère de Dieu dans le quartier de Maryino.
Les funérailles se sont déroulées en présence des parents de M. Navalny,
de plusieurs diplomates occidentaux, des candidats de l’opposition
à l’élection présidentielle Boris Nadezhdin et Yekaterina Duntsova
(finalement écartés des élections) et – malgré une forte présence
policière et les menaces de représailles – de milliers de Russes,
dont beaucoup ont scandé des slogans anti-Poutine et antiguerre.
3.2. Promotion des fonctionnaires responsables
de la persécution et des mauvais traitements infligés à M. Navalny
22. Le 19 février 2024, trois jours
seulement après la mort d’Alexeï Navalny, le directeur adjoint du
Service pénitentiaire fédéral russe (FSIN), Valery Boyarinev, a
été promu au grade de colonel général
. Selon M. Zhdanov, M. Boyarinev
a personnellement supervisé les mauvais traitements systématiques
infligés à M. Navalny en détention et sa promotion est venue récompenser
le zèle avec lequel il s’est acquitté de cette tâche. Quelques jours
plus tard, un enquêteur responsable de la persécution de M. Navalny
et de la FBK, M. Roman Vidyukov, a été promu au poste de chef adjoint
du Comité national d’enquête de la Fédération de Russie
. Le 22 mars 2024, les noms de M. Vidyukov
et de M. Boyarinev ont été ajoutés sur la liste des personnes sanctionnées
par l’Union européenne pour leur implication dans la persécution
de M. Navalny
.
3.3. Négociations en vue de l’intégration
de M. Navalny dans un échange de prisonniers
23. Peu après la mort d’Alexeï
Navalny, Maria Pevchikh (sa collaboratrice) a indiqué que M. Navalny
était sur le point d’être échangé (en compagnie de deux citoyens
américains dont l’identité n’a pas été révélée) contre Vadim Krasikov,
un assassin russe condamné à perpétuité pour meurtre en Allemagne.
Dans un entretien accordé au Financial Times, Dmitry Peskov (le
porte-parole du Kremlin) a réfuté cette information. Le 17 mars
2024, Vladimir Poutine lui-même a confirmé qu’il avait accepté d’échanger
M. Navalny, à condition qu’il ne revienne jamais en Fédération de
Russie
.
4. La transition de la Russie de Vladimir
Poutine vers un État totalitaire
24. Benito Mussolini, le dictateur
fasciste de l’Italie, a un jour résumé l’essence du totalitarisme
par la formule suivante: «tout dans l’État, rien hors de l’État,
rien contre l’État», qui souligne le contrôle total de l’État sur
tous les aspects de la société. Après plus de 20 ans d’emprise de
Vladimir Poutine sur la Fédération de Russie, la transition de ce
pays vers un État totalitaire semble achevée.
25. Vladimir Poutine jouit d’un pouvoir et d’une influence illimités
en Fédération de Russie et la machine de propagande étatique promeut
le culte de sa personnalité en le présentant comme un dirigeant
fort et hyper-masculin, un modèle à suivre pour tous les hommes
russes. Le rôle de la Douma d’État et du Conseil de la Fédération
(tous deux étroitement contrôlés par le parti Russie Unie, présidé
par le fidèle serviteur de Vladimir Poutine, l’ancien président
et Premier ministre Dmitri Medvedev) se limite à donner une apparence
de légitimité démocratique en approuvant toutes les décisions prises
par Vladimir Poutine. Toute forme de dissidence est considérée comme
un acte hostile et l’existence d’une opposition politique significative
n’est pas tolérée. Le pouvoir judiciaire est tout sauf indépendant,
puisque sa priorité absolue est d’exécuter la volonté de ses maîtres
politiques. La liberté des médias est inexistante
et l’expression d’opinions dissidentes
peut entraîner une peine d’emprisonnement de 25 ans (comme ce fut
le cas pour Vladimir Kara-Mourza, emprisonné pour avoir critiqué
la guerre d’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine).
L’appareil de sécurité omniprésent veille à ce que la population
se conforme aux politiques de l’État et la police est autorisée
à opérer en dehors des contraintes imposées par la loi. Le recours
à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements est généralisé,
comme nous le verrons plus loin.
