1. Introduction
1. Le présent rapport repose sur
une proposition de résolution déposée par Mme Kerstin
Lundgren et d’autres membres de l’Assemblée parlementaire le 28 janvier
2016. La commission des questions juridiques et des droits de l’homme
m’a nommé rapporteur lors de sa réunion du 18 mai 2017.
2. Cette proposition rappelait que M. Boris Nemtsov avait été
assassiné au centre de Moscou en février 2015 et que cinq auteurs
présumés, qui sont tous des hommes d’origine tchétchène, avaient
été accusés du meurtre tandis que les commanditaires couraient toujours
et que l’implication présumée des autorités tchétchènes n’avait
fait l’objet d’aucune enquête. Elle soulignait que M. Nemtsov était
connu en sa qualité d’ancien Vice-Premier ministre de la Fédération
de Russie et d’actuel chef de l’opposition politique, et qu’il avait
joué un rôle de premier plan dans la condamnation de l’agression
russe en Ukraine.
3. La proposition préconisait que la communauté internationale
surveille le déroulement et les conclusions de l’enquête sur la
mort de M. Nemtsov afin de s’assurer que tous les aspects pertinents
de cette affaire aient été examinés et ses circonstances élucidées.
Il importait que cette démarche se fasse en coopération avec les autorités
russes compétentes, ainsi qu’avec la famille et les amis de M. Nemtsov
qui craignaient que seuls les auteurs directs du meurtre ne soient
punis, tandis que les commanditaires resteraient impunis.
4. Au cours de l’élaboration du rapport, la commission a procédé
à l’audition de Mme Zhanna Nemtsova, fille
de M. Nemtsov, de M. Vadim Prokhorov, l’avocat de la famille lors
du procès des accusés, et de M. Vladimir Kara-Murza, ancien partenaire
politique de M. Nemtsov. J’ai par ailleurs introduit de multiples demandes
auprès des autorités russes, notamment par l’intermédiaire de la
Présidente et du Secrétaire général de l’Assemblée parlementaire,
afin de pouvoir effectuer une visite d’étude en Fédération de Russie pour
rencontrer des responsables et divers autres interlocuteurs et pour
offrir aux autorités la possibilité de répondre aux critiques concernant
les suites données au meurtre. J’ai même écrit directement au président
du Conseil de la Fédération et à celui de la Douma d’État. La première
lettre m’a été renvoyée avec la mention «adresse inconnue» et j’ai
reçu l’accusé de réception de la deuxième, mais aucune réponse.
2. La carrière et le profil politiques
de M. Nemtsov
5. Boris Nemtsov est entré en
politique à la fin des années 1980 dans la mouvance réformiste.
En 1990, il était le seul élu non communiste de Nijni Novgorod au
Soviet suprême de la République de Russie. Nommé gouverneur de la
région de Nijni Novgorod par le président Eltsine, puis élu par
la population à ce poste en 1995, il a réformé l’économie régionale
pour mettre en place une économie de marché. Le président Eltsine l’a
nommé premier Vice-Premier ministre en 1997, chargé tout spécialement
de la réforme du secteur de l’énergie, de la restructuration des
monopoles et de la réforme du logement et du secteur social. Après
avoir démissionné, il a cofondé en 1999 l’Union des forces de droite,
une coalition libérale-démocrate au nom de laquelle il a été élu
la même année à la Douma d’État, dont il a été le vice-président.
6. Depuis 2004, M. Nemtsov est devenu un pourfendeur de plus
en plus en vue du Président Poutine et a mis en garde l’opinion
publique contre le risque imminent de dictature. Continuant de jouer
un rôle de premier plan dans les initiatives de création d’une opposition
unie, il a participé en 2004 à la formation du groupe d’opposition
«Comité 2008» et en 2008 à la constitution du mouvement «Solidarnost»
russe. En 2009, il a créé le parti «Pour une Russie sans anarchie
et sans corruption», dont l’enregistrement a été refusé; en 2012,
il est devenu coprésident de la formation «Parti républicain de
Russie – Parti populaire de la liberté», dont l’enregistrement a
été accepté. En 2013, il a été élu au parlement régional de Iaroslavl.
Il devait diriger un vaste rassemblement de l’opposition à Moscou
le lendemain de sa mort.
7. Boris Nemtsov a critiqué à maintes reprises la corruption
officielle qui régnait sous le gouvernement Poutine, notamment en
publiant un rapport sur les avantages, privilèges et objets de luxe
que le Président Poutine avait accumulés au cours de son mandat.
Il a ensuite accusé l’administration présidentielle d’incompétence
et de corruption à l’occasion de l’organisation des Jeux olympiques
d’hiver de Sotchi en 2014, affirmant que près de 30 milliards $US
de fonds publics consacrés à cet événement avaient été détournés.
Il s’est par ailleurs montré critique à l’égard des restrictions
imposées à la liberté des médias et à la démocratie régionale au
nom de la lutte contre le terrorisme. Il a pris position contre
le soutien militaire, politique et financier accordé par le Président
Poutine au régime de Kadyrov en Tchétchénie. En 1996, il avait présenté
au Président Eltsine une pétition d’un million de signatures contre
la première guerre de Tchétchénie. Depuis 2010, il s’est fait l’ardent
défenseur de l’introduction des sanctions Magnitski contre les fonctionnaires
russes corrompus responsables de violations des droits de l’homme.
Il était l’un des rares responsables politiques russes de premier
plan à soutenir l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine,
accusant le Président Poutine d’être responsable de la guerre en
Ukraine, pays qui constituait une «menace directe pour le pouvoir de
Poutine» car il préférait la «voie européenne», empreinte de démocratie
et d’État de droit. Au moment de sa mort, il préparait un rapport
détaillé sur la participation militaire directe de la Russie dans
l’est de l’Ukraine, qui était alors niée par le Gouvernement russe.
Son partenaire politique Vladimir Kara-Murza a présenté les conclusions
de son enquête à la commission en janvier 2016, dans le cadre du
rapport consacré par Mme Marieluise Beck
(Allemagne, ADLE) aux «Recours juridiques contre les violations
des droits de l’homme commises dans les territoires ukrainiens se
trouvant hors du contrôle des autorités ukrainiennes»
.
8. Boris Nemtsov a été arrêté à plusieurs reprises en raison
de ses activités politiques: en 2010, lorsqu’il a été placé en détention
administrative pendant 15 jours après un rassemblement autorisé
contre les restrictions imposées par le gouvernement aux manifestations
de protestation et a été condamné pour refus d’obtempérer aux forces
de l’ordre par un tribunal qui a refusé d’admettre les éléments
de preuve présentés pour sa défense, y compris sous forme de témoignages
et d’enregistrements vidéo; et en 2014, lors des arrestations massives auxquelles
a donné lieu une manifestation organisée à Moscou, ce qui lui a
valu un placement en détention administrative de 10 jours. Il a
également été systématiquement attaqué et humilié par les médias
russes officiels dans le cadre de ses activités politiques. En 2012,
M. Nemtsov a répété à plusieurs reprises qu’il craignait pour sa
vie aux mains des autorités russes, après avoir critiqué l’équité
des élections présidentielles et parlementaires russes. Au cours
des semaines qui ont précédé son meurtre, il avait indiqué à plusieurs reprises
qu’il craignait d’être assassiné.
