1. Introduction
«Votre représentant vous doit non
seulement son application au travail, mais aussi son jugement, et
ce serait vous trahir, et non vous servir, que de le sacrifier à
votre opinion. (...) le parlement est une assemblée délibérative
d’une seule nation, animée d’un même intérêt, celui de l’ensemble,
et dans laquelle ni les affaires ni les influences locales ne devraient
servir de guides, mais uniquement le bien commun, résultant de la sagesse
générale.» Edmund Burke
1. Le 25 juin 2012, l’Assemblé parlementaire a renvoyé
à notre commission pour rapport, et à la commission des questions
politiques et de la démocratie pour avis, la proposition de résolution
(
Doc. 12924) qu’avec d’autres collègues j’ai déposée le 4 mai 2012.
La commission m’a nommée rapporteur le 28 juin 2012.
2. Le 11 mars 2013, à Paris, et le 21 mai, à Londres, la commission
a tenu deux auditions. Je souhaite remercier les experts
pour
leurs contributions aux débats.
3. La proposition de résolution part d’un triple constat, à savoir:
«Le développement d’internet et
des nouveaux médias sociaux dans le monde entier a considérablement
transformé les pratiques sociales. La participation politique des
citoyens et l’activisme social ont aussi beaucoup changé (...)
Compte tenu de la circulation très rapide des informations
par le biais des nouvelles technologies de la communication, la
diffusion de toutes les connaissances – y compris des données contribuant
à la transparence démocratique, mais aussi des rumeurs et de la
désinformation – est amplifiée dans des proportions jamais encore
atteintes, ce qui a des effets politiques.
Les représentants politiques voient aussi changer leurs
pratiques professionnelles quotidiennes: la nécessité de réagir
immédiatement et les moyens électroniques de faire campagne et de
communiquer avec les électeurs sont devenus de nouveaux phénomènes
majeurs, que parlements et gouvernements doivent prendre en compte.»
4. Ces changements nous obligent à analyser les effets structurels
d’internet et des nouveaux médias sociaux sur la démocratie: dans
quelle mesure constituent-ils une vraie opportunité pour une démocratie
plus forte et dynamique et dans quelle mesure la mettent-elles en
danger? La réponse à cette première question doit nous mener à une
réflexion sur notre rôle de législateurs, sur la manière d’utiliser
ces nouvelles ressources de manière constructive pour enrichir et
consolider la démocratie. A cet égard nous sommes probablement confrontés
à une question fondamentale: faut-il changer de façon radicale l’équilibre
entre démocratie représentative et démocratie directe? Avant d’examiner
ces questions, il faut néanmoins mieux délimiter le champ du rapport,
car pratiquement tout ce qui a trait à internet peut, d’une manière
ou d’autre, être lié à la politique et à la démocratie.
5. Certaines problématiques de protection de droits individuels
face à l’utilisation des nouvelles technologies dans des buts criminels
ont fait l’objet de rapports spécifiques ou sont traités par d’autres
rapports actuellement en préparation. Je prendrai soin d’y faire
référence en évitant néanmoins de m’y attarder. J’ai préféré ne
pas traiter les questions liées à l’utilisation d’internet dans
le cadre des rapports entre administrations et citoyens («open government», «e-gouvernment» et «open data») ou au vote électronique. Cela
n’est pas un déni de leur importance, mais simplement un choix dicté
par la volonté de mettre davantage l’accent sur quelques aspects
particuliers liés aux changements des paradigmes sociaux et politiques.
6. Malgré ces simplifications, le sujet reste si vaste et complexe
qu’il serait prétentieux de vouloir offrir en quelques pages seulement
une analyse suffisamment étoffée et des conclusions «finales» sur
les diverses questions. Plutôt que de chercher à donner des réponses
définitives, ce rapport vise à mettre en lumière des éléments clé,
qui pourraient guider la réflexion ultérieure des décideurs nationaux
et européens.
2. L’internet,
espace de liberté et de participation citoyenne
7. L’internet fait désormais partie de notre vie au
quotidien. Selon les données d’Eurostat
, en 2012, au sein de l’Union européenne
(27 Etats membres), 76 % des ménages avaient un accès internet à
domicile, 60 % des utilisateurs en faisant un usage journalier;
pour la même année, 61 % des utilisateurs ont lu la presse en ligne et
52 % ont publié des messages sur les réseaux sociaux
.
En particulier, l’utilisation d’internet est massive chez les jeunes
âgés de 16 à 24 ans. En 2010, 80 % des utilisateurs dans cette tranche
d’âge ont envoyé, via internet, des messages à des forums de discussion,
des blogs et des réseaux sociaux
.
8. Le développement d’internet et l’accélération exponentielle
des capacités de transmission sur le réseau ont changé en profondeur
les flux communicationnels dans leurs formes et dans leurs contenus.
Cela n’est pas sans conséquences en ce qui concerne l’exercice des
libertés d’information, d’expression, d’opinion, de réunion et d’association,
mais aussi la communication et la participation politique, l’articulation
des relations entre électeurs et forces politiques, ainsi qu’entre
citoyens, élus et administrations.
2.1. La fin de l’oligopole
de l’information et les nouveaux paradigmes de la communication
et de la diffusion du savoir
9. Les réseaux sociaux offrent à tout individu la possibilité
de commenter un sujet d’actualité ou de s’exprimer sur un enjeu
de société et provoquer la réaction d’autres interlocuteurs en temps
réel. Dominique Cardon
observe,
à cet égard, que la frontière entre discours privé et public s’estompe
et les discussions sur des thèmes de conversation ordinaires deviennent
également l’occasion d’évoquer des enjeux politiques et d’en débattre.
La ligne de démarcation entre l’espace privé et l’espace public
se brouille et ce dernier franchit ses frontières telles que traditionnellement
institutionnalisées: «Le web a en effet élargi l’espace public en découplant
les notions de visibilité et de publicité.
»
10. Dans ce contexte il est indispensable de se référer à Jürgen
Habermas, même si bon nombre d’internautes ont tendance à le disqualifier,
disant qu’il n’a rien compris aux nouvelles technologies. Ce grand philosophe
contemporain définit l’espace public
comme le «socle mouvant
dont les frontières ne sont pas clairement définies par lequel doivent
se dégager les problématiques discutées dans les différentes couches de
la société. Il doit s’entendre comme une “caisse de résonance” apte
à répercuter les problèmes qui ne trouvent de solutions nulle part
ailleurs». Dans son ouvrage sur l’Espace public
,
Habermas identifie, à côté de la sphère privée et de la sphère publique,
une troisième sphère qui s’est développée et «qui n’est ni vraiment
privée ni vraiment publique»: il la dénomme «sphère sociale».
11. Les échanges sur la Toile (qu’ils soient restreints à un cercle
d’amis ou publics et visibles pour tous) apportent au monde de l’information
une richesse jusqu’alors inconnue. Ce monde n’est plus exclusivement celui
des médias traditionnels, des institutions et des élites. L’information
se construit également grâce à l’apport des internautes de tout
horizon, indépendamment de leur affiliation politique, de l’appartenance culturelle,
de la catégorie socioprofessionnelle, du niveau d’études. Par ailleurs,
internet permet non seulement une meilleure intégration au débat
public des avis et vues de chacun, mais il favorise la prise de
parole sur des sujets peu traités par les médias traditionnels.
12. Cela semble avoir mis un terme à l’oligopole de l’information,
à la concentration du pouvoir d’information. L’information sur le
web est produite de façon décentralisée. Elle n’est plus assujettie
à un contrôle a priori par les gardiens traditionnels de l’orthodoxie
de l’information, auparavant seuls responsables de la sélection
de l’information méritant d’être diffusée, de devenir publique.
Les gatekeepers, l’élite des
professionnels de la communication et des médias, éditeurs et journalistes,
n’ont plus ce rôle exclusif. Maintenant, les internautes eux-mêmes,
grâce à leurs clics faisant office de vote, favorisent la visibilité
d’un site internet, ou le condamnent à l’oubli.
