Imprimer
Autres documents liés

Communication | Doc. 181 | 14 septembre 1953

Définition de la politique du Conseil de l'Europe à la lumière des récents développements de la situation mondiale

Commission des questions politiques et de la démocratie

Rapporteur : M. Paul-Henri SPAAK, Belgique

1. Nécessité du débat

Un débat public sur la situation internationale, au sein de l'Assemblée Consultative, peut être difficile et dans une certaine mesure dangereux. Des oppositions véhémentes entre pays et entre partis peuvent s'y faire jour. Ce débat difficile est cependant nécessaire, car ce n'est pas en évitant ses responsabilités que l'Assemblée augmentera son crédit.

Privée de pouvoirs réels, elle doit, si elle veut justifier son existence, remplir au maximum son rôle d'organe consultatif et, si personne ne lui soumet les grands problèmes qui se posent en Europe, elle doit s'en saisir elle-même dans la limite de sa compétence.

Or, il n'est pas contestable que depuis quelques mois des événements importants se sont produits, événements qui sont venus, sinon remettre en question, tout au moins ralentir l'évolution d'une politique à laquelle la très grande majorité des pays européens avait donné son adhésion. L'unité du monde occidental et l'unité européenne sont affectées par ce que l'on appelle la détente internationale. Ce qui, il y a quelques mois encore, paraissait indispensable est aujourd'hui discuté. Des hésitations se font jour. Le redressement difficile et coûteux de l'Occident se trouve compromis dans une certaine mesure.

Un examen approfondi et loyal de la situation s'impose donc et c'est au sein de l'Assemblée Consultative du Conseil de l'Europe qu'il peut se faire dans les meilleures conditions.

Il faut l'oser.

2. La politique de l'U. R. S. S.

C'est la nouvelle politique suivie par l'U.R.S.S. qui est à la base des changements qui se sont produits dans la situation internationale.

Durant ces dernières années, une grande partie du monde a vécu dans la crainte de voir se déclencher la troisième guerre mondiale. L'attitude de l'U.R.S.S. à Berlin ou en Corée; son agressivité au sein de l'O.N.U.; son évidente mauvaise volonté à apporter une solution raisonnable aux problèmes de l'Autriche et de l'Allemagne; son intervention à peine dissimulée dans les difficultés internes de beaucoup de pays, avaient créé un climat de guerre froide.

Depuis la mort de Staline — ou tout au moins coïncidant avec la mort de Staline — quelques déclarations plus conciliantes et quelques gestes plus amicaux ont rendu l'espoir aux plus inquiets, mais sont venus en même temps troubler les plus résolus. On se demande — et l'on a raison de le faire — si l'U.R.S.S. a décidé de modifier sa politique extérieure et si, sincèrement, elle est disposée à chercher avec l'Occident un compromis honorable pour bâtir et assurer la paix.

Déterminer quels peuvent être les buts de l'U.R.S.S. et quelle méthode elle va employer pour y arriver est donc l'élément essentiel du problème auquel nous sommes amenés à réfléchir.

Il ne faut nous faire aucune illusion. Les réponses que nous avons à faire aux différentes questions qui se posent sont extrêmement délicates. En matière de politique internationale, il est toujours difficile d'apporter les preuves irréfutables de ce que l'on avance. Ceci est vrai surtout lorsqu'il s'agit d'examiner les positions d'un pays totalitaire retranché derrière un rideau de fer.

Nos convictions seront donc inévitablement basées sur certaines hypothèses, même sur certaines intuitions. Dans cette recherche qui, par certains côtés, est une œuvre de divination, il existe incontestablement des possibilités d'erreurs. II est pourtant indispensable de la tenter. C'est le seul moyen d'avoir une politique à long terme et de s'y tenir, d'éviter d'errer au gré des événements et des circonstances, proie trop facile pour un adversaire déterminé.

Il nous faut donc rechercher quelques uns des traits essentiels qui caractérisent l'U.R.S.S., et tout d'abord il nous faut souligner que l'U.R.S.S. représente l'addition d'un certain nombre de courants dont les principaux sont une tradition purement russe, un communisme déformé et la pratique stalinienne. Ceci forme un tout fort complexe.

Cet ensemble n'a pas toujours été bien apprécié par les hommes d'Occident. Beaucoup semblent avoir minimisé l'importance de la révolution russe.