3. Les
circonstances établies de la mort de M. Nemtsov
9. Dans la soirée du 27 février
2015, Boris Nemtsov a été abattu sur le pont Bolshoi Moskvoretsky,
qui enjambe la Moskova près de la place Rouge et du Kremlin, alors
qu’il marchait avec sa compagne, Anna Duritskaya.
10. Le président russe, Vladimir Poutine, a condamné ce meurtre,
annoncé qu’il prendrait «lui-même la direction» de l’enquête et
adressé une lettre personnelle à la mère de M. Nemtsov, dans laquelle
il s’engageait à en traduire en justice les responsables. Diverses
hypothèses ont circulé dans les jours qui ont suivi. Le Président
Poutine a laissé entendre que ce meurtre était une «provocation»
destinée à porter atteinte à la réputation de la Russie. D’autres
théories ont été avancées par les médias de masse, très largement
contrôlés par l’État, qui ont notamment prétendu que M. Nemtsov
avait été la «victime sacrificielle» d’autres forces d’opposition
désireuses de favoriser l’unité et l’action de l’opposition; que
l’une ou l’autre partie au conflit résultant de l’agression russe
en Ukraine était responsable du meurtre; que les services secrets
ukrainiens, désireux de fomenter des troubles en Russie, étaient
les coupables; ou que le meurtre était lié au soutien apporté par
M. Nemtsov aux journalistes de Charlie
Hebdo à la suite de l’attentat terroriste commis dans
les locaux parisiens de l’hebdomadaire. Un site internet lié au
Service fédéral de sécurité (FSB) a laissé entendre que l’assassinat
de M. Nemtsov avait un rapport avec sa vie privée. Ramzan Kadyrov,
dirigeant de la République tchétchène, a accusé les «services d’espionnage
occidentaux» du meurtre.
11. À peine plus d’une semaine après le meurtre, cinq suspects
ont été arrêtés, tous Tchétchènes: Zaur Dadayev, qui aurait été
l’auteur des coups de feu; Anzor Gubashev, qui aurait été le chauffeur
de la voiture; ainsi que Shadid Gubashev, Khamzat Bakhayev et Temirlan
Eskerkhanov. Un sixième suspect, Beslan Shavanov, qui aurait accompagné
MM. Dadayev et Anzor Gubashev dans la voiture, a été tué par l’explosion d’une
grenade au moment de l’irruption des forces spéciales venues l’arrêter
dans son appartement de Grozny, capitale de la République tchétchène;
bien que sa mort ait été présentée comme un accident, voire un suicide,
on soupçonne qu’il a été en réalité abattu.
4. L’état
actuel de l’enquête et des poursuites
12. Le chef de l’équipe désignée
pour enquêter sur le meurtre de M. Nemtsov, Igor Krasnov, avait
déjà mené plusieurs enquêtes sur l’assassinat ou la tentative d’assassinat
d’autres personnalités publiques de premier plan. Une semaine après
le meurtre, l’enquête a établi les déplacements des assassins immédiatement
avant et après les coups de feu et a retrouvé la voiture qui avait
permis au tueur de quitter le pont.
13. Le 7 mars 2015, le chef du FSB, Alexander Bortnikov, a annoncé
l’arrestation de Zaur Dadayev et Anzor Gubashev. Ceux-ci ont été
officiellement accusés du meurtre le lendemain. Au cours de son
interrogatoire, M. Dadayev a avoué être l’auteur du crime et indiqué
aux enquêteurs avoir agi sous la supervision d’un certain «Rusik»,
qui lui avait fourni de l’argent, une voiture (du même type que
celle qui a été retrouvée et identifiée par les enquêteurs) et une
arme à feu. Ses aveux détaillés, ainsi que ceux d’Anzor Gubashev,
ont fait l’objet d’un enregistrement vidéo. «Rusik» serait Ruslan
Geremeyev, officier supérieur du bataillon des forces spéciales
tchétchènes Sever, dont M. Dadayev
était le commandant adjoint (fonction dont il a été destitué deux jours
après le meurtre, avant d’être arrêté) et dont M. Shavanov faisait
partie. M. Geremeyev a été localisé en République tchétchène mais
reste officiellement introuvable. Le général Alexander Bastrykin,
chef du Comité d’enquête russe, aurait refusé à deux reprises de
signer l’acte d’accusation que les enquêteurs avaient établi contre
cet homme. Une opération du FSB visant à le faire comparaître a
échoué car personne n’aurait répondu lorsque les agents ont frappé
à sa porte.
14. Dadayev s’est par la suite rétracté, affirmant qu’il avait
avoué sous la torture afin d’obtenir la libération d’un autre individu,
arrêté en même temps que lui, et d’éviter de subir «ce qui était
arrivé à Shavanov». En septembre 2015, Anzor Gubashev s’est lui
aussi rétracté. Un membre du Conseil présidentiel de la société civile
et des droits de l’homme, Andrei Babushkin, a rencontré les suspects
en détention et a fait savoir que M. Dadayev, ainsi qu’Anzor et
Shadid Gubashev, avaient sans doute été torturés, bien qu’Anzor
Gubashev ait déclaré le 18 mars 2017 ne pas avoir été maltraité
(voir également plus loin).
15. Anzor et Shadid Gubashev, qui sont frères, ont été arrêtés
en Ingouchie, république limitrophe de la République tchétchène,
et ramenés à Moscou pour y être interrogés. Khamzat Bakhayev et
Temirlan Eskerkhanov ont été tous deux arrêtés dans la région de
Moscou et ont nié toute implication dans le meurtre. M. Eskerkhanov
a affirmé qu’il se trouvait dans un bar au moment du meurtre et
ne pouvait pas avoir été présent sur la scène du crime’.
16. En octobre 2015, les enquêteurs ont désigné Ruslan Mukhudinov
comme étant l’organisateur du crime. M. Mukhudinov était un subordonné
de M. Geremeyev, dont il était le chauffeur. Comme M. Geremeyev,
il est introuvable mais il a été mis en accusation par contumace.
Au vu de ces éléments, le général Bastrykin a annoncé en janvier 2016
que l’affaire avait été résolue.