13. De plus, tout individu peut contribuer aux contenus des sites
internet. C’est le cas de Wikipédia où les articles font l’objet
d’un contrôle horizontal de la part des membres actifs du site,
qui corrigent, modifient ou complètent les articles proposés gratuitement
aux internautes. L’information et le savoir se construisent ainsi de
façon collaborative. Cette socialisation et démocratisation du savoir
constitue une nouvelle révolution comparable mutatis
mutandis à celle de l’invention de l’imprimerie et à
la diffusion du livre, qui a radicalement bousculé le paradigme
de la diffusion de la culture et du savoir (et remis en cause la
concentration du pouvoir fondée sur la détention de la culture et
du savoir).
14. En modifiant la forme, les contenus, les modalités et la vitesse
des échanges d’information, les nouvelles technologies modifient
le paradigme de la communication. Le schéma communicationnel ne
peut plus être compris dans le sens d’une transmission d’un message
d’une personne à d’autres. L’idée de flux d’information poli-directionnel
entre individus ou groupes de personnes apparaît, elle-aussi, d’une
certaine façon non entièrement adéquate. Dans ce flux d’information
– sans direction prédéterminée et où tout élément peut être repris
et stocké – chacun peut, de simple consommateur d’informations,
devenir relais, commentateur, (co-)auteur.
15. Ces éléments ne sont pas sans conséquences lorsqu’il s’agit
du rapport entre internet, la politique et la démocratie. Ils posent
immédiatement au moins deux questions-clés sur qui est responsable
de l’information qui circule sur le web et comment cette information
est hiérarchisée (c’est-à-dire comment elle est classée et rendue
(plus ou moins) visible et accessible lors d’une recherche).
16. Les médias traditionnels et avant tout la télévision restent
la principale source d’information et de nombreuses études le confirment;
mais pour combien de temps encore? L’internet fait déjà bien plus
que compléter ces sources traditionnelles et, grâce aux développements
de l’internet mobile, les individus y ont de plus en plus recours,
où qu’ils soient. L’internet est (presque) partout; et (presque)
tout contenu d’un quelconque intérêt se retrouve sur la Toile. L’internet
permet de lire, d’écouter et de regarder à nouveau ces contenus,
d’agencer mots et images, de les comprendre différemment, voire
de les enrichir d’un commentaire ou de leur donner un autre sens
en les intégrant dans un nouveau message.
17. On peut d’ailleurs se demander s’il y a encore un sens au
fait d’opposer l’internet aux médias traditionnels; il ne s’agit
pas de deux mondes séparés, car le premier englobe le second. Les
médias traditionnels sont bien présents sur la Toile, où ils cherchent
à reconquérir leur visibilité et leurs audiences – leur influence
donc – mais dans un contexte de compétition, dérégulée, avec toute
autre source d’information. Les professionnels de l’information,
les journalistes, s’expriment à titre individuel sur Facebook, Twitter
et d’autres réseaux sociaux. Les articles de presse, les images
diffusées et les mots prononcés dans une émission télé sont repris
et circulent sur le web et la plupart des quotidiens et des hebdomadaires
disposent d’une version électronique. Le téléviseur que nous avons
chez nous est déjà périclité; l’inter-connectivité est là et les
écrans télé conçus aujourd’hui pour être vendus demain n’auront
pas moins de fonctionnalités qu’une «tablette».
2.2. De l’expression
libre des opinions à la contestation politique sur internet
18. Cette (r)évolution dans le monde de la communication
n’est évidemment pas sans conséquences majeures sur le domaine politique.
Son impact est immédiat notamment en ce qui concerne la formation
des opinions, leur diffusion et, le cas échéant, leur articulation
en mouvements plus ou moins organisés et structurés.
19. La Toile n’est pas seulement un lieu d’expression libre, mais
elle facilite les mobilisations et leur assure une visibilité renforcée.
Il suffit de songer aux phénomènes comme les happenings ou les flash mobs pour comprendre la capacité
étonnante d’internet de rassembler.
20. Dominique Cardon distingue, au sein des processus d’action
collective qui ont le web comme support, les «coopérations faibles»
des «coopérations fortes». Les premiers correspondent à «des regroupements
au cas par cas, sur une base volontaire et élective, et en faveur
d’une mobilisation autolimitée et ponctuelle»; les secondes naissent
«au terme d’un long travail de consolidation et de renforcement
des liens et des valeurs» qui permet aux collaborations faibles
de «se doter de ressources et d’instruments d’action, à la manière
des collectifs dans le monde réel»
.
Néanmoins, comme le souligne l’auteur, ces mobilisations autolimitées
et ponctuelles portent à des formes d’engagement redoutablement
concrètes et efficaces au plan politique, comme cela est démontré
par celles qui ont eu lieu en France contre la ratification du traité
constitutionnel européen lors du référendum en 2005 et plus récemment
contre la loi Hadopi
.
21. Un exemple d’un type différent est celui que représente le
Mouvement 15-M (de la date de son
début, le 15 mai 2011) qui est né en Espagne par un appel à manifester
pacifiquement dans 58 villes espagnoles (dont Madrid où les manifestants
ont occupé de façon symbolique la place Puerta del Sol) afin de
revendiquer un changement dans la politique espagnole. Ce mouvement
– connu aussi comme mouvement des
Indignés (
Indignados en espagnol)
–
s’est rapidement propagé (ou du moins a influencé des phénomènes
similaires) en Europe (surtout en Grèce) mais aussi en Israël (révolte
des tentes) et aux Etats-Unis (mouvement
Occupy) et
il se prolonge jusqu’à aujourd’hui.
22. Au-delà des analyses sur ce(s) mouvement(s) – les motivations,
revendications, intensité et résultats, étant forcément variables
selon les pays – il faut noter que les diverses manifestations qui
y trouvent leur origine s’organisent sur le web en s’appuyant sur
les réseaux sociaux, sur des sites comme
¡Democracia
Real Ya! et sur des collectifs comme
ATTAC ou
Anonymous .
23. Les étapes de l’organisation de la contestation restent traditionnelles:
publication des revendications, diffusion de renseignements, recherche
de soutiens et d’adhésion au mouvement, organisation des actions
de protestation. La nouveauté est liée à la possibilité de diffuser
le message contestataire largement et instantanément à un coût quasiment
nul et d’en mesurer rapidement l’impact, c’est-à-dire savoir s’il
a été reçu et relayé, si d’autres y adhèrent. Cela facilite et accélère
aussi la coordination des actions collectives tout en amoindrissant
les coûts financiers correspondants.
24. Une question à laquelle il peut être difficile de donner une
réponse univoque est celle de savoir si l’internet permet de mobiliser
de manière durable des gens qui ne sont pas déjà politiquement engagés.
Il semble probable que, en général, les personnes traditionnellement
actives politiquement soient également celles qui vont être régulièrement
actives sur les réseaux sociaux. Mais il semble aussi qu’internet
soit capable de générer des mouvements qu’autrement il n’aurait
pas été possible de faire naître et d’organiser efficacement.
25. Helen Margetts estime qu’«internet contribue à renforcer le
“contrôle populaire” et donc la démocratie, dans les pays de tradition
démocratique tout comme dans les régimes autoritaires, en permettant
une participation politique et un engagement civique». Selon elle,
non seulement les médias sociaux – comme YouTube, Twitter, Flickr,
Facebook, Tumblr etc. – servent pour des activités politiques, mais
aussi «certains éléments donnent à penser que l’utilisation d’internet
vous incite davantage à voter ou à participer politiquement, si
bien que même le temps passé à “surfer tous azimuts” peut accroître
votre activité politique». Elle souligne aussi que «les groupes
de jeunes, associés pendant longtemps à une faible politisation,
ont davantage tendance à participer aux activités politiques liées
aux médias sociaux»
.
26. Amanda Clark, dans son document de réflexion pour le Forum
mondial de la démocratie 2013
, explique que: «La relative
facilité avec laquelle on peut identifier et coordonner des individus
partageant les mêmes idées dans les forums, sur les blogs et grâce
aux hashtags de Twitter permet à des groupes d’individus, même les
plus restreints, de bâtir des communautés en ligne florissantes
qui peuvent faire de la “politique au quotidien” en toute discrétion.»