Le communisme stalinien n'est pas un parti politique d'extrême gauche, au sens que l'on pourrait donner à ce mot dans notre langage parlementaire. Le communisme stalinien ne se situe pas à la gauche du socialisme. Il a la prétention de représenter quelque chose de foncièrement nouveau, d'être plus qu'une doctrine économique et sociale. Il veut être une civilisation nouvelle, rompant délibérément avec les sources de pensées, avec les règles morales et les principes politiques qui forment la tradition de l'Occident.

Nos relations avec le communisme stalinien sont dès lors extrêmement difficiles. Comment s'entendre quand il devient si difficile de se comprendre? Comment se comprendre lorsque l'on n'a plus rien de commun, pas même le vocabulaire?

Cette constatation fondamentale permet de conclure que la paix entre le communisme et l'Occident ne peut pas être recherchée sur la base de certains principes acceptés par les deux parties, ou sur le désir de bâtir un monde répondant à des règles communes, mais uniquement sur des faits dont le principal est un équilibre des forces.

Il semble bien, d'autre part, que la politique à longue échéance de l'U.R.S.S. est dominée par l'idée que le monde occidental est inévitablement voué à la décadence. Accentuant et déformant ce que le marxisme peut avoir de systématique, Lénine, et Staline ajirès lui, ont tracé un schéma de l'histoire qui implique la victoire finale du communisme, quels que soient les réactions et les efforts que peut faire le monde occidental pour échapper à son destin.

Si cette pensée traduit bien une certitude doctrinale, il est évident que l'U.R.S.S. a tout intérêt à attendre que le rapport des forces entre elle et ses adversaires se soit modifié à son profit avant d'entreprendre quoi que ce soit de décisif. Pourquoi en effet attaquer un ennemi encore puissant, alors que l'on est sûr qu'il sera faible un jour plus ou moins prochain?

Bien entendu, devant ce phénomène de décadence inévitable qu'il croit discerner, le communisme ne reste pas inactif. Son rôle est de le précipiter, d'en hâter l'évolution. C'est pourquoi l'U.R.S.S. entretient les difficultés, envenime les plaies partout où cela lui semble possible, tout en veillant pourtant à ce que sa politique ne rende pas inévitable une troisième guerre mondiale qu'elle n'est pas du tout sûre de gagner.

N'est-ce pas là l'explication de son attitude en Iran, en Grèce, à Berlin et même en Corée?

N'est-ce pas là l'explication des efforts évidents qu'elle fait aujourd'hui pour empêcher l'union de l'Occident en exploitant les divergences de vues qui existent entre les Etats-Unis et l'Europe et, plus encore, en s'opposant à l'unité européenne dans laquelle elle voit avec raison le moyen efficace qui donnerait à ses adversaires une occasion de guérir les maux dont ils souffrent.

Cette analyse de quelques-uns des principes qui dominent la politique internationale de l'U.R.S.S. ne nous laisse pas beaucoup d'espoir sur les chances d'un accord fondamental et réduit les illusions que nous pourrions avoir sur un changement réel des intentions soviétiques.

Il y a pourtant une réserve importante à faire.

Il faut signaler que nous savons peu de choses sur l'état réel de l'économie soviétique et sur l'évolution de la société russe depuis trente ans. Peut-être avons-nous trop vécu avec I l'idée que les Etats totalitaires n'évoluent pas. N'y a-t-il pas, même dans la Russie d'aujourd'hui, de nouvelles classes qui se forment; un abandon lent mais progressif de l'idéologie révolutionnaire; des besoins qu'il faut satisfaire; des transformations matérielles qui ont nécessairement leurs répercussions sur la conception que les dirigeants du pays se font du monde, des objectifs qu'il leur faut atteindre, tout au moins des problèmes les plus immédiats qu'ils ont à régler?

Cette évolution, contrariée par la personnalité de Staline, le pouvoir despotique qu'il exerçait, s’est-elle soudain révélée au moment de la mort du dictateur? Il y a là un ensemble de questions que certains faits permettent de poser, mais auxquelles, malheureusement, aucun fait ne permet d'apporter de réponse définitive.

Les conclusions que l'on peut déduire des prémisses qui viennent d'être exposées doivent, semble-t-il, amener à envisager deux hypothèses tout à fait différentes.

La première, peu probable et qui, à l'heure actuelle, n'est fondée sur aucun événement tangible, serait que l'U.R.S.S., répudiant la doctrine et l'enseignement de ses leaders, a renoncé à son hostilité profonde vis-à-vis de l'Occident, accepte la « coexistence » non comme un compromis momentané pour des raisons d'opportunité, mais comme un fondement permanent de sa politique.

