1. Introduction
1. En octobre 2010, M. Marquet (Monaco, ADLE) et d’autres
parlementaires, dont je faisais partie, ont présenté une proposition
de résolution sur «Les nanotechnologies, un nouveau danger pour l’environnement?»
(
Doc. 12372) en vue de recommander aux Etats membres du Conseil
de l’Europe de prendre des mesures pour harmoniser l’utilisation
des nanotechnologies afin de garantir notamment la sécurité sanitaire
et d’assurer la protection de l’environnement.
2. Cette proposition de résolution avait été renvoyée à l’ancienne
commission de l’environnement, de l’agriculture et des questions
territoriales en vue de l’établissement d’un rapport, et à l’ancienne
commission des questions sociales, de la santé et de la famille
pour avis. J’ai été nommé rapporteur pour la commission saisie pour
rapport en février 2011 et M. Paul Flynn (Royaume-Uni, SOC) a été
nommé rapporteur pour avis. Les deux commissions ont tout de suite
commencé leurs travaux sur la question, ce qui a conduit à un échange de
vues avec une experte consultante, Mme Ilise Feitshans, au sein
de la commission des questions sociales en septembre 2011 et à l’examen
d’un avant-projet de rapport au sein de la commission de l’environnement en
octobre 2011.
3. En janvier 2012, les deux commissions ont été fusionnées avec
la commission des questions économiques et du développement pour
former la nouvelle commission des questions sociales, de la santé
et du développement durable. Fin mai 2012, Mme Feitshans a rendu
un rapport d’expert sur lequel j’ai basé le présent rapport, qu’elle
a bien voulu compléter avec un chapitre sur la nanotechnologie et
la bioéthique à la fin de septembre 2012. J’ai fait le choix de
reproduire ce document comme document d’information de la commission
et d’en résumer les constatations dans cet exposé des motifs, mais
les conclusions et recommandations figurant ci-après sont les miennes.
2. Définition
et potentiel de la nanotechnologie
4. La nanotechnologie est la manipulation de la matière
à l’échelle atomique et moléculaire. Les nanomatériaux sont constitués
de structures dont les dimensions sont, typiquement, comprises entre
1 et 100 nanomètres (nm), un nanomètre représentant un milliardième
de mètre (ou 10-9 m). A cette échelle,
les matériaux peuvent présenter des propriétés physiques, biologiques
et/ou chimiques très différentes de celles des mêmes matériaux à
des tailles plus grandes, ce qui ouvre un éventail de nouvelles
possibilités sur le plan technologique.
5. La nanotechnologie offre déjà une myriade d’applications et
est encore pleine de promesses: en effet, les matériaux ont un comportement
si différent à l’échelle nanométrique qu’il est désormais possible
de concevoir des structures et des dispositifs qui auraient été
impensables il y a quelques décennies encore. Certains nanomatériaux
sont déjà produits en masse et intégrés à des produits de consommation,
par exemple le dioxyde de titane et l’oxyde de zinc dans les crèmes
solaires et les cosmétiques, l’argent dans l’emballage alimentaire,
les vêtements, les désinfectants et les appareils électroménagers
ou encore les nanotubes de carbone dans les raquettes de tennis.
Cela étant, un secteur en plein développement, celui de la nanomédecine
– qui exploite la taille des nanomatériaux (capables de franchir
la barrière cutanée, voire la barrière hémato-encéphalique, ce que
les molécules de plus grande taille ne peuvent faire) et/ou leurs propriétés
différentes à l’échelle nanométrique – est très prometteur pour
ce qui est du dépistage et du traitement de certaines pathologies
comptant parmi les premières causes de mortalité chez l’homme, notamment
le cancer et les cardiopathies.
6. Comme pour la plupart des nouvelles technologies émergeantes,
la nanotechnologie est également porteuse de risques de dommage
graves, à la fois pour la santé humaine et pour les écosystèmes
au sein de l’environnement. Bon nombre de ces risques ne sont pas
encore bien connus aujourd’hui. Cela dit, des études ont déjà démontré
que les particules de nano-argent appliquées sur des textiles partent
au lavage. Le nano-argent, dont les propriétés antibactériennes
sont jugées bénéfiques lorsqu’il est utilisé dans les draps des hôpitaux,
par exemple (ou dans des applications plus futiles comme les chaussettes
de sport), peut avoir des effets dévastateurs s’il se retrouve dans
les eaux usées, puisqu’il est capable de détruire les bactéries
qui jouent un rôle essentiel dans les écosystèmes naturels, les
exploitations agricoles et les processus de traitement des effluents.
Fait plus inquiétant encore, certains nanotubes de carbone pourraient
provoquer des dommages similaires à ceux de l’amiante dans les tissus
pulmonaires, et il apparaît que le dioxyde de titane à l’échelle
nanométrique (utilisé, par exemple, dans les protections solaires)
peut induire un stress oxydant dans les cellules. Mme Feitshans
cite à ce propos le rapport spécial du Conseil consultatif allemand
sur l’environnement (SRU), selon lequel «[l]es possibles conséquences
d’une telle utilisation n’ont pas été suffisamment étudiées. Le
fossé risque de se creuser entre le développement technologique
et la connaissance des risques […]»
.