Elle mentionne Scott Wright
, pour observer avec lui que «les
espaces en ligne non politiques, pour des personnes typiquement
coupées de la politique, peuvent être un lieu où débattre de questions
d’actualité qui les concernent ou qui concernent les intérêts de
leur communauté en ligne».
27. Lors de l’audition de Londres, M. Jérémie Zimmermann, Porte-parole
et cofondateur de La Quadrature du Net,
nous a rappelé le succès de l’initiative prise pour stopper l’adoption
de l’Accord commercial anti-contrefaçon (ACAC), alors même qu’il
avait déjà été signé par 22 Etats membres de l’Union européenne.
Une parfaite illustration de comment internet peut permettre à un
mouvement d’opinion de s’étendre (y compris dans divers pays en
même temps) et devenir à un certain moment politiquement plus puissant
que les intérêts économiques derrière l’élaboration de l’ACAC. Il
s’agit là d’un excellent exemple de comment, grâce à internet, des
gens normalement silencieux ou de fait sans droit de parole face
aux enjeux politiques peuvent se mobiliser sur des questions spécifiques
qui les touchent directement.
28. C’est pourquoi, je reprends à mon compte l’idée d’Helen Margetts
selon laquelle les médias sociaux encouragent la participation démocratique:
«Les plateformes basées sur internet ont développé ‘l’échelle de participation
politique’ en élargissant l’éventail d’activités possibles. Au fond,
l’éventail de petites choses que les gens peuvent faire s’est considérablement
élargi: poster des soutiens politiques, mettre à jour son statut, partager
des contenus de médias, diffuser une opinion sur Twitter, contribuer
à des fils de discussion, signer des pétitions électroniques, participer
à des campagnes de mails électroniques, télécharger et regarder
des vidéos politiques sur YouTube, par exemple. Ces activités commencent
à concurrencer le vote en tant qu’actes politiques que la population
tend à préférer.» Ces petits gestes politiques ne feraient absolument
pas de différence s’ils étaient pris individuellement, mais ils
peuvent conduire à des mobilisations à grande échelle. Et je conviens
avec Amanda Clark qu’internet n’est pas seulement un outil d’engagement
démocratique mais aussi «un instrument d’étude et d’évaluation de
cet engagement».
29. Internet acquiert une importance particulière là où la démocratie
est affaiblie ou en danger. Dans certains Etats où les médias traditionnels
sont, directement ou indirectement, contrôlés par le gouvernement, le
web offre à l’expression d’opinions d’opposition et de protestation
un espace qui échappe à l’emprise du pouvoir en place, par exemple,
à travers la dérision contestataire à l’encontre des personnalités
politiques par le biais de photos truquées, jeux de mots et moqueries,
dont les réseaux sociaux élargissent la possibilité de diffusion.
30. La force explosive que peut acquérir la contestation politique
grâce au web est exemplifiée par le «Printemps arabe» avec le rôle
indiscutable de Facebook et Twitter pour l’appel à la mobilisation
et aussi pour la diffusion – à l’intérieur et à l’extérieur des
pays concernés – des images des peuples en révolte. On peut citer
encore l’usage d’internet en Chine ou en Arabie Saoudite pour dénoncer
des exactions policières ou des affaires de corruption
.
31. Comme le souligne Helen Margetts, «on ne peut affirmer que
le Printemps arabe ne se serait pas produit sans internet et les
médias sociaux»; cependant «il est difficile de voir comment les
révolutions égyptienne ou tunisienne auraient pu prendre de l’importance
sans les plateformes basées sur internet, qui ont diffusé des images
et contribué à rassembler les foules et à coordonner et à entretenir
des manifestations de masse».
32. C’est pour cette raison que les réseaux sociaux deviennent
l’objet d’un contrôle accru, qui peut franchir la ligne tracée par
nos valeurs démocratiques. Je reviendrai plus loin sur la question
de la protection de ces droits de toute ingérence étatique anti-démocratique
et la nécessité d’œuvrer afin qu’internet ne devienne, sous différents
prétextes, un lieu de censure.
2.3. Les nouvelles formes
d’agrégation politique sur le web et la «démocratie liquide»
33. Helen Margetts insiste sur l’apparition d’un nouveau
modèle de démocratie impliquant une transition des institutions
et organisations aux individus: «Des mutations sociétales fondamentales
découlent des capacités acquises par la population grâce aux médias
sociaux, ce qui leur permet d’intervenir directement auprès d’organisations
de toute nature. L’idée d’adhésion payante recule brutalement au
sein des groupes d’intérêt comme depuis longtemps au sein des partis
politiques. Les particuliers sont informés de mobilisations et y participent,
ils signent des pétitions, manifestent électroniquement sans appartenir
à quoi que ce soit. La direction de l’action politique évolue, passant
de l’idée de chefs charismatiques à des mouvements sans responsables.
Les médias sociaux permettent au grand public de mettre sous la
lumière crue des projecteurs les organisations et institutions de
toute nature (…). Les points d’ancrage de la démocratie se sont
détournés de la façon dont les parlementaires voient le monde –
à travers le prisme des institutions, des partis politiques, des
assemblées – pour aller vers les communautés et les conversations
qui se déroulent en dehors du champ de la politique traditionnelle.»
Elle conclut en disant que «les nouveaux mouvements sociaux ne sont
pas des menaces pour la démocratie – ils sont la démocratie même».
34. Les partis politiques et les organisations traditionnelles
connaissent aujourd’hui une désaffection, voire le rejet, des citoyens;
cela doit nous interroger. Néanmoins, je crois qu’il ne serait pas
possible d’aboutir à des changements sociaux significatifs et durables
– et d’obtenir la stabilité démocratique – sans un leadership politique.
Par ailleurs, il ne me semble pas correct de réduire la démocratie
aux mouvements sociaux: même si l’apport de ces derniers au processus
démocratique est fondamental, la vie politique et la démocratie
sont plus complexes et articulées. Je note, par ailleurs, que les
nouvelles formes d’agrégation politique que le web a favorisées
ont eu – et ont besoin – de se structurer dans les formes propres
de la démocratie représentative, même si leur fonctionnement et
le contenu politique de leur action se veulent en rupture avec ceux
des forces politiques traditionnelles.
35. Néanmoins, les multiples ressources qu’offre internet, associées
à une volonté de renouveler le rapport entre les individus et la
politique, ont engendré des formes originales de mobilisations populaires
qui sont parvenues à se concrétiser sur le plan électoral. En 2006,
les partis pirates, fédérés au niveau mondial autour du parti pirate
international, ont fait leur entrée sur la scène politique en Europe.
En prônant la transparence dans les administrations et en politique,
la libre circulation de l’information, l’ouverture des données publiques, un
accès gratuit à la culture pour tous et la protection des données
personnelles sur le web, les partis pirates, notamment en Allemagne
et en Suède, ont obtenu quelques succès électoraux
.
Ils ont ainsi ouvert la voie à des formes alternatives de participation
au processus politique, avec internet comme outil privilégié.
36. Les partis pirates se fondent sur – et défendent – l’idée
d’un recours extensif à la participation populaire dans l’élaboration
des décisions des élus. Au sein de plateformes internet interactives,
les membres peuvent soutenir (ou non) amender et voter les propositions
du parti et de leurs élus. Les partis pirates utilisent à cet effet
LiquidFeedback, un logiciel libre
(disponible sur internet gratuitement) qui permet aux membres enregistrés
d’une association ou mouvement de discuter d’une question avant
de voter
. Il est également possible,
à travers un système contrôlé et certifié, de déléguer son vote
à un autre participant pour un (ou plusieurs) sujet(s) déterminé(s),
ainsi que de révoquer le mandat à tout moment. C’est ce qu’on appelle désormais
la «démocratie liquide» – à mi-chemin entre la démocratie directe
et la démocratie représentative.
37. Dans un registre proche, le récent succès aux élections du
Mouvement Cinq Etoiles (M5S) en Italie repose également sur l’usage
systématique du web sur fond de marasme économique et de rejet des
acteurs et mécanismes politiques traditionnels. Son leader, M. Beppe
Grillo, s’est notamment fait connaître par l’intermédiaire de son
blog, depuis quelques années l’un des plus suivis au monde
, à travers lequel ses sympathisants
se sont fédérés au niveau local sur des thèmes comme l’augmentation
du nombre des pistes cyclables, le rejet du nucléaire ou la gestion
de l’eau par un service public
.