L'autre, infiniment plus vraisemblable, est que la détente de ces derniers mois ne représente pas autre chose qu'un changement de tactique, soit que les Russes aient reconnu que des épreuves de force, comme celles de Grèce, de Berlin ou de Corée, loin de conduire à l'affaiblissement de l'Occident, l'ont au contraire poussé à s'organiser; soit que des raisons intérieures obligent à ralentir l'effort qu'exige en U.R.S.S., comme partout ailleurs, une politique de réarmement à outrance; soit enfin que, pour atteindre l'objectif immédiat le plus important — la rupture entre les États- Unis et l'Europe en même temps que la désunion entre les pays européens — il apparaisse plus habile de les séduire un par un que de les menacer en bloc.

Quoi qu'il en soit, il importe essentiellement de faire son choix entre ces deux hypothèses qui conduisent à des politiques différentes. Il importe de faire un choix dans la clarté et le plus vite possible.

Pour ces raisons, une conférence à quatre paraît indispensable.

Aussi longtemps que le mystère planera sur les intentions réelles des Soviets, l'Occident sera privé de volonté. Le désir de paix y est si grand et si sincère qu'une partie des hommes responsables redoute de laisser passer une occasion, même fragile, d'arriver à un accord. Les masses, de leur côté, n'accepteront une politique énergique, coûteuse et difficile que si elles sont convaincues qu'une voie plus aisée et fondamentalement plus sûre n'a pas pu être trouvée.

Cette conférence semble aujourd'hui probable et c'est un bien. Encore faut-il qu'elle soit préparée soigneusement. Les Soviets ont clairement laissé voir que leur espoir était que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France s'y présentent en ordre dispersé. De leur point de vue, on comprend cette attitude. Du nôtre ce serait folie que de tomber dans un piège aussi grossier.

L'unité du monde occidental est aujourd'hui plus nécessaire que jamais. C'est elle et elle seule qui permet de concevoir l'équilibre mondial. Sans elle, la domination redoutable de l'U.R.S.S. sur l'Europe est certaine, avec toutes ses conséquences, dont l'une est inévitablement l'aggravation de la tension entre Russes et Américains et, à plus lointaine échéance, très probablement la troisième guerre mondiale.

A cette conférence, les Etats d'Occident doivent donc se rendre unis, mais sans poser des conditions préalables qui seraient inacceptables pour les Russes, et sans adopter des positions intransigeantes qui rendraient la conférence inutile.

Il faut seulement, mais il faut absolument que les pays d'Occident se soient mis définitivement d'accord sur un certain nombre de principes et qu'ils aient arrêté une ligne de résistance derrière laquelle ils sont décidés à ne pas reculer.

Cette conférence doit-elle porter sur toutes les questions litigieuses ou faut-il, au contraire, la limiter à quelques points précis? La logique conduit à recommander la première des deux méthodes; l'expérience pousse à adopter la seconde.

Il est clair que toutes les questions dépendent dans une certaine mesure les unes des autres et qu'il peut paraître arbitraire et déraisonnable de vouloir faire la paix en Europe en laissant la guerre continuer en Asie sous des formes diverses. Il est clair aussi qu'il pourrait être dangereux d'accepter certains compromis pour certaines parties du monde, tout en laissant les mains libres à l'U.R.S.S. dans d'autres.

Par contre, un résultat pratique ne paraît pas pouvoir être atteint si tout est discuté en même temps. L'expérience des conférences antérieures a démontré que, même lorsque l'ordre du jour est strictement limité, le travail est fort difficile. On ne le voit pas être mené à bonne fin s'il n'est pas soigneusement circonscrit.

Mais que doit être cet ordre du jour? Il sera différent selon que l'on se rallie à l'une ou à l'autre des hypothèses formulées ci-dessus.

Dans le cas où les soviets, pour l'une ou l'autre raison, voudraient sincèrement arriver avec l'Occident à un accord fondamental, c'est le problème du désarmement qui devrait être examiné le premier.

Il est évident que toutes les solutions pour tous les problèmes qui se posent seront différentes, si on les envisage dans un monde où se poursuivra sans répit l'immense effort d'armement actuel, ou si, au contraire, retournant à la seule politique qui est fondamentalement bonne, les gouvernements, traduisant les aspirations profondes de leurs peuples, s'engageaient résolument dans la voie de la limitation des armements. L'éclatement périodique des bombes atomiques n'est certes pas l'accompagnement rêvé pour des pourparlers de paix.