17. Le procès des meurtriers a débuté devant le tribunal militaire
du district de Moscou en juillet 2016 sur la base d’un acte d’accusation
signé par Victor Grin, procureur général adjoint. Le 27 juin 2017,
le jury a entamé son délibéré; deux jours plus tard, il a déclaré
les cinq prévenus coupables, considérant qu’ils avaient commis ce
meurtre contre le versement de 15 millions de roubles (l’équivalent
de 200 000 €). Le 13 juillet, le tribunal a condamné Dadayev à une
peine de 20 ans d’emprisonnement (bien que le parquet ait requis
la peine capitale) et les autres prévenus à des peines de 11 à 19 ans
d’emprisonnement; chacun a écopé d’une amende de 100 000 roubles.
18. Le 21 juillet 2017, Zhanna Nemtsova, qui a juridiquement obtenu
la qualité de victime dans cette affaire, a fait appel devant la
chambre militaire de la Cour suprême russe du jugement du tribunal
militaire de première instance de Moscou, en raison du refus de
ce dernier de requalifier l’infraction au titre de l’article 277
du Code pénal russe (voir plus loin). Les avocats des condamnés
ont également fait appel, à la fois du verdict et de la peine, en
invoquant une série d’arguments relatifs à des manques de preuves
et vices de procédure, et notamment le manque d’impartialité du
juge. Dans la décision qu’elle a rendu en appel le 10 octobre 2017,
la Cour suprême a confirmé le jugement de première instance tout
en supprimant les amendes pour vice de procédure, et elle a débouté
Mme Nemtsova de son appel.
19. Mme Nemtsova a saisi la Cour européenne
des droits de l’homme et l’affaire est actuellement pendante. Sa
requête affirme que la Russie a violé le droit à la vie en vertu
de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme
(STE no 5, «la Convention»), notamment
en ne menant pas d’enquête effective sur le meurtre de son père.
Entre autres choses, la requête invoque également l’article 18 de
la Convention pour alléguer une motivation politique derrière l’échec
des autorités.
5. Inquiétudes
relatives à l’enquête, à l’action publique et au procès
20. Bien que les procureurs aient
prétendu avoir identifié’ les personnes directement responsables
de ce meurtre, un certain nombre de questions importantes, essentielles
même, restent posées à propos de la crédibilité, de la portée et
de l’efficacité de l’enquête, ainsi que de la régularité du procès.
5.1. Questions
relatives aux éléments de preuve
21. Comme le montrent les dossiers
du procès, les éléments de preuve présentent un certain nombre d’irrégularités,
d’anomalies et d’incohérences, ce qui soulève des questions au sujet
de l’efficacité de l’enquête et de la fiabilité de la version des
faits donnée dans le verdict du tribunal.
22. Par exemple, s’agissant des balles et des douilles qui ont
été recueillies sur la scène du crime et des blessures de M. Nemtsov:
- pour que M. Dadayev soit l’auteur
des six coups de feu, il lui aurait fallu les tirer en l’espace
de 2,4 secondes (le laps de temps durant lequel le camion poubelle
le cachait à la vue de la caméra météo de la chaîne TVTs), temps
pendant lequel il a également – selon sa propre déposition – changé
de position. L’enquête n’a pas cherché à déterminer s’il était physiquement
possible en général, et pour M. Dadayev en particulier, d’y parvenir;
- quatre coups de feu ont été tirés dans le dos de M. Nemtsov
et le cinquième de face. Sur les quatre tirés dans son dos, un avait
une trajectoire descendante, un est allé tout droit alors que les
deux autres avaient une trajectoire montante, tout comme le coup
tiré de face. Aucune explication n’a été donnée sur la compatibilité
de l’analyse balistique avec la déposition de M. Dadayev, qui prétend
avoir tiré trois coups dans le dos de M. Nemtsov alors que celui-ci
marchait et deux ou trois coups alors qu’il tentait de se relever;
- les particules métalliques gris-noir trouvées dans l’une
des blessures n’ont été retrouvées dans aucune des autres. Aucune
explication de cette anomalie n’a été donnée;
- les experts ont noté que, bien que trois coups de feu
aient traversé le corps de M. Nemtsov, il n’y avait qu’une seule
tache sur son pull correspondant à une sortie et aucune marque sur
son manteau. Ils ont suggéré que cela pourrait être dû au pouvoir
de pénétration différent des balles, ce qui pourrait indiquer des
armes et des conditions de tir différentes, ou au fait que le pull
et le manteau ont été retirés lorsque ces coups ont été tirés. Ni
l’un ni l’autre de ces scénarios n’est compatible avec l’argumentation
de l’accusation;
- des résidus ont été trouvés sur le manteau de M. Nemtsov,
ce qui indique que les coups avaient été tirés dans la zone de projection
des gaz de poudre. Or M. Dadayev a déclaré avoir tiré tous les coups
de feu à cinq mètres. Les experts ont recommandé de procéder à des
tirs expérimentaux pour vérifier à quelle distance les coups de
feu auraient pu laisser des traces de gaz de poudre, mais il semble
que cette expérience n’a jamais été faite;
- l’analyse de la scène du crime n’a pas précisé à quel
endroit se trouvaient les balles et les douilles par rapport au
corps, ni la météo ou les conditions d’éclairage au moment où les
relevés ont été faits. Les enquêteurs ont déclaré qu’ils n’avaient
pas filmé la scène du crime et aucune vidéo de celle-ci n’a été présentée,
alors que des images montrent un homme en train de filmer sur les
lieux du crime;
- la scène du crime a été souillée par un grand nombre de
personnes visibles sur les vidéos, mais non mentionnées dans l’analyse;
- les ambulanciers, qui sont arrivés sur place à 23h50,
ont indiqué avoir vu quatre douilles à proximité du corps. L’examen
de la scène du crime, réalisé entre 00h30 et 01h53 le matin suivant,
a permis de retrouver une seule douille près du corps, mais aussi
une à cinq mètres, une sur la route, une sur l’escalier d’accès
au pont et deux sous le pont. Rien n’a été fait pour localiser les
trois autres douilles évoquées par les ambulanciers ni pour donner
d’explication à ce sujet;
- bien que six douilles aient été trouvées, seules cinq
balles ont été récupérées. Aucune explication n’a été donnée sur
la douille supplémentaire ou la balle manquante;
- les douilles trouvées près du corps et sur l’escalier
portaient la marque d’un fabricant, alors que les quatre autres
étaient toutes d’une autre marque. L’emplacement du point d’impact
sur les deux premières douilles était différent de celui des quatre
autres;
- l’analyse balistique et la série de preuves concernant
les douilles étaient entachées d’irrégularités. Aucune photographie
des douilles n’a été prise à l’endroit exact où elles ont été trouvées.