38. Cet activisme politique de terrain a notamment été rendu possible
grâce à l’usage de Meet Up,
site web américain qui permet des réunions locales d’individus autour
d’un intérêt commun. Le mouvement dispose également d’une plateforme
internet sur laquelle les sympathisants peuvent proposer des «listes
civiques» afin de s’impliquer politiquement dans la vie de leur
localité en organisant des primaires et en présentant des listes aux
élections. C’est sur le web que les membres du M5S ont sélectionné
les candidats qui se sont présentés aux dernières élections législatives
en Italie, auxquelles le mouvement a obtenu (avec 25,55 % des voix)
109 sièges sur 630 à la Chambre des Députés et (avec 23,79 % des
voix) 54 sièges sur 315 au Sénat.
39. Confrontés à ces évolutions, les partis traditionnels ont
commencé un travail de remise en question de leurs procédures et
d’adaptation à la demande populaire de participation. En est un
bon exemple le choix du Parti Démocrate en Italie de procéder à
des «primaires» pour la désignation de son «candidat Premier», M. Pier
Luigi Bersani (par un scrutin majoritaire à deux tours), mais aussi
de préparer ses listes électorales en tenant compte des préférences
exprimées sur le web par ses militants à l’égard des divers candidats.
40. Néanmoins, actuellement, les analyses semblent montrer que
«beaucoup plus que les sites des partis, ce sont en effet les blogs
d’hommes ou de femmes politiques et les sites de campagne des candidats
qui ont donné sa dynamique à internet politique». L’explication
est dans «la nature conversationnelle des formes politiques» et
dans l’importance de l’individualisation de l’expression. Les blogs
politiques qui fonctionnent le mieux sont ceux «engagés activement
dans le jeu conversationnel avec les autres blogueurs politiques,
de leur camp ou de l’opposition»
.
41. L’importance que les stratégies de communication sur le web
ont acquise depuis le succès électoral de M. Barack Obama confirme
l’idée de l’importance de la relation directe entre une personnalité
politique et ses électeurs. Le succès de M. Grillo en Italie en
est une nouvelle preuve. La nouveauté n’est donc pas l’absence de
leaders – car ils sont toujours là – mais leur manière de communiquer
et de gagner la confiance des électeurs et le soutien populaire
pour leurs propositions politiques. La question est néanmoins de
savoir si cela fait avancer la démocratie ou si cela engendre des
nouveaux risques.
3. Le revers de la
médaille
42. Ce qui précède semble indiquer que la Toile est un
nouvel espace de jouissance des libertés essentielles pour toute
démocratie véritable (droits aux libertés d’information, d’expression,
d’opinion, voire aussi d’association et de manifestation; renforcement
de la transparence et de participation des citoyens au processus
décisionnel).
43. Ce souffle de liberté qu’internet véhicule ne doit pas faire
oublier qu’il y a aussi des risques inhérents aux nouveaux paradigmes
de communication et de participation démocratique, et de nouveaux
dangers pour les libertés individuelles, mais aussi pour la démocratie
et l’Etat de droit. Les dernières révélations sur la surveillance
des échanges sur les réseaux sociaux et les communications sur internet
aux Etats Unis démontrent que ces libertés sont sérieusement remises
en question.
3.1. Le fossé numérique
et la fracture démocratique
44. La diffusion de l’internet et la croissance exponentielle
du nombre de ses utilisateurs ne doit pas nous faire oublier que
les nouvelles technologies de l’information et de la communication
ne sont pas accessibles à tous. Garantir de manière efficace le
droit d’accès à internet – y compris la possibilité pour l’ensemble
de la population de bénéficier d’une possibilité de connexion adéquate
sur l’ensemble du territoire – doit être aujourd’hui un objectif
politique prioritaire.
45. Cela non seulement à cause de l’importance stratégique qu’internet
a acquise dans la vie de tous les jours, mais aussi à cause des
enjeux démocratiques dont nous discutons ici: si internet se présente
non seulement comme un moyen de participation parmi d’autres mais
qu’il devient un vecteur important de nouvelles formes de participation
citoyenne à la vie politique, alors toute personne exclue d’internet
verra son rôle au sein de la société s’affaiblir considérablement,
voire disparaître.
46. Cette nouvelle forme d’exclusion aurait des conséquences extrêmement
graves pour nos démocraties qu’il s’agira d’éviter. Le rapport de
notre collègue Jaana Pelkonen sur Le
droit d’accès à internet couvre l’aspect juridique de
la question de l’accessibilité à internet sous l’angle des droits
fondamentaux. Je voudrais rappeler ici que la question du «fossé
numérique» ne se réduit pas à la question de l’accessibilité à la
technologie, ni même à la question de la possibilité financière
pour les usagers d’acquérir le matériel adapté et souscrire les abonnements
nécessaires pour bénéficier des services en ligne.
47. Comme cela a été justement souligné par Cardon, «[d]ans les
pays occidentaux, le fossé numérique se mesure moins par l’accès
à un ordinateur connecté que par les différentes manières, élitistes
ou populaires, de naviguer de s’exhiber et d’interagir. Les inégalités
sociales et culturelles se distribuent désormais à l’intérieur des
pratiques en ligne. La distinction numérique est née»
.
48. En se basant sur l’expérience américaine, Cardon constate
ensuite que «[l]’inégale distribution sociologique de la compétence
politique reproduit ses effets en ligne. (…) Internet permet donc
d’enrichir la discussion politique des citoyens. Mais il creuse
aussi la fracture entre ceux qui lisent, s’affichent et discutent de
politique et ceux qui, moins politisés, informés par les seuls médias
télévisuels, n’entrent pas dans la conversation numérique»
.
49. Le même auteur insiste sur le fait que sur le web «[d]errière
l’horizon démocratique du “tout-participatif” se reproduisent des
partages qui ont pour origine l’inégale distribution des capitaux
socioculturels.»
Il
est de notre devoir de législateurs et de gouvernants de ne pas
rester inactifs face à la distribution inégale des acquis socioculturels.
Les politiques d’éducation et de formation professionnelle de nos
pays peuvent et doivent contribuer à la solution de ce problème.
3.2. Désinformation,
manipulation et dangers cachés
50. La possibilité de publier librement sur le web engendre
une série de questions. Un premier problème est celui d’une corrélation
négative entre la quantité d’information accessible et la transparence,
qualité et fiabilité de celle-ci: trop d’information ne tue-t-elle
pas l’information? En effet, il semble presque inévitable qu’à cause de
la vitesse à laquelle l’information circule et de la volonté de
couvrir les événements aussi rapidement que possible, des erreurs
soient commises. Et, malheureusement, ces erreurs peuvent avoir
des répercussions graves et extrêmement nuisibles.
51. Pour illustrer le problème il suffit d’examiner ce qui est
arrivé suite à la tuerie de l’école Sandy Hook de Newtown aux Etats-Unis:
«Un cercle potentiellement vicieux s’étant installé entre chaînes
de télévision, les suivis en direct sur les sites d’information
et des comptes Twitter (les uns alimentant les autres, et vice versa) (…)
des erreurs factuelles se sont finalement retrouvées catapultées
en “une” ou à l’antenne de médias respectés», y compris une erreur
sur l’identité même du tueur
. Que les erreurs de ce type soient
ensuite corrigées assez rapidement ne saurait nous porter à la conclusion
qu’il s’agit d’un inconvénient mineur.
52. Mais plus graves sont les craintes quant aux techniques de
désinformation et de manipulation de l’opinion dont peuvent être
victimes les internautes. Un certain risque de manipulation est,
peut-on dire, inhérent au flux d’informations commerciales (mais
pas exclusivement) et les pratiques agressives qui se servent du
profilage des usagers sur le web pour mieux les cibler renforcent
ce risque.
