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Rapport | Doc. 14591 | 26 juin 2018

Les ressortissants ukrainiens détenus par la Fédération de Russie en tant que prisonniers politiques

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Emanuelis ZINGERIS, Lituanie, PPE/DC

Origine - Renvoi en commission: Renvoi 4392 du 25 juin 2018 (débat selon la procédure d’urgence). 2018 - Troisième partie de session

Résumé

La commission des affaires juridiques et des droits de l'homme est profondément préoccupée par les informations selon lesquelles pas moins de 70 citoyens ressortissants ukrainiens – généralement considérés comme des prisonniers politiques – sont toujours détenus en Crimée ou en Fédération de Russie pour des motifs de nature politique ou, d’une façon générale, de fausses accusations. Elle considère que les cas de M. Oleg Sentsov, de M. Volodymyr Balukh et de M. Pavlo Hryb en particulier, qu'elle a spécifiquement examinés, correspondent à la définition de prisonnier politique de l'Assemblée.

En ce qui concerne les cas de M. Sentsov, M. Balukh et M. Hryb, la commission est alarmée par les rapports concernant leurs conditions de détention, y compris les allégations de torture et de traitements inhumains et la privation de soins médicaux essentiels au vu d’affections graves, ainsi que par le fait que M. Balukh et M. Hryb font la grève de la faim. Elle est aussi gravement préoccupée par des témoignages détaillés faisant état de mauvais traitements et de privation de soins médicaux dans d’autres cas de prisonniers politiques présumés.

