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Rapport | Doc. 11746 | 14 octobre 2008

Attitude à l’égard des monuments commémoratifs faisant l’objet de différentes interprétations historiques dans les États membres du Conseil de l’Europe

Commission des questions politiques et de la démocratie

Rapporteur : M. Mátyás EÖRSI, Hongrie, ADLE

Résumé

Les divers régimes totalitaires et les guerres qu’a connus l’Europe au XXe siècle nous ont légué beaucoup de tombes et de monuments commémoratifs. Ceux-ci ont acquis des connotations politiques et historiques très diverses après la chute de ces régimes.

Les différends portant sur des interprétations divergentes de l’histoire ne peuvent être résolus qu’avec le temps et par un processus propre à chaque nation, la décision définitive concernant le sort à leur réserver étant un choix souverain de l’Etat dans lequel le monument est situé. Les Etats membres du Conseil de l’Europe, pourtant, devraient instaurer le dialogue le plus large possible sur la complexité du contexte historique de ces monuments et sur leur signification pour les différents groupes de la société, afin de faciliter le processus de formation de la mémoire collective.

Lorsqu’il s’agit de tombes ou de cimetières renfermant les dépouilles de soldats, les Etats membres du Conseil de l’Europe se doivent de respecter les normes des conventions internationales et des accords bilatéraux. De plus, ils devraient développer une bonne pratique consistant à consulter tout Etat membre concerné avant de procéder à toute action d’exhumation de soldats et victimes de guerre étrangers, même en dehors du cadre d’accords préexistants.

A. Projet de résolution

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1. Les régimes totalitaires et les guerres qu’a connus l’Europe au XXe siècle nous ont légué beaucoup de tombes et de monuments commémoratifs. Ceux-ci ont acquis des connotations politiques et historiques très diverses après la chute de ces régimes et à la suite de la révision de l’histoire dans les pays où ils se trouvent. Ces dernières années, plusieurs de ces monuments ont été déplacés ou détruits, notamment dans les pays de l’ancienne Union soviétique. En même temps, de nouveaux monuments commémoratifs controversés ont été érigés et ont provoqué de violentes dissensions politiques internes et internationales. D’une manière générale, la question de savoir comment se réconcilier avec le passé tout en faisant face aux défis du nouveau siècle concerne tous les pays d’Europe qui ont connu des régimes totalitaires ou qui ont subi une occupation étrangère.
2. L’Assemblée parlementaire estime que les différends portant sur des interprétations divergentes de l’histoire ne peuvent être résolus qu’avec le temps et par un processus propre à chaque nation. Dans cette optique, elle rappelle ses Résolutions 1096 (1996) sur les mesures de démantèlement de l’héritage des anciens régimes totalitaires communistes, 1481 (2006) sur la nécessité d’une condamnation internationale des crimes des régimes communistes totalitaires et 1495 (2006) sur «Combattre la résurgence de l’idéologie nazie», et sa Recommandation 1736 (2006) sur la nécessité de condamner le franquisme au niveau international. Elle réitère sa conviction que, afin de permettre aux Etats membres du Conseil de l’Europe, individuellement, de se réconcilier avec leur passé récent, l’Europe doit rejeter et condamner sans équivoque et avec détermination toutes les formes de régimes dictatoriaux telles que le national-socialisme, le fascisme et le communisme totalitaire.
3. Les décisions prises par les Etats membres du Conseil de l’Europe sur le sort à réserver à ces monuments controversés ont été extrêmement variées: certains monuments ont été démolis, d’autres déplacés, dans des musées ou dans de nouveaux parcs-musées à ciel ouvert; d’autres encore ont été conservés tels quels, tandis que d’autres encore (tels que des bâtiments ou des complexes) ont été conservés en en changeant leur fonction ou en les transformant en musées, parfois dédiés aux victimes des régimes qui les avaient érigés.
4. Tout en rappelant sa Recommandation 898 (1980) relative aux monuments commémoratifs qui suggère, comme alternative à la démolition, la possibilité de conserver dans un musée «les monuments érigés par des envahisseurs ou un régime considéré comme oppressif et détesté», l’Assemblée exprime sa conviction que la décision définitive concernant le sort à leur réserver doit être un choix souverain de l’Etat dans lequel le monument est situé, mais qu’elle doit malgré tout être conforme aux normes des conventions internationales et des accords bilatéraux.
5. Dans ce contexte, l’Assemblée souhaite toutefois établir une distinction entre les tombeaux militaires et les monuments de triomphe érigés à la gloire de régimes totalitaires ou d’anciennes forces d’occupation – ou du moins perçus comme tels par la majorité de la population. Elle insiste sur le fait que, lorsqu’il s’agit de tombes ou de cimetières renfermant les dépouilles de soldats étrangers ou de victimes de guerre, les décisions nationales doivent pleinement respecter les morts, souvent victimes plutôt qu’occupants, ainsi que les termes des accords bilatéraux ou multilatéraux, et notamment ceux du Protocole I à la Convention de Genève relative à la protection des victimes des conflits armés internationaux.
6. L’Assemblée déplore que l’on ne dispose pas encore d’une liste complète des tombeaux militaires situés sur le territoire des Etats membres du Conseil de l’Europe. Elle réitère son appel, lancé au Comité des Ministres il y a près de trente ans (Recommandation 898 (1980)) pour que soit lancée une étude générale sur les monuments commémoratifs dans les Etats membres afin de permettre, entre autres, la formulation de propositions en vue d’un relevé systématique, d’une protection contre la destruction et d’une définition des responsabilités pour leur préservation. L’Assemblée réaffirme la nécessité d’établir une base de données commune afin d’assurer une meilleure protection des sites d’inhumation et de faciliter encore la conclusion de nouveaux accords bilatéraux entre les Etats membres. De plus, l’Assemblée encourage le développement d’une bonne pratique consistant à consulter tout Etat membre concerné avant de procéder à toute action d’exhumation de soldats et victimes de guerre étrangers, même au dehors du cadre d’accords préexistants.
7. Etant donné la nature controversée de tels monuments, l’Assemblée appelle les Etats membres du Conseil de l’Europe à instaurer le dialogue le plus large possible entre historiens et autres experts sur la complexité du contexte historique de ces monuments et sur leur signification pour les différents groupes de la société, sur le plan interne et, le cas échéant, sur le plan international.
8. L’Assemblée souligne l’importance d’améliorer la compréhension mutuelle et de prendre des mesures de conciliation afin d’éviter que les monuments dont la signification symbolique est controversée ne deviennent des sources de tensions dans les relations entre Etats. Lors des discussions sur le sort à réserver à ces monuments, il semble vital de tenter de réunir l’ensemble des principales forces politiques représentant les différents points de vue en présence, afin que les décisions définitives soient prises sur la base d’une opinion majoritaire, et soient durables d’un point de vue social. De même, l’Assemblée insiste sur le fait que les monuments commémoratifs ne doivent en aucun cas servir d’instruments dans la poursuite d’objectifs de politique étrangère ou pour attiser des tensions dans des Etats tiers.
9. A la lumière de ce qui précède, l’Assemblée invite les Etats membres du Conseil de l’Europe:
9.1. à instaurer un débat le plus large et inclusif possible sur le sort à destiner aux monuments commémoratifs susceptibles d’avoir différentes interprétations, en impliquant les historiens, les acteurs de la société civile et les responsables politiques et en organisant des conférences, colloques et séminaires sur le sujet;
9.2. à soutenir la création d’un centre européen d’expertise chargé d’aider les Etats membres dans leurs recherches historiographiques et archéologiques et dans la détermination de la nature ou de l’origine des monuments;
9.3. à se déclarer favorables à la création d’une base de données commune fournissant une liste complète des tombes de guerre et des monuments commémoratifs présents dans les Etats membres du Conseil de l’Europe. Pour ce faire, à ouvrir toutes leurs archives nationales susceptibles de contenir des informations pertinentes sur la localisation des lieux d’inhumation, dans le plein respect de la Recommandation no R (2000) 13 du Comité des Ministres sur une politique européenne en matière de communication des archives;
9.4. à considérer la création de musées historiques et en assurer le soutien;
9.5. à continuer à respecter leurs engagements dans le cadre des traités bilatéraux ou multilatéraux qui ont pour objet l’entretien et la conservation des monuments, y inclus ceux qui recueillent les dépouilles de soldats étrangers ou victimes de guerre;
9.6. à considérer la conclusion de tels traités lorsqu’ils n’existent pas;
9.7. à consulter les familles, les Etats et les ONG concernés avant de procéder à toute exhumation de dépouilles de soldats ou victimes de guerre étrangers qui reposent dans leurs territoires;
9.8. à éviter et à condamner toute incitation aux tensions à propos des monuments commémoratifs, surtout si cela peut engendrer de vives confrontations entre différents groupes de la société dans ces pays.