53. Si l’on se place au niveau de la communication politique,
ce même risque de manipulation oblige à se demander: la participation
informée n’est-elle qu’une illusion? Lorsque la question de la fiabilité
des informations qui circulent sur le web est soulevée, la réponse
donnée renvoie le plus souvent à la capacité des internautes eux-mêmes
d’assurer un contrôle sur la qualité et la véracité de ces informations:
«Si les conditions dans lesquelles sont émises les informations
se relâchent, le contrôle de leur réception par la conversation critique
des internautes, lui, se renforce.
»
Nous avons entendu des propos similaires par les experts lors des auditions
sur le sujet de ce rapport.
54. En particulier, cette forme d’autocontrôle par les internautes
serait d’autant plus efficace que la multiplicité des regards sur
un article est grande; ainsi, dans les sites internet à haute visibilité,
la circulation de fausses informations ferait réagir rapidement
les lecteurs mieux informés qui dénonceraient tout élément d’information
erroné ou incomplet, en alertant les autres. Plus généralement,
ce processus de veille spontanée sur le web devrait permettre de
faire émerger les sites fiables et de faire disparaître ceux qui
sont discrédités par le manque de fiabilité.
55. Il me semble qu’une garantie ultérieure, non négligeable,
devrait être offerte par la présence sur le web des médias professionnels,
lesquels, s’ils n’ont plus le monopole de l’information publique,
restent néanmoins des acteurs importants dans ce domaine. Par ailleurs,
il existe des sites d’informations qui fonctionnent sur la base
d’une collaboration entre journalistes professionnels et amateurs,
comme par exemple
Citizenside . Les internautes peuvent proposer
des sujets d’articles ou des photos qui sont ensuite vérifiés et
sélectionnés par des journalistes professionnels
.
56. Les mots «vérification» et «sélection» doivent garder ici
leur signification forte. Le journalisme participatif ne peut aboutir
à la dilution de la responsabilité et les médias professionnels
doivent assumer la leur pleinement. Il ne faut pas que «publier
les premiers» devienne plus important que «publier après avoir vérifié».
57. Bien entendu, le système des médias professionnels ne peut
accomplir effectivement une fonction de garantie de qualité et de
fiabilité de l’information que s’il est à la fois responsable et
indépendant, que si les intérêts (ou les contraintes) économiques
ne portent pas atteinte à l’éthique professionnelle et si les conflits d’intérêt
ne biaisent pas l’impartialité critique. Autant de questions centrales
pour la démocratie, qui néanmoins dépassent le cadre du présent
rapport, mais qu’on ne saurait oublier dans le cadre d’une réflexion
d’ensemble sur les relations entre la démocratie, la politique et
internet.
58. Revenant à la question de la manipulation des opinions par
le biais d’informations pilotées ou trompeuses, j’ai tendance à
partager l’opinion qu’internet peut contribuer à améliorer la transparence
et que, sur le web, le risque de désinformation ou de manipulation,
qui est présent aussi dans le monde des médias traditionnels, reste
somme toute suffisamment limité. Néanmoins, certains dangers, plus
sournois, sont en train de naître de pratiques nouvelles qui n’ont
pas encore fait l’objet d’une réflexion approfondie.
59. Par exemple, la diffusion de données statistiques sur les
administrations publiques dans le cadre du développement – tout
à fait souhaitable – d’une gouvernance ouverte et transparente devrait
favoriser une information objective des citoyens, les échanges de
savoirs et savoir-faire, les projets collaboratifs fondés sur l’apprentissage
mutuel et la diffusion de bonnes pratiques; mais elle peut aboutir
à une information compréhensible seulement pour des initiés et engendrer
le risque de comparaisons hâtives, ainsi qu’une mise en concurrence
de territoires, collectivités, services publics, c’est-à-dire un
délitement du lien social et des solidarités.
60. Dans un autre domaine, le professeur O’Loughlin nous a informés
des nouvelles techniques de sondage sémantique
(
semantic
polling) – une technique d’analyse de vastes ensembles
de données collectées en ligne, fondée sur la recherche de certains
mots dans les «
tweets» ou
de textes similaires diffusés sur les web, afin d’en tirer des conclusions
concernant l’opinion publique
. Il nous a mis en garde sur l’existence
de différences méthodologiques qui conduisent à des résultats pouvant
différer de façon significative et donc sur le danger d’effets de
distorsion.
61. En fait, les sondeurs utilisent des méthodologies de collecte
et analyse des données sur Twitter (et/ou autres réseaux) sur lesquelles
on ne dispose pas d’informations: il est impossible d’être assuré
de l’identité des utilisateurs sondés, de leur représentativité
de la population générale, de l’importance de leurs réseaux respectifs,
etc. Ainsi, l’utilisation de ces techniques, outre soulever de nouvelles
interrogations en ce qui concerne le respect de la vie privée, pose
également la question de l’impact que la publication de ces résultats (la
manière où ils sont interprétés et présentés) peut avoir – dans
le cadre des campagnes électorales et plus largement du débat public
– sur l’évolution de l’opinion publique, alors que leur fiabilité
est (à ce stade) sujette à caution.
62. Mais ce qui, personnellement, m’inquiète le plus c’est l’attitude
des politiciens et des décideurs – notre attitude – face à ces nouveaux
mécanismes. Dans la course à la conquête de l’électorat, nous risquons
tout simplement de n’avoir d’autre stratégie que celle de nous adapter
aussi rapidement que possible à la tendance du moment telle qu’elle
résulte des statistiques qu’on nous sert en temps réel (ou presque)
et qui, même à les supposer fiables, correspondent à des réactions
émotionnelles, pas forcément réfléchies, d’un échantillon de citoyens.
En somme, nous risquons d’être manipulés.
63. Nos réactions n’auraient donc rien à voir avec un quelconque
processus délibératif fondé sur le dialogue et la force des arguments
face aux objections; elles n’auraient rien à voir avec le bien commun
et l’intérêt général; elles mèneraient probablement à des programmes
contradictoires, à des politiques sans cohérence ni continuité.
Nous nous inscririons ainsi dans une démarche qui est à l’opposé
de celle préconisée par Edmund Burke dans son discours de 1774,
que je cite au début de ce rapport.
3.3. Des libertés sous
surveillance et des atteintes aux droits de l’homme sur le web
64. Internet est «neutre» et on nous demande de préserver
cette «neutralité». Néanmoins, les applications que nous utilisons
chaque jour ne le sont pas. Le fait que les échanges, même de nature
privée, sur le web puissent (et soient) interceptés, examinés et
le cas échéant réutilisés nous porte à la question de la surveillance
de nos actions lorsque nous sommes connectés. Avant même de prendre
en considération les contrôles éventuellement opérés par les autorités
publiques, il ne faut pas oublier la surveillance dont nous faisons
l’objet par des fabricants de produits, éditeurs de logiciels, gestionnaires
de réseaux sociaux, de moteurs de recherche et de serveurs qui disposent
de divers moyens de nous contrôler et de consentir à d’autres l’accès
aux données dont ils disposent.
65. La détention de données constitue désormais une source de
richesse inestimable; la tentation de rassembler et d’interconnecter
des données de toute sorte devient de plus en plus grande pour des
raisons de simple lucre ou pour des raisons de pouvoir. Ainsi nos
données personnelles et notre sphère privée sont dégradées au niveau
d’une simple marchandise. En fait, tout ce que nous faisons sur
nos ordinateurs, tablettes, smartphones et télévision par câble
est (ou peut être) observé, analysé, répertorié et stocké par des tiers,
y compris à notre insu et sans notre consentement.
66. Il est difficile d’exercer un contrôle sur l’utilisation légale
des données circulant sur le web: les législations nationales sur
la protection des données varient d’un pays à l’autre et les politiques
de protection de la vie privée appliquées par les grandes entreprises
transnationales du secteur numérique – qui sont, à l’échelle mondiale,
les premiers acteurs du traitement des données à caractère personnel
– sont uniquement soumises à la législation des Etats où ces entreprises
sont enregistrées. Par exemple, Google est enregistré aux Etats-Unis;
les conditions de service de Gmail respectent la législation de
ce pays mais peuvent être en conflit avec les lois des Etats européens,
et en particulier de ceux qui ont ratifié la Convention du Conseil
de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement
automatisé des données à caractère personnel (STE n° 108). Par ailleurs,
souvent les grandes entreprises du secteur numérique n’ont pas de
bureaux dans les Etats où elles offrent leurs services. Dès lors,
les citoyens ne peuvent pas demander des renseignements concernant
l’utilisation de leurs données à caractère personnel et les agences
gouvernementales ne peuvent pas négocier une meilleure protection
de la vie privée personnelle et familiale.
