Imprimer
Autres documents liés

Rapport | Doc. 14415 | 10 octobre 2017

La nouvelle loi ukrainienne sur l'éducation: une entrave majeure à l'enseignement des langues maternelles des minorités nationales

Commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias

Rapporteur : M. Andres HERKEL, Estonie, PPE/DC

Origine - Renvois en commission: Décision du Bureau, Renvoi 4315 du 9 octobre 2017. 2017 - Quatrième partie de session

Résumé

La nouvelle loi sur l’éducation de l’Ukraine ne semble pas trouver un équilibre approprié entre la langue officielle et les langues des minorités nationales.

Trois principes devraient guider la réflexion sur les questions soulevées par cette nouvelle législation: le premier est que la connaissance de la langue officielle d’un État est un facteur de cohésion sociale et d’intégration et qu’il est légitime pour cet État de promouvoir l’apprentissage de la langue officielle; le deuxième est que la langue est une composante essentielle de l’identité individuelle et collective et les mesures pour promouvoir la langue officielle doivent aller de pair avec des mesures visant à protéger et à promouvoir les langues des minorités nationales; le troisième est le principe de non-discrimination.

Sur la base de ces principes et dans le but de préserver le «vivre ensemble», les autorités ukrainiennes devraient reconsidérer la question de l’éducation dans la langue des minorités en prenant comme référence un modèle flexible d’instruction bilingue pour tous les membres des «nations indigènes de l’Ukraine» ou des «minorités nationales», sans discrimination; elles devraient aussi introduire une certaine souplesse concernant la durée du processus de transition et permettre des arrangements adaptées aux circonstances concrètes.

De leur part, les autorités des pays voisins devraient se montrer prêtes à proposer des arrangements de même nature aux communautés ukrainiennes résidant dans leurs pays.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté par la commission le 10 octobre 2017.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire est préoccupée par la nouvelle loi sur l’éducation adoptée le 5 septembre 2017 par la Verkhovna Rada ukrainienne (Parlement ukrainien) et signée le 27 septembre 2017 par le Président ukrainien, Petro Porochenko.
2. Différents pays voisins ont affirmé que cette loi portait atteinte au droit des minorités nationales et posait de problèmes juridiques délicats dans l’ordre juridique ukrainien également. A ce sujet, l’Assemblée constate que les autorités ukrainiennes ont soumis le texte de la loi sur l’éducation à la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) pour avis, qu’elle devrait rendre d’ici à la fin de cette année; néanmoins l’Assemblée se dit insatisfaite que cette démarche n’ait pas été entreprise avant l’adoption de la loi sur l’éducation. En outre, l’Assemblée est consciente que le Comité consultatif pour la protection des minorités nationales a adopté en mars 2017 son avis relatif à l’Ukraine (4e Cycle), qui devrait être rendu public début 2018, et qu’un rapport sur l’Ukraine soumis par le Comité d’experts de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (STE no 148) est à l’examen au Comité des Ministres.
3. Dans ces circonstances, l’Assemblée considère qu’il est prématuré de prendre position sur un problème juridique quel qu’il soit. Cependant, elle estime qu’il est important de respecter les engagements fondés sur la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5), la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (STE no 157, «Convention-cadre») et la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, et d’aider à rétablir un dialogue constructif entre les différentes parties concernées. À cet égard, selon elle, trois principes interconnectés doivent guider les parties prenantes vers des accords plus consensuels.
4. Le premier principe est que la connaissance de la langue officielle d’un État est un facteur de cohésion sociale et d’intégration et qu’il est légitime pour cet État de faire la promotion de l’apprentissage de la langue officielle et de demander que sa langue officielle soit la langue d’enseignement pour tous.