B. Projet de recommandation

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1. En se référant à sa Résolution … (2009) concernant l’attitude à l’égard des monuments commémoratifs faisant l’objet de différentes interprétations historiques dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, l’Assemblée parlementaire rappelle les nombreuses activités menées par le Conseil de l’Europe dans le domaine des musées, de l’histoire et du patrimoine culturel.
2. L’Assemblée estime que le Conseil de l’Europe se doit de continuer à jouer un rôle majeur dans le soutien des activités qui facilitent la construction de la mémoire collective dans ses Etats membres. De plus, il devrait multiplier les occasions pour faciliter un dialogue constructif et ouvert parmi les historiens et les experts des Etats membres sur des questions historiques controversées qui concernent plusieurs Etats membres et, le cas échéant, sur le sort à réserver aux monuments commémoratifs faisant l’objet de différentes interprétations historiques.
3. En conséquence, l’Assemblée recommande au Comité des Ministres:
3.1. d’organiser et/ou de promouvoir l’organisation de conférences internationales d’experts et de faciliter les échanges internationaux en ce qui concerne des questions historiques controversées qui intéressent plusieurs Etats membres et, le cas échéant, sur le sort à réserver aux monuments commémoratifs faisant l’objet de différentes interprétations historiques;
3.2. de créer un centre européen d’expertise chargé d’aider les Etats membres dans leurs recherches historiographiques et archéologiques et dans la détermination de la nature ou de l’origine des monuments;
3.3. d’élaborer une base de données européenne commune sur les tombeaux de guerre et les monuments commémoratifs présents dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, conformément à la Recommandation antérieure de l’Assemblée, no 898 (1980), sur les monuments commémoratifs;
3.4. d’inviter instamment les Etats membres à réviser leur législation nationale afin de la rendre pleinement conforme à la Recommandation no R (2000) 13 du Comité des Ministres sur une politique européenne en matière de communication des archives;
3.5. de continuer à donner son soutien aux activités dans le domaine des musées, de l’histoire et du patrimoine culturel, y inclus les activités du Forum européen du musée (FEM);
3.6. de développer des bonnes pratiques sur le sort à réserver aux monuments commémoratifs controversés.