67. Cette problématique a été traitée par deux rapports récents
de notre commission sur «La protection de la liberté d’expression
et d’information sur internet et les médias en ligne» (
Doc. 12874 et
addendum) et sur «la protection de la vie privée et des données
à caractère personnel sur internet et les médias en ligne» (
Doc. 12695). Je n’y reviens que pour formuler deux brèves remarques.
Premièrement, la délocalisation du traitement des données et leur
stockage à l’extérieur de nos ordinateurs
pose
le problème de l’impossibilité de connaître le traitement opéré
sur les serveurs, qui est placé sous le contrôle exclusif des propriétaires/gestionnaires
des serveurs. Deuxièmement, le monde virtuel dans lequel nous évoluons
étant le plus souvent un espace privé, l’accès au réseau et ses
usages – donc aussi l’exercice de certaines libertés y compris d’information
et d’expression – passe sous le contrôle d’opérateurs à qui les
internautes sont liés par des contrats (d’utilisation de logiciels,
de service ou d’adhésion, par exemple). Ces contrats – dont l’acceptation
est forcée et les clauses non négociables – confèrent très souvent
aux opérateurs un pouvoir discrétionnaire de contrôle du contenu
créé par les internautes
.
68. Ainsi, de fait, d’une part nos données et les informations
nous concernant et d’autre part l’exercice de libertés publiques
sur le web font l’objet de manipulations. Par exemple, les courriers
des utilisateurs du service de messagerie électronique Gmail sont
stockés sur les serveurs de Google. Les messages sont analysés par un
logiciel propriétaire; les internautes n’ont aucun moyen de connaître
les détails du fonctionnement de l’algorithme de traitement, mais
ils voient le résultat: l’affichage de messages publicitaires ciblés.
69. De même, c’est le PageRank de Google qui, lors d’une recherche,
sélectionne les sites. Au départ l’idée était, semble-t-il, de classer
les sites en fonction du nombre de citations dont ils font l’objet
par d’autres sites internet; on peut douter que cela soit le cas
aujourd’hui, car nous savons que certains sites payent pour devenir plus
visibles (ce qui ensuite porte effectivement à un nombre élevé d’internautes
qui consultent ces sites) et encore une fois le problème réside
dans l’opacité des algorithmes qui structurent cette recherche.
70. Bien entendu, on pourrait multiplier les exemples et mentionner
Facebook, Twitter ou d’autres réseaux. Richard Stallman
cite l’exemple du boycott de Wikileaks,
que, suite à la fameuse publication des câbles diplomatiques, l’administration
américaine tente de bloquer avec l’aide de grands opérateurs du
Web, comme Amazon (l’hébergeur de Wikileaks aux Etats-Unis) ou PayPal
(le système de paiements en ligne qui permet aux utilisateurs qui
supportent Wikileaks d’en assurer le financement).
71. Cela nous ramène au problème des interventions restrictives
des Etats. Les problèmes concernant la surveillance des Etats sur
les activités de ses citoyens – notamment pour des raisons sécuritaires
et d’ordre public dans le cadre des enquêtes de police et judiciaires
– n’est ni nouveau ni spécifique à internet. Néanmoins, dans ce
dernier contexte, des interrogations nouvelles surgissent qui tiennent
aux modalités de cette surveillance et à son ampleur.
72. A cet égard, le fait que les Etats, au-delà des actions qu’ils
peuvent mettre directement en œuvre, puissent s’appuyer aussi sur
les opérateurs ouvre en pratique la possibilité d’établir un contrôle
permanent sur les internautes. Les données détenues par les opérateurs
privés peuvent être acquises à tout moment par les autorités publiques.
Cela peut être une mesure nécessaire dans un Etat démocratique,
et donc justifiée pour autant que l’Etat respecte pleinement les
libertés individuelles – y compris en exigeant l’autorisation et
le contrôle judiciaire de toute saisie et de l’utilisation de données
dans le contexte des enquêtes.
73. Par contre, le danger est évident non seulement lorsque ces
garanties – voire le respect des droits de l’homme – ne sont plus
assurées
mais aussi lorsqu’elles
s’affaiblissent et sont revues à la baisse. Dans des pays ou dans
des espaces peu ou pas démocratiques, internet est loin d’être un
lieu sûr pour les opposants. En fait, avec les moyens appropriés
l’espace de liberté peut être tout simplement fermé, du moins temporairement,
comme cela a été le cas lors d’une coupure générale de l’accès à
internet en Egypte en janvier 2011, au début du printemps arabe.
Le régime libyen a appliqué pendant la révolte de 2011 une politique
de coupures intermittentes d’internet. Plus récemment, en Syrie,
internet a été bloqué trois jours (à compter du 29 novembre 2012)
dans le contexte de la répression de la révolte en cours.
74. Si de telles pratiques ne se généralisent pas, la raison est
que les Etats eux-mêmes ont besoin d’internet. Mais leur surveillance
peut être continue, générale pour détecter toute pensée dangereuse
pour le régime en place, comme ceci semblerait le cas sur l’internet
chinois, Weibo, une infrastructure sous surveillance qui fonctionne
en vase clos. Plus près de nos frontières, durant la guerre en Libye,
la société française Amésys a fourni à Kadhafi un logiciel de surveillance
généralisée d’internet mis en place par l’intermédiaire de consultants
internes à l’entreprise.
75. L’actualité nous force à regarder aussi ce qui se passe dans
nos démocraties. Il faut avoir le courage de le faire sans complaisances:
l’affaire PRISM – dont le prochain rapport de notre collègue Axel
Fischer sur «Améliorer la protection et la sécurité des utilisateurs
dans le cyberespace» fait état – nous oblige à une réflexion sérieuse
sur le prix que nous sommes disposés à payer pour notre sécurité
et sur les précautions que nous devons prendre pour éviter d’annihiler
l’espace de liberté d’internet.
76. A de nombreuses occasions l’Assemblée a traité de questions
concernant les mesures restrictives de la liberté d’expression et
la censure, y compris sur internet
.
Ces mesures relèvent sans aucun doute des articles 8 (droit au respect
de la vie privée et familiale) et 10 (droit à la liberté d’expression)
de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5, «la
Convention»). Je renvoie, à cet égard, à la vaste jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme
.
77. L’obligation des Etats de garantir efficacement les droits
protégés par les articles 8 et 10 de la Convention implique néanmoins,
en même temps, leur devoir d’intervenir lorsque les contenus diffusés
sont de nature criminelle et portent atteinte aux droits fondamentaux
d’autrui.
78. La recrudescence d’attaques organisées contre des personnalités
publiques, et en particulier contre des leaders politiques d’opinion
et leurs familles, en utilisant les médias sociaux pour des opérations
de troll, est un phénomène qui suscite beaucoup d’inquiétude. Il
représente une menace évidente pour le débat public et politique
constructif et nécessite la conclusion d’accords de réglementation
pour prévenir les abus.
79. En effet, les opinions exprimées et la contestation politique
peuvent également véhiculer des messages anti-démocratiques. Les
réseaux terroristes, extrémistes et racistes exploitent eux aussi
les opportunités offertes par internet au service de finalités bien
différentes de celles des mouvements protestataires démocratiques
. Le web est
aussi un terrain où prolifèrent la criminalité et de nouvelles formes
de cyber-terrorisme. La lutte contre ces fléaux qui mettent en péril
l’état de droit et nos valeurs démocratiques soulèvent des problèmes
complexes.