5. Le deuxième principe est que, comme l’a déclaré le Comité consultatif sur la Convention-cadre: «La langue est une composante essentielle de l’identité individuelle et collective. Pour bon nombre de personnes appartenant à des minorités nationales, la langue est l’un des principaux facteurs de leur identité et identification minoritaire.» Par conséquent, lorsque les États prennent des mesures pour promouvoir la langue officielle, celles-ci doivent aller de pair avec des mesures visant à protéger et à promouvoir les langues des minorités nationales. Si cela n’est pas fait, le résultat sera l’assimilation, et non l’intégration.
6. Le troisième principe est le principe de la non-discrimination. Ce principe ne s’applique pas seulement à la reconnaissance et à la protection effective des droits des minorités, comme les consacre la Convention-cadre, et des droits spécifiques énoncés dans la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, mais aussi «à la jouissance de tout droit prévu par la loi», conformément à l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 177).
7. Pour l’Assemblée, ces trois principes sont des éléments essentiels d’un concept plus large auquel elle accorde la plus haute importance, et qui sous-tend en réalité la Convention-cadre toute entière: le concept du «vivre ensemble».
8. Au regard des principes susmentionnés et du concept inclusif du «vivre ensemble», la nouvelle législation ne semble pas trouver un équilibre approprié entre la langue officielle et les langues des minorités nationales.
9. En particulier, la nouvelle loi entraîne une réduction trop forte des droits jusque-là reconnus aux «minorités nationales» pour ce qui est de l’instruction dans leur propre langue. Ces minorités nationales, qui avaient auparavant le droit de disposer d’établissements scolaires monolingues et de programmes complets dispensés dans leur propre langue, se retrouvent maintenant dans une situation où l’instruction dans leur langue ne peut être assurée (conjointement à l’instruction en ukrainien) que jusqu’à la fin du cycle primaire. Selon l’Assemblée, cela ne sert pas le «vivre ensemble». Toutefois, l’Assemblée reconnaît qu’un enseignement exclusivement dans la langue minoritaire peut désavantager les enfants appartenant aux minorités nationales, qui ne pourront acquérir un niveau de maîtrise suffisant de la langue officielle, ce qui les pénalisera dans leur accès à l’enseignement supérieur et au marché de l’emploi.
10. Par conséquent, l’Assemblée recommande aux autorités ukrainiennes de reconsidérer la question de l’éducation dans la langue des minorités, en prenant comme référence un modèle flexible d’instruction bilingue pour tous les membres des «nations indigènes de l’Ukraine» ou des «minorités nationales», sans discrimination. En termes concrets, un critère possible pourrait être qu’au moins 60 % des cours soient dispensés en langue ukrainienne et jusqu’à 40 % dans la langue de la minorité.
11. En planifiant la mise en œuvre de la réforme, il faudra rester flexible pour éviter que des changements précipités ne portent atteinte à la qualité de l’enseignement dispensé aux élèves et étudiants issus de minorités nationales.
12. À cet égard, une période transitoire de trois ans risque d’être trop courte. Par conséquent, l’Assemblée exhorte les autorités ukrainiennes à introduire aussi une certaine souplesse concernant la durée de ce processus et à permettre des arrangements adaptés aux circonstances concrètes des communautés concernées et à la situation dans les différentes régions.
13. L’Assemblée est consciente du fait que les minorités de langue ukrainienne dans les pays voisins ne sont pas autorisées à suivre une éducation monolingue dans leur propre langue et ne bénéficient pas d’arrangements visant à promouvoir une éducation bilingue. Par conséquent, l’Assemblée recommande que les autorités des pays voisins, qui appellent de manière légitime à la protection de leurs minorités, se montrent prêtes à proposer aux communautés ukrainiennes résidant dans leurs pays respectifs des arrangements similaires à ceux qu’elles réclament pour leurs propres minorités.
14. L’Assemblée décide de suivre les développements en Ukraine s’agissant de la protection et la promotion des langues régionales et minoritaires.