C. Exposé des motifs, par M. Eörsi

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1. Introduction

1. Aux abords immédiats de la ville de Budapest se trouve un parc très particulier: il rassemble des statues et des monuments datant de l’époque communiste, érigés en l’honneur de l’idéologie communiste et de la libération de la Hongrie par l’Armée rouge en 1945. Ce musée à ciel ouvert a été créé en 1993 en réponse à l’insistance de l’opinion publique et des forces politiques pour que soient retirés des rues de Budapest ces symboles du passé. La municipalité de Budapest avait lancé un appel d’offres pour la réalisation d’un parc-musée accessible à toutes les personnes, qu’il s’agisse de visiteurs ou de touristes, intéressées par ces statues et monuments. L’idée sous-jacente était qu’il fallait préserver ces objets, indépendamment de leur éventuelle valeur artistique, comme des témoins d’une époque révolue, et ainsi contribuer à la mémoire collective des Hongrois. Ce type de parc n’est pas unique en son genre; ainsi, en Lituanie, le parc Grütas, situé près de la ville de Druskininkai, abrite 86 statues de l’époque soviétique.
2. La question du sort à réserver aux symboles et monuments des régimes passés est aussi vieille que l’humanité, et plusieurs vagues d’iconoclasme (littéralement, «destruction des images») se sont succédé au cours de l’histoire. Les divers régimes totalitaires et guerres qu’a connus l’Europe au XXe siècle nous ont légué une mosaïque de mémoriaux, de monuments et de tombes de guerre, mais également des noms de rues et de places très controversés ainsi que des édifices aux connotations hautement symboliques. Les gouvernements ont été confrontés à un dilemme: fallait-il détruire ou conserver ces «vestiges du passé»? Comment éviter qu’ils ne deviennent un lieu de commémoration et de réhabilitation pour les nostalgiques de ces idéologies?
3. Le présent rapport est issu d’une proposition présentée par M. Hancock et plusieurs de ses collègues à la suite de la décision du Gouvernement estonien, début 2007, de déplacer la statue du Soldat de bronze du centre de Tallinn vers le cimetière militaire de la capitale, et des développements autour des monuments commémoratifs en Hongrie et en Pologne cette année-là. La commission des questions politiques a toutefois estimé qu’il conviendrait d’aller au-delà de ces affaires spécifiques pour élaborer une approche plus générale de la manière dont une histoire ou mémoire collective des nations est modelée par les attitudes vis-à-vis des symboles du passé.
4. Je suis persuadé que tous les pays d’Europe qui ont souffert de régimes totalitaires ou d’une occupation étrangère au cours de leur histoire récente auront, à un moment ou à un autre, à décider comment il convient de traiter des symboles controversés présents sur leur territoire et incompatibles avec la nouvelle idéologie prédominante. Il convient donc de tirer des leçons des bonnes pratiques constatées partout en Europe, et surtout de celles ayant réussi à dépolitiser au maximum les monuments commémoratifs controversés. Le présent document n’a cependant pas la prétention de brosser un tableau complet de la manière dont les différents Etats membres ont géré le traitement des vestiges laissés par des régimes antérieurs, des forces de libération ou des forces d’occupation.
5. Dans la discussion sur les attitudes face aux monuments commémoratifs controversés et les manières de les enlever, il est important de distinguer les tombeaux et les cimetières (y compris ceux où reposent les dépouilles de soldats ou victimes de guerre étrangers) des monuments commémoratifs, lieux et édifices qui rappellent les régimes totalitaires ou glorifient la victoire d’anciennes forces d’occupation. Les premiers bénéficient souvent d’un statut particulier en vertu du droit international et, en particulier, de plusieurs traités bilatéraux. Il faut les traiter avec un grand respect pour les morts, qui sont pour la plupart des victimes des régimes totalitaires. Pour résumer, ils ne doivent faire l’objet d’aucune exploitation politique.
6. Par contre, dans plusieurs cas, il est difficile d’éviter que d’autres types de symboles et de monuments commémoratifs de régimes ou idéologies passés soient utilisés à des fins politiques. Cette exploitation devient particulièrement préoccupante lorsqu’elle vise à encourager les clivages et la haine entre différents groupes de la population ou à alimenter une controverse bilatérale, voire internationale. Dans le contexte actuel d’inquiétude face à la montée de la xénophobie et de l’intolérance dans beaucoup d’Etats membres du Conseil de l’Europe, il est essentiel que cet aspect spécifique recueille l’attention qu’il mérite dans les instances paneuropéennes comme notre Assemblée parlementaire.
7. Je tiens à faire remarquer qu’il faut remonter à l’année 1980 pour trouver la dernière recommandation sur les monuments commémoratifs (Recommandation 898 (1980)) adoptée par l’Assemblée parlementaire. Même si le contexte de l’époque était très différent de celui d’aujourd’hui, il me semble néanmoins que cette recommandation n’a pas perdu de son actualité. En effet, dans ce texte l’Assemblée estime que «même lorsqu’il apparaît nécessaire d’enlever les monuments érigés par des envahisseurs ou un régime considéré comme oppressif et détesté, la possibilité de leur conservation dans un musée devrait être examinée» 
			(1) 
			Recommandation 898 (1980) relative aux monuments commémoratifs, adoptée par l’Assemblée
le 3 juillet 1980.. Il est regrettable que sur les quatre résolutions et recommandations de l’Assemblée condamnant les régimes autoritaires du passé 
			(2) 
			Résolution 1096 (1996)
relative aux mesures de démantèlement de l’héritage des anciens
régimes totalitaires communistes, adoptée le 27 juin 1996; Résolution 1481 (2006) «Nécessité d’une condamnation des crimes des régimes communistes
totalitaires», adoptée le 25 janvier 2006; Recommandation 1736 (2006) «Nécessité de condamner le franquisme au niveau international»,
adoptée le 17 mars 2006; Résolution
1495 (2006) «Combattre la résurgence de l’idéologie nazie», adoptée
le 12 avril 2006., seule la Recommandation 1736 (2006) sur la nécessité de condamner le franquisme au niveau international mentionne la question des monuments commémoratifs.