80. Le futur rapport de notre collègue Axel Fischer sur «Améliorer
la protection et la sécurité des utilisateurs dans le cyberespace»
traitera la question de la prévention et de la lutte contre les
fraudes informatiques et le piratage de données sur le web; par
ailleurs, une nouvelle proposition est envisagée par notre commission
en ce qui concerne la question du terrorisme informatique. Je souhaite
néanmoins insister sur la détermination que les autorités de nos
pays doivent avoir dans la lutte sans quartier contre la pédophilie,
la pédopornographie, la violence et toute atteinte à l’intégrité
physique et psychologique des plus faibles – notamment les enfants,
les jeunes et les femmes – ainsi que contre toute forme de discours
de haine et de discrimination et ce quel que soit le média utilisé,
y compris internet et les médias sociaux.
81. Le respect pour l’égale dignité de toute personne est le fondement
d’une société démocratique et pluraliste. Le web doit rester un
espace du vivre ensemble et il ne saurait être toléré dans une démocratie
qu’il puisse devenir le foyer d’incompréhensions, du rejet de l’autre
et d’atteintes à la dignité humaine. La jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme affirme le devoir des Etats d’empêcher
ces dérives
.
Il s’agira pour les autorités d’éviter les ingérences disproportionnées
et elles devront travailler en concertation avec la communauté des
internautes, qui souvent fait preuve d’une bonne capacité de réaction face
à des contenus inacceptables
.
4. Conclusions
82. Deux questions-clés ont guidé notre analyse:
- dans quelle mesure les évolutions
générées par internet constituent une opportunité pour une démocratie
plus forte et dynamique et dans quelle mesure elles impliquent de
nouveaux dangers;
- dans quelle mesure la révolution internet change radicalement
l’équilibre entre démocratie représentative et démocratie directe
et quel rôle ont dans ce contexte les législateurs.
83. Je n’ai pas la prétention de donner des réponses définitives
à ces questions; mais les débats riches que nous avons eus permettent
de formuler des considérations générales sur les relations entre
la démocratie, la politique et internet et d’esquisser quelques
lignes d’action.
4.1. La démocratie,
la politique et internet
84. Tout ce qui touche à la liberté d’information, à
la liberté d’expression et à la communication entre les citoyens,
les élus et les institutions affecte la politique et le fonctionnement
de la démocratie. Internet est donc, de par sa nature, un vecteur
de changements dans le domaine de la politique et il a un impact
significatif sur la vie de la démocratie: en fait, il en est partie
intégrante.
85. Les institutions politiques répondent devant les citoyens
non seulement de la cohérence et de l’efficacité de l’action de
gouvernement dans la poursuite de l’intérêt général, mais aussi
du maintien d’un système capable de garantir la pleine participation
des citoyens au processus politique.
86. A cet égard, depuis plusieurs années, notre Assemblée continue
de constater l’érosion de la confiance des citoyens envers leurs
institutions politiques, et notamment les organes démocratiques
représentatifs et les partis politiques
. De même, elle incite
à développer la participation des citoyens, à promouvoir une citoyenneté
active
.
87. Dans la mesure où internet, véritable agora globale, favorise
cette participation, il est une chance pour la politique et la démocratie.
Internet a élargi l’espace public et a renforcé l’exercice des libertés
d’expression et d’opinion; il permet un meilleur contrôle démocratique,
il facilite la consultation et la mobilisation populaire. Il faut
s’en réjouir.
88. On peut se demander si la révolution internet implique un
changement radical de la manière de concevoir la démocratie au XXIe siècle:
les initiatives nouvelles de participation citoyenne qui prennent
forme et se démultiplient sur le web seraient le symptôme d’un changement
de paradigme démocratique, d’un rejet définitif de l’actuelle démocratie
représentative et de la volonté d’aboutir à une forme de démocratie
directe rendue possible par l’internet que l’on nomme la «démocratie
liquide».
89. Dans cette même ligne, on cherche parfois à mettre en opposition
la démocratie représentative et la participation, comme si plus
de «participation» devait engendrer moins de «représentation» ou
vice-versa. Je ne pense pas que cela soit une vision correcte des
choses. L’idée de participation est inhérente à la démocratie représentative.
Celle-ci ne s’épuise pas dans le suffrage universel comme mécanisme
pour choisir, lors d’élections tenues à des intervalles réguliers,
les membres du corps législatif et les gouvernants. Elle implique la
possibilité de la part du peuple d’exprimer, à tout moment, ses
opinions, ses attentes, ses doléances. Il ne s’agit pas seulement
d’un droit de parole; il s’agit d’un droit à l’écoute et d’un droit
de contrôle.
90. Si les instruments de démocratie directe sont indispensables
pour la démocratie, il est utopique d’envisager un modèle de gouvernance
où tous pourraient décider sur tout et à tout moment sur le web,
et ce même à supposer que tous aient accès aux procédures de consultation
et vote par internet et que l’on puisse trouver une solution adéquate
aux problèmes qui freinent la généralisation du vote électronique.
91. La définition et la mise en œuvre des politiques publiques
exigent des choix à long terme, qui appellent des négociations complexes
entre intérêts conflictuels et il n’est pas réaliste d’envisager
qu’on puisse avoir ces négociations par machine interposée. Les
politiques publiques exigent aussi une cohérence interne et une coordination
auxquelles la fragmentation du processus décisionnel ferait obstacle.
92. Par ailleurs, il est pour moi impensable de laisser à des
algorithmes installés sur des méga-ordinateurs les décisions sur
notre futur et finalement de perdre ce repère fondamental qu’est
la notion de «responsabilité», associée à celle de «légitimité»:
il n’y aurait plus personne tenu de rendre des comptes et, comme
nous sommes égaux en droit mais pas en fait, le pouvoir s’installerait
forcément quelque part, à l’insu des masses et en dehors d’un réel
contrôle; un pouvoir donc à la fois sans légitimation et sans responsabilité.
93. Néanmoins, il faut reconnaître que la politique d’aujourd’hui
semble parfois avoir oublié, elle aussi, cette notion de «responsabilité».
La confiance que les électeurs expriment par le suffrage universel
nous charge d’une mission d’intérêt public et nous investit d’une
responsabilité. Nous ne sommes pas «au pouvoir», comme on l’entend
dans un langage courant révélateur de l’image de la politique, mais
«au service». Lorsque nous pensons être au pouvoir et non au service
des citoyens, nous trahissons notre mandat.
94. Ainsi, je suis convaincue que la vraie question n’est pas
s’il faut mettre de côté la démocratie représentative comme si elle
était devenue un outil démodé, incompatible avec la réalité du monde
moderne, mais comment elle doit évoluer; ou mieux, comment nous
les représentants élus et nos institutions représentatives devons
évoluer. Il faut remettre en cause non le principe de la représentation
démocratique, qui reste selon moi le pilier incontournable de nos
systèmes démocratiques, mais la façon pour nous, les représentants
élus, d’accomplir notre fonction de service.
95. Jürgen Habermas nous rappelle que la structure de la démocratie
est dialogique: elle implique une confrontation entre points de
vue différents dans la liberté, l’égalité et le respect réciproque,
avec un esprit à la fois critique et d’ouverture. Internet et les
médias sociaux ouvrent des voies nouvelles pour un dialogue élargi entre
citoyens et élus et stimulent une participation plus dynamique de
tous à la vie démocratique: ils peuvent nous aider à faire évoluer,
sans ruptures, le modèle actuel de démocratie représentative vers
un modèle plus ouvert à la contribution active et responsable de
tous les membres de la société civile au processus délibératif. Un
modèle qui engage aussi les institutions politiques et les élus
à davantage d’écoute et de dialogue. En outre, comme Amanda Clark
le note: «Internet est également à l’origine de nouveaux outils
et de nouvelles données qui peuvent aider à étudier les institutions
gouvernementales. Il constitue ainsi un nouveau moyen d’obliger
ces dernières à rendre des comptes.»
96. Internet, en même temps qu’il sert la démocratie, accroît
les risques d’abus et de dérives pouvant la mettre en danger: il
héberge l’intolérance, la haine et la violence contre les enfants
et les femmes; il arme la criminalité organisée, le terrorisme international,
les dictatures; il permet aussi le contrôle sournois de notre vie privée,
de ce que nous pensons et faisons. Bien sûr, internet n’est pas
lui-même responsable des maux dont on parle, mais il peut être –
et de fait est – aussi utilisé pour saper les droits de l’homme,
l’Etat de droit et la démocratie. Cela n’est pas acceptable et demande
l’adoption de mesures préventives adéquates et non seulement des
mesures correctives ou punitives.