La commission propose donc que l'Assemblée demande à la Russie de libérer tous les Ukrainiens qu'elle détient pour des motifs de nature politique ou, d’une façon générale, de fausses accusations; jusqu'à leur libération, de garantir le plein respect de leurs droits; d’autoriser des observateurs internationaux indépendants, y compris le CPT et le CICR, à contrôler leur situation, et d'autoriser le Commissaire aux droits de l'homme du Parlement ukrainien à leur rendre visite; et d'abandonner la politique d'imposition forcée de la nationalité russe aux citoyens ukrainiens qui vivent en Crimée.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 26 juin
2018.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire rappelle les résolutions précédentes relatives à la situation en Ukraine, en particulier la Résolution 1990 (2014) relative au réexamen, pour des raisons substantielles, des pouvoirs déjà ratifiés de la délégation russe, la Résolution 2034 (2015) relative à la contestation, pour des raisons substantielles, des pouvoirs non encore ratifiés de la délégation de la Fédération de Russie, la Résolution 2063 (2015) relative à l’examen de l’annulation des pouvoirs déjà ratifiés de la délégation de la Fédération de Russie (suivi du paragraphe 16 de la Résolution 2034 (2015)), la Résolution 2112 (2016) relative aux préoccupations humanitaires concernant les personnes capturées pendant la guerre en Ukraine, la Résolution 2132 (2016) relative aux conséquences politiques de l’agression russe en Ukraine, la Résolution 2133 (2016) relative aux recours juridiques contre les violations des droits de l’homme commises dans les territoires ukrainiens se trouvant hors du contrôle des autorités ukrainiennes et la Résolution 2198 (2018) relative aux conséquences humanitaires de la guerre en Ukraine.
2. L’Assemblée rappelle en particulier la position qu’elle a adoptée dans les résolutions susmentionnées sur les questions qui présentent un intérêt dans le contexte actuel:
2.1. la Crimée a été annexée illégalement à la suite d’une occupation militaire de la Fédération de Russie, qui en conséquence a l’obligation de garantir les droits de l’homme de tous en Crimée en vertu de sa compétence extraterritoriale fondée sur le contrôle effectif de la région;
2.2. la situation des droits de l’homme en Crimée s’est détériorée: décès et disparitions de militants politiques ayant critiqué l’occupation et l’annexion russe, menaces et actions contre des organisations non gouvernementales (ONG) et des médias critiques et harcèlement et répression de la communauté tatare indigène de Crimée;
2.3. les habitants de la Crimée ont subi d’énormes pressions pour qu’ils obtiennent un passeport russe et renoncent à leur nationalité ukrainienne, la nationalité russe leur ayant été imposée par les autorités de fait;
2.4. de nombreux citoyens ukrainiens ont été placés en détention en Crimée ou en Fédération de Russie pour des raisons politiques ou, d’une façon générale, de fausses accusations.
3. L’Assemblée est en conséquence profondément préoccupée par les informations selon lesquelles pas moins de 70 ressortissants ukrainiens, voire davantage – généralement considérés comme des prisonniers politiques, y compris par le Parlement européen dans sa résolution du 14 juin 2018 – sont toujours détenus en Crimée ou en Fédération de Russie pour des motifs de nature politique ou, d’une façon générale, de fausses accusations. À titre d’exemples, elle considère que les cas de MM. Oleg Sentsov, Volodymyr Balukh et Pavlo Hryb en particulier correspondent à la définition qu’elle donne des prisonniers politiques dans sa Résolution 1900 (2012) relative à la définition de prisonnier politique.
4. En ce qui concerne MM. Sentsov, Balukh et Hryb, l’Assemblée est alarmée par les informations relatives à leurs conditions de détention. Certaines allégations font état de torture et de traitements inhumains dans les cas de MM. Sentsov et Balukh et de privation de soins médicaux essentiels au vu des affections graves dont souffrent M. Balukh, qui fait une grève de la faim depuis mars 2018, et M. Hryb. M. Sentsov, qui fait aussi une grève de la faim depuis mai 2018, aurait désormais des problèmes de cœur et de rein; il aurait été alimenté de force par les autorités russes, en violation possible de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5).
5. L’Assemblée est aussi gravement préoccupée par des témoignages détaillés faisant état de mauvais traitements et de privation de soins médicaux dans d’autres cas de prisonniers politiques présumés.
6. L’Assemblée déplore que les mécanismes de suivi des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, en particulier le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), n’aient pas eu la possibilité de se rendre en Crimée pour apprécier la situation des droits de l’homme des personnes qui y sont détenues et appelle la Fédération de Russie à faciliter cet accès. Elle regrette également que la Commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien, Liudmyla Denysova, se soit vue interdire récemment de rendre visite à M. Sentsov dans la colonie pénitentiaire où il est détenu.
7. L’Assemblée appelle en conséquence la Fédération de Russie:
7.1. à libérer sans plus tarder tous les Ukrainiens détenus en Fédération de Russie et en Crimée pour des raisons politiques ou, d’une façon générale, de fausses accusations;
7.2. à garantir, jusqu’à leur libération, le plein respect de leurs droits, y compris en respectant l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants et en garantissant le droit d’accès à l’assistance médicale nécessaire de manière à préserver comme il convient l’état de santé et le bien-être;
7.3. à s’abstenir d’alimenter de force M. Sentsov ou tout autre détenu à moins que cela ne soit nécessaire d’un point de vue médical pour lui sauver la vie;
7.4. à autoriser des observateurs internationaux indépendants à contrôler l’état de santé et les conditions de détention de ces détenus, y compris le CPT et le Comité international de la Croix-Rouge, et à autoriser les responsables ukrainiens, notamment la Commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien, à leur rendre visite.
7.5. à abandonner la politique d’imposition de la nationalité russe aux citoyens ukrainiens qui vivent en Crimée et ne souhaitent pas l’obtenir et à s’abstenir de transférer de force ces personnes de Crimée en Fédération de Russie, y compris les personnes qui font l’objet de mesures de droit pénal.

B. Exposé des motifs, par M. Emanuelis Zingeris, rapporteur 
			(2) 
			Le titre original du
rapport, «Les menaces pour la santé et la vie de prisonniers ukrainiens
dans la Fédération de Russie et en Crimée occupée», a été modifié
par la commission le 26 juin 2018.