La nuit du meurtre, le temps était humide et il tombait de la neige
mouillée, or les douilles que montrent les photos prétendument prises
sur la scène du crime sont sèches. L’analyse de la scène du crime
ne donne pas non plus d’indications sur les scellés ni sur l’endroit
où les douilles ont été envoyées. Après le premier examen visuel,
deux mois après le meurtre, toutes les douilles ont été placées
dans la même enveloppe, ce qui a pu adultérer d’éventuels éléments
de preuve;
- l’arme du crime n’a pas été retrouvée;
- aucune explication médico-légale n’a été donnée sur l’ordre
dans lequel les coups ont été tirés ou sur la distance et la direction
des tirs pour faire la lumière sur les divers endroits où les douilles
ont été trouvées ainsi que sur les différents emplacements et trajectoires
des blessures;
- selon les conclusions des experts médico-légaux, les coups
de feu se répartissaient clairement en deux catégories distinctes
et les différences pouvaient s’expliquer par l’utilisation d’armes
et de munitions différentes ou d’un silencieux;
- selon les conclusions de l’expertise balistique du FSB,
tous les coups de feu ont été tirés par une seule arme, avec le
même angle de frappe pour toutes les douilles. L’expertise présente
seulement les mesures d’une seule douille mais pas de photo ni de
description de chacune des autres douilles, ce qui a rendu toute
comparaison et identification impossibles au procès;
- une deuxième étude balistique du FSB n’a pas été concluante.
Il a noté la présence de groupes de traces de l’intérieur du canon
sur les balles mais ne les a pas identifiées ou décrites, individuellement ou
même pas du tout, notant seulement qu’elles étaient faibles. Il
a conclu qu’il n’était «pas possible d’affirmer ou d’exclure de
manière crédible que les cinq balles et les six douilles d’une cartouche
de pistolet Makarov de 9 mm étaient de la même cartouche»;
- malgré toutes ces anomalies, le juge de première instance
a refusé d’ordonner une contre-expertise balistique, affirmant que
l’expertise dont il disposait était «exhaustive, complète et scientifique».
23. La réunion des enregistrements vidéo susceptibles de contenir
des images de la scène a aussi été entachée d’importantes irrégularités.
En voici quelques exemples:
- le
Service fédéral de protection (FSO), responsable de la sécurité
du Kremlin et de ses alentours, a déclaré qu’aucune de ses caméras
n’était pointée sur le lieu du meurtre. Des enregistrements vidéo
du FSO ont néanmoins été récupérés en d’autres endroits;
- aucune vidéo de la scène du crime enregistrée par les
caméras de surveillance de la rue et de la circulation n’a été obtenue.
Aucune explication n’a été donnée;
- aucune preuve forensique d’aucune sorte n’a été recueillie
du camion poubelle qui passait à côté de M. Nemtsov au moment où
il a été abattu. Ni la vidéo enregistrée depuis un autre camion
poubelle ni celles des trois véhicules de transport en commun qui
traversaient le pont au moment du meurtre n’ont été obtenues. Aucune
explication n’a été donnée;
- les vidéos de trois des huit caméras gérées par les autorités
responsables du pont ont été recueillies, mais il ne s’agissait
que d’images prises sous le pont. La raison pour laquelle les images
des cinq autres caméras n’ont pas été recueillies n’a pas été précisée;
- seules trois vidéos enregistrées par les «dashcam» des
véhicules privés qui ont emprunté le pont à peu près au moment du
crime ont été recueillies;
- les enquêteurs ont admis sans la remettre en question
la déclaration de la police de Moscou, qui affirme que la scène
du crime n’était dans la «zone de contrôle» d’aucune des caméras
dont les images sont transmises à sa centrale de vidéosurveillance;
- les enquêteurs ont déclaré qu’ils n’avaient pas enregistré
de vidéo de la scène du crime alors que des vidéos publiques montrent
un homme en train de la filmer;
- les avocats de la défense ont demandé les enregistrements
vidéo de l’immeuble de l’appartement moscovite où les prévenus sont
censés, d’après leur alibi, avoir passé la nuit du meurtre. Le juge
a déclaré la vidéo irrecevable au motif que l’enregistrement produit
était plus court que ce que l’enquêteur avait demandé.
24. Les enquêteurs n’ont pas réussi à localiser, analyser ou produire
d’autres types d’éléments de preuve. Les données des appels passés
à l’aide d’un téléphone portable par des personnes qui se situaient
sur le pont ou à proximité de celui-ci ont été par exemple recueillies
mais seules celles qui concernaient les téléphones de M. Nemtsov,
de sa compagne et des cinq prévenus tchétchènes ont été analysées,
ce qui signifie que d’autres témoins potentiels n’ont pas été retrouvés.
5.2. Questions
relatives aux témoins
25. Divers individus dont on sait
qu’ils étaient à proximité de la scène du crime ou dans les environs
à peu près au moment du meurtre n’ont été ni retrouvés ni interrogés.
En voici quelques exemples:
- l’analyse
officielle de la vidéo de la chaîne TVTs mentionne «plusieurs personnes
portant des vêtements foncés», «une personne portant des vêtements
foncés» et «un passant», vus sur la scène du crime ou à proximité.
Aucune de ces personnes n’a été identifiée;
- la vidéo de la caméra météo de TVTs semble montrer quelque
130 véhicules traversant le pont entre 23h30 et 23h40. La plupart
d’entre eux n’ont pas été localisés et, par conséquent, ni leurs
conducteurs ni leurs passagers n’ont été identifiés;
- cinq véhicules ont été identifiés – une Skoda Octavia,
une Hyundai Solaris, une Mercedes-Benz E200, une Ford Galaxy et
une Ford Mondeo – mais leurs conducteurs et les éventuels passagers
n’ont pas été interrogés;
- la vidéo enregistrée par la «caméra Gormost n° 4» montre
deux voitures de police, une voiture de couleur foncée, une de couleur
claire, une voiture avec une remorque, une autre voiture et un homme à
pied aux alentours du pont entre 23h12 et 23h36. Ni cet homme, ni
aucun des véhicules n’a été retrouvé;
- la vidéo enregistrée par l’une des «dashcam» montre notamment
trois autres véhicules et un homme empruntant le pont (à côté de
ce qui est probablement le corps de M. Nemtsov gisant sur le sol)
mais ni les conducteurs, ni les passagers ni cet homme n’ont été
identifiés;
- la vidéo d’une autre «dashcam» montre, sur le pont, une
berline blanche, deux femmes à pied, un «type» penché sur une forme
allongée sur le sol (peut-être le corps de M. Nemtsov) et, derrière
le camion poubelle qui est passé à côté de M. Nemtsov au moment
où il était abattu, une autre voiture, couleur argent. Ni les personnes
ni les voitures en question n’ont été localisées.