B. Exposé des motifs, par M. Andres Herkel, rapporteur

(open)

1. La nouvelle Loi ukrainienne sur l’éducation et son article 7

1. La Verkhovna Rada (Parlement ukrainien) a adopté le 5 septembre 2017 une nouvelle Loi sur l’éducation, qui a été signée le 27 septembre 2017 par le Président ukrainien Petro Porochenko. La nouvelle loi entend introduire des changements majeurs dans le système scolaire et éducatif ukrainien. En particulier, la durée de la scolarité – «l’enseignement secondaire général» – est passée de 11 à 12 ans et a été articulée en trois parties: les quatre premières années constituent «l’enseignement primaire secondaire», les cinq suivantes «l’enseignement secondaire de base» et les trois dernières années «l’enseignement secondaire de spécialité» (voir article 13.3 de la Loi sur l’éducation). L’on s’attend également à ce que des changements significatifs modifient le programme et les méthodes pédagogiques. Pour les autorités ukrainiennes, ces changements sont nécessaires pour moderniser le système et le rapprocher des standards éducatifs européens.
2. L’adoption de cette nouvelle législation a provoqué immédiatement de vives réactions de la part de différents pays, au motif que la Loi sur l’éducation porte atteinte aux droits des minorités. La dissension porte essentiellement sur les conséquences lourdes que la nouvelle loi – notamment de son article 7 – aura sur le fonctionnement des établissements scolaires des minorités nationales et sur l’apprentissage reconnu par l’Ukraine de leur propre langue par les minorités nationales.
3. L’article 7 – intitulé “Langue de scolarisation” – est rédigé comme suit 
			(2) 
			La
version anglaise est une citation verbatim de la traduction non
officielle communiquée par les autorités ukrainiennes, sans aucun
changement. La version française est une traduction libre de cette
même version anglaise. (les éléments les plus pertinents sont indiqués en gras):
“1. La langue d’instruction dans les établissements d’enseignement est la langue officielle.
L’État garantit à chaque citoyen ukrainien le droit à une éducation formelle à tous les niveaux (préscolaire, secondaire général, enseignement et formation techniques, enseignement technique pré-troisième cycle et enseignement supérieur), ainsi qu’à l’enseignement hors-système scolaire et enseignement supérieur de troisième cycle dans la langue officielle, dans les établissements publics et communaux d’enseignement.
Les personnes appartenant à des minorités nationales en Ukraine se voient garantir le droit à l’instruction dans la langue de leur minorité nationale et dans la langue officielle de l’Ukraine. L’enseignement sera dispensé dans les établissements scolaires municipaux de niveau préscolaire et primaire, et ce droit sera concrétisé par la création (dans le respect de la législation ukrainienne) de classes (groupes) distincts qui recevront un enseignement dans la langue de leur minorité nationale conjointement à la langue officielle de l’État; ces dispositions ne s’appliquent pas aux classes (groupes) pour lesquels l’enseignement est dispensé en ukrainien.
Les personnes appartenant aux peuples indigènes de l’Ukraine se voient garantir le droit d’étudier dans des établissements d’enseignement municipaux de niveau préscolaire et secondaire général dans la langue de leur peuple indigène conjointement à la langue officielle de l’Ukraine. Cette instruction sera dispensée dans les établissements scolaires municipaux de niveau préscolaire et primaire, et ce droit sera concrétisé par la création (dans le respect de la législation ukrainienne) de classes (groupes) distincts qui recevront un enseignement dans la langue de leur minorité nationale conjointement à la langue officielle de l’État; ces dispositions ne s’appliquent pas aux classes (groupes) pour lesquels l’enseignement est dispensé en ukrainien.
Les personnes appartenant aux peuples indigènes et minorités nationales en Ukraine se voient garantir le droit d’étudier la langue du peuple indigène ou minorité nationale auxquels ils appartiennent dans des établissements municipaux d’enseignement du secondaire général ou dans des associations culturelles nationales.
Les personnes malentendantes ont le droit de recevoir un enseignement en langue des signes ainsi que de pouvoir étudier la langue des signes ukrainienne.
2. Les établissements d’enseignement garantissent l’étude obligatoire de la langue officielle, en particulier dans les établissements d’enseignement et de formation techniques, de formation technique pré-troisième cycle et établissements supérieurs, à un niveau permettant d’exercer une activité professionnelle de son choix en utilisant la langue officielle.
Les conditions appropriées pour apprendre la langue officielle seront mises en place pour les personnes appartenant à un peuple indigène ou à une minorité nationale d’Ukraine, étrangères ou apatrides
3. L’État promeut l’étude des langues internationales, au premier rang desquelles l’anglais, dans les établissements d’enseignement publics et municipaux.
4. Une ou plusieurs disciplines peuvent être enseignées dans les établissements d’enseignement en fonction du programme pédagogique en deux ou plusieurs langues: dans la langue officielle, en anglais, dans d’autres langues officielles de l’UE.
5. Dès lors qu’une personne engagée dans une formation ou enseignement techniques, formation technique pré-tertiaire ou formation supérieure de troisième cycle en exprime le désir, les établissements d’enseignement devront créer pour elle des possibilités d’apprendre une langue des peuples indigènes ou d’une minorité nationale ukrainiennes en tant que cursus distinct.
6. L’État promeut l’établissement et le fonctionnement à l’étranger d’établissements d’enseignement qui dispensent des enseignements en ukrainien ou qui enseignent la langue ukrainienne.
7. Les spécificités d’utilisation des langues dans certains types et à certains niveaux d’enseignement sont définis par des lois spéciales.”