(open)

1. Introduction

1. Depuis 2014, peu après l’annexion illégale de la Crimée par la Fédération de Russie, l’Assemblée parlementaire suit avec grande attention l’évolution de la situation en Ukraine; elle a adopté une série de résolutions et recommandations, portant sur différents aspects. Il s’agit notamment de la Résolution 1990 (2014) relative au réexamen, pour des raisons substantielles, des pouvoirs déjà ratifiés de la délégation russe, la Résolution 2034 (2015) relative à la contestation, pour des raisons substantielles, des pouvoirs non encore ratifiés de la délégation de la Fédération de Russie, la Résolution 2063 (2015) relative à l’examen de l’annulation des pouvoirs déjà ratifiés de la délégation de la Fédération de Russie (suivi du paragraphe 16 de la Résolution 2034 (2015)), la Résolution 2112 (2016) et la Recommandation 2090 (2016) relatives aux préoccupations humanitaires concernant les personnes capturées pendant la guerre en Ukraine, la Résolution 2132 (2016) relative aux conséquences politiques de l’agression russe en Ukraine, la Résolution 2133 (2016) relative aux recours juridiques contre les violations des droits de l’homme commises dans les territoires ukrainiens se trouvant hors du contrôle des autorités ukrainiennes et la Résolution 2198 (2018) et la Recommandation 2119 (2018) relatives aux conséquences humanitaires de la guerre en Ukraine.
2. Les résolutions établissent clairement la position de l’Assemblée sur plusieurs aspects directement pertinents pour le présent rapport, notamment les aspects suivants:
  • la Crimée a été annexée illégalement à la suite d’une occupation militaire de la Fédération de Russie, qui en conséquence a l’obligation de garantir les droits de l’homme de tous en Crimée en vertu de sa compétence extraterritoriale fondée sur le contrôle effectif de la région;
  • la situation des droits de l’homme en Crimée s’est détériorée: décès et disparitions de militants politiques ayant critiqué l’annexion russe, menaces et actions contre des organisations non gouvernementales (ONG) et des médias critiques, et harcèlement et répression de la communauté tatare de Crimée, y compris les membres du Mejlis (Parlement) du peuple tatar de Crimée;
  • les habitants de la Crimée ont subi d’énormes pressions pour qu’ils obtiennent un passeport russe et renoncent à leur nationalité ukrainienne, la nationalité russe leur ayant été imposée par les autorités de fait;
  • de nombreux citoyens ukrainiens ont été placés en détention en Crimée ou en Fédération de Russie pour des raisons politiques ou, d’une façon générale, de fausses accusations.
3. Malgré le temps écoulé et une intense activité diplomatique, il y a eu peu d’avancées concrètes pour remédier à ces problèmes ou à d’autres problèmes encore. S’agissant du dernier point, quelques détenus ont été libérés – on peut évoquer notamment Nadia Savtchenko, qui était membre du Parlement ukrainien et de sa délégation auprès de l’Assemblée parlementaire – mais de très nombreuses autres personnes ont encore été ou sont encore emprisonnées.