26. Les avocats de la famille Nemtsov ont demandé à plusieurs
reprises au Comité d’enquête et aux tribunaux d’élargir le champ
d’application de l’enquête pour examiner des pistes qui aboutissent,
au-delà des personnes immédiatement responsables du meurtre, et
même au-delà des suspects introuvables que sont M. Mukhudinov et
M. Geremeyev, à de plus hauts responsables militaires et politiques
tchétchènes. Ils ont demandé précisément à ce que soient interrogées
les personnes suivantes: M. Geremeyev; Vakha Geremeyev, chef des
forces de police du district de Shelkovskiy en République tchétchène,
dont M. Eskerkhanov était membre; Artur Geremeyev, qui a été filmé
en compagnie des meurtriers dans un appartement dont il est propriétaire
et que ceux-ci ont utilisé; Aslanbek Khatayev, membre des forces
de police du district de Shelkovskiy, qui a rencontré les assassins
dans un hôtel de Moscou la veille du meurtre; Shamkhan Tazabayev,
ancien chef de la police antiémeute tchétchène, qui présentait un
intérêt aux yeux des enquêteurs, mais qui n’a jamais été interrogé;
Alibek Delimkhanov, commandant du bataillon Sever,
qui a signé le permis autorisant son subordonné immédiat Zaur Dadayev
à emporter des armes légères à Moscou à partir du mois de septembre 2014;
Adam Delimkhanov, le frère d’Alibek, membre de la Douma russe et
l’un des plus proches hommes de confiance de Ramzan Kadyrov; Suleyman
Geremeyev, oncle de Ruslan et frère de Vakha, représentant de la
République tchétchène au Conseil de la Fédération de Russie, qui
avait auparavant séjourné dans la chambre d’un hôtel de Moscou dont
la clé, sous forme de carte magnétique, a été trouvée dans l’appartement
dont Artur Geremeyev est propriétaire; Victor Zolotov, commandant
en chef des forces du ministère russe de l’Intérieur, dont fait
partie le bataillon Sever,
et qui est étroitement lié à la République tchétchène, à son dirigeant
et au Président Poutine; et enfin Ramzan Kadyrov, chef de la République
tchétchène, qui avait auparavant menacé de mort M. Nemtsov, l’accusant
d’être un «ennemi de la Russie» et qui a publiquement félicité M. Dadayev
dans les jours qui ont suivi le meurtre, le qualifiant de «vrai patriote».
Ces demandes d’interrogatoire se fondaient sur des informations
publiques et sur les pièces des dossiers, dont les enquêteurs avaient
intégralement connaissance. En dehors de la demande concernant Alibek
Delimkhanov, l’ensemble des demandes et recours déposés par les
avocats de la famille ont été rejetés.
27. Les dépositions de plusieurs témoins clés posent de graves
problèmes:
- dans sa première
déposition, M. Dadayev a indiqué avoir saisi le revolver de sa main
droite, puis avoir changé de main pour tirer car il est gaucher.
Au procès, il a affirmé être droitier et a produit des photos et
des témoins pour le prouver;
- M. Dadayev s’est rétracté, affirmant qu’il avait avoué
sous la torture, afin d’obtenir la libération de l’un de ses complices,
qui avait une famille (contrairement à lui). Andrei Babushkin, représentant
du comité de contrôle public de Moscou, organe chargé du respect
des droits de l’homme, a rendu visite à M. Dadayev et à d’autres
prévenus en prison et relevé de «multiples blessures» sur le corps
de M. Dadayev;
- M. Babushkin a également relevé des blessures sur le nez,
les bras et les jambes d’Anzor Gubashev (le conducteur de la voiture
qui a permis aux criminels de s’enfuir). Bien que M. Gubashev ne
se soit pas plaint de mauvais traitements à ce moment-là, son jeune
frère, qui était également placé en détention, a déclaré qu’Anzor
avait été battu et contraint d’avouer. Anzor Gubashev s’est par
la suite rétracté et a déclaré qu’il avait réellement été torturé;
- en mai 2017, l’accusation a fait comparaître de manière
inattendue Sergei Budnikov, le chauffeur du camion poubelle, et
Evgeniy Molodykh, un témoin oculaire, après avoir affirmé que ces
deux personnes étaient introuvables;
- M. Molodykh avait dit aux enquêteurs qu’il n’avait vu
le tireur que de dos, dans la pénombre, et pas de face, et qu’il
ne pourrait probablement pas l’identifier. Pourtant, au procès,
il a dit qu’il avait vu le tireur de profil et que celui-ci avait
une barbe de plusieurs jours. Il a également déclaré au tribunal
que M. Dadayev «ressemblait» au tireur;
- en outre, M. Molodykh a fait des déclarations incohérentes
sur plusieurs points: la présence ou non de la compagne de M. Nemtsov,
Mme Duritskaya, lorsqu’il s’est approché
du corps; le nombre de personnes auxquelles Mme Duritskaya
s’est adressée près du camion poubelle; la présence près de la scène
du crime de deux femmes, qu’il a mentionnées dans sa deuxième déposition
mais qui n’ont jamais été localisées. La deuxième déposition de
M. Molodykh a été prise en pleine nuit, un jour après le meurtre,
peu après que TVTs avait diffusé sa vidéo;
- un témoin, une femme qui avait nettoyé l’appartement moscovite
où avaient logé les prévenus, n’était pas en mesure d’identifier
ces derniers pour les enquêteurs mais l’a fait au tribunal. Elle
a expliqué qu’elle avait d’abord eu peur de les identifier;
- un autre témoin, la personne qui avait vendu la voiture
avec laquelle les criminels se sont enfuis, avait été incapable
d’identifier l’acheteur du véhicule lorsque les enquêteurs l’avaient
interrogé, mais au procès il a déclaré être en mesure de le faire;
- Mme Duritskaya a quitté la
scène avec la police mais n’a été autorisée à voir un avocat que
le jour suivant et le consul d’Ukraine encore deux jours plus tard.
Sa déposition comporte plusieurs incohérences par rapport à celles
d’autres témoins: elle a déclaré que M. Nemtsov avait été abattu
depuis une voiture en mouvement; elle a dit que M. Budnikov avait
refusé d’appeler la police avec son téléphone à elle, alors que
ce dernier a expliqué avec précision comment il l’avait fait; elle
n’a pas non plus évoqué les deux personnes que l’on peut voir sur
la vidéo de TVTs s’approchant d’elle, lui parlant et l’éloignant
du camion poubelle, vers lequel elle était allée après les coups
de feu, et la conduisant vers l’escalier qui descend du pont. Mme Duritskaya
a refusé de signer la déposition que les enquêteurs avaient établie
pour elle.