2. Exemples en Europe occidentale

8. Au cours de la seconde moitié du siècle dernier, l’Allemagne, la Grèce, l’Italie, le Portugal et l’Espagne ont dû prendre des décisions quant aux symboles et aux monuments de leurs régimes précédents, nazis, fascistes ou totalitaires. Ces pays ont dû surmonter des débats longs et difficiles sur le traitement à réserver aux symboles historiques, même quand l’idéologie représentée par ces derniers était communément rejetée et quand aucune interprétation divergente n’était en jeu. Dans la plupart des cas, les idéologies et les méfaits des régimes révolus ont été condamnés, et la plupart des sociétés européennes modernes ont réussi à se réconcilier avec les horreurs de leur passé dans le contexte de la construction d’une Europe commune fondée sur les valeurs que sont la démocratie, les droits de l’homme et la primauté du droit.
9. Cependant, certains gouvernements démocratiques ayant succédé à des régimes totalitaires ont décidé d’éviter d’aborder les questions controversées pendant plusieurs années, prolongeant ainsi la convalescence. Ce fut le cas en Espagne après la chute du régime franquiste. Après la dictature, les forces démocratiques espagnoles, de droite comme de gauche, ont observé un «pacte du silence», excluant toute accusation publique envers les personnes impliquées dans le régime précédent et toute législation visant à punir rétroactivement les crimes commis par le régime ou permettant aux familles des victimes de la répression franquiste de demander des «réparations morales et financières». L’expérience du franquisme n’a donc jamais fait l’objet d’un débat public approfondi, ce que certaines forces politiques dénoncent aujourd’hui comme une incapacité à regarder l’histoire nationale en face, tandis que d’autres y voient une façon d’éviter de rouvrir des blessures déjà cicatrisées.
10. De plus, des monuments et symboles érigés pendant la dictature ont été laissés en place. Le plus célèbre d’entre eux, dans les collines de la région de Madrid, est probablement la Vallée des morts (el Valle de los Caídos), un site monumental bâti par les prisonniers républicains qui recueille les sépultures de 40 000 soldats et combattants des deux camps morts pendant la guerre civile espagnole. Une basilique excavée dans la montagne contient aussi les tombes de Francisco Franco et de José Antonio Primo de Rivera.
11. Ainsi, ce fut un acte très courageux de la part du Parlement espagnol que d’avoir déclaré l’année 2006 Année de la mémoire historique. La même année, le gouvernement a présenté un projet de loi qui, pour la première fois, affirmait comme injustes les meurtres commis par le régime franquiste, proposait l’exhumation des dépouilles des victimes enterrées dans des fosses communes, le changement des noms des rues célébrant le franquisme 
			(3) 
			On peut facilement
trouver dans plusieurs villes espagnoles les rues du 18-Juillet
(date du coup d’Etat de Franco en 1936) ou Carrero-Blanco (Premier
ministre de Franco); sans parler de la place du Caudillo dans la
banlieue de Madrid ou de la place du Généralissime à Santander. et prévoyait, entre autres, la transformation de la Vallée des morts en monument à la mémoire de tous les Espagnols tués dans le conflit, indépendamment de leurs choix politiques. Ce projet de loi a déclenché maintes discussions et polémiques du fait d’un débat politique très animé. Il a été approuvé par les deux chambres du Parlement espagnol, avec l’opposition de certains partis politiques. La loi sur la mémoire historique est entrée en vigueur le 28 décembre 2007.
12. L’exemple de l’Espagne montre que l’héritage du passé est encore capable de diviser les forces politiques d’un Etat moderne d’Europe après trente ans de paix et de démocratie stable, et que la question des monuments commémoratifs est indissociable de la façon dont une société et ses forces politiques affrontent leur passé.
13. Par ailleurs, de nombreux exemples en Europe occidentale témoignent du fait qu’il n’est pas nécessaire de détruire des monuments des régimes totalitaires du passé pour supprimer leur signification symbolique. C’est par exemple le cas du Foro Italico, en Italie, qui s’appelait au départ le Foro Mussolini, un complexe sportif gigantesque inauguré en 1932 près de Rome. Le projet de la construction du Foro Mussolini avait deux objectifs: d’une part, offrir un cadre imposant aux manifestations sportives que le régime fasciste voulait impressionnantes; d’autre part, construire un lieu symbolisant la puissance du nouvel empire romain que le régime entendait créer. Le Foro Mussolini abritait donc plusieurs installations sportives à proximité des monuments érigés en l’honneur du régime du Duce: les statues des athlètes, les fresques et les mosaïques, les inscriptions de l’époque témoignent du caractère presque sacré de ce lieu symbolique du pouvoir fasciste. Après la seconde guerre mondiale le complexe n’a pas été détruit: il a été rebaptisé Foro Italico, et ses équipements et bâtiments ont été mis à disposition pour des événements sportifs ou d’autres. Il a même abrité le ministère des Affaires étrangères pendant un certain temps.
14. Un second exemple très connu est lié à un autre régime totalitaire européen: le nazisme. Il s’agit du Kehlsteinhaus, le «nid d’aigle». Ce chalet situé dans les Alpes allemandes près de Berchtesgaden fut offert à Hitler à l’occasion de son 50e anniversaire. Le chalet devait servir au Führer de lieu de repos, où il pourrait accueillir ses hôtes de marque. Après la guerre, le nid d’aigle a été d’abord utilisé par les Alliés comme poste de commandement, puis il a été restitué au Gouvernement de la Bavière en 1960. Aujourd’hui, ce chalet, au lourd passé politique, sert de restaurant de haute montagne et d’attraction touristique. Une fondation gère le nid d’aigle et utilise les bénéfices du site à des fins caritatives. Le Gouvernement de la Bavière a su démystifier ce lieu de mémoire en détournant son symbolisme nazi.
15. Il est donc possible d’ôter aux monuments qui symbolisent des dictatures leur signification politique originelle et de les démystifier en leur affectant simplement une autre utilité, non politique.

3. Les monuments commémoratifs des régimes communistes totalitaires et de la seconde guerre mondiale en Europe centrale et orientale