Le seul désarmement qui puisse être envisagé est un désarmement réciproque, progressif et, avant tout, contrôlé. Dans ce domaine, il n'y a rien à faire si la notion du contrôle n'est pas acceptée avec toutes ses conséquences. Comme il semble peu probable que l'U.R.S.S. soit disposée à accepter cette politique, il faut se résoudre à fixer des objectifs moins ambitieux et, tout en ayant conscience de la fragilité de la tâche entreprise, essayer de la mener à bien par des voies moins directes.

L'ordre du jour d'une conférence à quatre devrait se limiter pour le moment à l'examen de questions précises et urgentes. Les problèmes posés par l'Autriche et l'Allemagne doivent avoir à cet égard la priorité sur tous les autres. Le problème de l'Autriche et celui de l'Allemagne ne doivent cependant pas être liés. Ils doivent, l'un et l'autre, être résolus en tenant compte des éléments qui leur sont propres.

Ni l’Autriche, ni l'Allemagne ne peuvent être considérées comme des monnaies d'échange, et leurs intérêts ne peuvent faire l'objet de compensations au profit de tierces puissances.

Le problème de l'Autriche est, à première vue, beaucoup plus facile à résoudre. Des négociations très poussées ont déjà eu lieu. A première vue, seules des questions de. procédure se posent encore. Malheureusement, les dernières notes soviétiques ne laissent que peu d'espoir de les voir rapidement résolues.

Le problème allemand est, lui, tout différent. Ce sont les solutions fondamentales qui restent à trouver et sur lesquelles, jusqu'à aujourd'hui, les plus grandes divergences, se sont manifestées.

Il faut tâcher de mettre un peu d'ordre dans les différents aspects du problème et procéder, à cet effet, par élimination en indiquant clairement, d'une part ce que l'on veut, d'autre part ce que l'on n'acceptera pas.

Le problème de l'Allemagne est dominé par la question de son unité. Réunifier l'Allemagne est l'objectif premier des Allemands. C'est aussi l'un des principaux objectifs de la politique de tous les pays européens libres et de celle des États-Unis. Outre les aspects sentimentaux et juridiques sur lesquels il est inutile d'insister, chacun a compris qu'une Allemagne divisée serait dans le monde une source permanente de troubles, un obstacle sérieux à une paix stable.

Ceci est donc très net. Aussi la question qui se pose n'est-elle pas :« Faut-il réunifier l'Allemagne? », mais : « Faut-il la réunifier à n'importe quelles conditions? », ou encore : « Faut-il payer aux Russes, pour la réunification de l'Allemagne, un prix déraisonnable? », ou enfin : « Faut-il sacrifier à la réunification de l'Allemagne la solution heureuse de tous les autres problèmes? »

Nous sommes naturellement amenés à répondre : « Non », trouvant dans une réponse semblable des Allemands clairvoyants un réconfort et un encouragement.

C'est le chancelier Adenauer qui a déclaré : « Je veux l'Allemagne unie, mais je ne la veux pas isolée. » C'est un de nos collègues à l'Assemblée qui a employé cette formule particulièrement heureuse et frappante : « Il ne faut pas que les Russes quittent l'Elbe aujourd'hui à des conditions qui leur permettraient d'être demain sur le Rhin. »

Il restera donc, le principe de l'unité de l'Allemagne étant acquis, à mesurer et à discuter les modalités de sa réalisation.

Nous ne pouvons pas permettre que nos adversaires nous placent devant le dilemme : ou la réunification de l'Allemagne, ou l'unité européenne dans une Allemagne mutilée.

Accepter que ce choix nous soit imposé, c'est à la fois nous incliner devant un véritable coup de force et reconnaître notre défaite diplomatique et politique avant même le commencement des négociations.

Il faut, au contraire, affirmer qu'il n'existe aucune opposition entre l'idée de la réunification de l'Allemagne et celle de l'intégration européenne; qu'elles sont, au contraire, complémentaires; bien plus, qu'elles sont étroitement liées, parce que toutes les deux constituent des éléments essentiels d'une paix juste et durable.