2. L’impact des nouvelles dispositions sur «la langue d’enseignement» et les réactions suscitées

4. Pour mieux comprendre l’impact de ces nouvelles dispositions 
			(3) 
			L’analyse
qui suit s’appuie aussi sur «<a href='https://www.osw.waw.pl/en/publikacje/analyses/2017-09-27/ukraine-a-blow-against-national-minorities-school-system'>Ukraine:
a blow against the national minorities’ school system</a>» (publié le 27 septembre 2017) par Tomasz Dąborowski,
Tomasz Piechal et Andrzej Sadeck, dont je salue ici le travail., je voudrais mettre en lumière les éléments suivants:
  • La loi ne contient pas de dispositions qui permettraient aux «établissements scolaires de minorités nationales» de continuer à fonctionner.
  • Les personnes appartenant aux «nations indigènes de l’Ukraine» (Tatars de Crimée, Karaïtes et Gagaouzes) ou à des minorités nationales bénéficieront d’un enseignement dans leurs propres langues sous forme de classes (ou groupes) «séparés», le processus pédagogique se faisant dans la langue de chaque groupe représentant une minorité nationale parallèlement à la langue officielle de l’État (obligatoire pour tous).
  • Les personnes appartenant aux «nations indigènes de l’Ukraine» (Tatars de Crimée, Karaïtes et Gagaouzes) auront la possibilité d’étudier leurs langues pendant les 12 années de «l’enseignement secondaire général».
  • Les langues des minorités nationales (autres que celles constituant les «nations indigènes de l’Ukraine») ne peuvent constituer la langue d’enseignement qu’au stade initial, autrement dit au cycle préscolaire, et pendant les quatre années de «l’enseignement secondaire primaire».
  • Pour les personnes appartenant à des minorités nationales, l’ukrainien sera la seule langue d’enseignement autorisée de 5 à 12 ans. Cependant, il leur sera possible d’apprendre leur langue durant des cours extra-scolaires.
  • Une ou plusieurs disciplines, selon le programme pédagogique, peuvent être enseignées en anglais ou dans d’autres langues officielles de l’Union européenne, en plus de la langue officielle ukrainienne.
5. Les dispositions de la loi qui concernent les minorités nationales devraient produire leurs pleins effets à compter du 1er septembre 2020. Le nombre d’élèves dont l’ukrainien sera la langue d’instruction au niveau du secondaire moyen, autrement dit âgés de 5 à 9 ans, augmentera progressivement à partir du 1er septembre 2018.
6. Le but principal de la nouvelle loi semble être le renforcement du rôle de l’ukrainien. Cela affaiblit la dominance du russe dans le système scolaire des régions du sud-est du pays. De fait, il est évident que la minorité russophone (15 % des résidents en Ukraine déclarent que le russe est leur langue maternelle et 22 % reconnaissent l’ukrainien et le russe comme langues maternelles) sera davantage impactée par ces changements.
7. Les minorités roumaine et hongroise sont aussi lourdement affectées par les changements. On compte 400 000 Roumains de souche en Ukraine, dont une communauté roumaine de 150 000 personnes et une minorité moldave de 250 000 membres. La minorité hongroise établie dans l’Oblast de Zakarpattia compte environ 150 000 personnes.
8. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que la nouvelle loi ait été durement critiquée, en particulier – mais pas uniquement – en Hongrie, en Roumanie et en Russie. Les parlements de la Roumanie et de la Hongrie ont adopté des résolutions faisant valoir que la loi restreint gravement le droit à l’éducation dans la langue de ces deux pays. Bucarest autant que Budapest 
			(4) 
			Le Parlement roumain
a signalé dans une déclaration spéciale «aucun progrès n’est possible
pour l’Ukraine sur la voie de son entrée dans l’UE» si elle ne respecte
pas les droits des minorités. Dans la même veine, le ministre hongrois des
Affaires étrangères Péter Szijjártó a déclaré qu’il bloquerait tout
progrès dans le processus de l’intégration de Kiev avec l’Union
européenne. ont menacé Kiev de bloquer l’intégration européenne. Le 14 septembre 2017, les ministres des Affaires étrangères de la Bulgarie, de la Grèce 