16. Alors que les régimes totalitaires du siècle dernier (national-socialisme, fascisme, franquisme, etc.) ont fait l’objet d’une condamnation généralisée, ce qui a aidé les nations concernées à surmonter leur passé dans la mesure où il subsiste peu de nostalgiques de ces régimes dans leurs populations, ni le système communiste totalitaire qui a dominé l’Union soviétique et l’Europe centrale des années 1930 à la fin des années 1980, ni les atrocités commises en son nom n’ont fait l’objet d’une condamnation universelle comparable. Comme le souligne la Résolution 1481 (2006) de l’Assemblée, «la chute des régimes communistes totalitaires d’Europe centrale et orientale n’a pas toujours été suivie d’une enquête internationale sur les crimes qu’ils ont commis. En outre, les auteurs de ces crimes n’ont pas été traduits devant la justice par la communauté internationale, comme cela a été le cas pour les crimes horribles commis par le national-socialisme (nazisme)». Cela empêche plusieurs pays issus du bloc soviétique de se réconcilier avec leur histoire du XXe siècle.
17. Pour comprendre les attitudes envers les symboles et monuments soviétiques existants et envers les nombreux nouveaux projets controversés visant à commémorer les victimes des régimes communistes, il faut évoquer leur contexte historique. Premièrement, les troupes de l’Union soviétique ont éliminé le nazisme dans la plupart des pays d’Europe centrale et orientale; ainsi, ceux dont les vies étaient directement menacées pendant le nazisme ont perçu les troupes soviétiques comme des libérateurs, même quand elles se sont transformées en troupes d’occupation. Deuxièmement, le régime communiste empêchait tout débat approfondi et ouvert sur les causes ayant conduit au national-socialisme et au communisme, et a prétendu que le national-socialisme était uniquement un ennemi du communisme. Pour ceux qui n’avaient pas personnellement connu le national-socialisme et n’étaient pas assez informés à son sujet, mais qui avaient de bonnes raisons de haïr les Soviétiques, les crimes commis par les nazis paraissaient relativement pardonnables. Troisièmement, le régime soviétique avait tenté d’imposer une vision de l’histoire qui passait sous silence ou niait les crimes de l’ère stalinienne; mais il n’a pas pu effacer la mémoire vivante des survivants de la Grande famine, des déportations, du partage de zones d’influence en 1939, des génocides en temps de guerre, etc. L’on estime que pas moins de 20 millions de personnes 
			(4) 
			R. Conquest, The Great Terror: A Reassessment, Oxford
University Press, 1990, p. 48. ont péri du fait des politiques de Staline. De 7 à 10 millions de personnes sont mortes rien que pendant la Grande famine, connue sous le nom de Holodomor (famine artificielle), en Ukraine et dans d’autres régions de ce qui était alors l’Union soviétique, en 1932-1933.
18. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1980, quand ces pays ont entamé leur transition vers la démocratie, qu’il est devenu possible de réexaminer le passé récent. Dans les pays d’Europe centrale et orientale qui avaient joui de périodes plus ou moins longues d’indépendance avant la seconde guerre mondiale, et en particulier dans ceux qui, au lendemain de la chute du mur de Berlin, s’étaient fixé comme principal objectif l’entrée dans les institutions européennes et euro-atlantiques, la plupart des symboles et monuments de l’ère soviétique ont été immédiatement démolis ou déménagés à la fin des années 1980 et au début des années 1990, révélant ainsi une forte volonté politique de rompre avec le passé. En Europe, tout le monde se souvient du déboulonnage de la statue de Lénine à Berlin, en 1989, suivi de celui de nombreuses autres statues de Lénine, de Staline ou du «travailleur socialiste» fortement idéalisé.
19. De même, il est intéressant de constater que plusieurs tentatives ont été faites en divers endroits de l’Ukraine pour faire retirer des monuments de l’ère soviétique au lendemain de la révolution orange – même dans les régions qui, historiquement, étaient davantage alignées sur la Russie. En mai 2006, le conseil municipal de Lviv a décidé l’élimination de deux monuments qualifiés de «symboles de la domination impérialiste bolchevique» et de créer une commission chargée de déterminer quels monuments commémoratifs pourraient subsister dans la ville. En octobre 2007, le gouverneur de l’oblast de Donetsk a chargé les présidents de conseils exécutifs locaux et régionaux de préparer et de soumettre à examen la question du démantèlement des monuments et panneaux commémoratifs en l’honneur de personnes ayant participé à l’organisation de l’Holodomor.
20. D’une manière générale, dans les pays d’Europe centrale et orientale anciennement contrôlés par l’Union soviétique, les symboles, monuments et autres témoignages de cette époque sont sur la sellette. A présent qu’ils sont fermement ancrés dans l’Occident par leur appartenance à l’Union européenne ou à l’OTAN, nombre de ces pays redoublent d’efforts pour effacer les vestiges les plus visibles du communisme. En 2005, les membres du Parlement européen issus d’anciens pays satellites de l’Union soviétique ont exigé que les symboles communistes soient interdits au même titre que le svastika, invoquant à cette fin les nombreuses morts causées par les dictatures communistes. Cette initiative a été rejetée. En 2007, le Parti du droit et de la justice, au pouvoir en Pologne, a proposé une loi visant à faire rebaptiser les rues portant un nom à connotation communiste, et à donner aux collectivités locales le pouvoir de supprimer les monuments commémoratifs de l’époque communiste. La Roumanie a publié un rapport de 650 pages détaillant et condamnant les atrocités communistes. Le Parlement estonien a adopté une loi sur l’élimination des monuments de guerre et a déménagé le Soldat de bronze vers un cimetière militaire. Les législateurs lettons ont promulgué une loi qualifiant en infraction pénale la négation de l’occupation par l’Union soviétique. En Hongrie, 200 000 signatures ont été recueillies pour demander un référendum sur l’élimination d’un monument de guerre soviétique situé au cœur de Budapest. En mai 2007, des interprétations divergentes ont poussé les conservateurs polonais d’un musée de l’ancien camp d’extermination d’Auschwitz à empêcher la Russie d’y présenter une exposition 
			(5) 
			La Russie a revendiqué
la mort de centaines de milliers de «citoyens soviétiques» au cours
de l’Holocauste. Les Polonais ont vigoureusement rejeté cette revendication
en indiquant que ces victimes, pour la plupart des Juifs, provenaient
de territoires occupés par l’Union soviétique en collaboration avec
les nazis, entre 1939 et 1941..
21. Il convient d’accorder une attention particulière à l’interprétation des monuments de la seconde guerre mondiale dans les pays anciennement dominés par l’Union soviétique, et aux attitudes divergentes vis-à-vis de la façon dont ces monuments commémorant la libération sont perçus dans ces pays. Au total, plus de 20 000 cimetières militaires et grands monuments aux soldats soviétiques rendent hommage à ceux qui sont morts partout en Europe, souvent sur le territoire d’Etats qui faisaient autrefois partie de l’Union soviétique.