26. La Russie de Vladimir Poutine poursuit un objectif de conquête
impérialiste et impose à sa société la vision erronée d’une «menace
occidentale», par le biais d’une propagande systématique qui va
jusqu’à l’endoctrinement des enfants. Chaque semaine, les écoles
de Fédération de Russie commencent leurs cours par une cérémonie
de lever du drapeau suivie d’une leçon intitulée «Conversations
sur les choses importantes». Ce programme affirme que l’État est
la source d’information qui fait le plus autorité dans tous les domaines
et les enseignants ou chefs d’établissement qui refusent d’obéir
ou de punir les pensées indépendantes (non conformes à la politique
de l’État) sont démis de leurs fonctions sans préavis ou qualifiés d’«agents
étrangers»
.
27. À l’instar de l’Allemagne nazie, la Fédération de Russie a
recruté dans ses rangs des milliers de dangereux criminels pour
combattre dans le cadre de son invasion illégale de l’Ukraine. Tout
comme la brigade Dirlewanger de la Waffen-SS (composée de repris
de justice et placée sous le commandement d’un pédophile condamné,
responsable entre autres du massacre de 100 000 civils lors du soulèvement
de Varsovie en 1944), le Groupe russe Wagner a été impliqué dans
un grand nombre d’atrocités et de probables actes de terreur en
Ukraine, qui font l’objet d’un rapport à venir
.
28. Lors de la prétendue «élection présidentielle russe» des 15-17
mars 2024, des bureaux de vote ont été ouverts dans le territoire
ukrainien illégalement occupé ainsi que dans les unités administratives-territoriales moldaves
de la rive gauche du Dniestr, en violation flagrante de la Charte
des Nations Unies et du principe de l’égalité souveraine des États.
Sans grande surprise, le «résultat» officiel a accordé 87,28 % des
suffrages à Vladimir Poutine
. En Tchétchénie (une région dirigée
par un autre allié radical de M. Poutine, Ramzan Kadyrov), Vladimir
Poutine a remporté 98,99 % des voix, avec un taux de participation
de 97 %
. Tous les opposants sérieux, y compris
M. Nadezhdin, ont été exclus du scrutin.
29. Malgré la répression qui frappe l’opposition politique, des
milliers de Russes ont suivi l’appel d’Alexeï Navalny et ont protesté
pacifiquement, de façon symbolique, contre le régime de Vladimir
Poutine en se rendant dans les bureaux de vote à midi précise. De
nombreuses images montrant de longues files d’attente devant les
bureaux de vote témoignent de cette adhésion à la mémoire de M. Navalny
et d’un rejet explicite du régime par une partie au moins de la
population.
5. Autres mesures destinées à contrer
le régime totalitaire de Vladimir Poutine et sa guerre contre la démocratie
30. La mort d’Alexeï Navalny est
survenue au moment où les troupes russes réalisaient des avancées significatives
sur le front oriental en Ukraine après avoir conquis les ruines
d’Avdiivka et plusieurs autres villes ukrainiennes. Les troupes
ukrainiennes continuent d’opposer une résistance héroïque à l’envahisseur
russe, mais restent largement dépassées sur le plan militaire et
souffrent d’une forte pénurie de munitions qui ne cesse de s’aggraver.
Le moment du décès de M. Navalny peut difficilement être attribué
au hasard. Vladimir Poutine semble vouloir faire passer le message
qu’il peut faire ce qu’il veut sans que personne ne puisse se mettre
en travers de son chemin. La mort d’Alexeï Navalny a été suivie,
le 12 mars 2024, de l’agression au marteau et au gaz lacrymogène
de son collaborateur M. Volkov, devant son domicile à Vilnius
. L’agence de renseignement
lituanienne a déterminé qu’il s’agissait probablement d’une opération
organisée et mise en œuvre par la Fédération de Russie. Dans ce
contexte, les propositions énoncées dans mon rapport visent donc à
demander des comptes aux responsables de l’assassinat d’Alexeï Navalny,
mais aussi à aborder plus largement les circonstances qui entourent
sa disparition.
5.1. Les sanctions Magnitski
31. Dans sa
Résolution 2252 (2019), l’Assemblée a appelé tous les États membres à envisager
d’adopter des instruments juridiques permettant à leur gouvernement
d’imposer des sanctions ciblées aux personnes considérées comme
personnellement responsables de graves violations des droits humains
pour lesquelles elles jouissent de l’impunité pour des motifs politiques
ou en raison de pratiques de corruption. Étant donné que de nombreuses
personnes impliquées dans la persécution et les mauvais traitements
infligés à Alexeï Navalny sont bien connues et jouissent d’une impunité
comme complices du régime de Vladimir Poutine, il ne fait aucun
doute qu’elles devraient être la cible de telles mesures. L’Union
européenne a récemment sanctionné 32 personnes directement impliquées,
dont certaines figurent également sur la liste jointe au présent
rapport
.