3. Nanotechnologie
et bioéthique
7. Aux yeux de l’experte consultante, Mme Feitshans,
«dans le domaine de la nanotechnologie et de la bioéthique, le consentement
éclairé constitue, pour l’Europe et pour le reste du monde, le problème
majeur à résoudre au XXIe siècle»
. La raison de cette affirmation
est qu’à son avis, l’état actuel des connaissances suscite davantage
de questions que de réponses à ce stade en matière d’évaluation
des risques (et donc aussi d’information sur les risques).
8. Le consentement éclairé est une notion cruciale de bioéthique.
Un chapitre entier est consacré à cette question du consentement
libre et éclairé dans la Convention du Conseil de l’Europe de 1997
pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être
humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine:
Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine (STE n° 164,
«Convention d’Oviedo»). C’est l’élément central de la protection
du consommateur (dans le domaine de la biomédecine/nanomédecine–protection
du patient), ainsi que de la responsabilité des personnes morales.
9. Les deux aspects principaux du consentement éclairé – information
du consommateur sur les risques et acceptation des risques, ou consentement
en dépit des risques connus déclarés – ne peuvent être traités dans
le domaine de la nanotechnologie en l’état actuel des connaissances,
en raison du manque d’informations sur des risques inconnus et non
quantifiés, en particulier dus à des expositions cumulatives. Les exigences
traditionnelles d’étiquetage ne sont donc pas applicables dans ce
contexte, sauf si elles sont replacées dans un cadre réglementaire
solide (européen, si ce n’est international) qui facilitera l’examen
des applications de la nanotechnologie en fonction de leurs utilisations,
afin que les risques puissent être gérés en tenant compte de leurs
avantages attendus et de leurs dommages potentiels.
4. Mise en balance
des avantages et des risques potentiels
10. Dans le domaine de la nanotechnologie, la réglementation
a en effet du mal à suivre le rythme des innovations scientifiques.
Pour l’heure, la plupart des juridictions utilisent les réglementations
existantes (qui contiennent inévitablement des lacunes compte tenu
de l’échelle extrêmement petite et de la nature spécifique des nanomatériaux)
ou y apportent des ajouts en vue de combler ces lacunes. Au sein
de l’Union européenne, par exemple, une multitude de réglementations
s’appliquent à la nanotechnologie. De nombreux acteurs, que ce soit
des Etats (Etats-Unis, Chine, Afrique du Sud, Inde), des organisations
internationales (Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE), Organisation mondiale de la santé (OMS)), des associations
(Organisation internationale de normalisation (ISO)) ou des organisations
non gouvernementales (ONG), prennent actuellement des initiatives
visant à concevoir de nouvelles réglementations, plus complètes et
cohérentes, en matière de nanotechnologie
.
11. Malheureusement, il apparaît que la communication entre les
différentes parties prenantes n’est de loin pas suffisante, sans
parler des efforts d’harmonisation, encore moindres. Il en résulte
une véritable cacophonie, le cadre législatif en vigueur présentant
soit une tendance à freiner l’innovation, soit des insuffisances
sur le plan de la maîtrise des risques. J’ai le sentiment que, plutôt
que de faire le choix de la prudence, la plupart des Etats privilégient
aujourd’hui le développement technologique, dans l’espoir d’en tirer des
avantages sur le plan économique. Or, la non-application du principe
de précaution qui résulte de cette approche peut s’avérer dangereuse
à long terme car elle risque d’entraîner des dommages considérables,
à la fois pour la santé publique et pour l’environnement.
12. A l’évidence, il est nécessaire d’établir une norme commune
afin de mettre dûment en balance les risques et les avantages potentiels
de la nanotechnologie par une harmonisation de la base législative,
en gardant à l’esprit le principe de précaution. La réalisation
de cet objectif exige non seulement l’établissement d’un dialogue
entre les différentes parties prenantes, mais également un débat
public éclairé incluant l’information et l’éducation du consommateur
et des patients (avec des prescriptions en matière d’étiquetage tenant
compte des impératifs du consentement éclairé). Fort du mandat unique
qui est le sien en matière de droits humains et de ses mécanismes
normatifs basés sur des conventions, ainsi que de son expertise
en matière de bioéthique, le Conseil de l’Europe est idéalement
placé pour mener à bien une telle harmonisation là où d’autres acteurs
dotés d’un mandat plus restreint ont jusqu’à présent échoué.