22. Il est largement reconnu que les troupes soviétiques ont joué un rôle très important au sein des troupes alliées qui ont combattu l’Allemagne nazie. L’Union soviétique a subi de lourdes pertes pendant la seconde guerre mondiale. Ces millions de femmes et d’hommes courageux qui ont perdu la vie et ont été enterrés loin de la Russie au cours de ce conflit sont non pas des occupants, mais des victimes de la guerre, et nombre d’entre eux sont également des victimes du régime soviétique inhumain. Il n’est pas surprenant que le respect dû à la mémoire des soldats soit pour la Fédération de Russie une question extrêmement sensible. Malheureusement les autorités russes ont, tout comme beaucoup de pays qui se trouvent dans une situation comparable, une interprétation assez unilatérale de l’histoire: elles perçoivent la Fédération de Russie uniquement comme la victime de la seconde guerre mondiale, sans reconnaître l’impact des accords secrets conclus par Staline avec l’Allemagne nazie en 1939 ou, plus tard, avec les forces alliées à Yalta, ni celui des régimes dictatoriaux imposés aux pays libérés de l’occupation du IIIe Reich. Une approche aussi disproportionnée a évidemment provoqué une réaction dans les pays concernés, entre autres pour rééquilibrer l’interprétation de l’histoire faite par la Russie.
23. L’histoire est souvent présentée en «noir et blanc». Mais la difficulté d’une interprétation de 1945 réside notamment dans le fait que les libérateurs sont devenus des occupants. Certains perçoivent les Soviétiques uniquement comme des libérateurs du national-socialisme, et se refusent à condamner leur occupation, tandis qu’à l’inverse ceux qui les perçoivent comme des occupants ont du mal à reconnaître leur rôle dans la défaite de l’Allemagne de Hitler. Ces derniers sont encore plus virulents dans les pays qui ont été partagés entre l’Union soviétique et le IIIe Reich. Un protocole secret au pacte Molotov-Ribbentrop, signé en août 1939, partageait entre les sphères d’influence nazie et soviétique les pays alors indépendants qu’étaient la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne et la Roumanie, en prévision de «réorganisations territoriales et politiques» de ces pays. Par la suite, ils ont tous été envahis, occupés ou contraints de céder une partie de leur territoire à l’Union soviétique, à l’Allemagne nazie, ou aux deux. De plus, avant même les invasions par l’armée nazie en 1940-1941, les populations locales de la zone d’influence soviétique qui avaient été intégrées de force à l’Union soviétique ont été purgées de leurs «éléments antisoviétiques ou potentiellement antisoviétiques»: des dizaines de milliers de personnes y ont été exécutées, tandis que des centaines de milliers d’autres ont été déportées vers les régions orientales de l’URSS et vers les goulags ou camps de travail, où nombre d’entre eux sont morts. Il faut donc également comprendre les sensibilités et les positions parfois excessives sur l’histoire que l’on observe chez les victimes des divisions géopolitiques forcées et du régime communiste.
24. Les violences se sont également poursuivies après la défaite de l’Allemagne nazie, même dans les régions qui avaient été libérées par l’Armée rouge, où de nombreuses femmes ont été violées tandis que les hommes étaient soit tués, soit déportés vers les camps de travail de l’Union soviétique. Plus d’un million de Soviétiques – des prisonniers de guerre de l’Allemagne nazie – ont été tués ou sont morts dans des goulags soviétiques à la suite d’un accord secret avec les forces alliées, à Yalta, qui demandait aux Etats-Unis et au Royaume-Uni de renvoyer de force dans les griffes de Joseph Staline les soldats russes détenus dans les camps allemands de prisonniers de guerre. Les anciens libérateurs n’ont pas rendu le pouvoir aux dirigeants démocratiquement élus. Bien au contraire, ces derniers ont été arrêtés et emprisonnés, et souvent torturés et tués. Leurs gouvernements ont été convertis par la force en régimes fantoches de l’Union soviétique.
25. Le tumulte qui s’est produit autour du retrait du Soldat de bronze à Tallinn, en Estonie, et qui est aussi à l’origine du présent rapport, illustre bien ces divergences de sentiments. Pour les Russes, la statue incarne l’hommage rendu pour les pertes considérables en vies humaines pendant la seconde guerre mondiale, et salue les héros qui ont libéré les trois Etats baltes du régime nazi. Par contre, dans la mémoire collective de nombreux Estoniens, elle constitue un rappel d’un demi-siècle d’occupation soviétique pendant lequel le régime soviétique a fait fusiller des milliers de Baltes, en a envoyé des centaines de milliers en Sibérie, a envoyé des centaines de milliers de Russes prendre leur place et s’est efforcé d’éradiquer leur culture, leur langue et la mémoire de l’indépendance. Le refus persistant de la Fédération de Russie de reconnaître l’occupation des Etats baltes par l’Union soviétique a contribué à attiser les tensions autour de ce monument commémoratif de la guerre.
26. Outre une forte médiatisation, l’affaire du Soldat de bronze a provoqué des manifestations (orchestrées par Moscou selon le Gouvernement estonien) qui ont dégénéré en émeutes et en pillages qui se sont soldés par un mort et de nombreux blessés. Elle a également déclenché une «cyberattaque» qui a bloqué pendant plusieurs jours le fonctionnement hautement informatisé de l’administration estonienne. En violation de la Convention de Vienne, l’ambassade d’Estonie à Moscou a été attaquée.
27. L’affaire du retrait du Soldat de bronze en Estonie n’est pas un cas isolé: au mois de mai 2007, des tensions ont également éclaté entre la Pologne et la Fédération de Russie à propos de la proposition de loi polonaise visant à autoriser les municipalités à supprimer les monuments commémoratifs de l’époque communiste, et des débats comparables sur l’utilité de conserver de tels monuments ont été tenus en Lettonie et en Hongrie. Même en Fédération de Russie, plusieurs monuments et sites commémoratifs de la seconde guerre mondiale ont été démantelés ces deux dernières années sans aucun débat public, afin de libérer de la place pour de nouveaux sites de construction ou pour des autoroutes, comme en 2006 à Stavropol et en 2007 à Chimky, près de Moscou, et à Krasnaya Gorka près de Saint-Pétersbourg.
28. Toutefois, certains pays ont opté pour des solutions autres que la destruction ou le déplacement. Ainsi, en Bulgarie, en Hongrie et en Lettonie, les autorités ont décidé de laisser des monuments hautement symboliques intacts à leur emplacement original. Dans certains cas, ces décisions étaient la conséquence d’accords spécifiques. Ainsi, quand en avril 2007 deux associations ont demandé la démolition du monument à la mémoire des libérateurs soviétiques, à Budapest, les autorités ont répondu que la statue était protégée par un accord avec la Fédération de Russie du 6 mars 1995, qui interdisait sa destruction. De même, quand des voix se sont élevées en 2006 pour faire supprimer le monument célébrant la victoire de l’Armée rouge à Riga, la Présidente de l’époque, Mme Vaira-Vike Freiberga, a déclaré que le monument ne pouvait pas être détruit et serait laissé en place, conformément à un accord de 1994 sur la protection sociale des militaires en retraite de la Fédération de Russie.
29. A la lumière de ce qui précède, nous pouvons conclure que les Etats d’Europe centrale et orientale d’abord libérés par les troupes soviétiques, puis soumis à l’occupation soviétique, sont aujourd’hui confrontés à un choix difficile: rompre avec le passé, en détruisant les symboles qui s’y rattachent; ou garder ces derniers comme un témoignage qui contribue à la compréhension de leur passé et de leur identité. Il s’agit d’une décision souveraine, même si elle a inévitablement des implications pour les éléments de leur population qui ont la nostalgie du passé soviétique. Le choix devient particulièrement difficile, du point de vue politique et juridique, lorsque les monuments sont en même temps le lieu d’inhumation de soldats et de victimes de la seconde guerre mondiale. Là où il existe des accords entre Etats, il faut s’y conformer. Les décisions nationales doivent pleinement respecter les morts quand il s’agit de victimes plutôt que d’occupants.