5.3. Questions
relatives au déroulement de l’enquête et à l’accusation
28. Divers éléments de l’enquête
et de l’accusation sont peu plausibles, voire impossibles. En voici quelques
exemples:
- la vidéo de TVTs
montre deux personnes abordant Mme Duritskaya,
lui parlant et l’emmenant vers les escaliers qui descendent du pont,
puis un homme qui s’approche du corps étendu de M. Nemtsov et se penche
au-dessus de lui. La déposition de Mme Duritskaya
ne mentionne pas ces deux personnes (voir plus haut);
- avant la date à laquelle les enquêteurs ont dit avoir
examiné les douilles pour la première fois, les médias russes ont
donné des informations à leur sujet qui correspondent à celles qui
ont été données au procès;
- avant la date où les photos sont apparues dans les dossiers,
les médias russes ont indiqué que, d’après les photos des suspects
qui avaient été communiquées, les intéressés étaient probablement
originaires des régions méridionales de la Fédération de Russie;
- les suspects ont été placés en détention les 5 et 6 mars
alors que les informations qui auraient permis de les identifier
n’ont été analysées que plus tard, notamment les données des téléphones
portables provenant du pont au moment du meurtre, les enregistrements
vidéo du magasin GUM où était allé M. Nemtsov juste avant de traverser
le pont, et une vidéo de l’endroit où a été retrouvée la voiture
que les fugitifs avaient abandonnée;
- la police a déclaré avoir localisé et saisi la voiture
des fugitifs le 28 février 2015 et l’avoir remorquée le 1er mars,
alors que celle-ci a été repérée en divers endroits de Moscou les
5, 6 et 13 mars. Le FSB a expliqué que ces images avaient été prises
lors du remorquage de la voiture;
- les éléments de preuve concernant la voiture sont dans
l’ensemble insuffisants: les témoignages sont incohérents, notamment
au sujet du modèle et de la couleur probables; aucun témoin oculaire
n’a vu la plaque d’immatriculation; il n’existe pas de vidéo susceptible
de permettre de l’identifier sur le pont, juste des images montrant
quatre voitures similaires quittant le pont en même temps; et, enfin,
des incohérences au sujet de son utilisation dans le cadre d’une
filature de M. Nemtsov dans les mois qui ont précédé le meurtre;
- aucune explication n’est donnée quant à la raison pour
laquelle M. Budnikov, conducteur du camion poubelle, est parti après
que la police a été appelée sur les lieux mais avant qu’elle n’arrive,
laissant Mme Duritskaya seule avec le
corps;
- aucune explication n’est donnée de la raison pour laquelle
les tueurs auraient laissé un téléphone portable dans l’appartement
de Moscou, alors qu’ils auraient pris soin de se débarrasser de
leurs vêtements et de l’arme;
- aucune explication n’est donnée de la façon dont M. Mukhudinov,
chauffeur dans l’armée, aurait obtenu 15 millions de roubles pour
payer le meurtre;
- aucun élément ne prouve que le mobile ait été de faire
payer à M. Nemtsov le fait d’avoir défendu la liberté d’expression
au moment de la parution des caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo. L’accusation a d’ailleurs
prétendu que la voiture des fugitifs avait été utilisée pour suivre
M. Nemtsov deux mois avant même qu’il ait tenu ces propos et avait
été achetée un mois avant cela.
29. M. Nemtsov étant une figure de proue de l’opposition et un
pourfendeur du gouvernement, qui plus est associé à l’organisation
d’une grande manifestation de l’opposition qui était imminente et
s’apprêtant à publier un rapport sur l’intervention militaire, alors
secrète, en Ukraine, il paraît peu probable qu’il n’ait fait l’objet d’aucune
forme de surveillance de la part des services de sécurité russes.
Si tel était le cas, on peut se demander pourquoi cette surveillance
n’a pas révélé que M. Nemtsov était suivi par d’autres parties,
surtout si cette situation durait depuis l’automne. Si les services
de sécurité avaient été informés de ce fait, on peut également se
demander pourquoi ils ne sont pas intervenus.
30. Les meurtriers de M. Nemtsov ont été accusés d’homicide de
droit commun au titre de l’article 105 du Code pénal russe (et de
possession illégale d’une arme à feu). L’article 277 du Code pénal
prévoit pourtant une circonstance aggravante d’attentat à la vie
d’un dignitaire de l’État ou d’une personnalité publique, sans délai
de prescription. M. Nemtsov était non seulement un leader de l’opposition
politique et siégeait au parlement régional de Iaroslavl au moment
de sa mort, et il jouait un rôle prépondérant dans l’organisation
des activités politiques de l’opposition dans les jours précédant
sa mort, mais il avait été en outre premier Vice-Premier ministre,
vice-président de la Douma d’État et gouverneur régional. L’engagement
de poursuites pour homicide aggravé aurait été pleinement justifié.
Les avocats de la famille Nemtsov ont demandé en conséquence la
requalification du chef d’accusation, qui a été refusée par le tribunal
de première instance au motif que «l’enquête a permis d’établir
avec une quasi-certitude que l’assassinat de M. Nemtsov n’avait
aucun lien avec ses activités politiques ou sociales. Il n’existe
donc aucune raison de retenir le chef d’accusation prévu à l’article 277».
Ce raisonnement est difficile à comprendre: de toutes les hypothèses
avancées pour expliquer le meurtre, seule la plus absurde, c’est-à-dire
le fait qu’il soit lié à la vie privée de la victime, ne mentionne
aucun lien avec ses activités politiques. Statuant sur l’appel interjeté
par Mme Nemtsova, la Cour d’appel a conclu
que comme le seul but du meurtre était d’exécuter un «contrat»,
la demande visant à requalifier le crime au titre de l’article 277
et à déférer l’affaire au parquet était «indéfendable».
31. D’autres circonstances qui entourent l’enquête et le procès
renforcent l’impression de réticence des autorités à étendre l’affaire
au-delà des personnes immédiatement responsables de l’assassinat
et à en identifier les cerveaux. L’action engagée contre le prétendu
organisateur, Mukhudinov, par exemple, et contre «des individus
non identifiés» ayant proposé de l’argent aux prévenus a été disjointe
du procès des autres prévenus. Geremeyev étant introuvable et Shavanov
mort, l’enquête n’a plus de moyens d’établir un lien entre les prévenus
et de plus hauts niveaux du pouvoir en République tchétchène.
5.4. Questions
relatives au déroulement du procès
32. La conduite du procès par le
juge a été entachée de nombreuses irrégularités. En voici quelques exemples:
- en novembre 2016, le juge, appuyé
en cela par le parquet, a tenté d’imposer un deuxième avocat à M. Bakhaev.