Nous ne pouvons pas accepter l'idée d'une neutralisation de l'Allemagne, ni d'une neutralisation partielle, uniquement militaire, ni a fortiori d'une neutralisation totale. Sur la notion de neutralisation, les Russes ne se sont jamais clairement exprimés. Il paraît cependant évident que leur but réel est d'obliger l'Allemagne à rompre aussi complètement que possible tous ses liens avec l'Occident. Ceci est dans la logique de leur position. On les voit mal accepter que l'Allemagne, même démilitarisée, continue sa participation à la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, devienne membre de la Communauté politique Européenne, c'est-à-dire participe activement à toute la vie de l'Occident en y jouant nécessairement un rôle de premier plan. Cette neutralisation totale conduirait fatalement l'Allemagne, à plus ou moins longue échéance, dans le camp du communisme et, détruisant définitivement l'équilibre mondial, serait très probablement la cause de la troisième guerre mondiale.

Mais notre hostilité irréductible à l'Allemagne complètement neutre n'est pas moins vive à l'égard de l'Allemagne militairement neutre.

L'idée de désarmer l'Allemagne est incontestablement reçue avec faveur dans certains milieux, aussi bien en Allemagne que dans les autres pays d'Europe. On en comprend trop bien les raisons sentimentales.

Cette idée n'en est pas moins dangereuse et néfaste.

Tous les experts militaires déclarent depuis plusieurs années que la défense efficace de l'Europe sans la participation allemande est impossible. Il s'agit à la fois du rapport des forces entre le monde occidental et l'U.R.S.S., et de questions stratégiques compréhensibles même pour les profanes en matière militaire.

Si l'Allemagne refuse ou accepte d'être empêchée de participer à la défense de l'Europe, comment, dans les autres pays européens, obtiendra-t-on la poursuite d'un effort militaire aussi coûteux que nécessaire, s'il est déclaré inefficace par les compétences ellesmêmes; comment peut-on espérer que les Etats- Unis accepteront d'y participer dans de telles conditions?

La défaillance, la désertion de l'Allemagne doivent amener une débandade générale. Il est impossible de bâtir un appareil militaire si l'on a la conviction qu'il est insuffisant. Les hommes d'État responsables n'en ont d'ailleurs pas le droit. On ne peut créer une armée là où existe la certitude de la défaite. Les grands et les petits pays d'Europe, l'Allemagne elle-même, peuvent-ils accepter une telle situation, une telle abdication, un tel renoncement?

Le désarmement de l'Allemagne est une solution qui aurait sans doute empêché les événements de 1914 et de 1939. Elle est tout simplement déraisonnable dans un monde où les problèmes se sont entièrement modifiés, où les périls qui menacent sont complètement différents.

Le désarmement de l'Allemagne d'aujourd'hui est le type de la solution qui règle les problèmes résolus, mais qui laisse sans solution les problèmes à venir et qui fait courir les mêmes périls à tous les Européens, quels qu'ils soient.

C'est de la sagesse des Allemands qu'il faut attendre et espérer le rejet d'une telle solution. C'est pourquoi le sort futur de l'Allemagne ne doit pas lui être imposé, mais doit être laissé à son libre choix, au choix d'un gouvernement élu démocratiquement par le peuple allemand tout entier.

Rien n'interdit cependant de conclure avec l'Allemagne occidentale les accords nécessaires, toujours sous la réserve que, l'unité de l'Allemagne étant faite, c'est le gouvernement de toute l'Allemagne qui restera maître des destinées allemandes.

Tout ceci est peut-être malgré tout trop général. Il faut essayer, autour de ces idées maîtresses, d'élaborer une politique plus positive

L'axe de cette politique se trouve dans l'idée qu'une Allemagne réunifiée, intégrée dans une Europe unie, représente pour l'U.R.S.S. elle-même un élément de paix et de sécurité plus grand qu'une Allemagne isolée, vivant sur elle-même et pour elle-même, et risquant de retomber assez vite, à cause de son isolement, dans les voies d'un nationalisme agressif.

Tous ceux qui connaissent l'Europe occidentale savent qu'une communauté européenne ne peut être que pacifique. L'idée d'une guerre offensive, d'une guerre contre l'U.R.S.S. pour lui contester sa place dans le monde, est en dehors de toutes les réalités, et cela non seulement parce que l'Europe en mesure parfaitement les dangers, mais parce que l'idée même d'une telle guerre est en contradiction profonde irréductible, avec toute sa mentalité, tous ses sentiments, toute sa psychologie actuelle.