			(5) 
			Pour
ce qui est de la communauté grecque en Ukraine, elle est située
en majorité autour de la ville de Marioupol. Selon le recensement
ukrainien de 2001, 91 548 Grecs résident en Ukraine, mais les autorités
grecques estiment qu’en réalité, ils seraient plus nombreux que
le chiffre officiel. Actuellement, il n’y a pas d’établissement
scolaire grec en Ukraine et l’instruction en grec est limitée; cependant,
88,5 % des Grecs estiment que leur langue maternelle est le russe., de la Hongrie et de la Roumanie ont envoyé une lettre à M. Pavlo Klimkin, ministre des Affaires étrangères de l’Ukraine, dans laquelle ils alléguaient que la nouvelle loi réduit de manière drastique le niveau des droits déjà acquis par les minorités en matière d’enseignement dans leur langue et d’utilisation de leur langue, incitant M. Klimkin à user de tous les moyens à sa disposition pour éviter que les nouvelles dispositions restrictives entrent en vigueur.
9. Dans une résolution adoptée le 27 septembre 2017, la Douma d’État et le Conseil de la fédération russes ont fait valoir que la loi ukrainienne violait les droits des minorités russophones en Ukraine et deviendrait un acte «ethnocide». La résolution invitait également les organes compétents des Nations Unies, de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et du Conseil de l’Europe à agir pour protéger les minorités nationales en Ukraine.
10. Je voudrais insister une fois encore sur le fait que la nouvelle loi n’envisage pas l’existence «d’établissements scolaires de minorités nationales»: l’enseignement dans les langues minoritaires – ainsi que l’enseignement dans les langues des «nations indigènes de l’Ukraine – sera assuré dans des «classes de minorités» (ou groupes) dans des établissements scolaires ukrainiens. C’est là déjà un changement en soi que les minorités concernées peuvent considérer comme dramatique.
11. Selon les données officielles, à l’heure actuelle, l’Ukraine compte 581 établissements scolaires utilisant le russe comme langue d’enseignement (environ 356 000 élèves), 78 établissements pour le moldave et roumain (environ 19 000 élèves), 71 établissements pour le hongrois (environ 16 000 élèves) et 6 établissements pour le polonais (environ 1 800 élèves); ces établissements sont apparemment voués à disparaître ou du moins à être reformés. Le même sort attend les établissements d’enseignement supérieur comme la Faculté hongroise de l’Université de l’État d’Uzhhorod.
12. Il convient de rappeler que les établissements scolaires de minorités ne se contentent pas de dispenser un enseignement dans une langue donnée; ils proposent aussi un programme culturel et éducatif (cérémonies, assemblées, clubs et activités de bibliothèque, etc.) ouvertes au niveau scolaire. Les changements, autrement dit la fermeture ou la réforme de ces établissements, porteront très vraisemblablement atteinte aux droits des minorités de participer à des activités de ce genre, ce qui pourrait avoir dans la population un impact plus large que pour les seules familles concernées.
13. Il est vrai que l’article 7.4 de la nouvelle loi prévoit la possibilité de se former dans un ou plusieurs sujets dans l’une des langues officielles de l’Union européenne. Toutefois, indépendamment du fait que cette possibilité est très éloignée des modalités en place jusque-là, elle peut s’appliquer au roumain, au hongrois et au polonais, par exemple, mais pas au russe et pas au moldave en tant que langue distincte du roumain, puisque ces deux langues ne sont pas des langues officielles de l’Union européenne. De plus, l’ouverture de ces cours semble dépendre du programme adopté, qui sera déterminé par le ministère de l’Éducation de l’Ukraine.
14. Enfin, l’une des conséquences supplémentaires de la nouvelle législation semble être qu’il deviendra impossible de passer un examen de fin de scolarité et d’obtenir un diplôme dans une autre langue que l’ukrainien.