2. Citoyens ukrainiens détenus en Crimée ou en Fédération de Russie

4. Selon la campagne #LetMyPeopleGo, 70 citoyens ukrainiens sont actuellement détenus en Crimée ou en Fédération de Russie pour des raisons politiques ou, d’une façon générale, de fausses accusations; cette liste figure en annexe au présent rapport. Le Parlement européen a joint une liste légèrement différente de plus de 70 noms à sa résolution «sur la Russie, notamment sur le cas du prisonnier politique ukrainien Oleg Sentsov», adoptée le 14 juin 2018 
			(3) 
			<a href='http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P8-TA-2018-0259+0+DOC+XML+V0//FR'>P8_TA-PROV(2018)0259</a>. Je présente ici à titre d’exemple les cas de trois personnes qui figurent sur les deux listes: MM. Oleg Sentsov, Volodymyr Balukh et Pavlo Hryb.
5. M. Sentsov, 41 ans, né en Crimée, est un cinéaste et un militant politique du mouvement AutoMaidan. Le 11 mai 2014, il a été arrêté en Crimée, avec trois autres citoyens ukrainiens, par les autorités de fait russes. Trois semaines plus tard, il a été accusé, avec les trois autres, d’«appartenir à un réseau terroriste» et de comploter pour faire exploser ou incendier plusieurs cibles à Simferopol. Des commentateurs ont observé que les actes de ce type sont habituellement qualifiés de simple «hooliganisme». Les quatre personnes ont également été accusées d’appartenir au groupe paramilitaire nationaliste ukrainien «Secteur droit», ce qui a été démenti par M. Sentsov et par Secteur droit. Le principal témoin contre M. Sentsov a retiré son témoignage lors du procès, déclarant qu’il avait fait ces dépositions sous la torture. M. Sentsov, qui a toujours contesté les accusations, a informé le tribunal qu’il avait lui aussi subi des tortures en détention. Néanmoins, M. Sentsov a été reconnu coupable par le tribunal militaire du district du Caucase du Nord et condamné à 20 ans de prison le 25 août 2015; il exécute actuellement sa peine dans la colonie pénitentiaire de haute sécurité la plus septentrionale de Russie, à Labytnangui, sur le cercle arctique. Le 14 mai 2018, M. Sentsov a entamé une grève de la faim qu’il entend poursuivre jusqu’à «la libération de tous les prisonniers politiques ukrainiens détenus en Fédération de Russie». Le 21 juin 2018, il a été signalé que M. Sentsov avait été transféré dans un hôpital en raison de problèmes cardiaques et rénaux 
			(4) 
			«Envoy: Filmmaker on
hunger strike has heart, kidney problems», Washington
Post, 21 juin 2018.; la Commissaire aux droits de l’homme de l’Ukraine, Lyudmyla Denisova, semble être convaincue qu’il a été soumis à une alimentation forcée 
			(5) 
			«Ukraine thinks Russian
prison guards are force-feeding Oleg Sentsov», Meduza, 21 juin 2018.. Les avocats de M. Sentsov ont annoncé que la Cour européenne des droits de l’homme avait demandé à la Fédération de Russie de fournir des informations sur la situation de M. Sentsov, y compris sur son état de santé 
			(6) 
			«European
Court of Human Rights asks Russia to provide information about Sentsov’s
health», UA Wire, 21 juin 2018.. Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a estimé que M. Sentsov faisait l’objet de procédures judiciaires non conformes aux exigences des articles 9 et 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (qui correspondent aux articles 5 et 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5)) 
			(7) 
			«Observations finales
concernant le septième rapport périodique de la Fédération de Russie»,
Comité des droits de l’homme des Nations Unies, 28 avril 2015.. Je rappelle que, le 23 mai 2018, M. Egidijus Vareikis (Lituanie, PPE/DC), ancien rapporteur sur les conséquences humanitaires de la guerre en Ukraine, a appelé à la «libération immédiate pour des raisons humanitaires» de M. Sentsov.