5.2. Demander des comptes à la Fédération
de Russie pour ses violations graves et systématiques de la Convention
contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants
32. Le recours systématique de
la Fédération de Russie à la torture et les conditions inhumaines
de détention dans le pays sont bien connus. Les prisonniers politiques
et les ennemis du régime sont toutefois punis de façon particulièrement
sévère. En 2015, un cinéaste ukrainien, Oleg Sentsov, a été condamné
par un tribunal russe à 20 ans de prison à l’issue d’un simulacre
de procès pour «terrorisme» (il avait exprimé son opposition à l’occupation
de la Crimée par la Fédération de Russie). Pendant sa détention,
les autorités pénitentiaires russes l’ont maltraité physiquement,
allant quasiment jusqu’à l’asphyxier, et l’ont menacé de le torturer,
de le violer et de le tuer pour lui extorquer des aveux
. En octobre 2021, Gulagu.net a publié
plus de 40 gigaoctets de vidéos secrètes qui montrent des passages
à tabac, des viols et des actes de torture commis sur des détenus
dans des prisons et des centres de détention provisoire en Fédération
de Russie
. Un rapport rédigé par notre collègue,
M. Constantinos Efstathiou (Chypre, SOC), dresse un bilan glaçant
de l’usage systémique de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants dans les lieux de détention en Fédération
de Russie
. Le mois dernier, la Mission de
surveillance des droits de l’homme des Nations Unies en Ukraine
a publié un rapport révélant une recrudescence des allégations crédibles
de torture et d’exécution de prisonniers de guerre ukrainiens aux
mains de leurs ravisseurs russes. Selon la cheffe de cette mission, presque
tous les prisonniers de guerre ukrainiens interrogés ont raconté
comment ils avaient été torturés pendant leur captivité par des
militaires ou des fonctionnaires russes, qui leur infligeaient de
manière répétée des coups, des chocs électriques, des menaces d’exécution,
des positions douloureuses prolongées et des simulacres d’exécution.
Plus de la moitié d’entre eux été soumis à des violences sexuelles
.
33. Les exemples ci-dessus montrent clairement que la Fédération
de Russie applique systématiquement la torture et d’autres formes
de mauvais traitements dans son système pénitentiaire, en violation
flagrante des obligations qui lui incombent en vertu de la Convention
contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants (la «Convention contre la torture»). Dans le même
temps, elle n’autorise pas les experts internationaux à enquêter
sur les allégations des victimes
.
La Convention contre la torture prévoit une série d’obligations
lorsqu’il existe des motifs raisonnables de penser qu’un acte de
torture a été commis – notamment les obligations d’enquêter, de
poursuivre (ou d’extrader) et de prévenir de tels actes à l’avenir.
Il ne fait aucun doute que la Fédération de Russie manque délibérément
et constamment à ces obligations.
34. La Fédération de Russie est membre des Nations Unies et liée
par le Statut de la Cour internationale de Justice (CIJ), y compris
l’article 36 (1), qui prévoit que la compétence de la CIJ «s’étend
[…] à tous les cas spécialement prévus dans […] les traités et conventions
en vigueur». Elle est également partie, depuis 1987, à la Convention
contre la torture, dont l’article 30 (1) comprend une clause compromissoire
pertinente
.
En conséquence, le projet de résolution propose de veiller à ce
que l’État russe soit tenu responsable de ses violations flagrantes
de la Convention contre la torture, y compris en introduisant une
requête auprès de la CIJ, si nécessaire. Selon un principe bien
établi dans la jurisprudence de la CIJ, tout État partie à la Convention contre
la torture peut invoquer la responsabilité d’un autre État partie
en vue d’obtenir que la Cour détermine si celui-ci a manqué à ses
obligations
erga omnes partes et
de mettre fin à ce manquement
.
5.3. Autres sanctions à l’encontre des
amis de Vladimir Poutine et de l’économie de guerre russe
35. Pour donner suite à la proposition
de Yulia Navalnaya – à laquelle je souscris entièrement – de traiter les
complices de Vladimir Poutine comme des mafieux, il nous faut définir
des stratégies innovantes qui permettent d’enquêter sur les réseaux
financiers et les associés du Kremlin. Cela implique de mener des enquêtes
approfondies sur les transactions financières et les activités de
blanchiment d’argent de la garde rapprochée de Vladimir Poutine,
y compris ses amis, ses associés et ceux qui contribuent à dissimuler
les fonds illicites des oligarques russes. En particulier, le projet
de résolution propose d’adopter (si ce n’est déjà fait) et d’appliquer
une législation qui permet la confiscation des avoirs illicites
des complices du régime sans condamnation préalable et le renversement
de la charge de la preuve, comme le recommande l’Assemblée dans
sa
Résolution 2218 (2018) .