4. Cadre juridique international

30. L’URSS avait signé plusieurs accords bilatéraux avec des Etats européens (dont la Finlande, l’Allemagne, la Hongrie, l’Italie, la Pologne, la Roumanie et la Slovaquie) – encore en vigueur aujourd’hui avec la Fédération de Russie en tant qu’Etat successeur –, énonçant des dispositions relatives au statut, à la protection et à la restauration de certains monuments et de cimetières.
31. Ces traités bilatéraux visent avant tout les cimetières, les tombeaux et les monuments abritant les dépouilles des soldats soviétiques et des victimes de la guerre. Ils portent tous notamment sur le déplacement des sépultures des soldats et des victimes de guerre, opération qui implique inévitablement l’exhumation. Ils stipulent que l’inhumation et le choix de la destination dans le cadre du transfert des tombes ne peuvent s’effectuer que dans le cas où un accord est trouvé entre les deux Etats intéressés 
			(6) 
			A l’exception du traité
entre la Russie et la Hongrie du 6 mars 1995, qui prévoit qu’en
absence d’accord sur la destination du transfert entre les deux
Etats, la partie intéressée peut entreprendre des actions pour le
transfert du lieu d’enterrement militaire deux ans après la demande
officielle adressée à l’autre partie.. Par contre, des accords de ce type n’existent pas avec les Etats qui avaient été annexés par l’Union soviétique.
32. En outre, on trouve des dispositions applicables aux monuments commémoratifs et aux cimetières militaires dans les conventions de Genève sur le droit humanitaire international, qui ont été signées par tous les Etats membres du Conseil de l’Europe. En particulier:
  • selon la Convention (III) relative au traitement des prisonniers de guerre, les autorités de l’Etat dans lequel les sépultures sont situées doivent veiller à ce que les prisonniers de guerre décédés en captivité soient enterrés honorablement, et que leurs tombes soient respectées, convenablement entretenues et marquées de façon à pouvoir toujours être retrouvées. Il incombera à cet Etat de prendre soin de ces tombes et d’enregistrer tout transfert ultérieur des corps» (article 120);
  • selon le Protocole (I) relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, dès que les circonstances et les relations entre les Parties le permettent, les Etats sur le territoire desquels sont situées les tombes doivent conclure des accords en vue: a. de faciliter l’accès des sépultures aux membres des familles des personnes décédées; b. d’assurer en permanence la protection et l’entretien de ces sépultures; c. de faciliter le retour des restes des personnes décédées et de leurs effets personnels dans le pays d’origine, à la demande de ce pays ou à la demande de la famille, à moins que ce pays ne s’y oppose (article 34);
  • le même protocole stipule que l’Etat sur le territoire duquel sont situées les sépultures est autorisé à exhumer les restes uniquement lorsque l’exhumation s’impose pour des motifs d’intérêt public, y compris dans les cas de nécessité sanitaire et d’enquête, auquel cas cet Etat doit traiter les restes des personnes décédées avec respect et aviser le pays d’origine de son intention de les exhumer, en donnant des précisions sur l’endroit prévu pour la nouvelle inhumation.

5. Dépolitiser les monuments: les musées et les cimetières

33. Le monument en tant que tel est un objet polysémique: il peut être considéré comme symbole de la libération par les uns et comme celui de l’oppression par les autres. Il peut servir tant à construire la mémoire collective d’une nation qu’à attiser la haine entre différentes fractions de la population. C’est pourquoi il paraît indispensable de mobiliser la recherche historique à l’égard des monuments dont la signification symbolique est controversée. Ce ne sont pas seulement les acteurs politiques, mais aussi les historiens et les acteurs de la société civile, qui ont leur place dans les débats sur le futur de tels monuments.
34. A mon avis, les musées peuvent servir de solution pour aborder le passé sans le réduire à des slogans politiques. Le musée historique, idéalement, se place davantage du côté de la science, de l’explication et de l’information que la plupart des monuments commémoratifs; il situe les événements dans leur contexte. Le monument placé dans un musée historique perd très souvent sa connotation politique et symbolique, il devient une «pièce exposée», objet de l’analyse scientifique. Le musée historique n’est pas un lieu de pèlerinage, mais un lieu de conservation de l’histoire.
35. Le musée peut également être un moyen assez puissant pour détourner la symbolique politique originelle d’un bâtiment. Un exemple est le très populaire musée des victimes du génocide à Vilnius, plus connu comme le musée du KGB. Situé dans l’ancien bâtiment des services secrets soviétiques lituaniens, il offre une exposition sur le travail de ces services et sur l’ampleur des répressions commises pendant l’occupation soviétique de la Lituanie. Un autre exemple est le Stasimuseum à Berlin. L’ancien bâtiment du ministère de la Sécurité d’Etat (dont l’abréviation est Stasi) abrite aujourd’hui un centre de recherche, un centre de documentation et le musée qui montre, entre autres, le cadre du travail quotidien des agents des services secrets en RDA. Lieu de commémoration et de recherche en même temps, ce musée propose une vision des pages noires de l’histoire de la RDA qui se base sur l’histoire du quotidien en Allemagne de l’Est: il s’agit avant tout des faits établis dans le cadre d’un impressionnant travail de recherche mené par les historiens allemands.
36. La conception du musée en tant que lieu de commémoration et d’histoire peut aussi être plus large: les parcs de monuments, comme ceux près de Budapest et près de Druskininkai, sont des musées à ciel ouvert, qui regroupent les monuments soviétiques et ainsi les placent dans leur contexte.
37. Le Conseil de l’Europe est parfaitement conscient de l’importance des musées et s’engage à les soutenir et en promouvoir la création, notamment par le biais du Forum européen du musée (FEM). Ce forum organise, entre autres, le prix européen du musée de l’année, ainsi que des séminaires internationaux destinés à améliorer la compétence des conservateurs des musées; il offre aussi un service européen d’experts-conseils en matière de musées et a pour objectif d’élever le niveau des musées dans toute l’Europe.
38. Le déplacement de monuments de guerre controversés vers les cimetières est une autre solution pour les dépolitiser. C’est ce que le Gouvernement estonien s’est efforcé de faire en déplaçant le Soldat de bronze quand les tensions ont atteint leur paroxysme, au point de menacer la sécurité nationale. Une année après les débats houleux et les émeutes dans les rues de Tallinn, cette question n’est plus à l’ordre du jour dans le pays et le nouveau site a été accepté par la population.
39. Je suis persuadé que la participation des scientifiques et de la société civile au débat sur la mémoire collective peut servir à diminuer la manipulation politique des monuments et à surmonter les clivages provoqués par ce processus douloureux qui consiste à regarder le passé en face. Les musées peuvent jouer un rôle important dans ce contexte, en permettant de considérer les monuments comme un sujet d’étude.