6. M. Balukh, 47 ans, est un agriculteur du nord de la Crimée. À la suite de l’annexion illégale de la Crimée, M. Balukh a protesté en affichant sur son terrain un drapeau ukrainien et d’autres symboles d’opposition aux autorités russes et de loyauté à l’Ukraine. Les autorités de fait sont intervenues contre ces actions; elles ont pénétré dans sa propriété, procédé à des fouilles, arraché les symboles incriminés et, une fois, roué de coups M. Balukh. Ces actions ont conduit à la mise en accusation de M. Balukh pour possession illégale de munitions et d’explosifs; M. Balukh conteste ces accusations et affirme que la police locale avait elle-même disposé les preuves. Sa première condamnation par le tribunal d’instance local de fait a été annulée par la Cour suprême de fait de Crimée, mais rétablie ultérieurement par le tribunal d’instance de fait. En août 2017, il a été condamné à trois ans et sept mois de prison et à une amende. Ce même mois d’août, il a également été accusé d’agression contre le chef du centre de détention où il était détenu; il a contesté ces accusations, déclarant qu’en fait, c’est lui-même qui avait été agressé et insulté par le fonctionnaire en question. Il s’est plaint de mauvaises conditions de détention, d’un approvisionnement alimentaire insuffisant, et de douleurs dans le dos et de problèmes cardiaques pour lesquels il ne reçoit pas de traitement adéquat. M. Balukh a entamé une grève de la faim partielle à la mi-mars 2018. Le 15 juin 2018, une ambulance a été appelée au tribunal de fait après qu’il eut éprouvé un malaise lors du procès sur les accusations d’agression 
			(8) 
			«Ambulance
Called To Crimean Court For Hunger-Striking Ukrainian Defendant», RFE/RL, 15 juin 2018..
7. Hryb, Ukrainien âgé de 19 ans, est le fils d’une ancienne personnalité ukrainienne qui a rédigé un blog sur l’agression russe en Ukraine. Il aurait été enlevé par les forces de sécurité russes en août 2017 alors qu’il se trouvait en visite chez une amie au Bélarus. Il a été transféré en Russie, où il est resté en détention depuis, accusé d’avoir comploté pour réaliser un attentat terroriste contre une école à Sotchi. Selon son père, M. Hryb a été privé de tout contact avec le monde extérieur et même de visites de sa mère 
			(9) 
			«Court in Russia leaves
Ukrainian Pavlo Hryb in custody until May 4», Kyiv
Post, 21 mars 2018.. Il se trouve dans un état médical sérieux, car il souffre d’hypertension portale. Son état de santé se serait détérioré depuis qu’il a été placé en détention en Russie, si bien qu’il aurait des vomissements et de fortes douleurs à l’estomac. Son père affirme que sans alimentation ni traitement médical appropriés, il risque une hémorragie interne 
			(10) 
			«Health of Ukrainian
Pavlo Hryb deteriorating – father», Interfax-Ukraine,
9 avril 2018. . Les autorités pénitentiaires russes auraient refusé de lui transmettre la plupart des colis de nourriture que lui a envoyés sa mère 
			(11) 
			«Russia falsifies medical
records endangering the life of abducted Ukrainian teenager Pavlo
Hryb – NGO», Unian, 12 avril
2018.. Les autorités russes auraient aussi refusé d’autoriser que des fonds lui soient transférés pour qu’il puisse se procurer les médicaments et l’eau en bouteille dont il a besoin 
			(12) 
			«Russia blocks transfer
of funds to account of Pavlo Hryb detained in remand centre», 112UA, 4 juin 2018.. Comme pour M. Sentsov, il a été indiqué que la Cour européenne des droits de l’homme a demandé à la Fédération de Russie de lui donner des informations sur l’état médical de M. Hryb en détention 
			(13) 
			«Strasbourg demands
answers from Russia about treatment of abducted Ukrainian Pavlo
Hryb», Kharkiv Human Rights Protection Group, 11 octobre 2017..
8. En sa qualité de Partie à la Convention européenne des droits de l’homme, la Russie doit respecter les droits de MM. Sentsov, Balukh et Hryb et des autres personnes placées en détention en Crimée ou en Fédération de Russie. L’article 3 est d’une pertinence particulière à cet égard, car il interdit la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. En conséquence, il entraîne notamment que «[l]’État doit faire en sorte que l’intéressé soit détenu dans des conditions qui soient compatibles avec le respect de la dignité humaine, que la manière et les modalités d’exécution de la mesure de privation de liberté ne lui causent pas d’angoisses et d’épreuves d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrances inhérentes à la détention et qu’étant donné les exigences pratiques liées à l’emprisonnement, son état de santé et son bien-être soient préservés comme il convient». Cela comprend «une obligation de la part de l’État de fournir aux détenus l’assistance médicale nécessaire» 