Ce dernier et l’avocat qui le représentait déjà, Zaurbek Sadakhanov,
ont déclaré que ce n’était pas nécessaire, et l’avocate en question
a elle-même indiqué que sa participation serait impossible si M. Bakhaev
n’y tenait pas. Le juge l’a néanmoins désignée comme deuxième conseil
du prévenu. Elle n’a été autorisée à se retirer que lorsqu’il est
apparu évident qu’il faudrait retarder la procédure de près d’un
mois pour qu’elle ait le temps de se familiariser avec les pièces
du dossier;
- en décembre 2016, M. Sadakhanov a demandé au tribunal
la permission d’interroger le Président Poutine. Une semaine plus
tard, il a été accosté en public par un homme qui a menacé de le
tuer. En février 2017, les pneus de sa voiture ont été crevés et
deux jours plus tard sa voiture a été fracturée et ses copies des
dossiers, les enregistrements des audiences et des documents personnels
lui ont été volés. En juillet 2017, il a été agressé par plusieurs
personnes qui ont évoqué sa demande d’interroger le Président Poutine;
- l’un des jurés, Aleksandra Karaseva, historienne universitaire
qui avait déjà été désignée jurée à deux reprises, a énormément
critiqué l’attitude du juge envers l’accusation et la défense. Selon
elle, le juge «jouait le jeu de l’accusation en plaçant les avocats
[de la défense] dans une position d’infériorité». Il a notamment
autorisé l’accusation à présenter des éléments de preuve qui auraient
dû être irrecevables car ils décrédibilisaient les prévenus (par
exemple des photos les montrant en train de fumer de la marijuana);
il a interrompu la défense alors qu’elle produisait des pièces du
dossier et s’est associé à l’accusation lorsque celle-ci a interrompu
les conclusions de la défense;
- en mars 2017, le juge a récusé Mme Karaseva
en tant que jurée au motif qu’elle avait représenté quelqu’un dans
le cadre d’un contentieux professionnel (en Russie, les avocats
n’ont pas le droit d’être jurés mais Mme Karaseva
n’était pas avocate). Mme Karaseva estime
qu’elle a été récusée pour avoir demandé à maintes reprises de voir
les pièces concernant les appels passés par téléphone portable de l’un
des prévenus;
- le juge a récusé une autre jurée au motif qu’elle avait
fait part à d’autres jurés de son opinion au sujet de la culpabilité
des prévenus; d’autres jurés ont pourtant dit qu’elle était loin
d’être la seule dans ce cas;
- en outre, le juge a récusé d’autres jurés: un juré qui
avait signalé qu’il avait été approché par un parent de l’un des
prévenus, sans que son objectivité n’en ait été altérée; et deux
autres jurés à la fin du procès, l’une pour ne pas avoir révélé
que son mari avait été condamné et l’autre, sur dénonciation anonyme, pour
avoir montré des éléments de preuve à des collègues.
6. Autres
théories concernant cette affaire
33. Toutes ces anomalies et irrégularités
ont conduit à échafauder d’autres théories sur cette affaire. Comme
nous l’avons déjà indiqué, les avocats de la famille Nemtsov sont
convaincus que les tueurs n’auraient pas agi ni pu le faire sans
que leurs supérieurs hiérarchiques, en Tchétchénie, n’aient au moins
été informés de leur projet et n’aient donné leur accord. En effet,
si l’on ajoute à cela que M. Mukhudinov n’a pas de mobile convaincant,
il y a de fortes présomptions que le meurtre ait été en fait ordonné
par lesdits supérieurs hiérarchiques, voire par M. Kadyrov lui-même,
qui aurait pu souhaiter se débarrasser d’un homme qui le contrariait
personnellement et qui représentait une menace politique pour son
protecteur, le Président Poutine.
34. La théorie des avocats de la famille Nemtsov est étayée par
des éléments tirés de diverses sources indiquant que la vie de M. Nemtsov
était menacée. En octobre 2018, Akhmed Zakayev, éminente personnalité politique
tchétchène en exil, a déclaré sous serment qu’il avait reçu en février 2012
des informations provenant de sources tchétchènes, selon lui totalement
fiables, du projet qu’avaient de «hauts responsables de Russie» d’assassiner
M. Nemtsov. M. Zakayev estime que le Président Poutine n’avait pas
mis son projet à exécution à l’époque car il espérait encore améliorer
les relations de la Russie avec l’Occident. Après 2014, comme cet espoir
n’était à l’évidence plus du tout possible, le projet a été réactivé.
En mars 2018, Andrey Piontkovskiy, ancien associé politique de M. Nemtsov,
a déclaré qu’il était présent à la réunion tenue à Oslo en février 2012, au
cours de laquelle M. Zakayev avait informé M. Nemtsov du complot,
confirmant ainsi les dires de M. Zakayev. Rappelons que le Président
Poutine a remis la Légion d’honneur à M. Kadyrov le 9 mars 2015, un
jour après que celui-ci avait qualifié M. Dadayev de «vrai patriote»,
le lendemain de l’arrestation de ce dernier.
35. Le 30 novembre 2018, M. Prokhorov a transmis les déclarations
de MM. Zakayev et Piontkovskiy au Comité d’enquête russe en demandant
que de nouvelles mesures d’enquête soient prises sur la base des informations
contenues dans lesdites déclarations. Le 7 décembre 2018, le Comité
d’enquête a rejeté la demande au motif que les déclarations «reposaient
sur des hypothèses et des spéculations» et ne fournissaient «aucun
nouvel élément sur le crime dont M. Nemtsov a été victime ni aucune
information précise prouvant que les personnes mentionnées au cours
de l’entretien étaient impliquées dans cet assassinat». Par conséquent,
le fait d’interroger MM. Zakayev et Piontkovskiy «ne (…) suffirait
pas à établir des faits sur lesquels les enquêteurs pourraient s’appuyer
pour établir l’existence ou non de faits qu’il faudrait prouver
au cours d’un procès pénal, ou de tout autre fait pertinent».
36. La théorie de la famille de M. Nemtsov est en de nombreux
points plus compatible avec les pièces et les circonstances générales
du dossier que ne l’est la théorie de l’accusation, reprise dans
le verdict. Compte tenu de la situation en République tchétchène,
de la manière dont celle-ci est gouvernée et des liens familiaux
et professionnels étroits qui existent entre les meurtriers et de
hauts responsables tchétchènes, il semble très peu probable que
les prévenus aient pu se rendre à Moscou pour assassiner une personnalité
publique de premier plan devant le Kremlin sans avoir reçu d’instructions
directes d’autres personnes plus puissantes. L’explication officielle,
selon laquelle des personnes intimement liées aux structures du
pouvoir tchétchène ont commis un acte aussi audacieux et risqué
uniquement en échange d’une rémunération versée par un chauffeur,
est difficile à croire. En outre, il existe dans certains cas, en
dehors des liens personnels et professionnels étroits entre les
personnes impliquées par la famille de M. Nemtsov, des preuves matérielles
accablantes qui les relient aux préparatifs des meurtriers à Moscou
– des preuves dont les enquêteurs avaient connaissance.