5. Conclusions
et recommandations
13. L’experte consultante, Mme Feitshans, a formulé ses
propres conclusions et recommandations, basées sur l’idée selon
laquelle la législation peut favoriser le développement de nouvelles
industries tout en assurant un suivi de la situation en prévoyant
des systèmes de financement et d’incitation afin de maîtriser les
nouveaux risques. Je suis d’accord avec elle sur un point en particulier
(et la plupart des autres): le Conseil de l’Europe a un rôle important
à jouer à ce stade préliminaire de l’élaboration de lois et de réglementations
relatives à la nanotechnologie.
14. En effet, le Comité des Ministres et l’Assemblée parlementaire
reconnaissent la nécessité de prôner une culture de la précaution
qui intègre le principe de précaution au sein des processus de recherche
scientifique, dans le respect de la liberté de recherche et d’innovation
.
A cet égard, le Comité des Ministres a rappelé en 2008 les engagements
exprimés par les chefs d’Etat et de gouvernement du Conseil de l’Europe
dans la Déclaration finale du 3e Sommet
du Conseil de l’Europe, de «garantir la sécurité des citoyens dans
le plein respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales»
et de relever, dans ce contexte, «les défis inhérents aux progrès
de la science et de la technique»
.
15. Compte tenu des connaissances actuelles (très limitées) sur
les risques potentiels que présentent les nanotechnologies pour
la santé humaine et l’environnement, il me semble évident que le
principe de précaution doit être appliqué dans ce domaine. Hélas,
l’industrie de la nanotechnologie se développe à une telle vitesse qu’il
se créé un décalage par rapport à l’élaboration et à l’application
des réglementations. L’utilisation massive – aujourd’hui déjà –
comme l’a expliqué Mme Feitshans, dans les produits de consommation
de tous les jours, de certaines nanoparticules dont la toxicité
est établie (par exemple, particules de nano-argent dans une multitude
d’objets allant des vêtements à l’emballage alimentaire) ou qui
comportent un risque – encore mal connu – d’effets dommageables
graves pour la santé publique (par exemple, nanoparticules de dioxyde
de titane dans les crèmes solaires) pourrait bien, avec le recul,
s’avérer avoir été une application insuffisante du principe de précaution.
Il est clair que les chercheurs et travailleurs de l’industrie de
la nanotechnologie sont en première ligne ici. Mais les consommateurs
finaux sont également concernés. Avons-nous vraiment besoin d’un
nouvel amiante
, parfait exemple d’application
insuffisante (ou de non-application) du principe de précaution?
16. De mon point de vue, le Conseil de l’Europe – en tant que
seule organisation paneuropéenne dont le mandat englobe la protection
des droits humains – est bien placé pour élaborer des lignes directrices
sur la nanotechnologie qui s’appuieront sur le principe de précaution
et protégeront 800 millions d’Européens contre les risques de dommages
graves liés aux nanotechnologies, sans toutefois constituer un frein
à l’utilisation potentiellement avantageuse de ces dernières. Ces
lignes directrices pourraient dans un premier temps prendre la forme
de recommandations (par exemple d’une recommandation du Comité des
Ministres), mais pourraient également faire place à un instrument
juridique contraignant si la majorité des Etats membres le souhaitent,
par exemple à un protocole additionnel à la Convention d’Oviedo.
Le Comité de bioéthique (DH-BIO) du Conseil de l’Europe pourrait
être l’organe chargé d’une étude de faisabilité sur l’élaboration d’éventuelles
normes dans ce domaine, en tant que première étape en vue de l’ouverture
de négociations sur ce thème selon une approche impliquant de multiples
acteurs.
17. Ces lignes directrices devront être élaborées en vue d’obtenir
un texte clair et formant un tout cohérent, qui transcende les frontières,
les origines des nanomatériaux (synthétiques, naturels, fortuits,
manufacturés, artificiels) ainsi que les utilisations pratiques
et le devenir biologique des nanomatériaux soumis à réglementation.
Elles devront également viser l’harmonisation des cadres réglementaires,
notamment en ce qui concerne les méthodes d’évaluation et de gestion
des risques, la protection des chercheurs et des travailleurs de
l’industrie de la nanotechnologie, la protection et l’éducation
des consommateurs (avec des prescriptions en matière d’étiquetage
si nécessaire), ainsi que les obligations de notification et d’enregistrement,
afin d’établir une norme commune.
18. Le processus de négociation de ces lignes directrices devra
être aussi ouvert et transparent que possible et impliquer de nombreux
acteurs (gouvernements et parlements nationaux, organisations internationales,
l’Assemblée parlementaire, société civile, experts et scientifiques)
dans le cadre d’un dialogue dépassant les frontières de la zone
géographique couverte par le Conseil de l’Europe amenant à la création d’un
centre interdisciplinaire international qui servira dans un proche
avenir de pôle mondial des connaissances en matière de sécurité
de la nanotechnologie; à mon sens, ces lignes directrices régionales pourraient
s’imposer en tant que norme réglementaire au niveau mondial, protégeant
ainsi les droits fondamentaux de chaque individu à la santé et à
un environnement sain.