97. On nous a alertés sur le fait qu’intervenir en essayant de
brider l’exercice des libertés sur le web pour sauvegarder ces mêmes
libertés est un contresens plus dangereux que de laisser le système,
voire la communauté des internautes, trouver dans son propre fonctionnement
les correctifs nécessaires pour parer aux divers dangers. Nous avons
aussi entendu que les mécanismes de contrôle des flux d’informations
et de contenus sur le web sont non seulement liberticides mais vraisemblablement
inefficaces pour arrêter ceux qui sont réellement dangereux. En
quelque sorte nous serions confrontés à une alternative peu réjouissante:
soit tuer internet, soit abandonner toute velléité de le maîtriser
et laisser faire. Je ne puis pas m’y résigner.
98. Je n’accepte pas que le web puisse être un terrain sûr plus
pour ceux qui s’adonnent au crime et aux actions anti-démocratiques
que pour les autres utilisateurs et j’hésite à faire mienne une
approche trop optimiste sur la capacité du monde du web de s’auto-discipliner
et de s’autoréguler efficacement pour parer toutes menaces. Néanmoins,
je comprends bien que chaque dispositif de surveillance développé
pour protéger la démocratie et les droits de l’homme devient automatiquement
une technique de contrôle, voire de manipulation des opinions, dans
les mains des personnes malintentionnées et des tyrans.
99. Plus encore, l’affaire PRISM force le questionnement quant
à l’usage de ces mêmes mécanismes dans nos Etats démocratiques et
par nos gouvernements: que l’on soit scandalisé par les mécanismes
de surveillance généralisée et par la possibilité d’investigations
tentaculaires dignes du monde orwellien de «1984», ou qu’on les
considère acceptables, voire inévitables, nous ne pouvons plus éviter
la discussion sur la manière d’empêcher que les systèmes de surveillance
mis en place pour nous protéger échappent au contrôle démocratique
et au principe de l’Etat de droit, car à partir de ce moment nous
ne serions plus véritablement en démocratie.
4.2. Lignes d’action
100. On reproche au monde politique, probablement à raison,
l’incapacité de bien cerner et utiliser le potentiel bénéfique d’internet.
Ainsi, pour commencer, nous avons le devoir de nous former à internet
pour mieux comprendre son fonctionnement; nous devons renforcer
la capacité de nos institutions et notamment de nos parlements nationaux
de faire un meilleur usage d’internet: d’une part, comme outil de
transparence de l’action parlementaire et de gouvernement et, d’autre
part, comme lieu d’échange et de dialogue avec la société.
101. Nous ne pouvons pas manquer l’opportunité de reconnecter,
grâce à internet, les institutions démocratiques avec les citoyens
qui s’en sont éloignés. Le Forum mondial de la Démocratie du Conseil
de l’Europe fait état d’un foisonnement d’initiatives de participation
qu’il convient d’étudier davantage. C’est une bonne base pour une
réflexion sur les instruments que nous pouvons intégrer dans nos
procédures parlementaires pour mieux travailler avec nos citoyens,
mieux les écouter et mieux leur expliquer nos décisions; et il faudra
développer au sein de nos parlements les capacités et compétences
nécessaires pour utiliser ces instruments.
102. Pour le renouvellement de la démocratie représentative, le
rôle des partis politiques est central. Eux aussi doivent repenser
leurs relations avec leurs bases électorales et développer avec
celles-ci un dialogue qui ne soit pas limité aux périodes préélectorales.
Il est important d’élaborer avec nos électeurs nos programmes politiques
si nous voulons les engager ensuite dans leur réalisation.
103. Nous ne pouvons pas nous contenter d’ouvrir des comptes Twitter
ou Facebook et de consulter des sondeurs pour qu’ils nous disent
si ce que nous proposons plaît aux gens et s’ils vont nous réélire.
Cette politique du très court terme qui ne sert qu’à une réélection
met en danger le processus démocratique et réduit la réflexion politique
à une approche démagogique et populiste. Nous devons nous remettre
en question, changer notre manière de communiquer et entrer dans
une dynamique de dialogue constructif avec les citoyens, Il faut
soutenir la mise en place d’un processus permettant aux idées fortes
sur comment construire ensemble notre futur d’émerger, afin qu’elles
puissent enrichir les travaux de nos parlements.
104. L’établissement d’un vrai dialogue démocratique exige que
tous les groupes sociaux puissent y participer de façon effective
et sur une base égalitaire. Afin de réduire les inégalités socioculturelles
qui alimentent la fracture numérique, il faudrait développer les
connaissances des internautes concernant internet et les possibilités
qu’il offre, ainsi que leurs compétences à s’en servir, par exemple,
la capacité de trier la masse d’informations disponibles sur le
réseau et de sélectionner des contenus à partir de sources sûres.
On pourrait donc imaginer des programmes éducatifs destinés aux
jeunes élèves afin de leur permettre d’acquérir ce type de compétences
pour en faire des internautes avertis.
105. Mais il ne faut pas se contenter de cibler les jeunes: il
faudrait un vaste programme capable d’atteindre les divers groupes
d’âge et les divers groupes sociaux, qui devrait mobiliser non seulement
les autorités publiques, mais aussi le monde de l’école et de l’université,
ainsi que les partenaires sociaux et les médias eux-mêmes, y compris
sur internet.
106. Il faut éviter de se faire manipuler et éviter que l’opinion
publique soit manipulée. L’éducation aux nouveaux médias – y compris
pour nous les parlementaires – est la première et plus importante
réponse. Mais quelques mesures additionnelles – en termes de réglementation
ou d’autoréglementation – devraient être envisagées.
107. Notre rôle de législateurs est d’assurer qu’internet soit
utilisé pour enrichir et consolider la démocratie, et pas pour la
détruire. Il faut empêcher que la Toile ne devienne de fait une
zone de non-droit, mais nous devons approfondir la réflexion sur
le contenu de la réglementation et les modalités d’intervention,
en tenant compte de leur impact.
108. Il s’agira de trouver des moyens de régulation en phase avec
l’évolution des technologies et il faut se rendre à l’évidence que
les outils qui sont actuellement à notre disposition ne sont pas
ou peu adaptés à créer un espace de sécurité sur la Toile tout en
garantissant la liberté d’expression telle que définie à l’article
10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
109. Les parlements nationaux sont un lieu privilégié pour discuter
de la démocratie et du renouveau possible du système démocratique
à l’ère d’internet; mais ils doivent impliquer les diverses parties
prenantes, engager la société civile toute entière dans ce débat
sur la démocratie, la politique et internet.
110. Par ailleurs, ce débat doit avoir une dimension européenne,
afin que chacun de nos Etats puisse bénéficier de l’expérience et
du savoir faire des autres, mais aussi pour construire ensemble
un environnement propice au développement d’internet selon une vision
européenne commune.
111. Je propose donc de lancer la rédaction d’un livre blanc du
Conseil de l’Europe sur «La démocratie, la politique et internet».
Ce projet serait une suite logique au Forum mondial de la démocratie
qui a eu lieu à Strasbourg du 27 au 29 novembre 2013. Il devrait
mettre à contribution tous nos parlements nationaux et nos gouvernements
dans un vaste processus collaboratif de réflexion, et mobiliser
les forces politiques, les grands opérateurs d’internet, les médias
– notamment les services publics de radiodiffusion et les associations nationales
et européennes des médias – les universités et nos meilleurs experts
dans le domaine.
112. Notre Assemblée parlementaire devrait être étroitement associée
à toutes les phases de conception et d’élaboration de ce livre blanc,
qui pourrait constituer une contribution majeure du Conseil de l’Europe
à la réflexion menée au niveau global sur la gouvernance d’internet.
113. Pour cet exercice de réflexion stratégique et participative,
le Conseil de l’Europe devrait utiliser l’internet et les médias
sociaux pour consulter la société civile sur la manière de renouveler
nos systèmes de démocratie représentative. Pour éviter que l’analyse
soit trop fragmentée on pourrait proposer quelques points de repère initiaux.