3. Principaux problèmes posés par la nouvelle Loi ukrainienne sur l’éducation et pistes de solutions pour progresser sur la voie de nouveaux arrangements concernant l’enseignement dans les langues des minorités.

15. Il est intéressant de démarrer notre réflexion sur les moyens de contribuer à concilier des positions aussi divergentes et des intérêts apparemment tout à fait opposés en rappelant trois principes qui, selon moi, devraient guider notre analyse des questions en jeu et sur lesquels, je l’espère, nous pouvons tous tomber d’accord:
  • Le premier principe est que la connaissance de la langue officielle d’un État est un facteur de cohésion sociale et d’intégration et qu’il est légitime pour cet État de faire la promotion de l’apprentissage de la langue officielle et de demander que sa langue officielle soit la langue d’enseignement pour tous. Je ne vois aucune norme internationale qui pourrait empêcher l’Ukraine de demander que, pour tous les établissements scolaires ukrainiens, l’enseignement soit dispensé aussi dans la langue officielle ukrainienne.
  • Le deuxième principe est que: «La langue est une composante essentielle de l’identité individuelle et collective. Pour bon nombre de personnes appartenant à des minorités nationales, la langue est l’un des principaux facteurs de leur identité et identification minoritaire. 
			(6) 
			Comité
consultatif sur la Convention-cadre pour la protection des minorités
nationales: commentaire thématique no 3 sur
«The language rights of persons belonging to national minorities
under the Framework Convention», adopté le 24 mai 2012; ACFC/44DOC(2012)001
rev, paragraphe 13.» Par conséquent, lorsque les États prennent des mesures pour promouvoir la langue officielle, celles-ci doivent aller de pair avec des mesures visant à protéger et à promouvoir les langues des minorités nationales. Si cela n’est pas fait, le résultat sera l’assimilation, et non l’intégration 
			(7) 
			ACFC/44DOC(2012)001
rev, paragraphe 79. .
  • Le troisième principe est celui de la non-discrimination.
16. Je suis convaincu que discuter de la question de la langue d’enseignement – que ce soit en Ukraine ou ailleurs – sans garder ces principes à l’esprit ne peut pas être constructif. Cela veut dire que notre approche devrait respecter ces trois principes et que les solutions que nous recherchons ne peuvent pas ne prendre en compte qu’un seul point de vue.
17. Pour souligner le premier principe dans le cas spécifique de l’Ukraine, je me réfère à l’Avis no 651/2011 de la Commission de Venise sur le projet de loi sur les principes de la politique de l’Ukraine relative à la langue officielle: «L’utilisation et la protection des langues a été et demeure une question complexe et très sensible en Ukraine, une question qui s’est hissée à de nombreuses reprises au rang des problématiques de fond dans différentes campagnes électorales et qui continue de faire l’objet de débats – et parfois de susciter des tensions – au sein de la société ukrainienne.» La Commission de Venise relevait en outre que «l’équilibre entre la protection des langues régionales et/ou minoritaires et la protection de l’ukrainien en tant que langue officielle, avec notamment la situation spécifique du russe, reste un défi de taille pour les autorités de l’Ukraine» 
			(8) 
			Adopté
par la Commission de Venise à sa 89e Session
plénière des 16-17 décembre 2011; voir document CDLAD(2011)047,
paragraphe 8. Version anglaise seulement. Traduction libre en français..
18. A l’époque, la Commission de Venise avait pris en compte dans son raisonnement la nécessité (déjà soulignée dans un avis précédent) de garantir “la prééminence de l’ukrainien en tant que seule langue officielle, et prendre des mesures supplémentaires pour consolider son rôle dans la société ukrainienne” (paragraphe 42). La Commission de Venise exprimait des réserves sur l’impact concret du projet de législation soumis par les autorités ukrainiennes à l’époque 
			(9) 
			Projet de loi sur les
Principes de la politique en matière de langue officielle (CDL-REF(2011)061),
qui avait été enregistré le 26 août 2011 à la Verkhovna Rada (enregistrement
no 9073). et particulièrement sur l’utilisation du russe (et d’autres langues minoritaires respectant dans certaines parties du territoire ukrainien le seuil de 10 % établi dans l’article 7 du projet de loi) «parallèlement à la langue officielle dans de nombreux cercles de la vie publique et sociale».
19. Ainsi, pour la Commission de Venise, la question (à l’époque) était en définitive de savoir «si le rôle que l’ukrainien doit jouer dans la société multilingue ukrainienne, en tant que seule langue officielle, n’est pas mis en danger et si sa force d’intégration n’est pas réduite par la protection, au même niveau, des langues régionales et minoritaires, dans les sphères susmentionnées». La Commission de Venise ajoutait que «dans le contexte spécifique de l’Ukraine, il est essentiel de choisir une politique équilibrée dans ce domaine, et estime qu’une telle approche exige entre autres des garanties adéquates pour la préservation de la langue officielle en tant qu’outil d’intégration dans la société» (paragraphe 41).
20. À cet égard, les autorités ukrainiennes expliquent que les élèves issus de groupes minoritaires qui sortent de l’enseignement secondaire connaissent des taux élevés d’échec lorsqu’ils souhaitent entrer dans des universités en Ukraine en raison de leur faible niveau de connaissance de la langue ukrainienne. La nouvelle loi prétend corriger cela. En effet, sans la connaissance de cette langue officielle, une personne ne peut ni accéder aux universités ukrainiennes, ni occuper un emploi de service public ou dans la fonction publique, que ce soit au niveau national ou local.