37. Par ailleurs, il serait étonnant – et certainement très préoccupant
pour les autorités russes – qu’un groupe d’hommes armés, étroitement
liés aux forces de sécurité et aux autorités politiques tchétchènes,
puisse avoir simplement envisagé d’assassiner une personnalité publique
de premier plan aux portes mêmes du Kremlin, cœur du pouvoir russe.
L’apparente réticence de l’enquête à étudier toutes les pistes possibles
de la responsabilité de ce meurtre est d’autant plus surprenante.
38. D’autres commentateurs ont proposé diverses théories à partir
des éléments de preuve importants qui ont été véritablement écartés
dans le rapport officiel. Ces théories jugent les éléments ci-après particulièrement
significatifs:
- la présence
de deux personnes/femmes, qui ont éloigné Mme Duritskaya
du corps de M. Nemtsov alors que M. Molodykh s’en approchait et
le fait que ces deux personnes n’aient jamais été identifiées ni interrogées;
- les agissements de M. Molodykh et les incohérences de
son témoignage, qui a changé après la diffusion de la vidéo de TVTs;
- l’absence peu plausible d’une grande partie des enregistrements
vidéo que des sources étatiques auraient en principe dû fournir,
notamment le FSO, qui est l’organe responsable de la sécurité du Kremlin
et de ses environs mais ne disposait semble-t-il d’aucune caméra
dirigée vers la principale voie d’accès;
- l’absence d’analyse détaillée d’une grande partie des
enregistrements vidéo;
- le traitement inapproprié de la scène du crime, dont l’analyse
ne donne aucune information, pourtant très utile, sur l’emplacement
des balles et des douilles;
- les incohérences entre les éléments médico-légaux relatifs
aux balles et aux douilles et les blessures de M. Nemtsov, qui laissent
penser qu’il a été abattu par des balles tirées par deux armes différentes.
39. Face à ces incohérences, l’idée a été avancée que deux armes,
tenues par deux personnes différentes, ont servi à abattre M. Nemtsov.
Le second tireur était M. Molodykh, qui est intervenu pour «achever» M. Nemtsov,
peut-être après que l’arme de M. Dadayev s’était enrayée. L’analyse
d’une vidéo de «dashcam» montrerait M. Molodykh en train de tirer.
40. Le rôle joué par d’autres personnes, non tchétchènes, serait
lié à l’implication du FSB, ce qui expliquerait l’absence de vidéos
du FSO et le fait que les Tchétchènes aient été arrêtés avant que
les éléments ayant permis de les identifier aient été examinés par
les enquêteurs officiels. Le FSB aurait mené sa propre enquête parallèle
(voire en amont) en vue de remonter la chaîne hiérarchique tchétchène
jusqu’à M. Kadyrov pour l’impliquer dans ce meurtre. Cela expliquerait
pourquoi le FSB a annoncé les arrestations. Le FSB, ou au moins une
fraction du FSB, aurait voulu discréditer M. Kadyrov et mettre fin
à son régime, dont l’instauration après la deuxième guerre tchétchène
l’avait selon lui privé d’une victoire finale possible. Seule l’intervention personnelle
du Président Poutine était venue mettre un terme aux agissements
du FSB.
41. La théorie la plus extrême nie l’implication des prévenus
tchétchènes et estime que les éléments de preuve relevés sur le
pont ne sont absolument pas concluants et que les autres ont été
forgés de toutes pièces. Le meurtre était plutôt une vaste opération
du FSB menée sur le pont et aux alentours, avec la complicité des deux
femmes introuvables et celle du chauffeur du camion poubelle (parmi
de nombreuses autres personnes).
7. Conclusions
et recommandations
42. Il est regrettable que les
autorités russes aient choisi de ne pas coopérer à l’établissement
du présent rapport. J’aurais souhaité leur demander des explications
au sujet des carences de l’enquête, du procès et du verdict, et
connaître leur opinion au sujet des autres théories. Leur silence
ne m’a toutefois pas empêché de parvenir à des conclusions.
43. Dans l’ensemble, les éléments disponibles montrent que les
autorités russes n’ont enquêté sur le meurtre ni rigoureusement,
ni véritablement, ni de bonne foi. Trop d’éléments de preuve n’ont
pas été recueillis ou n’ont pas été dûment analysés ou encore sont
incompatibles avec l’accusation et l’issue du procès. De trop nombreuses
raisons invraisemblables ont été données pour expliquer les omissions
et les incohérences. De trop nombreuses demandes légitimes, de la
part des avocats des prévenus aussi bien que de la famille Nemtsov,
ont été rejetées sans raison valable. Au cours du procès, l’accusation
a bénéficié d’un traitement beaucoup trop favorable, tandis que
la défense a fait les frais d’une trop grande hostilité. Le refus
de traiter le meurtre comme une exécution politique ne peut pas
se justifier. La décision de limiter artificiellement l’affaire aux
responsables directs semble avoir pour but d’éviter la réalisation
d’une enquête publique sur les éventuels commanditaires de l’assassinat.
44. Afin qu’une enquête sur toutes les circonstances du meurtre
puisse avoir effectivement lieu, notamment pour en identifier les
commanditaires, les autorités russes doivent prendre une série de
mesures, que précise le projet de résolution. Le meurtre de M. Nemtsov
était un événement de portée internationale et les gouvernements
de tous les États membres du Conseil de l’Europe doivent saisir
chaque occasion de rappeler aux autorités russes qu’il est nécessaire
d’identifier et de poursuivre toutes les personnes qui y sont impliquées,
notamment les instigateurs et les organisateurs.
45. Le 16 mai 2019, le Département du Trésor américain a imposé
à Ruslan Geremeyev des sanctions en vertu de la loi Magnitski pour
«avoir agi en qualité d’agent du chef de la République tchétchène
Ramzan Kadyrov ou en son nom dans une affaire d’exécutions extrajudiciaires,
de torture ou d'autres violations graves des droits de l’homme internationalement
reconnus», notant que «les enquêteurs russes ont tenté à deux reprises
de porter plainte contre Geremeyev en tant qu’organisateur possible
du meurtre de Boris Nemtsov, mais ont été bloqués par le chef de
la commission d’enquête».
Les États
membres qui ont adopté les «lois Magnitski», permettant de prendre
des sanctions ciblées en réponse à des violations graves des droits
de l’homme, comme le préconise la
Résolution 2252 (2019) de l’Assemblée parlementaire «Lutter contre l’impunité
par la prise de sanctions ciblées dans l’affaire Sergueï Magnitski
et les situations analogues» doivent envisager de prendre de telles
sanctions contre les personnes impliquées dans le meurtre de M. Nemtsov, ainsi
que d’autres personnes qui font échec à la réalisation d’une enquête
approfondie sur le meurtre, manifestation très claire d’une absence
de volonté politique.