Néanmoins, des mesures supplémentaires s’imposent pour peser sur
la macro-économie et les industries russes qui continuent de générer
des profits, utilisés par l’État russe pour financer sa guerre contre
l’Ukraine.
36. Depuis l’entrée en vigueur du mécanisme de plafonnement du
prix du pétrole, la Fédération de Russie a trouvé divers moyens
de vendre son pétrole brut à des prix supérieurs à ce plafond. Elle
a notamment eu recours à une «flotte fantôme» composée de centaines
de petits pétroliers, souvent vieillissants, exploités par des entreprises
peu connues, qui n’ont aucune expérience dans le commerce du pétrole
et ne sont pas couvertes par les assurances standard du secteur.
Nombre de ces navires fantômes désactivent leurs systèmes d’identification
automatique pour dissimuler leurs activités et se livrent à des
pratiques risquées de transfert en mer, de bateau à bateau, de pétrole
russe visé par les sanctions. Les activités de cette flotte fantôme
ont rendu de plus en plus difficile le contrôle du commerce du pétrole
russe et le plafonnement des prix a perdu une grande partie de son
efficacité. Les statistiques officielles russes montrent que le
prix moyen reçu était supérieur au plafond de 60 dollars par baril
en 2023
. Pour contrer ces pratiques visant
à contourner le plafond, le projet de résolution propose d’augmenter
le nombre de pétroliers sanctionnés et d’appliquer les exigences
existantes en matière d’assurance contre les déversements d’hydrocarbures
à tous les pétroliers qui traversent les eaux des États membres.
En outre, il est proposé de sanctionner davantage les services fournis
à l’industrie pétrolière et gazière russe afin de limiter leur production
future et de priver le budget russe d’une autre source de revenus.
37. Rosatom est l’une des plus grandes entreprises russes à n’avoir
pas encore été sanctionnée. Ce géant du secteur de l’énergie nucléaire
russe est également la première entité d’enrichissement de l’uranium
au monde. Rosatom contrôle 36 % du marché et fournit du combustible
à 78 réacteurs de puissance situés dans 15 pays (soit 17 % du marché
mondial du combustible nucléaire)
. Rosatom exploite la centrale nucléaire ukrainienne
de Zaporijjia depuis sa prise de contrôle par l’armée russe. Les
États membres du Conseil de l’Europe qui exploitent des centrales
nucléaires devraient, en priorité, chercher d’autres sources de combustible
nucléaire et prendre des mesures restrictives à l’encontre de Rosatom.
Pour la seule année 2023, Rosatom a généré deux milliards de dollars
US de revenus provenant de sources américaines et européennes
.
6. Conclusions
38. En guise de conclusion, je
voudrais souligner le lien entre la mort d’Alexeï Navalny, un combattant courageux
qui s’est opposé au régime criminel de Vladimir Poutine «de l’intérieur»,
et la nécessité urgente de contrer l’expansion de ce régime au-delà
des frontières de la Fédération de Russie. Ce dernier point exige avant
tout d’apporter un soutien concret et politique inébranlable à l’héroïsme
dont fait preuve l’Ukraine pour défendre son territoire face à l’envahisseur.
Nous devons veiller, de toute urgence, à ce que l’Ukraine reçoive rapidement
toutes les armes et munitions nécessaires à ce combat. Nous devons
également continuer à renforcer le régime de sanctions contre la
machine de guerre russe, en comblant toutes les brèches, en poursuivant
tous ceux qui permettent la violation et le contournement des sanctions
et en trouvant de nouveaux moyens créatifs de limiter l’afflux de
revenus et de technologies vers la Fédération de Russie.
39. L’issue de ce combat est déterminante pour l’avenir de l’Europe.
L’Europe restera-t-elle libre et prospère, protégée par ses valeurs
démocratiques et son respect du droit international? Ou bien l’Europe –
à l’instar du peuple de la Fédération de Russie aujourd’hui – tombera-t-elle
demain sous la coupe du régime de Vladimir Poutine et sera-t-elle
opprimée et exploitée au profit des «escrocs et des voleurs» contre
lesquels Alexeï Navalny a perdu la vie?