21. Pour expliciter le deuxième principe, je renvoie le lecteur à ce que le Comité consultatif sur la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales déclarait dans le commentaire thématique no 3 sur “The language rights of persons belonging to national minorities under the Framework Convention” (adopté le 24 mai 2012): 
			(10) 
			ACFC/44DOC(2012)001
rev.
“24. Le Comité consultatif note que, pour prévenir l’assimilation, il faut (…) prendre des mesures positives afin de «promouvoir les conditions propres à permettre aux personnes appartenant à des minorités nationales de conserver et développer leur culture, ainsi que de préserver les éléments essentiels de leur identité», notamment leur langue.
25. L’intégration, par opposition à l’assimilation, est considérée comme un objectif légitime qui requiert la contribution de la culture majoritaire comme des cultures minoritaires. Elle apparaît, dans ce contexte, comme un processus de cohésion sociale qui admet et respecte la diversité tout en développant un sentiment positif d’appartenance chez tous les membres de la société. La création de conditions propres à permettre aux personnes appartenant à des groupes minoritaires de préserver et de développer leurs cultures et d’affirmer leurs identités respectives est donc jugée essentielle pour une société intégrée. L’intégration, étant une démarche réciproque, requiert reconnaissance et respect de la part des uns comme des autres et entraîne souvent une évolution des cultures tant majoritaire que minoritaires (…)
22. Pour ce qui est du principe de non-discrimination, j’aimerais rappeler qu’il ne s’applique pas seulement à la reconnaissance et à la protection effective des droits des minorités, comme les consacre la Convention-cadre, et des droits spécifiques énoncés dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (STE no 148), mais aussi «à la jouissance de tout droit prévu par la loi», conformément à l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 177) (interdiction générale de la discrimination) auquel l’Ukraine est Partie. Ceci n’implique pas nécessairement que les droits linguistiques reconnus par la législation ukrainienne seront les mêmes pour toutes les minorités, en revanche cela implique bien qu’une justification objective et raisonnable soit donnée pour chaque différence dans leur traitement.
23. Tout en gardant ces trois principes à l’esprit, je pense que nous devrions aussi nous rappeler qu’ils sont des éléments essentiels d’un concept plus large auquel l’Assemblée accorde la plus haute importance, et qui sous-tend en réalité la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales toute entière 
			(11) 
			Voir l’article 6 de
la Convention-cadre: «Les Parties veilleront à promouvoir l’esprit
de tolérance et le dialogue interculturel, ainsi qu’à prendre des
mesures efficaces pour favoriser le respect et la compréhension
mutuels et la coopération entre toutes les personnes vivant sur
leur territoire, quelle que soit leur identité ethnique, culturelle, linguistique
ou religieuse, notamment dans les domaines de l’éducation, de la
culture et des médias»; voir aussi, plus généralement, le Comité
consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités
nationales, «La convention-cadre: un outil essentiel pour gérer
la diversité au moyen des droits des minorités, Commentaire thématique
no 4: Le champ d’application de la Convention-cadre pour la protection
des minorités nationales», adopté le 27 mai 2016; ACFC/56DOC(2016)001.: le concept du «vivre ensemble». La connaissance de la langue officielle, la possibilité de préserver et développer sa propre culture, y compris au moyen de sa propre lange, et l’égalité des droits dans le cadre juridique sont des conditions préalables au «vivre ensemble» et ce tout spécialement dans un environnement multiculturel et multilingue tel que celui de la société ukrainienne.
24. Ceci m’amène à l’approche concrète que je voudrais suggérer aux autorités ukrainiennes, mais aussi aux autorités de tous les autres pays qui sont concernés par l’impact qu’aura la Loi ukrainienne sur l’éducation sur leurs minorités nationales établies en Ukraine: s’asseoir à la même table et discuter de nouvelles modalités qui ne sont pas clivantes et qui entendent promouvoir le «vivre ensemble».
25. J’estime que l’Assemblée, qui cherche à orienter dans ce sens par ses conseils, devrait s’abstenir à ce stade de se pencher sur les points de droit éventuellement litigieux, par exemple sur le fait de savoir si le nouveau texte respecte la Convention-cadre ou la Charte des langues minoritaire ou tout autre accord international contraignant pour l’Ukraine.
26. Deux raisons principales militent pour ne pas entrer dans cette discussion:
  • Premièrement, trois organes pertinents différents du Conseil de l’Europe travaillent en ce moment-même sur ces questions juridiques. Les autorités ukrainiennes ont déjà demandé un avis de la Commission de Venise, qui a annoncé qu’elle le produira d’ici la fin de cette année 2017. Le Comité consultatif sur la Convention-cadre a adopté en mars 2017 son avis relatif à l’Ukraine (4e Cycle) qui a ensuite été transmis aux autorités ukrainiennes et devrait être rendu public début 2018. Un rapport sur l’Ukraine soumis par le Comité d’experts de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires est à l’examen au Comité des Ministres.