6. Conclusions et recommandations

40. Dans ce rapport, j’ai essayé de démontrer que la question de l’attitude envers les monuments commémoratifs faisant l’objet de différentes interprétations historiques concerne tous les Etats membres du Conseil de l’Europe, puisque chaque Etat a connu, dans son passé plus ou moins récent, des événements douloureux dont il garde le souvenir.
41. Les différends portant sur des interprétations divergentes de l’histoire ne peuvent être résolus qu’avec le temps et par un processus propre à chaque Etat. Le rôle de la société civile et des historiens est très important pour contribuer à développer une vision du passé qui soit la plus complète possible. Les pays d’Europe centrale et orientale n’ont que tout récemment entrepris de faire le point sur leur douloureux passé. Cet exercice très complexe sera long et donnera lieu à de nombreuses confrontations. Il suppose que les nations, les gouvernements et les citoyens assument la responsabilité de leurs rôles dans l’histoire. Il faut du temps, des efforts considérables, de l’empathie et souvent des capacités d’autocritique pour qu’une société parvienne à un large consensus au sujet de son histoire et de ses effets sur la nation et ses citoyens.
42. En ce qui concerne le sort à réserver aux monuments faisant l’objet de différentes interprétations historiques, je suis convaincu qu’il appartient à chaque pays de décider quels monuments devraient être conservés ou non et si des nouveaux devraient être érigés.
43. Les accords internationaux en vigueur concernant le statut de certains monuments, en particulier ceux qui recèlent les dépouilles de soldats ou d’autres combattants étrangers, devraient être respectés scrupuleusement. En l’absence de tels accords, l’éventualité d’en conclure devrait être prise en considération. En tout cas, les Etats membres du Conseil de l’Europe devraient toujours privilégier le dialogue politique avec tous les acteurs concernés, aux niveaux national et international, même s’il n’y a pas d’obligation juridique.
44. Les crimes horribles du fascisme et du national-socialisme et la terreur qu’ont fait régner ces régimes n’excusent en rien les crimes horribles du communisme, et vice versa. Tout en se gardant des amalgames, il faut considérer que le national-socialisme, le fascisme et le communisme totalitaire doivent être rejetés et condamnés ouvertement et sans réserve par le Conseil de l’Europe, son Assemblée et ses Etats membres.

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Commission chargée du rapport: commission des questions politiques.

Renvoi en commission: Renvoi no 3346 du 24 mai 2007.

Projet de résolution et projet de recommandation adoptés à l’unanimité le 29 septembre 2008.

Membres de la commission: M. Göran Lindblad (Président), M. David Wilshire (Vice-Président), M. Björn vonSydow (Vice-Président), Mme Kristiina Ojuland (Vice-Présidente), Mme Fátima Aburto Baselga, M. Francis Agius, M. Miloš Aligrudić, M. Alexandre Babakov (remplaçant: M. Ilyas Umakhanov), M. Denis Badré, M. Ryszard Bender, M. Fabio Berardi, M. Radu Mircea Berceanu (remplaçante: Mme Cornelia Cazacu), M. Andris Bērzinš, M. Aleksandër Biberaj, Mme Guðfinna Bjarnadóttir, M. Predrag Bošković, M. Luc Van den Brande, M. Mevlüt Çavuşoğlu, M. Lorenzo Cesa, Mme Anna Čurdová, M. Rick Daems, M. Dumitru Diacov, Mme Josette Durrieu (remplaçant: M. Laurent Béteille), M. Frank Fahey (remplaçant: M. Patrick Breen), M. Joan Albert FarréSanturé, M. Pietro Fassino, M. Per-Kristian Foss, Mme Doris Frommelt, M. Jean-Charles Gardetto, M. Charles Goerens, M. Andreas Gross, M. Michael Hancock (remplaçant: M. Nigel Evans), M. Davit Harutyunyan (remplaçant: M. Avet Adonts), M. Joachim Hörster, Mme Sinikka Hurskainen, M. Tadeusz Iwiński, M. Bakir Izetbegović, M. Michael Aastrup Jensen, Mme Birgen Keleş, M. Victor Kolesnikov (remplaçante: Mme Olha Herasym’yuk), M. Konstantin Kosachev, Mme Darja Lavtižar-Bebler, M. René van der Linden, M. Dariusz Lipiński, M. Juan Fernando López Aguilar, M. Younal Loutfi, M. Gennaro Malgieri, M. Mikhail Margelov (remplaçant: M. Guennady Ziuganov), M. Dick Marty (remplaçante: Mme Liliane MauryPasquier), M. Frano Matušić, M. Mircea Mereută, M. Dragoljub Mićunović, M. Jean-Claude Mignon, Mme Nadezhda Mikhailova, M. Aydin Mirzazada (remplaçant: M. Sabir Hajiyev), M. João Bosco MotaAmaral, Mme Miroslava Němcová, M. Zsolt Németh, M. Fritz Neugebauer, M. Hryhoriy Omelchenko, M. Theodoros Pangalos, M. Aristotelis Pavlidis, M. Ivan Popescu, M. Christos Pourgourides, M. John Prescott (remplaçant: M. John Austin), M. Gabino Puche (remplaçant: M. Pedro Agramunt), M. Oliver Sambevski (remplaçant: M. Zoran Petreski), M. Ingo Schmitt, M. Samad Seyidov, M. Leonid Slutsky, M. Rainder Steenblock, M. Zoltán Szabó, M. Mehmet Tekelioğlu, M. Han Ten Broeke, Lord Tomlinson, M. Petré Tsiskarishvili, M. Mihai Tudose, M. José Vera Jardim, Mme Birutė Vėsaitė, M. Luigi Vitali, M. Wolfgang Wodarg (remplaçant: M. Johannes Pflug), Mme Gisela Wurm, M. Boris Zala.

Ex officio: MM. Mátyás Eörsi et Tiny Kox.

N.B. Les noms des membres qui ont pris part à la réunion sont indiqués en gras.

Secrétariat de la commission: M. Perin, Mme Nachilo, M. Chevtchenko, Mme Sirtori-Milner, Mme Alléon