L'Europe ne demande qu'à vivre à l'abri des menaces et à développer clans la paix ses activités économiques et ses institutions sociales. Toute idée de conquête et de guerre lui est complètement étrangère.

Si les Russes, hantés par certains souvenirs, craignent l'Allemagne, ils trouveront dans l'intégration de celle-ci, au sein d'une communauté essentiellement pacifique, une garantie sérieuse contre les dangers qu'ils redoutent. Il sera plus facile pour eux de conclure la paix avec une Communauté Européenne dont l'Allemagne ferait partie qu'avec l'Allemagne seule, et la paix ainsi faite aura plus de chances d'être durable.

Poursuivant l'étude de cette idée, il apparaît que la Communauté Européenne peut offrir à l'U.R.S.S., outre les garanties morales déjà signalées, et qui sont loin d'être inefficaces, certains avantages plus matériels.

La Communauté Européenne restera, doit rester, un membre actif de la communauté occidentale, mais elle sera infiniment plus indépendante et maîtresse de ses destinées que ne le sont, à l'heure actuelle, chacun des pays d'Europe pris individuellement.

En s'opposant à l'Europe unie, l'U.R.S.S. agit contre ses propres intérêts, car dans leur faiblesse actuelle les pays d'Europe n'ont pas d'autre alternative que de réclamer l'aide des Etats-Unis et d'admettre pour ces derniers une position de direction toute-puissante au sein de l'O.T.A.N.

Alors que l'union occidentale devrais être équilibrée, constituée par des partenaires de force égale, la division européenne rend la chose impossible.

L'existence d'une Communauté Européenne, comprenant l'Allemagne, force réelle dans le monde, permettrait des relations économiques plus larges et des rapports politiques moins tendus avec l'U.R.S.S.

Il serait possible de concevoir, dans le cadre de l'Organisation des Nations Unies, des pactes de non-agression multilatéraux auxquels participeraient l'U.R.S.S., la Communauté Européenne, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, et auxquels pourraient s'associer d'autres Etats.

En outre, bien que la démilitarisation des zones-frontières ne soit plus très efficace dans les conditions de la guerre moderne, elle a de tels effets psychologiques qu'il serait utile, et possible, de créer une zone démilitarisée des deux côtés de la frontière orientale de la communauté européenne.

Ainsi, la seule existence de la Communauté Européenne changerait quelques-unes des données du problème de la paix et permettrait des solutions toutes neuves et efficaces.

3. Conclusions

Une politique européenne doit, dans les circonstances actuelles, être basée sur les éléments et les principes suivants :

1. Une claire conscience de ce que représente et de ce que cherche l'U.R.S.S., où s'additionnent la tradition russe, les leçons d'un marxisme déformé et la pratique stalinienne.
2. La volonté de maintenir l'unité du monde occidental en y intégrant une Europe unie, maîtresse de ses destinées.
3. L'offre aux Russes d'une conférence à quatre, où seraient essentiellement discutés les problèmes relatifs à l'Autriche et à l'Allemagne, ceux-ci n'étant cependant pas liés.
4. L'affirmation que la réunification de l'Allemagne est indispensable à la paix du monde et que sa neutralisation totale ou sa démilitarisation sont inacceptables.
5. La reconnaissance du fait que c'est l'Allemagne elle-même qui doit choisir sa politique et, à cet effet, favoriser dans l'Allemagne unifiée des élections libres pour permettre au gouvernement qui en sera issu de prendre ses décisions.
6. Souligner que l'intégration de l'Allemagne unifiée dans une communauté européenne est pour tous, Russes, Américains et Européens, la meilleure garantie d'une paix durable.
7. Offrir aux Russes, dans le cadre de l'O.N.U., la signature d'un pacte de garantie multilatéral auquel participeront l'U.R.S.S., les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Communauté Européenne, et auquel d'autres Etats pourraient se joindre.
8. Offrir aux Russes de créer une zone démilitarisée des deux côtés de la frontière orientale de la Communauté Européenne.

Discussion en commission

La commission des Affaires Générales a examiné cette communication dans ses grandes lignes le 14 septembre 1953.

Les membres de la commission sont convenus que le rapporteur présenterait la communication à l'Assemblée à l'ouverture de la discussion générale sur la politique future du Conseil de l'Europe à la lumière des récents développements de la situation mondiale, et que ce document serait ensuite renvoyé à la commission pour que celle-ci rédige un projet de résolution à la lumière des débats de l'Assemblée.