  • Deuxièmement, quelle que soit l’issue d’une telle analyse, nous devrions prendre en compte l’impact politique que la nouvelle législation aura sur les minorités nationales, en réduisant (parfois de manière drastique) les droits qui leur avaient été auparavant reconnus, et sur la société en général, dans la mesure où elle pourrait aller à l’encontre de l’esprit de promotion du respect mutuel et du dialogue interculturel, qui est central dans la construction de sociétés solidaires. Bref, nous devons nous concentrer sur le «vivre ensemble».
27. Au regard des principes susmentionnés, la nouvelle législation semble en effet poser problème. Non pas parce qu’elle vise à promouvoir une meilleure connaissance de la langue ukrainienne au sein des minorités nationales – ce qui est un objectif légitime – mais parce qu’elle ne semble pas trouver un équilibre approprié entre la langue officielle et les langues des minorités nationales.
28. La situation des «nations indigènes de l’Ukraine» (les Tatars de Crimée, les Karaïtes et les Gagaouzes) a été quelque peu préservée: les membres de ces minorités peuvent continuer à étudier dans leur propre langue, mais aussi avec l’ukrainien, pendant tout le cycle de scolarité.
29. Néanmoins, c’est que la nouvelle loi entraîne une réduction trop forte des droits jusque-là reconnus aux «minorités nationales» (autres que les «nations indigènes de l’Ukraine») pour ce qui est de l’instruction dans leur propre langue. Ces minorités nationales, qui avaient auparavant le droit de disposer d’établissements scolaires monolingues et de programmes complets dispensés dans leur propre langue, se retrouvent maintenant dans une situation où l’instruction dans leur langue ne peut être assurée (conjointement à l’instruction en ukrainien) que jusqu’à la fin du cycle primaire. Cette absence de continuité dans l’éducation en langue minoritaire risque en outre de décourager purement et simplement les parents d’inscrire leurs enfants dans des écoles où l’enseignement est dispensé en langue minoritaire. 
			(12) 
			Sur
ce point, voir en outre ACFC/44DOC(2012)001 rev, paragraphe 75. J’estime que dans un pays comme l’Ukraine, cela ne sert pas le «vivre ensemble».
30. C’est pourquoi je suggère que l’Assemblée invite instamment les autorités ukrainiennes à reconsidérer la question en prenant comme référence un modèle flexible d’instruction bilingue pour tous les membres des «nations indigènes de l’Ukraine» ou des «minorités nationales». Concrètement, concernant les langues minoritaires, un critère possible pourrait être qu’au moins 60 % des cours soient dispensés en langue ukrainienne et jusqu’à 40 % dans la langue de la minorité. Ce modèle flexible devrait être accessible à toutes les minorités, sans discrimination, en assurant ainsi le même droit aussi aux communautés russophones et autres communautés ne parlant pas une langue officielle de l’Union européenne, et ce non pas nécessairement et uniquement pour respecter les engagements juridiques au titre de différentes conventions, mais essentiellement pour que l’Ukraine demeure un pays modèle à cet égard et dans le but de faciliter et défendre la notion de «vivre ensemble».
31. Lorsqu’elles reconsidéreront la question, les autorités ukrainiennes, par le dialogue avec les minorités concernées, devraient viser à conserver ouverts les établissements scolaires des minorités, mais en posant que ces derniers doivent introduire progressivement un processus d’instruction parallèle en ukrainien. Ceci ne peut se faire que si le système se dote des enseignants appropriés pour cela. En conséquence, même en ayant un calendrier prévisionnel pour la transition, il faudrait rester flexible pour éviter que les changements ne soient décidés sur le papier et ne soient pas mis en œuvre, ou pire, qu’ils soient mal mis en œuvre au détriment de la qualité de l’enseignement dispensé aux élèves et étudiants issus de minorités nationales.
32. En outre, j’estime qu’une période transitoire de trois ans risque d’être trop courte afin de garantir la qualité de l’éducation. Par conséquent, j’exhorte les autorités ukrainiennes à introduire aussi une certaine souplesse concernant la longueur de ce processus et à permettre des arrangements selon les circonstances concrètes des communautés concernées et la situation dans les différentes régions.
33. Enfin, il serait juste de reconnaître que les minorités de langue ukrainienne dans les pays voisins ne sont pas autorisées à suivre une éducation monolingue dans leur propre langue et ne bénéficient pas d’arrangements visant à promouvoir une éducation bilingue. Bien que la «réciprocité» ne soit pas un principe que nous souhaitons utiliser en matière de protection des droits de l’homme, je pense qu’il pourrait être utile, dans le cadre du processus de dialogue, que les autorités des pays voisins, qui appellent de manière légitime à la protection de leurs minorités, se montrent prêtes à proposer aux communautés ukrainiennes résidant dans leurs pays respectifs des arrangements similaires à ceux qu’elles réclament pour leurs propres minorités. Je suis certain que cet esprit de collaboration aidera à trouver des solutions beaucoup plus constructives et consensuelles.
34. J’ai élaboré le projet de résolution en m’appuyant sur ces réflexions et j’espère qu’il recueillera un large soutien. La question est très sensible et il n’y a pas de solutions idéales sans une véritable volonté de trouver un compromis entre des positions qui sont aujourd’hui très éloignées l’une de l’autre.
35. Je conclurai en ajoutant que la commission de la culture, de la science, de l’éducation et des médias terminera d’ici la fin de l’année un rapport sur «La protection et la promotion des langues régionales et minoritaires en Europe» (rapporteure: Mme Rózsa Hoffmann, Hongrie, PPE/DC) qui pourrait inclure les développements en Ukraine.