			(14) 
			Nogin
c. Russie, Requête no 58530/08,
arrêt du 15 janvier 2015, paragraphe 83..
9. En ce qui concerne les détenus en grève de la faim et l’alimentation de force, «une mesure qui relève d’une nécessité thérapeutique selon les principes établis de la médecine ne peut en principe être considérée comme inhumaine ou dégradante. Il en va de même de l’alimentation de force destinée à sauver la vie d’un détenu qui refuse consciemment de prendre de la nourriture». Dans le cas d’une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme, celle-ci se contenterait de «s’assurer qu’il a été montré de façon convaincante qu’il y avait une nécessité médicale» et que «les garanties procédurales dont est assortie la décision d’alimenter de force l’intéressé ont été respectées. En outre, la façon dont le requérant est soumis à l’alimentation de force pendant la grève de la faim ne doit pas [excéder] le seuil de sévérité minimum envisagé par la Cour dans sa jurisprudence au titre de l’article 3» 
			(15) 
			Ciorap
c. Moldova, Requête no 12066/02,
arrêt du 19 juin 2007, paragraphe 77..
10. Pour ce qui est des allégations relatives aux conditions de détention et aux mauvais traitements subis par les personnes détenues en Crimée, il est extrêmement regrettable que les mécanismes de suivi des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, en particulier le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), n’aient pas la possibilité de se rendre dans la région pour apprécier la situation. Il importe que l’Assemblée appelle les autorités russes à faciliter l’accès à cette région. Il est également regrettable que la Fédération de Russie ait uniquement autorisé la publication de quatre des 24 rapports de visite adoptés par le CPT au cours des 20 dernières années et n’ait autorisé la publication d’aucun rapport ces six dernières années. Il y a donc pénurie d’informations publiques sur les constatations du contrôle indépendant relatives aux conditions de détention en Russie. Je constate également que la Commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien s’est récemment vue refuser l’accès à la colonie pénitentiaire dans laquelle M. Sentsov est détenu; suite à ce refus, elle a demandé au Comité international de la Croix-Rouge de rendre visite à M. Sentsov et à certains autres Ukrainiens détenus en Fédération de Russie 
			(16) 
			«Ms Liudmyla
Denisova asked ICRC to visit Mr. Oleh Sentsov and other Ukrainian
political prisoners who went on a hunger strike», Commissaire aux
droits de l’homme du Parlement ukrainien, 20 juin 2018..
11. Je rappellerai aussi certaines questions juridiques concernant l’arrestation et la détention de personnes en Crimée et leur transfert en Fédération de Russie. Dans la Résolution 2133 (2016), l’Assemblée a noté que «tous les habitants de Crimée sont en butte à des pressions considérables visant à les faire se procurer un passeport russe et à renoncer à leur nationalité ukrainienne»; dans la Résolution 2198 (2018), elle a invité la Fédération de Russie à «abandonner l’imposition de passeports russes aux citoyens ukrainiens résidant en Crimée annexée». Le fait que la Fédération de Russie considère l’ensemble des habitants de Crimée comme des ressortissants russes et que, partant de là, ils soient susceptibles d’être transférés en territoire russe pour répondre de procédures pénales s’analyse en une violation du droit international 
			(17) 
			Pour plus de détails,
voir: le «rapport de Nils Muižnieks faisant suite à sa mission à
Kiev, à Moscou et en Crimée,», Commissaire aux droits de l’homme
du Conseil de l’Europe, 27 octobre 2014; «Situation of human rights
in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the
city of Sevastopol (Ukraine)», Haut-commissariat des Nations Unies
aux droits de l’homme, septembre 2017; «Human Rights in the Context
of Automatic Naturalisation in Crimea», Open Society Justice Initiative,
juin 2018. .
12. En ce qui concerne la question de savoir si MM. Sentsov, Balukh et Hryb doivent être considérés comme des prisonniers politiques, je rappellerais la Résolution 1900 (2012) relative à la définition de prisonnier politique:
«Une personne privée de sa liberté individuelle doit être considérée comme un “prisonnier politique”:

a. si la détention a été imposée en violation de l’une des garanties fondamentales énoncées dans la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et ses protocoles, en particulier la liberté de pensée, de conscience et de religion, la liberté d’expression et d’information et la liberté de réunion et d’association;
b. si la détention a été imposée pour des raisons purement politiques sans rapport avec une infraction quelle qu’elle soit;
c. si, pour des raisons politiques, la durée de la détention ou ses conditions sont manifestement disproportionnées par rapport à l’infraction dont la personne a été reconnue coupable ou qu’elle est présumée avoir commise;
d. si, pour des raisons politiques, la personne est détenue dans des conditions créant une discrimination par rapport à d’autres personnes; ou,
e. si la détention est l’aboutissement d’une procédure qui était manifestement entachée d’irrégularités et que cela semble être lié aux motivations politiques des autorités».

13. Selon moi, dans les affaires de MM. Sentsov, Balukh et Hryb, les circonstances de leur détention satisfont aux critères précités. Il importe par conséquent que l’Assemblée leur reconnaisse la qualité de prisonniers politiques. Rappelons également que le Parlement européen considère toutes les personnes mentionnées dans sa résolution du 14 juin 2018 comme des prisonniers politiques. Pendant le temps qui m’était imparti, je n’ai cependant pas eu la possibilité d’examiner si tous ces cas, ou ceux qu’énumère #LetMyPeopleGo, correspondent à la définition retenue par l’Assemblée.

3. Conclusions et recommandations

14. La question des ressortissants ukrainiens détenus en Crimée et en Fédération de Russie est bien connue. Elle a déjà été examinée à maintes occasions par l’Assemblée. Cependant, en dépit de la remise en liberté de certains détenus, la situation générale continue à se détériorer. Quelque 70 ressortissants ukrainiens, voire plus, qui ont été contraints de prendre la nationalité russe, sont actuellement détenus. Pire encore, plusieurs d’entre eux souffrent de problèmes de santé, qui s’aggravent en détention, parfois faute d’un accès aux soins médicaux nécessaires.
15. Etant donné l’absence de progrès pour régler ces cas et en particulier les graves préoccupations au sujet de la dégradation de l’état de santé de beaucoup de ces détenus, l’Assemblée devrait réaffirmer sa position sur ces questions et réitérer ses invitations à la Fédération de Russie avant tout pour obtenir la libération de ces détenus. L’Assemblée devrait aussi saisir cette occasion pour affirmer que MM Sentsov, Balukh et Hryb devraient être considérés comme prisonniers politiques conformément à la définition qu’elle a donnée de ce terme.

Annexe – Liste des prisonniers politiques allégués recensés par la campagne #LetMyPeopleGo

(open)

1. Teymur Abdullaev
2. Uzair Abdullaev
3. Talyat Abdurakhmanov
4. Rustem Abiltarov
5. Zevri Abseitov
6. Muslim Aliev
7. Refat Alimov
8. Kazim Ametov
9. Ernest Ametov
10. Ali Asanov
11. Suleyman (Marlen) Asanov
12. Volodymyr Balukh
13. Enver Bekirov
14. Memet Belyalov
15. Oleksiy Bessarabov
16. Asan Chapukh
17. Oleksiy Chyrniy
18. Mykola Dadeu
19. Bekir Dehermendzhy
20. Mustafa Dehermendzhy
21. Volodymyr Dudka
22. Emil Dzhemadenov
23. Arsen Dzhepparov
24. Pavlo Hryb
25. Tymur Ibrahimov
26. Rustem Ismailov
27. Yevhen Karakashev
28. Mykola Karpyuk
29. Stanislav Klykh
30. Oleksandr Kolchenko
31. Andriy Kolomiyets
32. Oleksandr Kostenko
33. Arsen Kubedinov
34. Emir-Usein Kuku
35. Serhiy Lytvynov
36. Enver Mamutov
37. Nariman Memedinov
38. Remzi Memetov
39. Emil Minasov
40. Ihor Movenko
41. Seyran Mustafaev
42. Server Mustafaev
43. Yevhen Panov
44. Yuriy (Nuri) Primov
45. Volodymyr Prysych
46. Ismail Ramazanov
47. Ayder Saledinov
48. Seyran Saliev
49. Ferat Sayfullaev
50. Oleg Sentsov
51. Enver Seytosmanov
52. Hlib Shabliy
53. Dmytro Shtyblikov
54. Oleksandr Shumkov
55. Viktor Shur
56. Mykola Shyptur
57. Vadym Siruk
58. Edem Smailov
59. Oleksiy Stohniy
60. Renat Suleymanov
61. Roman Sushchenko
62. Oleksandr Steshenko
63. Oleksiy Syzonovych
64. Roman Ternovsky
65. Ruslan Trubach
66. Rustem Vaitov
67. Valentyn Vyhivskyi
68. Andriy Zakhtey
69. Server Zekiryaev
70. Ruslan Zeytullaev